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Varia

Adolfo Kaminsky (1925-2023), faussaire et humaniste

D’une résistance à l’autre ?
Paul-Emmanuel Babin
p. 99-112

Résumé

Kaminsky est considéré comme le virtuose des faux papiers. Sa conception du monde repose sur des valeurs fondées sur l’antiracisme, le pacifisme et la laïcité. L’activité du faussaire aux milliers de vies arrachées aux traitements inhumains et dégradants et surtout à la mort donne l’occasion à l’historien de se pencher sur une spécificité des faux documents en temps de guerre et en Belgique.

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Texte intégral

  • 1 Hugues Le Paige, « Adolfo Kaminsky, photographe de l’ombre », Revue Politique, 2020 : https://leblo (...)
  • 2 « Adolfo Kaminsky, Résistant et photographe, est mort », Le Monde, 9 janvier 2023.
    « Adolfo Kaminsky (...)
  • 3 Sarah Kaminsky, Adolfo Kaminsky, Une vie de faussaire, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 15.
  • 4 Michel Dubec, Les maîtres trompeurs : vrais et faux escrocs, Paris, Seuil, 1996, p. 205.
  • 5 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 28.

1Le « faussaire de Paris », Adolfo Kaminsky est mort à 97 ans. Ce « photographe de l’ombre », comme le nomme très justement le journaliste et documentariste Hugues Le Paige, a été inhumé au Père-Lachaise, au terme d’un destin « unique et paradoxal »1. Qui était cet homme dont l’ensemble des salles de rédaction parisiennes a salué la mémoire ?2 Pour mieux le comprendre, il faut revenir sur le même lieu, presque jour pour jour, 79 ans plus tôt, lorsque Kaminsky reprend ses esprits sur le banc dudit cimetière, après avoir échappé à la fouille de sa mallette opérée par un milicien, dans la rame d’un métro. Dans ce bagage se trouvait ce qu’il nommera plus tard « son trésor : cinquante cartes d’identité françaises vierges, ma plume, mon encre, mes tampons, une agrafeuse »3. Cet attirail est celui du fabricant de faux papiers. Il ne s’agit cependant pas de l’entièreté de son « trésor », car derrière ce vocable se cachent de fausses identités destinées aux Juifs ou aux résistants, pourchassés par les nazis et promis à la déportation puis à la mort. Le talent et l’éthique d’Adolfo Kaminsky s’étalonnent avec des chiffres tel que celui de 3 000 enfants sauvés4 et un laboratoire produisant jusqu’à 500 faux documents par semaine5. À la Libération de Paris, Kaminsky peut s’enorgueillir d’avoir sauvé plusieurs milliers de vies au cours de cette année 1944. Ses faux papiers protègent d’abord des enfants en « zone nord », jusqu’en Belgique et aux Pays-Bas, puis dans la « zone sud ».

  • 6 Élisabeth de Fontenay, Sophie Coeuré, Amaury da Cunha, Adolfo Kaminsky : changer la donne, Paris, C (...)
  • 7 Jacques Falck, Faux et usage de faux, Les Films d’Ici, 1999, 52 min. À cet égard, comme le souligne (...)
  • 8 Sarah Kaminsky, op. cit, p. 198.
  • 9 Ali Haroun, La 7e Wilaya, la guerre du FLN en France 1954-1962 [1986], Paris, Seuil, 2012, p. 229-2 (...)

2Lors de ses funérailles, sur le coussin de velours noir posé sur son cercueil, outre les décorations de combattant volontaire et la médaille de vermeille de la ville de Paris, sont épinglées côte à côte la médaille de l’internement politique (à Drancy) et celle de Moudjahid algérien (combattant de l’Organisation civile du FLN, Front de libération nationale). Voici donc apparemment le paradoxe fondamental et irréductible... En effet, lors du vernissage de l’exposition de photos de Kaminsky au MahJ6, d’aucuns en découvrant sous vitrine les faux papiers d’Hélène Cuénat (membre du réseau de soutien au FLN) ont commenté par un « tout de même ». De prime abord, cette remarque est insignifiante, mais elle renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait une dichotomie morale dans le fait d’aider d’abord les victimes juives puis les « terroristes » algériens. Une vision que l’on retrouve dans la bouche du docteur Arnold Logak, ex-enfant caché, lorsqu’il affirme poliment que l’engagement pour le FLN de son sauveur est « plus discutable et qu’il [le] laissait rêveur... »7 Selon nous, cela traduit une méconnaissance du sens de l’engagement de Kaminsky qui soutient le FLN en tant que Juif8 et est apprécié en tant que tel par ses principaux dirigeants9. Nous tâcherons donc de comprendre cet engagement, car il est aussi très représentatif du soutien au FLN, surtout en Belgique.

  • 10 « Adolfo Kaminsky : le roman vrai d’un faussaire héroïque », Le Soir, 30 novembre et 1er décembre 2 (...)

3Pour y parvenir, il nous fallait replacer le rapport à la loi de ce « faussaire mythique » à l’aune de son expérience fondatrice pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de pouvoir attester de la continuité qu’il affirmait entre cette première expérience et son action déployée à Bruxelles pendant la guerre d’Algérie. Cet épisode de sa vie se situant entre 1960 et 1963 a constitué un moment important dans l’itinéraire de Kaminsky. Il l’évoque d’ailleurs brièvement dans l’entretien accordé au journal belge Le Soir10. L’objectif du présent article est donc de restituer l’importance de l’activité du « fabricant d’identité » en temps de guerre, tout en recherchant les modalités spécifiques en Belgique de cette forme de recours au faux, ou au mensonge, comme moyen de se défendre.

  • 11 « Témoignage d’Adolfo Kaminsky, résistant, interné », Mémorial de la Shoah, 2009 : https://ressourc (...)

4Pour mener à bien notre analyse, nous nous sommes appuyés principalement sur des entretiens menés avec Kaminsky depuis 2016. Initialement, notre angle d’approche consistait à partir de sa biographie pour approfondir avec lui les points obscurs, comme ses interactions avec les activistes belges du réseau de soutien au FLN. Nous avons eu aussi recours à des sources orales conservées par des institutions chargées de transmettre la mémoire11 tout en mobilisant les documentaires ayant fait connaître sa vie. Enfin, nous avons pu exploiter des archives inédites à son sujet produites soit par la Préfecture de Police de Paris soit par la Fédération de France du FLN.

L’historien et le « mythe du faussaire »

Un personnage… historique ?

  • 12 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 30.

