1En Allemagne, la catégorie professionnelle qui comptait le plus de membres du NSDAP (le parti nazi) n’était autre que celle des médecins : 69 % des médecins faisaient partie du NSDAP ou de la SS, 45 % des médecins étaient membres de la SS, et 80 % des professeurs de médecine avaient rejoint le NSDAP. La plupart d’entre eux furent cependant « dénazifiés ».
2Les leaders furent assassinés ou se suicidèrent avant le début de leur procès, comme Leonardo Conti. D’autres réussirent à prendre la fuite, comme Joseph Mengele, qui se réfugia en Amérique du Sud et dont le nom ne fut même pas mentionné lors du procès des médecins.
3La grande majorité des médecins nazis passèrent en réalité entre les mailles du filet et continuèrent à officier dans leurs cabinets, en hôpital ou en clinique psychiatrique. Certains obtinrent des postes importants au sein d’organisations scientifiques et médicales allemandes et internationales. Quelques-uns furent même célébrés pour leur contribution à la médecine en Allemagne et en Autriche.
4Le grand nombre de dossiers et le contexte de la guerre froide ont joué un rôle de taille dans le processus de dénazification, surtout au début, avec des Alliés particulièrement sévères envers les nazis.
5Les membres du NSDAP étaient très nombreux. Il était donc impossible d’exécuter toutes les peines prononcées et d’emprisonner tous les condamnés.
- 1 Marie-Bénédicte Vincent, La dénazification, Paris, Perrin, 2008, p. 16.
6La SS fut reconnue comme une organisation criminelle lors du procès de Nuremberg, mais l’adhésion à une telle organisation criminelle n’était pas considérée comme un crime donnant lieu à des poursuites. Le tribunal ne statua donc que sur les actes et la culpabilité des individus1.
7L’Allemagne ne fut donc dénazifiée que très partiellement. En Autriche et en Belgique aussi, l’épuration des médecins est restée fort limitée. Ces derniers se virent infliger des peines très légères qui furent en outre fortement réduites.
- 2 Yves Louis, Marc Verschooris, « Leonardo Conti et ses rapports avec les médecins belges pendant la (...)
8Certains grands accusés tels que Frans Daels, Roger Soenen et Hilaire Gravez étaient de fervents antisémites, mais ont tout de même pu continuer à pratiquer la médecine2.
9Frans Daels fut condamné par contumace à la peine de mort, mais fuit vers la Suisse avec l’aide des instances ecclésiastiques. Après la guerre, il continua à travailler à l’hôpital de Bonheiden, près de Malines.
- 3 Archives de Paris, AJ40/57.
10Roger Soenen, professeur de sciences des races à Gand, avait dénoncé aux Allemands des étudiants juifs, dont Youra Livchitz3. Il était membre de la Waffen SS et faisait partie des leaders de DeVlag et de la SS, au même titre que Hilaire Gravez. Tous deux échappèrent à toute sanction lourde.
11Les dossiers des tribunaux militaires étaient incomplets. De plus, l’antisémitisme et la collaboration politique active ne furent pas suffisamment pris en compte. Sans oublier qu’après la guerre, le monde appelait à l’apaisement politique, ce qui a très certainement contribué à la légèreté des condamnations prononcées à l’encontre des médecins collaborateurs.
- 4 Bénédicte Vincent, op. cit., p. 24.
12Les accords de Potsdam, ratifiés le 2 août 1945, incluaient des conventions en matière de dénazification. Cette procédure devait comporter deux volets : un volet punitif axé sur la condamnation et l’épuration, et un volet constructif visant à réformer et démocratiser l’Allemagne. La loi du 5 mars 1946 sur la libération, ou Befreiungsgesetz, entraîna l’institution de près de 500 collèges de dénazification, ou Sprüchkammern, dont le rôle était de décider qui devait être poursuivi en justice. Tous les Allemands de plus de 18 ans durent se présenter devant l’un de ces collèges, et les Sprüchkammern durent juger de leur responsabilité lors de l’épisode nazi4. Les Allemands devaient remplir un questionnaire conçu pour évaluer leur niveau d’implication dans une organisation nazie. En fonction des résultats, les répondants étaient répartis en cinq catégories :
-
Catégorie 1 : Coupable principal (Hauptschuldige)
-
Catégorie 2 : Compromis (Belastete)
-
Catégorie 3 : Peu compromis (Minderbelastete)
-
Catégorie 4 : Suiveur (Mitläufer)
-
Catégorie 5 : exonéré (Entlastete)
13La charge de la preuve incombait aux Allemands, qui pouvaient présenter des preuves à décharge sous la forme de témoignages de proches, de voisins ou de membres du clergé prêts à attester de leur « bon comportement ».
