Anne Quinchon-Caudal. Avant Mein Kampf, les années de formation d’Adolf Hitler

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1Les historiens qui tentent de déterminer précisément quand et comment s’est formée la vision du monde d’Hitler ont indéniablement du pain sur la planche. D’autant que pour les années d’avant, pendant et juste après la Première Guerre mondiale, les sources historiques pertinentes sont très fragmentaires, assez rares, souvent contradictoires, et particulièrement difficiles à interpréter. Pour sa timide tentative de 1969, l’historien allemand Eberhard Jäckel, auteur de Hitlers Weltanschauung, n’a pu se baser que sur les passages autobiographiques (très subjectifs) de Mein Kampf, du Zweites Buch d’Hitler (un texte publié pour la première fois en 1961, mais vraisemblablement rédigé en 1928) et d’une poignée de lettres et de notes.

2Aujourd’hui, les écrits d’Hitler sont accessibles dans des éditions commentées en long et en large, et de nombreux fonds d’archives ont été épluchés par la communauté scientifique. Pourtant, le développement de l’idéologie du plus célèbre des nazis reste un mystère. Dans les premières années, les grandes biographies hitlériennes proposaient des études centrées sur des périodes spécifiques de la vie d’Hitler, et non des descriptions générales de son développement intellectuel. Kimberley Cornish a par exemple tenté (avec un succès tout relatif) d’attribuer le développement idéologique d’Hitler à Ludwig Wittgenstein, son prétendu camarade de la Realschule de Linz (The Jew of Linz, New York, Random House, 1998), tandis que David Lewis a imputé (de façon peu convaincante) la construction de son caractère au traitement peu orthodoxe que lui a fait subir le neuropsychiatre allemand Edmund Forster pendant son séjour forcé au lazaret de Pasewalk (Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, fin 1918) (The man who invented Hitler, Londres, Headline Publishing Group, 2003). Dans leurs ouvrages, bon nombre d’historiens, dont Paul Ham (Young Hitler. The making of the Führer, New York, Doubleday, 2017), Peter Ross Range (1924. The year that made Hitler, New York, Back Bay Books, 2016) et David King (The trial of Adolf Hitler, New-York, Norton and Company, 2017) ont présenté Mein Kampf comme la clé de voûte du cheminement intérieur d’Hitler. D’autres ont réalisé des micro-analyses de l’évolution de sa pensée en s’intéressant à des périodes antérieures de sa vie. Brigitte Hamann a notamment livré une splendide exploration des années qu’Hitler a passées à Vienne (Hitlers Wien, Munich, Piper Verlag, 1998), tout comme l’a fait Thomas Weber pour la Première Guerre mondiale (La première guerre d’Hitler, Paris, Perrin, 2012) et la demi-décennie qui a suivi la Grande Guerre (Devenir Hitler. La fabrique d’un nazi, Paris, Armand Colin, 2021).

3En 2023, Anne Quinchon-Caudal a ajouté sa pierre à l’édifice avec une brillante étude intitulée Avant Mein Kampf. Les années de formation d’Adolf Hitler. La germaniste française y reconstruit, en quatre chapitres étayés par une foule de sources historiques dépouillées avec une minutie parfois extrême, le développement de l’univers mental d’Hitler dans les quinze ans qui ont précédé Mein Kampf. Dans le premier chapitre, elle avance que les opinions d’Hitler n’avaient rien de tranché dans la période 1908-1918, et que rien ne laisse penser qu’il eut été activement antisémite avant l’automne 1918. Dans le second chapitre (le plus long des quatre), l’auteure s’attaque à la période 1919-1920. Elle se concentre pour ce faire sur trois documents qu’elle replace soigneusement dans leur contexte historique : une lettre à Adolf Gemlich (16 septembre 1919), le programme politique du NSDAP (20 février 1920) et une allocution de plus de deux heures tenue par Hitler dans la salle des fêtes de la Hofbräuhaus de Munich, le 13 août 1920. Quinchon-Caudal démontre de manière complète et convaincante qu’à l’automne 1919, la « Question juive » n’était une priorité ni pour le Deutsche Arbeiterpartei ni pour Hitler. Quant au programme du parti (au contenu duquel Hitler souscrivait sans l’ombre d’un doute, même si sa participation dans l’élaboration du document fait toujours l’objet de doutes), l’antisémitisme y était tout sauf un thème dominant. D’après l’auteur, la haine radicale des Juifs d’Hitler s’est surtout développée d’avril à août 1920. Son antisémitisme, au départ uniquement dirigé contre les Juifs d’Allemagne, a alors commencé à porter sur « le Juif » en général, si bien qu’Hitler s’est mis à exiger non plus le départ des « non-Allemands » immigrés en Allemagne à partir de 1914, mais bien l’Entfernung (l’éloignement) de tous les Juifs. C’est aussi à cette époque qu’il a commencé à décrire de plus en plus régulièrement les Juifs comme une « antirace » immuable et inassimilable contre laquelle le peuple allemand devait s’armer de toute urgence. Dans le troisième chapitre, Anne Quinchon-Caudal met en lumière l’influence de Dietrich Eckart sur la pensée d’Hitler. Eckart était un dramaturge, traducteur, polémiste et militant politique qui avait acquis une certaine notoriété grâce à son périodique Auf gut Deutsch. Entré en contact avec le DAP via Anton Drexler en 1919, il a soutenu le putsch de Kapp au même titre qu’Hitler, dont il est ensuite devenu le mentor et le bailleur de fonds. Le futur dictateur était en admiration devant Eckart. Il s’est toutefois rapidement distancé de son père spirituel et n’a jamais reconnu ouvertement le rôle d’Eckart dans son apprentissage idéologique. Rien d’étonnant à cela, puisque, comme l’explique l’auteure dans le dernier chapitre, où elle aborde la relation entre Eckart et Hitler, « un führer mégalomane ne saurait être que son propre géniteur. » (p. 236)