« Rester éveillé. Le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul est simple. En une heure, je fabrique trente papiers vierges. Si je dors, une heure, trente personnes mourront. »12

  • 13 « El Schindler argentino, falsificador que salvó la vida de 3 000 judíos », Ámbito, 16 octobre 2020
  • 14 Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Paris, Gallimard, 2012, p. 94.

5Cette formule condense l’œuvre humanitaire de Kaminsky. Rappelée dans l’éloge funèbre prononcé par sa fille, Sarah, cette phrase forge le mythe de Kaminsky. La force du mythe a été ensuite décuplée par le recours à des comparaisons à d’autres figures héroïques tel qu’Oskar Schindler, un industriel allemand qui sauva un millier de Juifs. Adolfo Kaminsky a pu être appelé le « Schindler argentin » en se référant à son état civil et plus particulièrement à sa naissance en Argentine, en 192513. La figure de Kaminsky se prête tout aussi facilement à la création artistique. Ainsi, le prix Nobel de littérature, Patrick Modiano en fait l’un des personnages de son roman L’herbe des nuits, où le narrateur se remémore une visite chez un certain Adolfo Kaminsky, photographe, vivant non loin de la prison de la Roquette14. Mythe, personnage de roman, faussaire, ces différents éléments sont propres à susciter la méfiance de l’historien. Pourtant, à y regarder de plus près le personnage que l’artiste Kaminsky s’est construit n’est pas étranger à cette vision qui, même pour l’historien, suscite une certaine… empathie. En effet, sa barbe à la Jules Verne (son auteur favori) qu’il a laissée pousser en hommage à un vieillard rasé et humilié par les gardiens à Drancy, son élocution lente, ses paroles mesurées, renverraient presque à une figure biblique. C’est du moins l’image que nous donne, le prêtre Robert Davezies, haute figure du soutien au FLN :

  • 15 Jacques Falck, op. cit.

« J’aime beaucoup ce genre d’homme, parce que d’une certaine façon on a la même culture au fond. Moi, j’ai passé ma vie à lire la Bible, lui ne l’a pas lu, mais des gens anciens chez lui, oui […] Je sens des fois que je réagirais comme lui. »15

  • 16 Jean-Luc Einaudi, Franc-tireur : Georges Mattéi, de la guerre d’Algérie à la guérilla, Paris, Sexta (...)
  • 17 Jacques Semelin, La survie des Juifs en France 1940-1944, Paris, CNRS Éditions, 2022 ; Sarah Bennet (...)

6Il n’en demeure pas moins que Kaminsky n’intéresse les historiens que depuis une trentaine d’années. Jean-Luc Einaudi, Linda Amiri, puis Tramor Quemeneur se sont penchés sur l’action de Kaminsky dans leurs travaux16. De leur côté, les historiens de la Seconde Guerre mondiale se sont intéressés avec parcimonie à ce faussaire dont la bravoure aurait sauvé plus de 14 000 Juifs de la déportation17. Cela démontre malgré tout que Kaminsky a pu devenir sur le tard un objet d’étude.

Les erreurs sur son identité

  • 18 Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les porteurs de valises, La résistance française à la guerre d’Algérie(...)
  • 19 Entretien avec Adolfo Kaminsky, réalisé à Paris, le 8 juillet 2016.

7Néanmoins, la fascination pour son parcours engendre des erreurs répétées. Ainsi, nous constatons qu’Hervé Hamon et Patrick Rotman affirment de façon constante que Kaminsky est juif d’origine polonaise et qu’il utilise l’identité de Joseph Katz pendant la guerre d’Algérie18. Premièrement ses parents sont russes, et deuxièmement Joseph Katz est le nom de l’un des principaux activistes du réseau belge de soutien au FLN. Interrogé à ce sujet, Kaminsky a reconnu qu’il était connu sous l’identité de « Joseph » pendant la guerre d’Algérie et éventuellement de « Jo » ou de « Jojo » en Belgique, mais qu’il aurait été irresponsable d’usurper l’identité du physicien bruxellois qu’il connaissait pour effectuer des passages à la frontière franco-belge avec des Algériens recherchés. Bien des années après, ce professeur belgo-israélien est d’ailleurs devenu l’un des responsables de Yad Vashem19.

  • 20 Richard Copans, Les frères des frères, Les films d’Ici, 1992, 98 min, (en ligne).
  • 21 Gérard Angel, « L’ex-faussaire se refait dans la morale », Minute, 16-22 juillet 1983.
  • 22 Christophe Muel, Le Second Front. La Guerre d’Algérie en France 1954-1962, Les Brûlures de l’Histoi (...)
  • 23 Jean Godin, Souvenirs, s.l, s.n., s.d., p. 224-226.
  • 24 Carlo Feltrinelli, Senior Service, Milan, Feltrinelli, 1999, p. 378.

8Jusqu’en 1992 encore, année de sa naturalisation française, Kaminsky n’apparaît que de façon anonyme dans le documentaire Les Frères des frères20. Preuve s’il en est de l’intention de lui nuire, le journal Minute, intitule son article « l’ex-faussaire se refait dans la morale. » L’auteur entend alors dénoncer Kaminsky en tant qu’éducateur de rue pour les jeunes du département Val-de-Marne, en réutilisant les révélations du livre d’Hamon et de Rotman21, alors que Kaminsky vient à peine de poser ses valises en France, après dix ans passés en Algérie. Son image est finalement révélée en 1996, dans une émission de Christophe Muel22. Mais les erreurs plus ou moins anodines se sont multipliées à son sujet, y compris dans les rangs du soutien au FLN. Dans ses Souvenirs, le Belge Jean Godin évoque une infiltration du réseau par un agent français, du nom de Jacques Thibaut, de son vrai nom « Kaminski »23. Et l’éditeur engagé Giangiacomo Feltrinelli rapporte avoir suivi des cours pendant une dizaine de nuits, en 1970, dans le laboratoire de « Joseph, un Arménien, argentin de passeport, la cinquantaine, la barbe noire bien taillée, avec des centaines de faux papiers derrière lui et dont le rêve aurait été d’inonder la France de fausse monnaie. »24 De deux choses l’une, soit Kaminsky a contribué à épaissir ce mystère autour de sa personne, soit il y a eu méprise sur ses intentions.

9À cet égard, lorsque Hamon Rotman révèle l’identité de Kaminsky la prescription en matière pénale n’était pas acquise pour la fabrication de faux documents et celle de la fausse monnaie (dont les timbres fiscaux). En outre, le bénéfice de l’amnistie de 1966 était encore discutable, car il fallait pouvoir lier l’infraction avec les événements d’Algérie et, de toute façon, elle ne couvrait pas l’activité de faussaire jusqu’en 1971.