14La plupart d’entre eux se présentaient sous l’étiquette de Mitläufer et parvenaient ainsi à se décharger de toute responsabilité ou presque. La sentence maximale était une brève interdiction de pratiquer. De quoi apaiser les tensions et les consciences tout en permettant une certaine amnésie. À la suite de cette procédure, les intéressés recevaient un certificat d’innocence dont le recto était entièrement blanc. Ils étaient pour ainsi dire blanchis de tout crime. C’est pourquoi ces certificats de blanchiment furent surnommés « certificats Persil », en référence à la célèbre marque de lessive5.
15Par la suite, ces collèges de dénazification reçurent leur propre surnom : Mitläuferfabrik, l’usine à suiveurs.
- 6 Yves Ternon, Socrate Helman, Les médecins allemands et le national-socialisme, Tournai, Casterman, (...)
16Le présent article a pour but de montrer les failles de la dénazification des médecins. Il convient donc d’y mentionner l’Ärzteführerschule d’Alt Rehse et l’histoire de ses dirigeants à l’évident passé nazi après la Seconde Guerre mondiale6.
- 7 Rainer Stommer, Medizin im Dienste der Rassenideologie. Die Führerschule der Deutschen Ärzteschaft (...)
17La NS Ärzteführerschule fut fondée en 1935 à Alt Rehse, un petit village situé non loin de Neubrandenburg, dans l’ancienne région du Mecklembourg (Allemagne de l’Ouest), en bordure de la splendide Tollensee. Ses dirigeants étaient tous membres du NSDAP et/ou de la SS. Environ 12 000 médecins – principalement de jeunes médecins (Jüngärzte) –, pharmaciens, sages-femmes et autres prestataires de soins de santé y furent formés dans un écrin d’idéologie nazie. Près d’un cinquième de tous les médecins allemands passèrent par la Führerschule7.
Reichsberufswettkampf pour étudiants d’Alt Rehse
Signé Dr Robert Ley et Baldur von Schirach
© Yves Louis
Ouverture de la NS Ärzteführerschule, Alt Rehse, 1er juin 1935
© Rainer Stommer
18Leur programme académique incluait des matières telles que la science des races, l’hygiène raciale et l’eugénisme, c’est-à-dire les bases mêmes du programme T4 qui mena aux stérilisations forcées, aux « morts miséricordieuses », à d’horribles expériences médicales, à la politique d’extermination et à la Shoah.
- 8 Ibid., p. 29.
- 9 Archives de Paris, AJ40/69.
19L’Ärzteführerschule employait quelque 200 professeurs. La plupart d’entre eux étaient des médecins, des officiers de santé ou des figures de proue du parti nazi parmi lesquels on retrouve de grands noms tels que Heinrich Himmler, Alfred Rosenberg, Robert Ley, Gerhard Wagner, ou encore Reinhardt Heydrich8. Eugen Fischer et Otmar von Verschuer, de l’institut Kaiser-Wilhelm, vinrent également y donner des cours. Nous verrons qu’ici encore, les responsables échappèrent presque entièrement à la dénazification. Otmar von Verschuer était, soit dit en passant, le mentor de Mengele. En 1941, la faculté de médecine invita même Eugen Fischer et Otmar von Verschuer à prendre la parole à l’université de Gand9.
20L’école d’Alt Rehse était sous la responsabilité du Dr Gerhard Wagner. Wagner était également président de la Reichsärztekammer (la Chambre des médecins du Reich). À son décès, en 1939, il fut remplacé par le Dr Leonardo Conti, Reichsgesundheitsführer SS (chef de la santé publique du Reich). Du fait de son grade, Conti jouissait d’un pouvoir administratif complet sur l’établissement d’Alt Rehse.
