Jean-Louis Rouhart : Paul Sobol, avant d’aborder le thème de la résilience, je vous propose de retracer d’abord le parcours que vous avez effectué depuis l’enfance jusqu’à votre libération des camps et votre retour à Bruxelles en 1945.

Paul Sobol : J’ai décrit cet itinéraire dans mon autobiographie intitulée « Je me souviens d’Auschwitz… De l’étoile de shérif à la croix de vie. » Ce livre est paru en 2010 aux Éditions Racine. Si vous le désirez, je peux vous en lire un extrait.

Je vous en prie.

« Je suis né à Paris. Mes parents sont juifs sans être pratiquants. Nous nous installons à Bruxelles en 1927. Lorsque la guerre éclate, nous continuons à vivre peu ou prou comme avant. En 1940, j’arrête l’école à 14 ans pour aider financièrement ma famille. Mon père nous a inscrits sur la liste des Juifs de Belgique. Nous portons l’étoile jaune sur nos vêtements. En 1942, après une terrible rafle dans le quartier du Midi, mon père décide de nous faire entrer en clandestinité. J’ai une nouvelle carte d’identité, un nouveau nom. Je fais du sport et me lie d’amitié avec un groupe de jeunes catholiques parmi lesquels se trouve une belle jeune fille, Nelly. Je tombe amoureux. Deux ans plus tard, le 13 juin 1944, 37 jours avant la libération de Bruxelles, nous sommes arrêtés en pleine nuit par la Gestapo (après avoir été dénoncés) et envoyés à la caserne Dossin à Malines. Là-bas, je reçois un colis de vivres de Nelly : elle s’était renseignée et avait appris mon arrestation. Dans le colis, je trouve une petite photo d’elle que je garde précieusement. Nous sommes envoyés à Auschwitz : mon père, ma mère, ma sœur Betsy, mon frère David et moi-même. À notre arrivée, les hommes et les femmes sont séparés. Mon père, David et moi restons ensemble. Peu de jours après, David est emmené. Nous ne le reverrons jamais. Nous sommes humiliés physiquement, affamés, tondus et tatoués comme des animaux. Je me fais passer pour un menuisier et je décore des petites boîtes. Mon Kapo qui les vend plus cher me protège et me donne un peu de nourriture. Je retrouve mon père un dimanche sur deux sur la place d’appel. Ce que nous vivons chaque jour dépasse l’entendement : les coups, la souffrance de ceux qui ne résistent pas, le froid, la peur, la faim, le spectacle quotidien de la mort. Nous apprenons la libération de Bruxelles avec joie. Je tiens le coup grâce à la petite photo de Nelly pliée en huit, l’espoir de la revoir. »

Cette photographie vous a donc accompagné durant toute votre détention. Elle vous a donné la force de ne pas sombrer dans le néant. Elle fait partie sans nul doute des ressources externes que vous avez pu exploiter pour survivre et que vous mentionnez dans votre ouvrage (Sobol, 2010, p. 152).

Oui, c’est grâce à elle que j’ai surmonté l’adversité et aussi parce que j’ai utilisé les valeurs que j’avais en moi, notamment un certain talent pour dessiner.

Si je comprends bien, le fait d’avoir poursuivi un but bien précis – survivre pour pouvoir un jour revoir l’être aimé ˗ a donné un sens à votre vie durant ces longs mois et vous a permis de survivre dans un milieu mortifère ; la proximité du père à certains moments vous a apporté une autre certitude et a constitué un autre point de repère. Quant au dessin, non seulement il vous a permis de sortir du lot et vous a sans doute sauvé la vie, mais en tant qu’expression de fantaisie dans le monde uniforme et monotone des camps, il vous a peut-être aussi permis d’oublier pour quelques instants la dure réalité du camp d’Auschwitz. Si on fait intervenir les tuteurs de développement solides (une famille unie), qui vous ont permis d’acquérir durant votre enfance les ressources internes indispensables pour réagir face aux agressions de l’existence, et si on ajoute une bonne « organisation » pour résoudre le problème quotidien de la faim, nous aurons, je crois, défini les éléments qui ont constitué votre stratégie de survie au camp d’Auschwitz. Comme vous le savez, cette capacité à résister au traumatisme de la captivité est désormais connue en psychologie sous le nom de « résilience ». C’est le premier aspect de la résilience, le second étant la capacité à se reconstruire après le trauma. Nous reviendrons plus tard sur cet autre aspect important, car nous ne sommes pas encore au bout de votre parcours dans les camps.