Une subversion… humanitaire

  • 25 Jacques Falck, op. cit.
  • 26 Michel Dubec, op. cit., p. 220.

10Et précisément jusqu’à ce que sa fille, Sarah, contribue à lui donner ses lettres de noblesse pour son œuvre humanitaire et artistique, Kaminsky avait tendance à considérer que l’illégalité venait flétrir son itinéraire. Ce qu’il reconnaît sans ambages, car d’après lui, « les faux papiers c’est quelque chose qui gêne tout le monde, parce qu’il y a une connotation malhonnête. » Il va même jusqu’à se définir comme un « canard d’une autre couleur » ajoutant qu’à ce titre : « les anciens [des réseaux sont] très sympathiques, mais je suis à part, par ma volonté et leur façon de me considérer. »25 Outre l’importance du nombre des faux documents produits et la longévité de sa carrière, l’une des caractéristiques de son parcours de faussaire réside dans son rejet radical de la vénalité26. L’autre élément central de ses activités consiste dans son rapport ambivalent à la morale et à la légalité. Par principe, Adolfo Kaminsky ne produit de faux papiers que si une vie humaine est en jeu. Espiègle, il n’a dérogé qu’une fois à ce principe, pour permettre à Daniel Cohn-Bendit de contourner son expulsion de France, en mai 1968… Pour Kaminsky, faire des papiers ou de la monnaie est une prérogative de puissance publique, mais si l’État viole lui-même des droits et des libertés fondamentales, alors le faussaire devient légitime en combattant l’arbitraire.

Adolfo Kaminsky et Nicole Rein, Paris 2019

Adolfo Kaminsky et Nicole Rein, Paris 2019

© Collection particulière Paul-Emmanuel Babin – Ne pas reproduire sans autorisation

  • 27 Malika Laichour, Khawa, Rive Blanche Films, 2005, 90 min.
  • 28 Jacques Stulmacher, Journal d’un enfant juif, Paris, Edilivre, 2021, p. 91.
  • 29 Hassina Mechai, « Adolfo Kaminsky. Le gardien de ses frères », Ballast, 2017/1, n° 6, p. 8-2.
  • 30 Nicole Rein, Mémoires, s.l., s.n., s.d., n.p. Antoine Spire, Tambour battant, Hommage à Francis Jea (...)

11Les périodes troublées du régime de Vichy et de l’Occupation, ainsi que la survivance du colonialisme qu’il perçoit comme une « réminiscence de l’esclavage »27, lui donnent l’obligation d’agir en s’attaquant directement à un pouvoir régalien comme celui de battre monnaie. Avec plusieurs avocats juifs du FLN, Kaminsky partage le sentiment qu’il est impératif de violer la loi. Nicole Rein, Jacques Stul, Henri Likier et d’autres justifient leur engagement aux côtés des Algériens comme un combat antiraciste. En tant que Juifs, ils ont connu les affres des lois raciales et leurs conséquences, comme le fait de devoir se cacher et la déportation de leur famille28. À l’instar de Kaminsky, ils gardent aussi le souvenir de ces Juifs qui se sentent « Français avec un grand F », refusant donc de se soustraire à la légalité avant d’être finalement déportés29. Lorsque l’avocate Nicole Rein, elle-même enfant cachée, retrouve Adolfo Kaminsky en 2019, elle souligne la force du symbole, en rappelant alors le souvenir de ses quatre cousins âgés de 3 à 10 ans et de leurs parents (la famille Baur), tous déportés à Auschwitz. En conséquence, les avocats juifs du FLN ne rejettent pas non plus l’idée d’enfreindre la légalité, en favorisant par exemple des projets d’évasions pour des Algériens torturés30.

Le papier, une arme de guerre

Les papiers officiels, un permis de vivre

  • 31 Michel Dubec, op. cit., p. 194.
  • 32 Service Historique de la Défense (SHD Caen), Dossier d’internement politique, Adolphe Kaminsky, AC  (...)

12Le jeune Adolfo a mesuré personnellement l’importance des papiers, en écoutant les reproches de sa mère envers son père Salomon, au sujet du refoulement de France pour des raisons politiques, entraînant ensuite la mort de l’un des fils au cours du trajet les menant vers l’Argentine, via le Brésil31. Privée d’une autorisation de séjourner en France entre 1918 et 1932, la famille Kaminsky peut y revenir, non sans avoir attendu encore pendant deux ans en Turquie que leur mesure d’expulsion ne soit rapportée. Plus tard, l’absence d’un document de voyage de sa mère prive la famille de Kaminsky d’une reconnaissance de responsabilité de la société de transport ferroviaire, lorsqu’en 1941, Anna Kinoel-Kaminsky chute mystérieusement d’un train. Enfin, en décembre 1943 et en janvier 1944, il ne doit sa libération du camp de Drancy qu’à sa nationalité argentine, d’où son refus ensuite de franciser ensuite son prénom, rappelant alors que ce « o » avait été une question de vie ou de mort32.

La méfiance envers un faussaire étranger

  • 33 Archives de la Préfecture de Police de Paris (APPP), 1 W 453 7357, dossier Kaminski ou Keller.
  • 34 Association des anciens de la résistance juive en France, Organisation juive de combat, France, 194 (...)

13En revanche Kaminsky ignorait sans doute la manière dont sa demande de naturalisation avait été examinée en avril 1945. En effet, la Préfecture de Police de Paris faisant peu de cas de ses états de service dans la résistance, le considère comme un individu « peu intéressant », de « nationalité douteuse ». Elle pousse l’ignominie jusqu’à le tenir comme un « agent de la milice »33, ainsi que son supérieur Marc Amon, dit « Pingouin », lequel est arrêté par la milice et la gestapo, porteur de fausses cartes d’identité, le 22 juillet 1944 et gazé, dès le 31 juillet 1944, à Auschwitz34. Le raisonnement particulièrement tortueux de la Préfecture de Police consiste à considérer en suivant la note des Renseignements Généraux que Marc Amon et son frère auraient tenté d’infiltrer la milice, voire la gestapo. Par conséquent, puisque Kaminsky, dit Julien Keller, aurait produit des pièces d’identité pour un membre de la milice et pour un membre de la gestapo (non dénommés), cela permettrait de conclure que Kaminsky est donc, à l’instar de son chef Marc Amon, un « milicien apatride »… En réalité, ce qui se noue au même moment, c’est que le sergent Kaminsky, fraîchement recruté par les services d’espionnage français (la DGER, Direction générale des Études et Recherches), reçoit des demandes de fabrication de faux documents pour un certain Jean Guillaume, un ancien responsable du Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés (MNPGD). Ils sont dénoncés par un capitaine du MNPGD, car Kaminsky serait resté dans les bureaux aux heures de fermeture et a reçu, le 14 novembre 1944, un télégramme suspect de Suzy Scheldof. Le Deuxième Bureau souhaite à tout prix confondre Kaminsky avant de l’arrêter. En fait, grâce au nom de Scheldof, qui est l’associée de Kaminsky au laboratoire de faux papiers, nous savons que Kaminsky est très rapidement engagé dans l’immigration clandestine en Palestine. De ce fait, il pourrait être vu comme un agent double. De plus, bien que pacifiste, il travaille pour des groupements paramilitaires qui sont de surcroît deux organisations terroristes rivales. La Haganah et le groupe Lehi ou « Stern » sont aussi des bras armés du sionisme, alors que Kaminsky n’est pas à proprement parler sioniste...