21Pour Leonardo Conti et sa mère, Nanna Conti, présidente de la ligue nazie des sages-femmes allemandes, l’Ärzteführerschule était une vitrine idéologique de choix, et ils y donnaient souvent des cours aux futurs médecins et sages-femmes. Ils passaient en outre régulièrement leurs vacances dans le cadre idyllique qu’offrait Alt Rehse, et Leonardo Conti y élevait même des chevaux.
22Conti fit partie des principaux accusés du procès des médecins de Nuremberg, aux côtés de Karl Brandt et Ernst Robert Grawitz. Tout comme Grawitz, il mit fin à ses jours avant le début du procès.
Poste de garde d’Alt Rehse
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- 10 Anja Katharina Peters, Nanna Conti (1881-1951): Eine Biographie der Reichshebammenführerin, Berlin, (...)
23Nanna Conti n’a jamais dû répondre de ses actes. Elle n’a jamais été visée par la dénazification, malgré son implication dans le programme eugéniste des sages-femmes dans le cadre de l’euthanasie des enfants, son engagement particulièrement précoce dans le parti nazi, et son antisémitisme assumé10.
- 11 Parce qu’elle n’a pas été dénazifiée, elle n’a jamais été obligée de se confronter à son rôle dans (...)
Da sie nicht entnazifiert wurde, wurde sie nie gezwungen, sich mit ihrer Rolle im NS auseinanderzusetzen.Stattdessen scob sie jegliche Verantwortung von sich auf andere ab11.
24La Führerschule d’Alt Rehse connut quatre responsables, dont deux dirigeants (Führer). Le premier fut Hans Deuschl, SS-Standartenführer auquel succéda le Dr Johannes Peltret. Alois Boehm, dirigeant du Erbbiologischen Forschungsinstitut et résident permanent d’Alt Rehse, marqua également l’école de son empreinte. Le quatrième grand responsable d’Alt Rehse fut le Dr Kurt Blome, collaborateur de Conti qui sera jugé au procès de Nuremberg en 1948.
- 12 D-17217 Musterdorf, 2003.
25Tout comme Hans Deuschl et Johannes Peltret, Alois Boehm résidait à Alt Rehse en raison de son statut de dirigeant du Erbbiologischen Forschungsinstitut12.
- 13 Seuls ceux qui, consciemment ou inconsciemment, se sentent racistes peuvent être nationaux-socialis (...)
26Boehm avait rejoint le NSDAP dès 1923, devant le 120e membre du Parti. Il avait pris part au putsch d’Hitler, en 1923, et faisait donc partie du « noyau dur ». En 1932, il déclara : « Nationalsozialist kann nur sein, wer bewusst oder unbewusst rassisch fühlt; und wer echt rassisch empfindet, muss Nationalsozialist sein. »13
- 14 Thomas Maibaum, Die Führeschule der deutschen ärzteschaft Alt-Rehse, Münster, Verlag Klemm-Oelschlä (...)
27En tant que spécialiste de l’hygiène raciale, il entretenait des contacts étroits avec Eugen Fischer, Direktor für Antropologie, menschliche Erblehre und Eugenic de l’Institut Kaiser‑Wilhelm14.
1er janvier 1947
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28Le 1er août 1934, Boehm fut nommé dirigeant de l’institut d’anatomie pathologique de l’hôpital Rudolf Hess (Dresde) sur ordre spécial de Gerhard Wagner, le prédécesseur de Leonardo Conti. En novembre 1934, il fut promu professeur émérite de science des races à l’université de Leipzig. En 1943, il fut nommé professeur d’hygiène raciale à Giessen. Il fut d’ailleurs le dernier doyen de la faculté de médecine de Giessen, en 1944‑1945.
29En janvier 1947, il fut impliqué dans le procès des médecins de Nuremberg, mais uniquement en tant que témoin. Il ne suivit aucune procédure de dénazification, mais perdit tout droit à sa pension de professeur de l’université de Giessen en raison de son passé nazi. Après la guerre, il ouvrit un cabinet privé. Il décéda le 9 juin 1962.