4Avant Mein Kampf est une lecture incontournable pour tous les historiens qui s’intéressent à l’histoire des idées en général, et à la genèse du nazisme en particulier. À travers cet ouvrage, Anne Quinchon-Caudal livre une véritable démonstration d’érudition et de maîtrise des sources existantes. La scrupuleuse herméneutique qui lui a permis de dégager une vision aussi subtile du développement mental d’Hitler doit servir de modèle à toutes les études sérieuses des racines de la pensée du leader nazi. Nous ne pouvons qu’espérer que ce livre croise la route d’un traducteur anglais, et qu’un éditeur international décide de lui offrir l’attention et la reconnaissance qu’il mérite.

5On peut toutefois s’interroger – sans critique aucune et par pure curiosité académique – sur la linéarité de l’évolution de pensée que laisse transparaître le discours d’Hitler. L’idéologie d’Hitler a-t-elle vraiment évolué d’une forme d’antisémitisme « modéré » populaire dans les cercles d’extrême droite à une théorie mieux définie, d’abord dirigée contre les Juifs allemands, puis contre la « judaïcité », et dont l’application pratique est passée de mesures légales à la migration (volontaire) et à l’expulsion (forcée), pour finir par une politique génocidaire ? Ou est-ce que toutes ces options étaient présentes dans son discours depuis le début, entremêlées dans ses allocutions, mais aussi entre les lignes de ses textes (un phénomène que je qualifie d’« entropie sémantique » (voir Fabian Van Samang, Doodgewone woorden. NS-taal en de Shoah, Louvain, UP Leuven, 2010 ; voir également « When words Kill. Armenians, Jews and the nature of genocidal discourse », Londres, Bloomsbury Academic, 2021). Ainsi, dans sa lettre à Gemlich, Hitler n’envisage pas deux solutions à la « Judenfrage » (un antisémitisme de sentiment qui ne conduit qu’aux pogroms, et un antisémitisme de raison), mais trois. L’antisémitisme de raison a en effet des implications à court terme (des mesures antijuives fixées par la loi), mais aussi à long terme : « sein letztes Ziel muss unverrückbar die Entfernung der Juden überhaupt sein. » (soulignage ajouté par mes soins) Le concept flou d’Entfernung ne désigne donc pas une adaptation de loi (nécessaire aux yeux d’Hitler), mais bien une politique qui va plus loin que les initiatives légales et les massacres à petite échelle (pogroms). Hitler laisse certes au lecteur le soin d’interpréter ce mot pour en déduire la signification concrète, mais « Entfernung » semble en tout cas receler ici un potentiel génocidaire. Il en va de même dans un projet de texte d’allocution qui n’est vraisemblablement pas daté, mais a, selon toute probabilité, été rédigé avant la radicalisation que Quinchon-Caudal situe au printemps et à l’été 1920. « Muss ausgerottet werden », peut-on y lire. « Der Jude als Blutengel » (voir : Werner Maser, Hitler’s letters and notes, New York, Bantam, 1976, p. 224). Cela ne signifie pas que la radicalisation d’Hitler a eu lieu avant l’époque visée par Quinchon-Caudal, mais plutôt que ses communications ont toujours été marquées par une alternance ou une coexistence de paroles brutales et de positions plus « modérées ». L’auteure avance notamment qu’après la période de radicalisation identifiée, Hitler ne visait plus uniquement les migrants arrivés après 1914 (comme indiqué au huitième point du programme du parti), mais tous les Juifs. Or, après ladite période, il a, à plusieurs reprises, de nouveau appelé à la « sofortige Ausweisung » de tous les (« sämtliche ») Juifs émigrés depuis 1914 (« seit 1914 eingewanderten Juden ») (voir allocution du 18/09/1922, « Die Teuerung als Folge der Börsenrevolution 1918 », dans Ernst Boepple, Adolf Hitlers Reden, Munich, Deutscher Volksverlag, 1934, p. 39). Il serait donc intéressant et instructif de mesurer l’applicabilité de son interprétation au fil de l’évolution du discours toujours plus chaotique d’Hitler (et du national-socialisme dans son ensemble).