Les papiers dans le sauvetage des Juifs en France et en Belgique

  • 35 Michel Laffitte, « L’UGIF, collaboration ou résistance ? », Revue d’Histoire de la Shoah, 2006/2, n (...)
  • 36 Association des anciens de la résistance juive en France, op. cit., p. 130, p. 265 et p. 332.

14Adolfo Kaminsky partage donc pour la seconde fois l’engagement de Suzy Scheldof. Cette ancienne étudiante aux Beaux-Arts l’assiste dans la fabrication des faux papiers. Tous deux travaillent sous la supervision de Sam Kugiel, « Loutre », au laboratoire de faux papiers dans le réseau de « la Sixième ». La Sixième est une direction des Éclaireurs Israélites de France, un mouvement de scouts. Puisque l’UGIF (Union Générale des Israélites de France) vient d’intégrer le scoutisme juif à sa quatrième direction, dont il devient la sixième section, ses dirigeants estiment alors qu’il faut désigner ce réseau clandestin la Sixième. Néanmoins, un nouveau paradoxe s’installe dans l’itinéraire de Kaminsky, car l’organisation caritative de l’UGIF est créée par le régime de Vichy, sur injonction des Allemands. Elle fait partie du plan visant à instaurer une administration juive, telle que l’Association des Juifs de Belgique, pour servir d’intermédiaire dans un pays occupé. Ainsi, la Sixième est une organisation clandestine de résistance, au cœur d’un organisme au rôle ambigu, car s’il ne peut pas être considéré comme un organisme collaborateur, il a vocation à faciliter l’identification des Juifs35. Ce qui ne l’empêche pas de faire double jeu, sauvant ainsi des milliers d’enfants juifs. Évidemment en tant que technicien sous la responsabilité du docteur Freddy Menaim, « Girafe », Kaminsky ne se préoccupe que de fournir les papiers en modifiant les noms, les prénoms et surtout en effaçant le cachet « JUIF » sur les cartes d’identité et d’alimentation. Adolfo Kaminsky est néanmoins à part dans l’organisation, le fait qu’il ne reçoive pas de « totem », c’est-à-dire un surnom d’animal, comme tous les autres scouts, le prouve. Néanmoins, la fabrication des faux papiers a bien été mise en œuvre au mépris du danger et elle constitue assurément l’arme la plus redoutable dans le sauvetage des Juifs en France36.

  • 37 Ahlrich Meyer, « Faux papiers. Un chapitre ignoré de la Résistance juive en Belgique », Les Cahiers (...)
  • 38 Thierry Rozenblum, « Une cité si ardente. L’administration communale de Liège et la persécution des (...)

15À cet égard, les historiens Maxime Steinberg et Ahlrich Meyer se sont penchés plus particulièrement sur l’importance des faux papiers pour les Juifs en Belgique à travers le rôle du Comité de Défense des Juifs. Selon Meyer, bien peu de faussaires sont identifiés, mais des ramifications existent avec la zone nord en France. Les documents français sont rares en raison d’une spécificité en Belgique, avec un système de vrais-faux documents37. Cette notion de vrais-faux papiers est aussi évoquée par Thierry Rozenblum, étudiant l’action des agents communaux de Liège38. Cette méthode renaît pendant la guerre d’Algérie.

  • 39 Arnaud Bozzini, « De l’engouement à la rupture. Les Juifs communistes à Bruxelles et le PCB (1944-1 (...)

16Une autre particularité belge consiste dans le rôle totalement ignoré d’une organisation communiste yiddish dans le sauvetage des Juifs, mais aussi dans la protection publique, et même officielle, des réfugiés algériens pendant la guerre d’Algérie. Le dirigeant de « Solidarité Juive », Gaston Stuyts est membre du Comité pour la Paix en Algérie, mais aussi de la commission consultative statuant sur les extraditions d’étrangers, en tant que représentant d’une association humanitaire39. Kaminsky ayant fini par travailler notamment pour la MOI (Main-d’œuvre immigrée, MOI), devenue FTP (Francs-Tireurs Partisans) – MOI, dont « Sol » est la branche juive. Nous ignorons donc s’il a fourni des papiers pour elle qui est effectivement dans le giron de l’activité du faussaire.

Quelle continuité entre la France libre, les indépendances d’Israël, de l’Algérie et les autres luttes de Kaminsky ?

L’égalité devant la loi : le moteur de son engagement

  • 40 « Mémoires de l’immigration algérienne : la guerre d’Algérie en France, colloque du 2 au 3 décembre (...)
  • 41 Lyazid Benhami, Tahar Ibtatene, dit Tintin : héros de la Résistance, 1940-1945 et de la guerre d’Al (...)
  • 42 « Adolfo Kaminsky, le résistant qui a continué à fabriquer de faux papiers pour des personnes en da (...)

17En 2000, Adolfo Kaminsky projette de publier aux éditions du Seuil, son autobiographie intitulée D’une résistance à l’autre40. Il semble évident qu’il veut alors souligner une filiation du combat antifasciste et antiraciste entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie. Il n’est pas le seul à assumer cette continuité41. Il prétend mettre également en application les valeurs de la résistance dans l’ensemble des luttes de libération. Celles auxquelles il apporte sa contribution sont innombrables en Afrique, ainsi que contre les dictatures d’Amérique du Sud, d’Amérique Centrale ou d’Europe42. Il affirme alors suivre une « ligne directe » de la résistance au FLN, en défendant « la justice, la liberté, l’égalité et la fraternité », il se contente d’appliquer ce qu’il a appris sur les bancs de ses écoles de la rue de la Jussienne, puis de la rue Blanche à Paris. À l’en croire, il aurait donc simplement appliqué des valeurs républicaines, mais il existe aussi une autre raison profonde.