30Un autre cas particulier est celui de Kurt Blome, assis au banc des accusés principaux du procès de Nuremberg. Kurt Blome travaillait avec Leonardo Conti au Secrétariat d’État pour la santé publique du Reich. Il dirigeait également le service en charge de la guerre bactériologique15.
- 16 Linda Hunt, L’affaire Paperclip, Paris, Stock, 1995, p. 27.
31Peu après son arrestation pour crimes de guerre présumés, Blome fut interrogé par le service de renseignement américain Alsos en sa qualité de chef du service bactériologique nazi16.
32Il reconnut avoir créé, à la demande du Reichsführer SS Heinrich Himmler, un laboratoire dédié à la guerre biologique. Himmler avait chargé Blome de réaliser des expériences sur les détenus des camps de concentration afin de tester l’efficacité de diverses armes biologiques.
33Le médecin fut accusé de complicité d’euthanasie, d’extermination des Polonais souffrant de tuberculose, et de participation à la guerre biologique et à plusieurs expériences létales.
- 17 François Bayle, Croix Gammée contre Caducée. Les expériences en Allemagne pendant la deuxième guerr (...)
34Il fut toutefois exonéré par le tribunal de Nuremberg17. Pour ce qui est de l’inculpation d’implication dans la guerre biologique, le tribunal estima que l’accusé Blome s’était certainement préparé à mener des expériences sur l’homme dans le cadre de la guerre bactériologique, mais qu’il n’existait aucune preuve formelle de ces préparatifs, ni d’élément indiquant qu’il s’était réellement livré à ces expériences. L’interrogatoire mené par Alsos ne fut pas présenté comme élément à charge lors du procès.
Kurt Blome
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- 18 Thomas Maibaum, op. cit., p. 136.
35Blome fut ensuite recruté par les Américains, et échappa ainsi à l’épuration. Les Américains s’intéressèrent à Blome en raison de son statut de principal responsable et de figure de proue de la recherche sur l’armement biologique, un domaine dans lequel les États-Unis accusaient du retard face au Japon18.
- 19 Georges Bensoussan (dir.), 1946-1996. Le procès des médecins à Nuremberg. Éthique, responsabilité c (...)
36En 1951, Blome reçut une proposition de contrat de la JIOA (Joint Intelligence Objectives Agency) dans le cadre de l’opération secrète Paperclip et du fameux projet 6319. Il devait intégrer l’ARMY Chemical Corps, et développer des armes chimiques et bactériologiques pour les Américains.
- 20 Linda Hunt, op. cit., p. 246-248.
37Son passé, son arrestation en tant que membre éminent de la SA en 1945 et les accusations portées à son encontre lors du procès de Nuremberg furent complètement passés sous silence20.
- 21 François Bayle, op. cit., p. 87.
38Au moment de remplir les différents formulaires d’embauche, Blome omit toute référence à sa situation entre 1945 et 1948, et prit soin de minimiser l’importance de ses fonctions à Alt Rehse21. Son supérieur, Leonardo Conti, s’était pendu dans sa cellule avant le début du procès, et Blome en profita pour se blanchir en minimisant son implication et en rejetant toute la faute sur Conti.
- 22 Georges Bensoussan (dir.), op. cit., p. 22.
39Malgré son dossier expurgé, le consul américain à Francfort estima que Blome n’était pas éligible à l’immigration en raison du rapport défavorable établi par Alsos. Sa demande de visa fut donc refusée. Blome accepta par la suite un poste de médecin au European Command intelligence center Van Oberusal (Camp King), en Allemagne, et travailla pour les services secrets américains jusqu’à la fin de son contrat22.
40Il rentra ensuite à Dortmund. La Spruchkammer de Schwelm/Wesphalie le classa dans la catégorie 5 (Entlastete) le 10 juin 1948.
41Il ouvrit alors un cabinet privé spécialisé en dermatologie et en urologie, et coula des jours paisibles à Dortmund jusqu’à son décès, le 10 octobre 1969.
- 23 Thomas Maibaum, op. cit., p. 126-131.
42Le docteur et SS-Standartenführer Hans Deuschl fut l’un des créateurs de la Führerschule d’Alt Rehse. C’était un nazi de la première heure (membre du NSDAP depuis 1929), proche de plusieurs grands noms tels que Martin Borman, Gerhard Wagner, Leonardo Conti et Rudolf Hess. Heinrich Himmler fut même l’invité d’honneur de son mariage23.