En effet. (Il poursuit sa lecture). « En janvier 1945, l’évacuation du camp d’Auschwitz commence. Je perds de vue mon père. Je ne le reverrai plus. Nous marchons dans un froid glacial avec la menace permanente d’être tués par les soldats. Nous faisons 200 kilomètres en trois jours entassés comme des bêtes dans un train de marchandises. La folie guette les hommes dans le wagon. On meurt de faim, de soif. Nous arrivons enfin au bout de 6 à 7 jours à Dachau. Ceux qui ont survécu sont mis en quarantaine. Pas de travail à faire, pas de nourriture. Nous apprenons la libération du camp d’Auschwitz. Quatre jours après, on nous donne à boire, à manger et nous repartons dans un camion pour un sous-camp de Dachau où nous travaillons comme des forcenés, ce que nous sommes. Là, je rencontre une femme rencontrée à la caserne Dossin. Elle n’a pas de nouvelles de ma mère et de ma sœur. Elle me donne un peu de vivres en cachette. Nous repartons dans un train. Nous profitons d’un bombardement pour nous échapper. Je m’enfuis avec un Français. Un paysan allemand nous met en joue avec son fusil, mais ne tire pas quand nous prenons nos jambes à nos cous. Dans un village, nous rencontrons des prisonniers de guerre français. Ils travaillent dans des fermes durant la journée et le soir, un soldat allemand les enferme dans le théâtre du village qui fait office de prison où ils disposent d’un confort incroyable et de victuailles à volonté. Nous prenons la place de deux prisonniers qui restent dormir dans les fermes. Notre premier vrai repas manque de nous tuer : trop gras, trop riche pour nos pauvres corps. Et quelques jours après, le 1^er mai 1945, les Américains sont là ! Nous sommes rapatriés vers la France dans les mêmes wagons qui nous y avaient amenés mais dans d’autres conditions ! Je suis pris en charge par la Croix-Rouge française et belge qui me rapatrie à Bruxelles. »

Manifestement, durant l’espace de temps compris entre votre évacuation du camp d’Auschwitz et votre libération, vous avez à nouveau frôlé la mort, et ce, à plusieurs reprises. Comment expliquez-vous votre survie ?

Depuis des années, je me pose la question : « Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je revenu et non mes parents ni David, mon jeune frère ? » Une chose est sûre, si j’ai survécu, c’est grâce à un ensemble de petits faits miraculeux qui, à des moments fatidiques m’ont permis de sortir vivant de l’enfer des camps, comme le fait de penser à Nelly, sa photo que j’ai pu garder tout au long de ma captivité, ma décision rapide de me faire passer pour un menuisier ou encore la rencontre avec les prisonniers de guerre français alors que j’étais affamé… Il y a eu le facteur chance, l’instinct de survie, la volonté égoïste de survivre […].

Il semble que, face à différentes situations de risque, vous ayez pu, comme d’autres rescapés, développer une forme de résilience qui vous a permis de résister, de vous adapter, de vous fortifier et ainsi de réagir au traumatisme quotidien (Colchado). Il est possible également que vous possédiez le « gène du surhomme » qui facilite le transport de la sérotonine, un neuromédiateur qui lutte conte les émotions dépressives et joue un rôle déterminant dans la résilience (Wikipedia). Quoi qu’il en soit, l’expérience des camps vous aura été utile par la suite. Paul Raulier écrit que vous avez réussi, par votre organisation, à maîtriser la zone d’incertitude de la vie dans les camps et que vous avez acquis une force intérieure qui vous a permis de mener de façon remarquable votre vie après le camp. Votre expérience du camp de la mort aura été un chemin initiatique qui vous aura donné une force de vivre extraordinaire pour le restant de votre vie (Raulier, 2010, 216 sq.).

Oui, l’expérience des camps a permis de révéler ce que j’avais potentiellement de positif en moi pour survivre et revenir. Mon expérience comme « esclave des nazis » m’a permis de rester dans le monde des vivants, celui où on est simplement « esclave de la liberté ».

Qu’entendez-vous exactement par « être esclave de la liberté » ?