  • 43 Zaàma, op. cit., p. 71-73.

18Le moteur de son engagement est une réaction face à la négation du droit de vivre dans son pays de naissance ou d’élection. Cela vaut évidemment aussi pour la Palestine, où il met d’abord tout son talent pour permettre aux Juifs rescapés de s’établir, avant de soutenir avec force le droit des Palestiniens à vivre paisiblement là où ils étaient nés. Un droit si longtemps contesté aux Juifs en Europe. D’après lui, son assistante au laboratoire, Suzy Scheldof, partie vivre en Israël, serait restée sur la même ligne que lui, en manifestant aux côtés des femmes palestiniennes43. Kaminsky a contribué à aider la France à recouvrer son indépendance, il a combattu pour l’indépendance d’Israël et celle de l’Algérie, mais le nationalisme est étranger à ses motivations.

  • 44 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 62.

19Plus précisément, Kaminsky abhorre tout nationalisme associé à une religion44. Il s’affirme comme un partisan de l’État binational israélo-palestinien avec le ciment constitutionnel de la laïcité. Mais il est conscient de « trimballer [son] amertume et [son] pays mixte comme un boulet à chaque pied. » En effet, il estime avoir combattu pour un « pays solidaire, collectiviste et laïc », cependant Israël aurait créé à court terme « deux catégories de population : les Juifs et les autres ». Cela nous autorise à penser que l’article 4 de la Constitution algérienne de 1963 prônant l’Islam comme religion d’État peut être aussi une profonde déception pour lui. Il ne l’exprime pas, mais une fois sur place, il démontre notamment qu’en se mariant avec Leïla, une étudiante en droit, militante, noire, fille d’un imam de la région d’Adrar, Kaminsky fait fi des ségrégations en tous genres.

Adolfo Kaminsky, les Juifs belges et le FLN

  • 45 Contribution filmée d’Adolfo Kaminsky à la journée d’hommage à Akli Aïssiou, ULB, 9 mars 2020.
  • 46 Marcel Liebman, Né Juif, une famille juive pendant la guerre [1977], Bruxelles, Aden, 2011, p. 189.
  • 47 Paul Halter, Merry Hermanus, Paul Halter, numéro 151.610, d’un camp à l’autre, Bruxelles, Labor, 20 (...)
  • 48 Entretien avec Adofo Kaminsky, op. cit.

20Intervenant à l’ULB, Kaminsky a rappelé l’action des Belges dans les réseaux de soutien, en affirmant à titre conclusif que « la Belgique avait occupé une très grande part dans la libération de l’Algérie. »45 Dans les pseudopodes belges des réseaux français Jeanson et Curiel, l’on retrouve un grand nombre de Juifs belges, à tel point qu’il est possible d’évoquer une spécificité belge. À des degrés divers, ces partisans de l’indépendance de l’Algérie prennent conscience du rôle historique inouï qu’ils incarnent dans le rapprochement des peuples juif et arabe. Au contact du FLN, l’historien et future figure importante de la gauche belge Marcel Liebman formalise cette pensée46. D’autres membres du réseau Curiel, tel que Paul Halter, déporté à Auschwitz qui semble avoir soutenu un temps cette idée, avant de s’éloigner de la branche armée du FLN en raison de propos antisémites qu’il aurait entendus de la part d’Algériens47. Également Juif, résistant et déporté à Buchenwald, Jacques Sephiha compte parmi les activistes belges les plus proches de Kaminsky. Il partage avec lui le même idéal sur l’État binational israélo-palestinien. À son domicile bruxellois, rue du cardinal Lavigerie, il héberge tour à tour l’un des dirigeants du FLN Ali Haroun et Paule Di Puccio. Cette ancienne résistante communiste centralise alors une bonne partie des caches pour les militants du FLN en exil. C’est ainsi que lorsque Kaminsky se réfugie en Belgique, pour échapper à son arrestation de plus en plus inéluctable, il rejoint le principal dirigeant du FLN en Europe, Omar Boudaoud, ainsi que les activistes français les plus importants et toujours en liberté. Les adjoints de Francis Jeanson, le journaliste Philippe Vignes, dit Daniel, et surtout la photographe Dominique Schwab-Stern, dite Darbois, dite Irène, l’attendent. Hormis le milieu aisé auquel elle appartient, Darbois multiplie les points communs avec Kaminsky, car elle a été internée à Drancy en tant que Juive, elle participe à la résistance, puis au combat anticolonialiste. Elle assume alors la jonction entre les réseaux français et belges. Comme Kaminsky, elle est en contact avec la trotskiste et journaliste de la RTB Adolphine Neyens, l’ex-enfant cachée et étudiante en médecine Nora Van Montagu, le futur magistrat Luc Somerhausen et Suzanne Esnault-Demeyer. Cette dernière est reconnue comme « Juste parmi les Nations » pour avoir participé au sauvetage des Juifs, mais aussi comme Moudjahida48.

  • 49 Pierre De Bie, Budgets familiaux en Belgique, 1957-1958, Louvain, Nauwelaerts, 1960, p. 251 et p. 2 (...)
  • 50 Archives du Comité Fédéral de la Fédération de France du FLN, dossier « Belgique » (non déposées).

21Il nous semble qu’à Bruxelles, Kaminsky est au sommet de son art de fabrication de faux. Plusieurs facteurs peuvent expliquer les raisons de l’importance de son activité. Pour la première fois, Adolfo Kaminsky est pris en charge entièrement par l’organisation pour laquelle il travaille. Grâce à la comptabilité de Vignes, nous sommes en mesure d’établir que le laboratoire coûtait 1 167 DM (Deutsche Marks) par trimestre (de juillet à octobre 1962), sur un budget alloué aux filières de 21 981 DM pour juillet et août 1962. Le rapport accompagnant les comptes précise qu’il est nécessaire de prévoir pour Joseph et sa compagne Katia (Gloria de Herrera), les moyens de se reconvertir. Une « aide familiale » de 1 200 DM leur est allouée exceptionnellement. Début 1962, tous deux perçoivent encore une somme mensuelle de 7 500 francs belges (un ménage d’ouvriers belges perçoit en moyenne 7 652 BEF par mois et les ressources les plus basses pour un ménage de cadres ou de fonctionnaires sont estimées à 14 069 BEF)49, comme six autres membres du réseau de soutien. Ce qui est relativement peu pour un fabricant de fausse monnaie. Au lendemain de la guerre d’Algérie, la principale préoccupation réside dans le sort du laboratoire de Kaminsky et de son « matériel confidentiel », ainsi que l’utilisation par le gouvernement algérien des locaux50.

