Jennifer Lesieur. Rose Valland

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1Cet ouvrage documente un cas particulier de la politique nazie entre 1939 et 1945 : parallèlement à la destruction des Juifs d’Europe et aux transferts économiques des pays occupés vers l’Allemagne, un pillage systématique des œuvres d’art, provenant notamment des galeries d’art et collections privées appartenant à des Juifs. Il le fait au travers de l’action de Rose Valland, alors attachée de conservation au musée du Jeu de Paume à Paris, qui pendant l’Occupation va répertorier les œuvres enlevées par les nazis, leur destination, et après-guerre participera pendant près de dix ans à l’entreprise de récupération de ces œuvres, à l’identification de leurs propriétaires – dont beaucoup avaient été déportés et assassinés – et, quand c’était possible, à leur restitution.

2Dès avant-guerre, les nazis s’intéressent à l’art dans l’optique d’une « épuration » éducative. À Munich, en 1937, se tient une exposition où l’art officiel est confronté à l’entartete Kunst, l’art « dégénéré » ; les musées allemands sont purgés de 16 000 œuvres « dégénérées », qui sont brûlées ou vendues en Suisse. Hitler veut transformer Linz, la ville de sa jeunesse, en capitale artistique, il dessine les plans d’un musée géant, et charge un historien d’art d’établir un relevé des œuvres destinées à Linz, lequel historien d’art « achète » ou le plus souvent saisit les œuvres d’art appartenant aux Juifs et aux francs-maçons, dans les pays vaincus.

3En août 1939, quelques jours avant la déclaration de guerre, commence l’exode des musées parisiens. Le Louvre est fermé, son contenu emballé, et jusqu’en décembre 1939, 51 convois comportant plus de cinq mille caisses quittent le Louvre, pour Chambord ou divers abris. Le Kunstschutz, mis en place en 1914 pour protéger le patrimoine français en zone de guerre, est dirigé en 1940 par le comte Wolff-Metternich, historien d’art et francophile, qui, alors que Abetz réclame le retour des œuvres du Louvre, s’y oppose, arguant que selon Hitler aucune œuvre ne doit être déplacée avant les négociations de paix. Mais le pillage systématique est encadré par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), service secret dirigé à Berlin par Rosenberg, à Paris par Kurt von Behr, ce qui signifie plusieurs instances, qui vont souvent rivaliser. L’ERR supplante rapidement le Kunstschutz. Le directeur du Jeu de Paume, Jaujard, suggère alors à l’ERR de se servir de son musée pour entreposer ses saisies, à condition d’un double inventaire, fait par les fonctionnaires allemands et par des employés français. C’était le moyen de garder la trace de ces vols. En novembre 1940, des soldats allemands déposent donc au Jeu de Paume 400 caisses contenant des tableaux, des objets d’art, provenant des collections de grands amateurs et marchands d’art juifs. Jaujard charge Rose Valland de tout surveiller, elle commence à noter les saisies, mais on le lui interdit. Elle va continuer clandestinement, prenant de très grands risques. Le Reichmarschall Göring passe l’inspection et se sert : il s’empare de 27 tableaux inestimables, dont un Rembrandt et un Van Eyck. Par ailleurs, Göring classe les œuvres en fonction de leur destinataire : en premier Hitler, en second lui-même, en troisième les Universités, les musées allemands… les œuvres mineures étant vendues « au profit des orphelins et veuves de guerre français, qui n’en verraient pas un centime. » Un expert parisien collaborateur fait des estimations très basses des tableaux, mais de toute façon « Göring ne paya jamais ce qu’il “achetait”. » Les experts allemands cataloguent les prises, font des fiches, des photos. Rose de son côté prend des notes discrètes, mémorise tout ce qu’elle peut, surtout les destinations, et son rapport hebdomadaire est transmis à son réseau de résistance, le NAP (Noyautage des administrations publiques).

4Mais il s’avère que les nazis ne se bornent pas à piller. Au Louvre, des Masson, des Dali, des Picasso sont lacérés. En juillet 1943, autodafé dans le jardin des Tuileries : Klee, Max Ernst, Léger, Picasso… flambent. Après avoir éliminé ces œuvres « dégénérées », il s’agit aussi de récupérer les œuvres « appartenant à l’empire et à la culture germanique » et disséminées dans le monde entier. C’est ainsi que le retable de l’Agneau mystique, de Gand, mis à l’abri à Pau sur la demande de la Belgique, est remis aux nazis, le conservateur du musée de Pau obéissant à Vichy.