- 24 Wilhelm Boes, Dr. med. Hans Deuschl-Der Begründer der Führerschule der deutschen Ärzteschaft in Alt (...)
43Le parcours de Deuschl illustre parfaitement la manière dont la procédure de dénazification permettait à un coupable principal d’accéder au rang de Mitläufer avant d’alléger encore sa peine en appel24.
- 25 Yves Louis, Thierry Bonnaffé, 2022, interview Stommer, 2022.
44Deuschl était loin d’être innocent. Pourtant, il parvint à minimiser le rôle qu’il avait joué à Alt Rehse ainsi qu’au sein de l’Association national-socialiste des médecins25.
45Deuschl fut mis en accusation (Klageschrift) par la Spruchkammer de Starnberg le 6 septembre 1948. Le procureur était le Dr Reiter.
46Plusieurs pièces versées au dossier de Deuschl indiquaient qu’il devait être classé dans la première catégorie de criminels de guerre, et être sanctionné de 10 années de travail forcé, d’une interdiction de pratiquer la médecine, d’une confiscation de son patrimoine et d’une révocation de tout droit de vote actif ou passif.
Rudolf Hess et Hans Deuschl à Alt Rhese
© Rainer Stommer
47En 14 jours, le médecin mit toutefois tout en œuvre pour se dédouaner en produisant des témoins, des preuves et des arguments fallacieux… Il alla même jusqu’au parjure. Comme expliqué précédemment, la charge de la preuve incombait aux accusés. Si l’inculpé pouvait prouver son innocence conformément à l’article 5 ou aux articles 7-9, il était classé dans une catégorie inférieure. Et s’il ne pouvait pas prouver son innocence, il pouvait invoquer des circonstances atténuantes (Milderungsgründe) et changer ainsi de catégorie.
- 26 Rainer Stommer, op. cit.,p. 47.
48Deuschl fut représenté par Eckhard König. Ce dernier parla de Deuschl comme d’un idéaliste qui s’était fait berner ; un homme qui n’avait aucun lien avec l’élite du NSDAP. Si le médecin avait accédé au titre de SS Oberführer, ce n’était pas grâce à ses affiliations politiques, mais bien en raison de sa fonction de responsable de l’Association national-socialiste des médecins allemands. Il avait toujours été porté par ses convictions idéalistes, et était totalement contre le « système de la terreur » des nazis. Il était d’ailleurs entré en conflit avec Himmler, Borman et Conti. Cette image était bien entendu très loin de la vérité. En réalité, Deuschl était ami avec Himmler et faisait partie des grands privilégiés du régime national-socialiste26.
49Treize témoins furent entendus, dont six auxquels un « certificat Persil » avait déjà été demandé pendant l’internement de Deuschl. Certains témoins avaient même fait partie de l’élite national-socialiste. D’autres étaient reconnaissants envers Deuschl, car il leur avait rendu divers services lorsqu’il était bourgmestre. Deuschl fut encensé pour tout ce qu’il avait apporté à la ville de Starnberg au cours de son mandat, pour avoir protesté contre la mauvaise gestion du Parti, pour s’être personnellement démené pour sauver plusieurs personnes de l’exécution, etc.
50L’habitation des Franck – qui lui avait été octroyée – fut présentée comme une simple location. Il aurait même restitué le mobilier à la famille juive.
51La conclusion de l’avocat fut la suivante :
Deuschl était un idéaliste et ne s’en est jamais caché. Il s’est expressément opposé aux exactions des nazis, et s’est d’ailleurs attiré l’inimitié des hommes les plus puissants du 3e Reich. Il n’a jamais soutenu, de quelque manière que ce soit, le régime violent. Sa relation avec le régime s’est limitée à ses fonctions et mandats, qui n’avaient pas le moindre caractère politique. Deuschl répond donc à toutes les conditions de l’article 12. [Voir note de bas de page 745 : l’article 12 reprend les critères applicables aux « suiveurs »].
Je demande donc à ce que Deuschl soit classé dans le groupe des suiveurs.