Fausse carte d’identité établie pour Monsieur Mellab, l’un des trois responsables principaux du FLN en Belgique, en 1961‑1962

Fausse carte d’identité établie pour Monsieur Mellab, l’un des trois responsables principaux du FLN en Belgique, en 1961‑1962

© Collection particulière Paul-Emmanuel Babin – Ne pas reproduire sans autorisation

  • 51 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 189.
    Anne Beaumanoir, Le feu de ma mémoire, la Résistance, le communism (...)
  • 52 Particia Lorcin, Gloria de Herrera: A Free Spirit in Troubled Times, University of Minnesota, confé (...)

22Comme en 1944, l’activité de Kaminsky est réalisable grâce à deux femmes, ses agents de liaison. Désormais, il s’agit de la critique de cinéma Michèle Firk et la peintre et sculptrice Gloria de Herrera. Les profils de ces deux femmes nous renseignent sur la motivation commune des membres de ce réseau. La première se présente comme une victime du racisme, exposée aux quolibets antisémites dans son enfance. Ce qui la rapproche finalement de Marceline Loridan-Ivens, rescapée d’Auschwitz, qui recrute initialement Kaminsky, alors que celui-ci est encore réticent à entrer dans ce réseau51. La seconde, Gloria de Herrera, muse du photographe Man Ray, nous donne aussi une indication sur le niveau du milieu culturel de Kaminsky. Arrêtée au cours de l’affaire du réseau Jeanson, l’Américaine de Herrera est peu ou prou occultée. Pourtant, elle porte sur ses épaules, l’intégration de Kaminsky au réseau belge, alors qu’il se montre méfiant et solitaire pour des raisons de sécurité52.

  • 53 Entretien avec Daniel L., déserteur français, apprenti au laboratoire bruxellois de Kaminsky, réali (...)

23L’importance de Kaminsky en Belgique ne se limite pas au projet de fabrication de fausse monnaie. Certes il existait bien un mince espoir de s’attaquer à la sécurité économique avec la mise en place des nouveaux francs français53. Mais rétrospectivement, le symbole est plus fort qu’il n’y parait, car le gouvernement gaulliste venait à peine de déstabiliser la Guinée de Sékou Touré… avec de la fausse monnaie (au cours de « l’opération Persil »).

  • 54 Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Paris, Nouveau Monde, 2011, p (...)

24En fait l’importance de l’action de Kaminsky doit surtout être mesurée avec l’instauration de la carte d’identité. Comme le souligne l’historien Emmanuel Blanchard, cette obligation est mise en place en France en raison de la guerre d’Algérie. En effet, depuis 1957 les Français doivent être porteurs de ce document pour se rendre dans des pays n’exigeant pas un visa54. Pour pallier cette nouvelle contrainte, la force du laboratoire de Kaminsky ne se résume pas à fournir une fausse carte au militant recherché. En effet, il construit une identité complète allant de la carte d’identité, aux permis divers, en passant par des quittances diverses et des bulletins de salaire. En outre, par sa maîtrise de la photogravure, il est en mesure de reproduire des cachets avec leurs imperfections dissimulées. Dans son laboratoire, il répertorie les états civils détruits par des faits de guerre, les agents signataires et l’ordre de la numérotation des cartes des différentes préfectures en France ou en Algérie, tout en respectant les propriétés du papier entre les cartes de Paris ou de province.

Gloria de Herrera jouant au jeu de dames avec Omar Boudaoud, Bruxelles, vers 1961

Gloria de Herrera jouant au jeu de dames avec Omar Boudaoud, Bruxelles, vers 1961

© Getty Research Insitute, Los Angeles – Ne pas reproduire sans autorisation

  • 55 Jacques Falck, op. cit.
  • 56 Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson : un intellectuel en dissidence : de la résistance à la guerre (...)
  • 57 Entretien avec Henri C., réalisé le 12 mai 2021.
  • 58 Guy De Boscchère, Jean Van Lierde, La guerre sans armes, Douze années de luttes non-violentes en Eu (...)

25Il développe son art jusqu’à brouiller toutes les pistes. Des activistes belges, tel que Luc Somerhausen, se retrouvent avec de fausses cartes de Français d’Algérie55 quant aux activistes français, ceux-ci sont porteurs de vraies cartes d’identité belges. Chacune comportant une nouvelle photo fixée par des autres rivets et recouverte d’un faux cachet56. Ainsi, l’insoumis Henri C., futur directeur d’une célèbre maison d’édition, vit dans la clandestinité avec les papiers d’un étudiant communiste belge : Ange Hermanus57. Mais le trafic de papiers prend une dimension nouvelle avec la complicité du chrétien et anarchiste Jean Van Lierde. Les véritables identités deviennent indétectables, car les remises volontaires de papiers se multiplient aux mains de Van Lierde, permettant alors de pousser le raffinement en ayant recours à des sosies. Henri Curiel reçoit par exemple des papiers du colonel Julien Roskam58. Dans ce cas de figure, l’intervention de Kaminsky devient tout à fait réduite.

26Mais le sommet de l’action de Kaminsky est atteint grâce à Guy Cudell, le bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode, l’une des communes bruxelloises. Celui-ci enregistre sur le territoire de sa commune des étrangers, sans transmettre ces inscriptions à la Police des Étrangers dépendant du ministère de la Justice, comme l’exigeait la procédure59. Ainsi, sans encourir de grands risques, les dirigeants du FLN bénéficient d’une inscription régulière et d’une vraie carte de séjour d’étranger, sur présentation de leur fausse carte française. En effet, ils sont à l’abri des demandes de renseignements et surtout d’extraditions formulées par les autorités françaises. Ce que Kaminsky exprime avec quelques nuances démontrant que le FLN demeure toutefois méfiant, même vis-à-vis de Cudell :

  • 60 Entretien avec Adolfo Kaminsky, réalisé à Paris, le 5 août 2017.

En Belgique, cette obligation de déclaration intervenait au bout d’un mois et demi de résidence par exemple [le délai était de trois mois selon la loi du 28 mars 1952]. Je ne suis pas certain du délai. Une chose est sûre, vous ne trouverez pas de responsables importants dans les fichiers de police des étrangers, car c’était moi qui faisais les papiers pour les Algériens ou les Français en Belgique. Chacun avait une nouvelle identité et tout le monde changeait de commune dans Bruxelles pour ne pas avoir à se déclarer à chaque fois.60

27Véritable créateur d’identité, Kaminsky trouve en Belgique un terrain de choix, en raison de sa proximité idéologique avec le réseau belge et compte tenu des moyens plus importants à sa disposition. Au cours de cet exil, il se fait le parangon d’une résistance plus universelle à l’oppression, qu’il justifie d’ailleurs comme l’expression d’une « solidarité humaine ». Désintéressé, le couple de Herrera et Kaminsky a probablement sacrifié une renommée artistique sur l’autel d’une application plus efficace des droits de l’Homme. Puissions-nous espérer que la Belgique accueillera l’œuvre du photographe et du mensch Adolfo Kaminsky.