5En 1944, quand l’issue de la guerre se rapproche, Jaujard communique aux Alliés l’emplacement des dépôts à ne pas bombarder, et Hitler fait transférer ses collections dans les mines de sel de Steinberg, en Autriche. Rose informe la Résistance qu’un convoi chargé d’œuvres d’art doit partir à destination de la Tchécoslovaquie ; les cheminots font grève, puis simulent des pannes de locomotives, des voies sabotées, des erreurs d’aiguillage…, épisode qui a inspiré notamment le film Le Train de John Frankenheimer (1964).

6À la fin de la guerre vient le temps des bilans. Les œuvres publiques françaises laissées en sûreté dans les châteaux et abris ont échappé, les collections privées ont été pillées. Une commission de récupération artistique (CRA) est mise en place en novembre 1944, commission dont Rose est nommée secrétaire générale. Côté Alliés, les USA ont créé le Monuments, Fine arts and archives Programm (MFAA). Grâce aux informations de Rose, le MFAA localise des dépôts dans la mise de cuivre de Siegen, la mine de sel de Heilbronn, celle de Kochendorf… Le château de Neuschwanstein, outre des œuvres d’art, recèle les archives de l’ERR, qui serviront pour les procès. Le préfet de Haute-Autriche décide de dynamiter la mine d’Altaussee pour ne pas laisser son contenu à l’ennemi, mais les mineurs autrichiens, pour préserver leur lieu de travail, désamorcent les bombes et se bornent à dynamiter l’entrée. Les Alliés y trouvent des Michel-Ange, des Brueghel, des Rembrandt, les deux Vermeer confisqués par Hitler, et le fameux triptyque de L’Agneau mystique qui revient à Gand après la libération de la Belgique.

7Rose Valland, recrutée comme « capitaine Beaux-Arts », se rend en Allemagne, où elle passera huit ans. Elle établit un catalogue des toiles manquantes qu’elle diffuse à des marchands d’art. Mais Alliés et Soviétiques se divisent sur les suites : pour les Alliés, les œuvres doivent être restituées au pays où elles ont été volées, mais les Soviétiques, qui ont été aussi spoliés, forment une « Brigade des trophées » chargée de récupérer les œuvres volées et de s’approprier toute autre œuvre trouvée en Allemagne au titre des dommages de guerre. Toutefois, en 1955, l’URSS rend à la RDA les œuvres saisies en 1945. Rose s’insurge en vain contre les désordres bureaucratiques et certaines décisions choquantes : en 1950, des responsables de l’ERR comparaissent devant le tribunal militaire de Paris, Rose est le principal témoin des pillages, mais les jugements sont cléments et la plupart des accusés reprennent leurs activités de marchands d’art… Jusqu’à sa mise à la retraite, elle s’activera pour tenter de réparer ce qui, dans son domaine propre, a été ravagé par la guerre.

8L’auteur, au fil des événements, brosse un portrait de cette femme qui, d’origine modeste, normalienne, boursière, a réussi à intégrer les Beaux-Arts de Lyon, puis de Paris, a formé peu à peu son goût avec le surréalisme : « elle explorait ses nouvelles projections de l’esprit, attirée malgré elle vers ces refus de la morale dont elle était imprégnée. Elle qui avait mis tant de soin à peindre une fleur, une main, une posture classique, voyait son jugement heurté par cet éclatement des formes, des couleurs et des proportions. Et cette hardiesse infusait lentement dans son inconscient… » Cette ouverture à l’art moderne informe son regard : « Ce qu’elle avait eu sous les yeux depuis son arrivée en Allemagne, ces ruines déchiquetées peuplées de spectres, seuls les artistes condamnés par les responsables de cette catastrophe pourraient les peindre. Eux seuls sauraient rendre la brutalité et l’agonie de l’Allemagne vaincue. Les nazis avaient voulu détruire le cubisme, mais leurs villes étaient elles-mêmes devenues cubistes, avec leurs bâtiments diffractés dans le gris du métal et le brun de la boue. » L’auteur indique au passage son homosexualité, discrète, mais tout de même bien assumée pour l’époque : Rose imposera que sa compagne, Joyce, soit à sa mort inhumée dans le caveau familial. Décision apparemment modeste, bien dans le ton du courage quotidien dont elle a fait preuve pendant la guerre et l’après-guerre, courage peu reconnu par les institutions et auquel ce livre veut rendre hommage.