52Ce plaidoyer fut prononcé devant la Spruchkammer le 18 octobre 1948.
53König demanda également la levée de l’amende, avançant que l’accusé avait déjà subi un long internement qui lui avait en outre valu des problèmes de santé.
54Le verdict de la Spruchkammer, rendu « après délibérations confidentielles de la chambre », fut tout bonnement ahurissant :
551. L’accusé est reconnu Mitläufer Art.17/VIII, Art.42, Abs2 Gesetz zur Befreiung des Nationalsozialismus. Il reçoit une amende de 300 DEM.
56Tout cela montre bien qu’à l’instar de beaucoup d’autres, Deuschl est parvenu à tromper la justice et à se faire passer pour un simple « suiveur ». Trois ans et demi après la guerre, il était libre et blanchi.
57Il avait passé sous silence les activités propagandistes et politiques auxquelles il s’était livré en sa qualité de responsable de l’Association national-socialiste des médecins allemands, et oublia également de revenir sur son rôle d’éditeur du magazine Ziel und Weg et son mandat de Chef de la Santé du Reich en remplacement de Wagner.
58Loin d’être un simple idéaliste, Deuschl s’est bel et bien construit une carrière teintée d’influences politiques, avec plusieurs promotions au sein du Parti. Il ne révéla jamais la vérité sur le rôle qu’il a joué à Alt Rehse, sur son accession au statut de bourgmestre ou sur la maison de la famille Franck.
- 27 Yves Louis, Thierry Bonnaffé, interview Stommer, op. cit.
59Hans Deuschl est donc un parfait produit de la Mitläuferfabrik (terme de 1982), tout comme les autres responsables d’Alt Rehse27.
60Peltret rejoignit le NSDAP en 1937 (numéro d’affiliation 5018.336), et devint membre de la SS en décembre 1941, en tant que Standartenführer (matricule de la SS no 459.461).
61Le 15 décembre 1940, Peltret succéda à Hans Deuschl à la tête de l’Ärzteführerschule.
- 28 Thomas Maibaum, op. cit, p. 142-146.
62Il était ouvertement antisémite28.
- 29 Il est évident de comparer les juifs aux bacilles tuberculeux. Presque tout le monde est porteur de (...)
Nahe liegt der Vergleich der Juden mit den Tuberkelbazillen .Fast alle Menschen herbergen Tuberkelbazillen, fast alle Völker der Erde juden; eine chronische, schwer heilbare Infektion. Die Tuberkulose behandeln wir in erster Linie durch Stärkung der eigenen Kräfte des Körpers; die jüdische infektion ist nur heilbar durch Stärkung der rassischen Kräfte eines Volkes29.
63En sa qualité de Führer, Johannes Peltret reçut deux délégations de médecins flamands en juin et en octobre 1942. Tous ces visiteurs faisaient partie de l’AVGV, un groupement de médecins qui collaborait activement avec les nazis. Le Dr Frans Van Hoof, antisémite notoire, dirigeait l’ordre des médecins de guerre et était responsable des stages organisés à Alt Rehse.
- 30 Archives de Paris, AJ40/59, p. 1.
- 31 Ils nous ont crié plusieurs fois : ils partiront d’ici avec le national-socialisme dans leur chair (...)
64En octobre 1941, il proposa à Peltret de profiter de son tour officiel des Pays-Bas et de la Belgique pour lui rendre visite à Anvers30. Cette invitation était pour lui un moyen de remercier l’Allemand pour l’accueil chaleureux qu’il avait réservé aux médecins flamands à Alt Rehse. Van Hoof confirma son approbation du nazisme en répétant les mots prononcés par le Dr Peltret au cours du stage : « Sie riefen uns doch mehrmals zu: sie werden hier abreisen mit Nationalsocialismus im Fleisch und Blut! »31
- 32 Yves Louis, Thierry Bonnaffé, interview Stommer, op. cit.
65Après la fin de la guerre, Peltret s’installa à Salzuflen-les-Bains. On ne trouva aucun dossier de dénazification à son nom32.