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Notes

1 Hugues Le Paige, « Adolfo Kaminsky, photographe de l’ombre », Revue Politique, 2020 : https://leblognotesdehugueslepaige.be/adolfo-kaminsky-photographe-de-lombre/, consulté le 27 septembre 2023.

2 « Adolfo Kaminsky, Résistant et photographe, est mort », Le Monde, 9 janvier 2023.
« Adolfo Kaminsky, La mort après une vie héroïque de faux et de photos », Libération, 9 janvier 2023.
« Décès d’Adolfo Kaminsky, Résistant, photographe aux mille vies et roi des faussaires », Le Figaro, 9 janvier 2023.
« Adolfo Kaminsky, Un art au service de la lutte », L’Humanité, 11 janvier 2023.

3 Sarah Kaminsky, Adolfo Kaminsky, Une vie de faussaire, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 15.

4 Michel Dubec, Les maîtres trompeurs : vrais et faux escrocs, Paris, Seuil, 1996, p. 205.

5 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 28.

6 Élisabeth de Fontenay, Sophie Coeuré, Amaury da Cunha, Adolfo Kaminsky : changer la donne, Paris, Cent mille milliards, 2019, catalogue de l’exposition de photos de Kaminsky au MahJ de Paris (Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme).

7 Jacques Falck, Faux et usage de faux, Les Films d’Ici, 1999, 52 min. À cet égard, comme le souligne Adam Shatz, le New York Times passe sous silence l’engagement de Kaminsky en faveur de l’Algérie. Adam Shatz, « Beyond Borders », London Review of Books, vol. 45, n° 4, 16 février 2023.

8 Sarah Kaminsky, op. cit, p. 198.

9 Ali Haroun, La 7e Wilaya, la guerre du FLN en France 1954-1962 [1986], Paris, Seuil, 2012, p. 229-232.
Omar Boudaoud, Du PPA au FLN : mémoires d’un combattant : cinq ans à la tête de la fédération de France (1957-1962), Alger, Casbah, 2007, p. 148.
Mohand Akli Benyounès, Sept ans dans le feu du combat, la guerre d’Algérie en France 1954-1962, Alger, Casbah, 2012, p. 205-208.

10 « Adolfo Kaminsky : le roman vrai d’un faussaire héroïque », Le Soir, 30 novembre et 1er décembre 2019.

11 « Témoignage d’Adolfo Kaminsky, résistant, interné », Mémorial de la Shoah, 2009 : https://ressources.memorialdelashoah.org/notice.php?q=id:727963, consulté le 27 septembre 2023.
Grands Entretiens patrimoniaux, « Mémoire de la Shoah, Adolfo Kaminsky », INA, 2 février 2006 : https://entretiens.ina.fr/memoires-de-la-shoah/Kaminsky/adolfo-kaminsky, consulté le 27 septembre 2023.

12 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 30.

13 « El Schindler argentino, falsificador que salvó la vida de 3 000 judíos », Ámbito, 16 octobre 2020.

14 Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Paris, Gallimard, 2012, p. 94.

15 Jacques Falck, op. cit.

16 Jean-Luc Einaudi, Franc-tireur : Georges Mattéi, de la guerre d’Algérie à la guérilla, Paris, Sextan, 2004, p. 133-139.
Outre les références à Kaminsky dans les travaux académiques de Linda Amiri et de Tramor Quemeneur, nous nous contenterons de mentionner ici les évocations plus récentes : Linda Amiri, Benjamin Stora, Algériens en France : 1954-1962 : la guerre, l’exil, la vie, Paris, Autrement, 2012, p. 90-93 ; Tramor Quemeneur et al, Dictionnaire de la guerre d’Algérie, Paris, Bouquins, 2023, p. 973.

17 Jacques Semelin, La survie des Juifs en France 1940-1944, Paris, CNRS Éditions, 2022 ; Sarah Bennett Farmer, External Threat, Internal Struggles: Europe Under Occupation, conférence au Musée National de la Seconde Guerre mondiale de la Nouvelle Orléans, 2022 : https://www.nationalww2museum.org/about-us/notes-museum/adolfo-kaminsky, consulté le 27 septembre 2023.

18 Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les porteurs de valises, La résistance française à la guerre d’Algérie [1979], Paris, Seuil, 1990, p. 148.

19 Entretien avec Adolfo Kaminsky, réalisé à Paris, le 8 juillet 2016.

20 Richard Copans, Les frères des frères, Les films d’Ici, 1992, 98 min, (en ligne).

21 Gérard Angel, « L’ex-faussaire se refait dans la morale », Minute, 16-22 juillet 1983.

22 Christophe Muel, Le Second Front. La Guerre d’Algérie en France 1954-1962, Les Brûlures de l’Histoire, 1996, 64 min, (en ligne).

23 Jean Godin, Souvenirs, s.l, s.n., s.d., p. 224-226.

24 Carlo Feltrinelli, Senior Service, Milan, Feltrinelli, 1999, p. 378.

25 Jacques Falck, op. cit.

26 Michel Dubec, op. cit., p. 220.

27 Malika Laichour, Khawa, Rive Blanche Films, 2005, 90 min.

28 Jacques Stulmacher, Journal d’un enfant juif, Paris, Edilivre, 2021, p. 91.

29 Hassina Mechai, « Adolfo Kaminsky. Le gardien de ses frères », Ballast, 2017/1, n° 6, p. 8-2.

30 Nicole Rein, Mémoires, s.l., s.n., s.d., n.p. Antoine Spire, Tambour battant, Hommage à Francis Jeanson (Nicole Rein et Adolfo Kaminsky), 2009, CINAPS TV (en ligne).

31 Michel Dubec, op. cit., p. 194.

32 Service Historique de la Défense (SHD Caen), Dossier d’internement politique, Adolphe Kaminsky, AC 21 P 578713. Entretien, op. cit.

33 Archives de la Préfecture de Police de Paris (APPP), 1 W 453 7357, dossier Kaminski ou Keller.

34 Association des anciens de la résistance juive en France, Organisation juive de combat, France, 1940-1945, Paris, Autrement, 2002.

