1La série porte bien son nom, car tout au long de sa vie, Léon Blum n’a pas manqué de courage. Il a incarné, sans doute plus que tout autre, l’épouvantail judéo-bolchévique dans une France où l’antisémitisme s’exprimait avec une rare brutalité. La violence – verbale et physique – à laquelle il a été confronté fut extrême, même avant la défaite de 1940.

2Mais, l’intérêt de ce podcast va bien au-delà du seul destin de Léon Blum. Il permet de se plonger dans plus d’un demi-siècle d’histoire de France et d’Europe, de revenir sur des épisodes et des faits importants, et de découvrir quelques-uns de ses contemporains sous un jour nouveau. Neuf heures d’émission consacrées à Léon Blum, ça peut sembler beaucoup. Détrompez-vous, c’est passionnant. Le sujet – qui s’avère incontestablement riche – est porté par une réalisation solide, où s’alternent des archives sonores, des témoignages de contemporains, des extraits de films, des lectures de textes de l’époque et des interviews d’historiens (Pierre Birnbaum, Olivier Dard, Ilan Greilsammer, Laurent Joly, Renaud Meltz, Dominique Missika, Pascal Ory, Nicolas Roussellier, Bénédicte Vergez-Chaignon, etc.) qui donnent à l’ensemble une réelle profondeur historique susceptible d’intéresser tant un public averti que néophyte, l’exposé et l’analyse des événements étant réalisés dans un grand souci de clarté.

3Le podcast suit un développement chronologique. On y accompagne Léon Blum depuis son enfance à Paris dans une famille de la classe moyenne, patriote et soucieuse de s’intégrer dans la société française, où il reçoit une éducation respectueuse des traditions de la foi juive. Il nourrit très tôt une passion pour la littérature et, à peine entré dans l’âge adulte, il intègre le monde littéraire parisien où sa plume de critique, mais aussi de poète, est appréciée et reconnue. Il aurait pu devenir écrivain, mais il opte pour des études de droit et entre au Conseil d’État à 23 ans. L’affaire Dreyfus marque un tournant, le début de son engagement politique. Il est parmi les premiers de ceux qui, en prenant la défense du capitaine Dreyfus, entendent combattre pour la vérité et la justice. Il fait la rencontre de Jean Jaurès qui devient son ami et son maître à penser. Il adhère à un socialisme réformiste, à un désir de justice sociale et à des convictions auxquelles il restera fidèle jusqu’au bout de sa vie. Après la Première Guerre, alors qu’il accède au cercle dirigeant de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, futur Parti socialiste), il participe au congrès de Tours (décembre 1920) qui voit la scission du parti qui débouche sur la naissance du Parti communiste français. Il se retrouve dans le camp minoritaire, celui de ceux qui refusent les 21 conditions émises par Moscou pour adhérer à la III^e Internationale communiste.

4La montée du fascisme et du nazisme en Europe bouleverse la vie politique française. Léon Blum subit l’acharnement d’un antisémitisme de plus en plus débridé des ligues d’extrême droite qui montent en puissance. En février 1936, sa voiture croise le cortège funéraire de l’historien nationaliste Jacques Bainville. Il est reconnu, sévèrement agressé par des militants monarchistes proches de l’Action française, et manque de peu d’y laisser la vie. Trois mois plus tard, la SFIO remporte les élections, et il prend la tête du gouvernement du Front populaire. Une série de réformes sociales sont mises en œuvre, dont la semaine de quarante heures et la généralisation des congés payés, qui changent profondément le quotidien des Français.

• 3 Monstre hybride, moitié bouc, moitié cerf.
• 4 Apatride.
• 5 Charles Reibel (1882-1966), homme politique français.
• 6 En une de L’Action française du 9 avril 1935.

Ce Juif allemand naturalisé, ou fils de naturalisé n’est pas à traiter comme une personne naturelle. C’est un monstre de la République démocratique. Et c’est un hircocerf3 de la dialectique heimatlos4. Détritus humain, à traiter comme tel […] Monsieur Reibel5 demande la peine de mort contre les espions. Vous me direz qu’un traître doit être de notre pays : monsieur Blum en est-il ? Il suffit qu’il ait usurpé notre nationalité pour la décomposer et la démembrer […] C’est un homme à fusiller, mais dans le dos6.

6Le 6 juin 1936, alors qu’il vient d’être nommé président du Conseil des ministres, le député Xavier Vallat déclare à la tribune du Parlement : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain va être dirigé par un Juif. »

7L’écrivain, historien et journaliste Pierre Gaxotte se permettra quant à lui : « C’est une jument palestinienne à envoyer en camp de concentration à Madagascar. »

8Pourtant, de cette période, son plus grand désarroi sera probablement de n’avoir pas pu en faire plus pour soutenir la démocratie espagnole face au putsch de Franco. Il n’avait pas l’appui nécessaire dans sa majorité pour le faire ouvertement, et Londres y était fermement opposé.