66Les crimes commis par les médecins nazis sont plus ou moins passés à la trappe dans la période d’après-guerre. Même les membres de l’AMM étaient convaincus que ces crimes se limitaient dans les grandes lignes au non-respect du serment d’Hippocrate. Les conclusions du procès de Nuremberg et les dispositions du Code en matière d’expériences médicales et de droits de l’Homme n’ont pas été suffisamment prises au sérieux.
- 33 Georges Bensoussan (dir.), op. cit, p. 141.
67Finalement, il n’est pas étonnant que Hans Joachim Sewering ait été nommé président de l’AMM en 1992, soit à peine 45 ans après la guerre33.
- 34 William Seidelman, « ‘Requiescat sine Pace’: Recollections and Reflections on the World Medical Ass (...)
68Né le 30 janvier 1916, Sewering rejoignit la SS le 1er novembre 1933, et le parti nazi un an plus tard. Il travailla comme médecin assistant au sanatorium de Schönbrunn, près de Dachau, en Bavière. En 1993, quatre religieuses brisèrent leur vœu de silence pour l’accuser, preuves à l’appui, d’avoir assassiné 900 enfants atteints d’un handicap physique ou mental en les transférant du sanatorium de Schönbrunn au « centre de soins » d’Eglfing-Haar, où ils firent l’objet d’expériences sur l’euthanasie. Babette Fröwis, 14 ans, faisait partie de ses victimes. La jeune fille fut diagnostiquée épileptique sans examen préalable. Trois semaines plus tard, elle décéda d’inanition et des suites d’une overdose intentionnelle de phénobarbital. Elle devint par la suite la figure de proue de la propagande pour la pratique de l’euthanasie nazie. Il fut formellement prouvé que le document de transport pour son transfert avait été signé par Sewering, et qu’elle avait subi des expériences médicales qui avaient mené à son euthanasie34.
69Même le cardinal Ratzinger (qui deviendra plus tard le pape Benoît XVI) l’a affirmé. Sewering nia ces accusations et échappa à toutes poursuites.
70Après la guerre, Hans Sewering occupa de nombreuses fonctions importantes au sein d’associations médicales professionnelles. En 1955, il devint par exemple président de l’Association des médecins de Bavière. En 1959, il intégra l’Association Médicale Mondiale, dont il fut nommé trésorier pour 20 ans. En 1968, il devint professeur émérite en sciences sociales et droit médical à l’université technique de Munich. Il fut président de la Bundesärztekammer, l’Ordre fédéral des médecins en Allemagne, de 1973 à 1978.
71En 1992, Sewering atteignit le sommet de sa carrière en accédant au poste de président de l’Association Médicale Mondiale. De nombreux médecins et scientifiques allemands, américains, canadiens et israéliens s’indignèrent toutefois à l’annonce de son élection.
- 35 World Medical Journal, 1993, p. 22-23.
72Sewering renonça à la présidence de l’Association Médicale Mondiale en janvier 1993, en raison d’accusations liées à ses activités pendant la guerre35.
73En 1994, le ministère de la Justice des États-Unis confirma avoir inscrit Sewering sur la liste des personnes interdites d’entrée sur le territoire américain.
74En mai 2008, la Fédération de médecine interne allemande, qui ne compte pas moins de 25 000 membres, lui décerna malgré tout la médaille Günther-Budelmann, la plus haute récompense pour services rendus au système de santé national.
75Plusieurs grands médecins nazis furent condamnés lors du procès des médecins de Nuremberg. La plupart réussirent toutefois, à fuir, à se cacher ou à se suicider. Ils échappèrent donc à toute procédure de dénazification, aidés par le grand nombre de dossiers à traiter dans un contexte de guerre froide, mais aussi par le laxisme de la population allemande, qui ne s’identifiait que trop facilement aux membres de la catégorie Mitläufer.
76Au terme de la procédure, la majorité des médecins se virent attribuer le statut d’Entlastete (exonéré) ou de Mitläufer (suiveur), ce qui donna lieu au terme « Mitläuferfabrik » (l’usine à suiveurs).
77Ces anciens accusés purent ainsi continuer à pratiquer et à évoluer au sein d’associations nationales et internationales.
78Cet article illustre les failles de la dénazification des médecins en Allemagne en prenant pour exemple le parcours des responsables de l’Ärzteführerschule d’Alt Rehse.
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