35 Michel Laffitte, « L’UGIF, collaboration ou résistance ? », Revue d’Histoire de la Shoah, 2006/2, n° 185, p. 45-64.

36 Association des anciens de la résistance juive en France, op. cit., p. 130, p. 265 et p. 332.

37 Ahlrich Meyer, « Faux papiers. Un chapitre ignoré de la Résistance juive en Belgique », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, n° 10, 2011, p. 213-269 : https://doi.org/10.4000/cmc.492, consulté le 27 septembre 2023.

38 Thierry Rozenblum, « Une cité si ardente. L’administration communale de Liège et la persécution des juifs, 1940-1942 », Revue d’Histoire de la Shoah, 2003/3, n° 179, p. 9-73.

39 Arnaud Bozzini, « De l’engouement à la rupture. Les Juifs communistes à Bruxelles et le PCB (1944-1956) », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, n° 7, 2006 : https://doi.org/10.4000/cmc.802, consulté le 27 septembre 2023.

40 « Mémoires de l’immigration algérienne : la guerre d’Algérie en France, colloque du 2 au 3 décembre 2000 », Zaàma, revue trimestrielle pour l’égalité, septembre 2002, n° 10, p. 71-73.

41 Lyazid Benhami, Tahar Ibtatene, dit Tintin : héros de la Résistance, 1940-1945 et de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, L’Harmattan, 2020.

42 « Adolfo Kaminsky, le résistant qui a continué à fabriquer de faux papiers pour des personnes en danger dans le monde après 1945 », 20 h 30 le samedi, 8 mai 2021, France 2.

43 Zaàma, op. cit., p. 71-73.

44 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 62.

45 Contribution filmée d’Adolfo Kaminsky à la journée d’hommage à Akli Aïssiou, ULB, 9 mars 2020.

46 Marcel Liebman, Né Juif, une famille juive pendant la guerre [1977], Bruxelles, Aden, 2011, p. 189.

47 Paul Halter, Merry Hermanus, Paul Halter, numéro 151.610, d’un camp à l’autre, Bruxelles, Labor, 2004, p. 111.

48 Entretien avec Adofo Kaminsky, op. cit.

49 Pierre De Bie, Budgets familiaux en Belgique, 1957-1958, Louvain, Nauwelaerts, 1960, p. 251 et p. 258. Le professeur d’économie Jacques Nagels propose, dans ses mémoires inédites, une multiplication des prix à la consommation par sept entre 1960 et 2009, soit une valeur d’environ 1 301 euros (malheureusement nous n’avons pas pu obtenir une actualisation de cette valeur auprès de deux successeurs de Nagels à l’ULB).

50 Archives du Comité Fédéral de la Fédération de France du FLN, dossier « Belgique » (non déposées).

51 Sarah Kaminsky, op. cit., p. 189.
Anne Beaumanoir, Le feu de ma mémoire, la Résistance, le communisme et l’Algérie, 1940-1965, Saint-Denis, Bouchène, 2009, p. 122.
Nina Robert, Denis Robert, « Une vie d’Annette », Citizen Films, 2018, 52 min. (en ligne).

52 Particia Lorcin, Gloria de Herrera: A Free Spirit in Troubled Times, University of Minnesota, conférence 6 octobre 2021 : https://cla.umn.edu/news-events/events/gloria-de-herrera-free-spirit-troubled-times, consulté le 27 septembre 2023.

53 Entretien avec Daniel L., déserteur français, apprenti au laboratoire bruxellois de Kaminsky, réalisé le 14 septembre 2023. Selon ce témoignage, les machines installées à Bruxelles ne permettaient pas une fabrication de faux billets à une grande échelle.

54 Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 243.

55 Jacques Falck, op. cit.

56 Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson : un intellectuel en dissidence : de la résistance à la guerre d’Algérie, Paris, Berg International, 2001, p. 151.

57 Entretien avec Henri C., réalisé le 12 mai 2021.

58 Guy De Boscchère, Jean Van Lierde, La guerre sans armes, Douze années de luttes non-violentes en Europe, 1952-1964, Bruxelles-Paris, Luc Pire-Karthala, 2002, p. 77.

59 Hugues Le Paige, Le Front du Nord, RTBF, 1992, 62 min : https://www.sonuma.be/archive/traces-du-02031992, consulté le 27 septembre 2023.

60 Entretien avec Adolfo Kaminsky, réalisé à Paris, le 5 août 2017.

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Table des illustrations

Titre Adolfo Kaminsky et Nicole Rein, Paris 2019
Crédits © Collection particulière Paul-Emmanuel Babin – Ne pas reproduire sans autorisation
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/12900/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 378k
Titre Fausse carte d’identité établie pour Monsieur Mellab, l’un des trois responsables principaux du FLN en Belgique, en 1961‑1962
Crédits © Collection particulière Paul-Emmanuel Babin – Ne pas reproduire sans autorisation
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/12900/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Gloria de Herrera jouant au jeu de dames avec Omar Boudaoud, Bruxelles, vers 1961
Crédits © Getty Research Insitute, Los Angeles – Ne pas reproduire sans autorisation
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/12900/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 356k
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Pour citer cet article

Référence papier

Paul-Emmanuel Babin, « Adolfo Kaminsky (1925-2023), faussaire et humaniste »Témoigner. Entre histoire et mémoire, 138 | 2024, 99-112.

Référence électronique

Paul-Emmanuel Babin, « Adolfo Kaminsky (1925-2023), faussaire et humaniste »Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 138 | 2024, mis en ligne le 15 avril 2025, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/12900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11x61

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Auteur

Paul-Emmanuel Babin

Centre d’Histoire Judiciaire – Université de Lille
Paul-Emmanuel Babin est doctorant au Centre d’Histoire Judiciaire – Université de Lille. Il prépare une thèse intitulée Le Front judiciaire pendant la guerre d’Algérie. Répression et résistance de part et d’autre de la frontière franco-belge, sous la direction de Florence Renucci. Sa recherche porte principalement sur le rôle du collectif belge des avocats de la Fédération de France du FLN algérien (Front de Libération Nationale) dont Cécile Draps, (« Cécile Draps, première femme avocate au barreau de cassation. Une robe pour le progrès dans la justice », La Conférence, avril 2022). Paul-Emmanuel Babin est notamment l’auteur d’une étude sur les avocates du FLN (Les avocates du FLN : une approche genrée, Clio@Themis, n° 25, 2023) et d’une recherche sur les détenus algériens des prisons du Nord pendant la guerre d’Algérie, Christian Carlier (dir.), Histoire de la prison cellulaire de Douai-Cuincy, de son ouverture en 1907 à nos jours, Paris, ministère de la Justice, 2010.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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