How can I save my little boy
From Oppenheimer’s deadly toy?
There is no monopoly in common sense
On either side of the political fence
Extrait du single « Russians », tiré de l’album
The Dream of the Blue Turtles (1985) de Sting.

Sturm und Drang

1Nolan nous montre cette phase tourmentée du physicien par le biais d’un montage rapide, mais compréhensible, abordant aussi bien les sciences que l’art et la littérature. Oppenheimer observe avec avidité les œuvres de Picasso dans des musées et lit la Bhagavad-Gita avec passion. Plus tard, lorsque son collègue Ernest Lawrence le prévient qu’il doit garder « la révolution » hors de son local de classe, Oppenheimer lui fait finement remarquer que celle-ci est partout. Picasso, Freud, Marx, Stravinsky et de nombreux autres ont tous grandement influencé le monde dans lequel vit le physicien. Oppenheimer nourrit une vision de la société tout en couleurs et en nuances, dans laquelle la solidarité internationale occupe une place centrale. Robert ne voit aucun inconvénient à offrir son soutien aux « socialistes » dans une Espagne déchirée par la guerre civile ou à traiter avec les communistes américains. Il le paiera d’ailleurs cher par la suite. Il est aussi précis et concentré sur son travail que détaché et particulièrement naïf dans ses relations personnelles. Le fait que cet homme érudit et cultivé ait fini par devenir « le père de la bombe atomique » fait de lui non seulement l’une des figures les plus paradoxales de l’Histoire, mais également le protagoniste le plus improbable du cinéma de masse de ces dernières années.

Le judaïsme d’Oppie et l’essai atomique Trinity

2Le film Oppenheimer a été critiqué dès sa sortie aux États-Unis, le 21 juillet 2023, par la communauté juive qui lui reproche que le rôle principal ne soit pas interprété par un Juif. Dans un article d’opinion paru dans Newsweek, la journaliste Malina Saval argumente qu’en dépit de l’investissement louable de Cillian Murphy, le fait qu’il ne soit pas juif, mais plutôt très Irlandais nuit à la crédibilité du rôle. Par son plaidoyer, Saval met le doigt sur une plaie lancinante à Hollywood. Bien que ces dernières années, une plus grande attention ait été accordée à la représentation de l’ethnicité à Tinseltown, il est frappant de constater que celle-ci est tout simplement niée dans l’un des plus grands films à succès de l’été dernier. Oppenheimer n’est d’ailleurs pas le seul concerné, d’autres figures de premier plan du film, telles que Lewis Strauss et Albert Einstein, étant jouées par des acteurs non‑Juifs.

3Il convient néanmoins de nuancer la critique de la journaliste. Tout d’abord, comme elle l’écrit elle-même, Oppenheimer a reçu une éducation séculière. Il n’a pas été élevé dans la foi. Il est, en outre, particulièrement clair que le scientifique, aussi bien dans le film que dans la réalité historique, n’a pas tant été inspiré par le judaïsme que par d’autres convictions. Sa célèbre phrase « Now I am become Death, the Destroyer of Worlds » est tout droit sortie de la Bhagavad-Gita, poème épique hindouiste. Pour baptiser son célèbre test « Trinity », à savoir l’explosion de la toute première bombe atomique à Los Alamos, le scientifique s’est inspiré de la phrase d’ouverture du Holy Sonnet XIV du poète anglican John Donne (1572-1631) : « Batter my heart, three-person’d God ». Oppenheimer a vu la mise au point de la bombe atomique comme un acte métaphysique alliant destruction et création. Une bombe qui rendrait toutes les guerres superflues. Dans cette perspective, la trinité fait non seulement référence à la chrétienté, mais sans doute aussi à la Trimurti de l’hindouisme : Brahma le créateur, Vishnu le préservateur et Shiva le destructeur.

4Enfin, il convient de souligner que Nolan a bel et bien accordé de l’attention au judaïsme (absent) d’Oppenheimer. Lors d’une scène dans un train, son fidèle ami Isidor Isaac Rabi demande à ce dernier s’il souffre beaucoup de l’antisémitisme. Le scientifique lui répond que ce n’est pas le cas au sein du département de physique, mais bien en dehors. Si le film n’en dit pas plus, il semble qu’Oppenheimer se soit éloigné de sa croyance juive pour des raisons professionnelles et privées. Les cinéastes intelligents à la Nolan ont pour habitude de ne pas se perdre dans de telles considérations, préférant laisser les spectateurs et critiques s’en charger.

Science et politique : les « caractères difficiles » face aux « entêtés »