C’est pouvoir travailler librement, organiser soi-même sa vie en étant auteur de son destin, maître de sa destinée. Auschwitz m’aura appris aussi à vivre chaque jour de ma vie comme si c’était le dernier. Comme je l’écris dans mon livre, « l’important dans la vie, c’est de savoir où l’on veut aller. C’est la motivation essentielle pour agir et pour être en accord avec soi-même. Cela tend les ressorts de la volonté et maintient l’enthousiasme dans l’effort. Cela, je l’ai appris grâce à Auschwitz. » (Sobol, 2010, p. 153) Il est vraisemblable que la créativité et l’imagination débordante, dont j’ai fait preuve par la suite, ont été fustigées par l’expérience des camps.

Parlons à présent de la période qui a suivi votre retour à Bruxelles.

(Paul Sobol reprend la lecture de son texte) : « À Bruxelles, c’est la fin du cauchemar. J’appelle un de mes anciens amis qui m’héberge car je n’ai plus de famille. Je tombe malade, une vilaine pleurésie. Je revois enfin Nelly. Je retrouve ma sœur Betsy. Elle n’a pas de nouvelles de ma mère. Je pars en maison de repos grâce à l’intervention d’un membre du parti socialiste de l’époque, puis dans une villa en Suisse, envoyé par l’armée belge. Je rentre à Bruxelles avec un peu d’argent reçu de l’armée. Je loue une chambre et cherche un travail. Je rencontre alors Jacques Meert, le secrétaire particulier du cardinal Joseph Cardijn, connu pour avoir mis sur pied les “Jeunesses ouvrières chrétiennes”. Il me trouve un travail, me pousse à me faire baptiser et convainc les parents de Nelly que je suis un bon garçon, et un bon garçon pour leur fille ! Grâce à lui, le mariage est possible. Je me marie donc le 16 septembre 1947. »

On pourrait croire que votre histoire se termine comme un conte de fées, par un happy end. Pourtant, dans votre autobiographie « Je me souviens d’Auschwitz… De l’étoile de shérif à la croix de vie », vous évoquez aux chapitres « Liberté et reconstruction » et « Survivre après Auschwitz » les difficultés que vous avez rencontrées à votre retour.

C’est exact. En plus de la pleurésie, j’ai eu la gale et une plaie inquiétante sur ma jambe droite qu’il a fallu soigner. J’ai dû progressivement me faire à l’idée que je ne reverrais jamais mes parents ni mon frère David – et pour cause. Personne ne me questionnait sur ce que j’ai vécu dans les camps nazis. Les Belges avaient souffert de faim, de froid, de l’Occupation. Ils ne pensaient qu’à l’avenir et voulaient oublier la guerre. J’avais honte de leur parler de ce que j’avais été : un esclave pour les nazis. Je ne pouvais leur dire comment ils m’avaient détruit, comme j’avais été contraint à renier toutes valeurs humaines pour survivre. Je ne leur montrais même pas mon tatouage B-3635. Ils n’auraient pas compris. Ou bien, ils n’auraient pas voulu savoir. Comme il n’y avait aucune écoute, je me suis tu. J’étais tout seul, sans famille et sans logement. Personne ne s’occupait de moi. Mes demandes pour obtenir la naturalisation belge n’aboutissaient pas. Comme je n’avais pas fait d’études à cause de la guerre, je n’avais ni diplômes, ni formation, ni plan d’avenir.

Cette situation a été vécue douloureusement par nombre d’autres déportés rescapés. Boris Cyrulnik, entre autres, en parle dans ses ouvrages consacrés à la résilience. Condamnés au mutisme sélectif afin de ne pas choquer et privés du soutien sécurisant de leur entourage, certains rescapés, selon lui, n’ont pas pu tenir les images de l’horreur à distance. Celles-ci sont revenues comme des éclairs douloureux et se sont imposées à leur conscience muette. Cette souffrance les a empêchés de reprendre une place dans la société, en a fait des épouvantails isolés, réduits au silence et souffrant en secret (Cyrulnik, 2008, p. 221). Mais vous, Paul Sobol, malgré toutes ces difficultés, vous avez pu rebondir, vous reconstruire et retrouver progressivement une place dans la société.