9En 1940, alors que la III^e République s’effondre, il refuse de quitter le pays. Il se rend à Vichy en territoire hostile et, le 10 juillet, il est l’un des quatre-vingts parlementaires de l’Assemblée nationale à voter contre les pleins pouvoirs à Pétain. Philippe Collin montre à quel point Léon Blum cristallise contre lui toutes les haines du régime, qui lui attribue la responsabilité de la défaite. Il est arrêté en septembre 1940, et restera emprisonné pendant deux ans. Depuis la prison, il ne baisse pas les bras, devenant un pilier important de la Résistance. Du 12 février au 15 avril 1942, Vichy organise le procès de Riom, voulant juger les soi-disant responsables de la débâcle. Blum y comparaît aux côtés d’Édouard Daladier et du général Gamelin. En fin juriste, bon orateur et ne manquant pas d’arguments à charge contre Pétain et son entourage, il retourne l’accusation. Ce qui devait être un grand moment de propagande pour Vichy se transforme en cauchemar pour celui‑ci.

10En avril 1943, sur exigence des Allemands, il est déporté à Buchenwald, dans une maison forestière aux abords du camp, où il reste détenu deux ans comme otage, pouvant servir éventuellement de monnaie d’échange. Ses conditions de détention y sont relativement privilégiées, mais néanmoins difficiles pour un septuagénaire séparé des siens. En juillet 1944, Georges Mandel, avec qui il partage sa détention, est livré par les Allemands à la milice française et assassiné dans la forêt de Fontainebleau. S’attendant à partager un sort similaire, Blum rédige une lettre-testament adressée à son fils Robert. Un texte incroyable quand l’on pense au contexte dans lequel il est écrit :

[…] Je ne crois pas plus aux races de brutes et de maîtres qu’aux races de déchus ou de damnés. Je récuse la condamnation raciale pour les Allemands aussi bien que pour les Juifs. Je ressens cruellement ce qui s’est passé et se passe chaque jour, mais je rappelle aussi qu’un matin de printemps, j’ai failli être lynché à coup de talons de bottes, au bord d’un trottoir par une foule bien française. Je me rappelle l’atroce spectacle de Vichy en juillet 1940 […]

[…] Un bien léger déplacement de circonstances suffit pour ranimer la brute chez l’homme, chez tous les hommes, mais je suis convaincu, par contre, et c’est là mon optimisme foncier, qu’il existe chez l’homme, chez tous les hommes, à côté de la sauvagerie séculaire, un instinct de solidarité et de fraternité qu’on peut ranimer lui aussi, en agissant à la fois sur leurs sentiments et sur leurs intérêts […]

11Alors qu’il pense que sa vie est arrivée à son terme, ce qui lui vient à l’esprit est de refuser le racisme et le déterminisme biologique et le refus d’accabler le peuple allemand.

12Au début d’avril 1945, il est emmené au camp de Flossenburg ensuite à Dachau, avant d’être libéré par l’armée américaine dans les Dolomites, le 4 mai 1945. Il regagne Paris 10 jours plus tard et apprend la mort de nombre de ses proches, comme celle de son frère, René, pris dans la rafle des notables en décembre 1941, et déporté à Auschwitz en septembre 1942, où il est assassiné dès son arrivée.

13Après la guerre, il jouera encore un rôle politique, mais relativement modeste, cherchant à trouver un espace pour un socialisme humaniste, entre la droite du RPF et ses tendances antiparlementaires et le PCF auquel il reproche son ancrage stalinien. Il déposera aussi lors de plusieurs procès, au premier rang desquels ceux de Pétain et de Laval. Il s’éteint finalement dans sa maison de Jouy-en-Josas, près de Versailles, le 30 mars 1950.

14La série documentaire n’évite pas certains biais hagiographiques, mais elle n’en reste pas moins passionnante. En outre, elle soulève de vraies questions sur notre rapport à l’histoire, notamment celle de la place si modeste que Léon Blum occupe dans notre mémoire. Il se trouve pourtant à la croisée de nombreuses fractures de la société française et le courage dont il a fait preuve face aux violences et aux faillites morales de son temps aurait pu faire figure d’exemple après la guerre.

15Les hypothèses avancées par Philippe Collin et les historiens interviewés sur cet effacement nous confrontent à la manière dont se construit un récit national, et ce, bien au-delà du seul cas de Léon Blum. Le leader socialiste n’appartient pas aux deux grandes mémoires qui se sont construites après 1945, ni celle des gaullistes ni celle des communistes. Pour les premiers, il symbolise quelque part la faillite des III^e et IV^e Républiques ; pour les seconds, c’est l’homme du compromis, trop réformiste, trop timoré, celui qui ne serait pas venu en aide aux républicains espagnols. Pour l’historien Pascal Ory, les Français aiment la radicalité, les hommes de rupture, mais Blum incarne tout l’inverse. Il est probablement trop intellectuel, trop subtil.

16Et puis, la propagande antisémite dont il a été si longuement l’objet a incontestablement laissé des traces, et le dernier épisode du podcast en fournit des exemples saisissants. Il montre également que la trajectoire de Léon Blum remet aussi en question les représentations sur les communautés juives en France tout au long du XX^e siècle.