5Christopher Nolan opte pour une narration non linéaire, opérant plusieurs allers-retours au cours de la période s’étalant des années 1920 aux années 1950. Cette structure narrative permet de réaborder à une période ultérieure les questions morales qui surgissent à un moment donné. On peut noter ici que le cinéaste refuse d’utiliser des caractères composites, alors que ceux-ci sont mis à profit dans de nombreux films (auto)biographiques ou relatant une histoire vraie. Dans ce cas, un personnage est composé à partir des expériences de vie d’autres personnages historiques. La simplification narrative, mais également des considérations pratiques et financières amènent souvent à opter pour cette solution. Le superbe casting de talents connus (Gary Oldman, Matthew Modine) et plus récents (Rami Malek, Florence Pugh) permet, dans ce cas-ci, de jouer avec des dizaines de personnages historiques spécifiques. La présence de ces célébrités accroît non seulement l’engagement du public, mais confère aussi un caractère plus reconnaissable à ces personnages historiques. Parmi toutes ces figures, un personnage évoluera en Némésis d’Oppenheimer : Lewis Strauss, commissaire de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis. Ils se rencontrent pour la première fois en 1947, lorsque Strauss propose à Oppenheimer le poste de directeur de l’Institute for Advanced Study à Princeton, dans le New Jersey. À l’inverse de la vision colorée d’Oppenheimer, celle de Strauss est en noir et blanc. Les nuances scientifiques se confrontent à la droiture politique. Pour Strauss, Oppenheimer tient trop peu compte des intérêts de son pays. Il ne convient pas tellement de savoir qui a raison, mais qui sert au mieux les intérêts nationaux. L’opportunisme politique est une arme puissante, contre laquelle même Oppenheimer ne peut pas lutter. Manœuvrer habilement au sein des cercles gouvernementaux et de l’agenda politique dans les antichambres de Washington requiert en effet un autre type d’intelligence. Or, le directeur du projet Manhattan ne sait nullement comment jouer à ce jeu politique. Il devient dès lors une cible facile. « Les amateurs cherchent la lumière du soleil et se font engloutir, tandis que le réel pouvoir reste dans l’ombre », prédit Strauss. Si la science a raison, la politique obtient toujours gain de cause.

Einstein et Oppenheimer : des idoles à la dérive

6Bien qu’Albert Einstein n’apparaisse que brièvement dans Oppenheimer, son ombre plane sur tout le film. Sans son courrier (en collaboration avec d’autres scientifiques de premier plan), dans lequel il avertit du programme atomique allemand et encourage une contre-initiative américaine, le projet Manhattan n’aurait peut-être jamais vu le jour. Einstein n’a pas été personnellement impliqué dans le développement de la bombe atomique à Los Alamos. Nolan le considère surtout comme la conscience d’Oppenheimer. Dans le film, Einstein est relégué au second plan, car il ne suit pas la voie empruntée par la mécanique quantique moderne. Le principe de probabilité, si fondamental pour la mécanique quantique, est un non-sens aux yeux du physicien théorique juif. Dieu ne joue pas aux dés ! Einstein acquiesce compatissant lorsqu’Oppenheimer vient lui demander conseil. Il met son collègue en garde contre les jeux politiques, qui pourraient anéantir son travail à long terme. Einstein a clairement une expérience beaucoup plus large du monde et son éloignement du débat atomique à un âge plus avancé s’est par la suite révélé être une véritable bénédiction.

7S’il respecte beaucoup Albert Einstein, Oppenheimer ne peut s’empêcher de le qualifier de « génie de son époque ». D’étudiant timide à ses débuts, « Oppie » évolue en directeur assuré du projet Manhattan, qui deviendra une figure culte avec sa pipe stéréotypée et son chapeau. L’euphorie liée à la réussite du test Trinity se mue rapidement en désillusion lorsque les bombes atomiques ne sont pas utilisées une, mais deux fois contre des cibles civiles. Oppenheimer troque alors rapidement sa casquette de scientifique pour celle de prophète, mettant en garde contre les dangers de l’arme atomique. Ses avertissements sont dans un premier temps accueillis avec une indifférence polie par les dirigeants, mais le scientifique s’attire de réels problèmes lorsqu’il s’exprime en défaveur de la mise au point de la bombe à hydrogène, qui succède aux premières bombes nucléaires. L’attitude d’Oppenheimer, qui dispose des autorisations nécessaires pour accéder au secret atomique des États-Unis, pourrait vite devenir gênante. La seule option qui reste consiste à le bloquer sur le plan politique.

8Au cours de la dernière phase de leur carrière, Einstein et Oppenheimer sont devenus des « idoles à la dérive ». Tous deux sont particulièrement populaires au sein des milieux scientifiques, mais l’un se met hors du coup en raison de son manque de pertinence (quantique) et l’autre, au contraire, par une pertinence trop poussée. Le film Oppenheimer prouve ainsi une fois de plus à quel point l’humanité traite mal ceux qui veulent la faire évoluer à un autre niveau. D’autre part, le film est également un exemple de ce que l’on appelle « Wiedergutmachung », c’est-à-dire une réparation et des excuses sincères à l’un des esprits les plus brillants du XX^e siècle.

Le « moment Oppenheimer »

9En mai 2023, Geoffrey Hinton, l’un des fondateurs de l’intelligence artificielle, a fait la une des journaux lorsqu’il a pris sa pension après une longue carrière chez Google et mis en garde contre les dangers de l’intelligence artificielle. Il a plaidé pour un ralentissement du développement de l’intelligence artificielle, de sorte à permettre l’élaboration et la mise en œuvre de protocoles de sécurité. Hinton a alors connu ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler un « moment Oppenheimer ». Le terme a été utilisé pour la première fois en 2018 par l’ingénieur logiciel Alan Cooper. Dans un de ses discours, celui-ci a déclaré que même les inventions réalisées avec les meilleures intentions pouvaient être mal utilisées. Il a ensuite fait une référence directe à Oppenheimer. Au vu de l’appel croissant à utiliser des armes nucléaires dans l’actuelle guerre en Ukraine, nous ne pouvons qu’espérer que les dirigeants mondiaux connaissent leur propre « moment Oppenheimer ». Si les scientifiques en sont capables, les présidents devraient l’être également. Et tant mieux si un film intelligemment réalisé en IMAX 70 mm peut les y aider. Aucun format n’est trop grand pour confronter les grands de ce monde à la réalité nucléaire.