Jean-Jacques Marie. La collaboration Staline-Hitler

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1L’histoire n’est jamais aussi simple que nous le pensons et le récit des historiens après coup ne rend pas toujours compte de la complexité et de l’épaisseur des événements au moment où ils se déroulèrent. Ainsi, nous vivons, depuis 1945, sur la polarité structurante du fascisme/nazisme d’une part et du communisme d’autre part. L’affaire est entendue : l’antibolchevisme constitue une dynamique essentielle du nazisme, tout comme, inversement, l’antifascisme répond à la vocation profonde du régime soviétique.

2Certes, mais dans son dernier livre l’historien spécialiste de la Russie soviétique Jean-Jacques Marie signale quelques faits troublants qui tendent à relativiser cette belle opposition, tels le traité de commerce et de navigation signé entre l’Italie et l’URSS en février 1924, la reconduite en mai 1933 du traité d’amitié Allemagne-URSS signé en 1926, le pacte d’amitié et de non-agression entre l’Italie et l’Union soviétique de septembre 1933 et l’appel des communistes italiens aux « frères fascistes » d’août 1936.

3Et puis il y a, bien entendu, le pacte Molotov-Ribbentrop d’août 1939. Traditionnellement on tend à interpréter ce pacte contre nature comme une tentative de la part de Staline de gagner du temps, l’Armée rouge, affaiblie par la Terreur des années trente, n’étant pas prête à affronter l’Allemagne nazie. Thèse que Jean-Jacques Marie a l’ambition de battre en brèche. Se basant pour l’essentiel sur des documents soviétiques, il montre que Staline, contrairement au dirigeant nazi, concevait une collaboration à long terme. Il aurait même envisagé d’associer l’URSS au Pacte d’acier signé par l’Allemagne et l’Italie le 22 mai 1939 : toute la face du monde en aurait été modifiée.

4À partir de juin 1940 apparaissent les premières fissures dans les relations entre les deux pays totalitaires. Le maître du Kremlin n’apprécie guère le succès foudroyant des armées allemandes à l’ouest. Hitler, pour sa part, n’a plus besoin des Russes. La guerre de Finlande l’ayant convaincu de la faiblesse de l’Armée Rouge, il enjoint ses généraux à préparer l’invasion de l’Union soviétique le 31 juillet 1940. De plus le Führer n’a pas goûté l’annexion de la Bessarabie et de la Bucovine par l’URSS, initiative qui n’était pas prévue par les protocoles secrets du pacte.

5Cependant, Staline continue tout au long à donner à Hitler des gages de loyauté. De plus, il refuse de façon systématique d’ajouter foi aux nombreux renseignements qui confirment les préparatifs allemands en vue d’une attaque massive. Car il n’y a pas que les dépêches du célèbre espion Richard Sorge depuis Tokyo : entre juin 1940 et juin 1941 – l’opération Barbarossa commence le 22 juin – pas moins de 120 mises en garde arrivent sur le bureau de Staline, qu’il balaie d’un revers de la main, tant il est persuadé qu’il s’agit de désinformation de la part des services secrets français et britanniques. Comment expliquer que le leader soviétique, lui qui se méfiait de tout le monde, ne semble pas avoir pu imaginer la trahison du Führer ? Même après l’invasion, Staline croyait que l’initiative en revenait à des généraux allemands, à l’insu de Hitler.

6Quoi qu’il en soit, le pacte Molotov-Ribbentrop est un de ces moments où l’on se rend compte à quel point le cynisme détermine l’histoire. Hitler signa un pacte avec son ennemi juré dans la conscience qu’il n’allait pas le respecter. Staline imposa aux communistes du monde entier une volte-face idéologique qui les jeta dans un désarroi profond : les gardiens du Goulag reçurent l’ordre de ne plus traiter les détenus de « fascistes ». Mais le cynisme n’est pas l’apanage des dictatures totalitaires : Churchill, dont on connaît l’anticommunisme, applaudit à l’occupation des pays baltes par l’Union soviétique, car il y voyait un contrepoids salutaire aux ambitions territoriales de Hitler. Par ailleurs, la Grande-Bretagne continua à vendre de l’étain et du caoutchouc à l’URSS, dont une partie serait revendue à l’Allemagne. Churchill le savait, mais ne souhaitait pas rompre les ponts avec Staline.

7La recherche de Jean-Jacques Marie repose pour une large part sur la consultation de sources soviétiques. Voilà qui fait la force de ce livre et peut-être en même temps sa faiblesse : on regrettera l’absence presque totale de sources allemandes. Cependant, la longue familiarité de l’auteur avec le monde soviétique – il est l’auteur, entre autres, de biographies de Lénine, Staline, Béria et Krouchtchev – fait de ce livre une enquête sérieuse et très lisible sur un événement historique qui continue d’intriguer.