Comme je vous le disais, il y a un moment, j’ai eu la chance d’avoir été pris en charge par des institutions, puis d’avoir rencontré Jacques Meert, le secrétaire particulier de Joseph Cardijn, qui s’est occupé de moi comme un père de substitution.

Apparemment, lors du processus de résilience qui s’est développé à votre retour des camps, cet homme a joué le rôle du tuteur signifiant, il a été le personnage « initiateur » (Bacqué). Il aura été la main tendue, le facteur de résilience qui vous aura permis de renouer le lien social et de reprendre le développement qui avait été infléchi par votre blessure (Cyrulnik, 2004, p. 17, p. 225).

N’oublions pas Nelly, grâce à qui j’ai pu fonder une famille. C’était mon souhait le plus cher, avoir une nouvelle famille pour remplacer celle que j’avais perdue. Cela aura été ma victoire sur les nazis. Nous avons eu, Nelly et moi, deux enfants, un garçon et une fille […].

Avez-vous souvent parlé de votre déportation dans les camps à vos enfants ?

Jamais. J’ai toujours voulu les protéger. Ils sont catholiques comme leur mère et lorsqu’ils me posaient des questions telles que : « pourquoi n’ai-je pas deux grand-mères, deux grands-pères, pas plus de cousins ou de cousines, d’oncles, de tantes de ton côté ? Pourquoi ce numéro tatoué sur ton bras gauche ? » Chaque fois, j’éludais les questions par des réponses sibyllines. En famille, on ne parlait jamais de la guerre. Ma vie était devant moi : travailler, voyager, plonger… Et non derrière et je ne voulais surtout pas transmettre d’une quelconque façon mon traumatisme à mes enfants.

Boris Cyrulnik parle aussi du dilemme devant lequel sont placés les résilients : témoigner pour eux, c’est transmettre un traumatisme, se taire, c’est transmettre l’angoisse du silence (Cyrulnik, 2010, p. 12). Selon lui, il est plus commode pour les résilients de dénier les événements traumatisants, car ce déni, s’il n’efface pas l’empreinte du traumatisme dans la mémoire biologique, empêche de ressasser. L’évitement de l’affrontement avec la réalité douloureuse entraîne une absence de conflictualité et constitue de surcroît un avantage relationnel, parce qu’on constate que le déni aide à façonner une personnalité aux relations agréables (Cyrulnik, 2004, p. 196 sq.)[…]. Mais revenons sur votre parcours professionnel et sportif après votre mariage.

J’ai eu une vie professionnelle longue et fort captivante. Un hasard m’a mis sur la voie de la réclame, l’ancêtre de la publicité, du marketing et de la communication. J’ai fondé de nombreuses sociétés et ai engagé des personnes compétentes pour les gérer, moi, le créatif n’ayant que des idées ! Mon parcours a été jalonné de nombreux succès mais également d’échecs.

De manière assez significative, vous renoncez très rapidement à travailler comme employé. Vous êtes un des premiers à fonder votre propre agence de publicité en Belgique et par la suite, vous continuez votre parcours professionnel en tant qu’indépendant.

Je n’aurais pas supporté d’être considéré comme un numéro, d’être l’esclave d’une pointeuse. Cela m’aurait trop rappelé Auschwitz et mon tatouage B3635. Ma liberté m’aurait manqué cruellement.

On peut supposer que cette volonté d’indépendance s’inscrit, elle aussi, dans la ligne du processus de résilience, dans la mesure où tout ce qui rappelait la déportation, l’obéissance aveugle, la dépendance d’autres personnes, devait nécessairement être perçu comme des éléments négatifs, être rejeté et rangé dans les mauvais souvenirs rattachés à la vie d’avant la résurrection, la renaissance. Faut-il voir dans votre parcours plutôt les succès ou les échecs ?

Il faut envisager les deux.

Apparemment, c’est dans le secteur de la distribution du matériel et d’équipements de plongée ainsi que dans la vente d’articles se rapportant aux activités nautiques que vous avez enregistré le plus de succès.

Oui. J’ai effectivement vendu du matériel de sports nautiques et des équipements de plongée. J’ai édité également des revues centrées sur la plongée, fondé des centres de fitness et de plongée, réalisé des films documentaires sur la vie sous-marine. On m’a appelé le pionnier du tourisme sous-marin, parce que j’ai élaboré avec des tours opérateurs et des compagnies aériennes des projets de création de clubs de vacances axés sur la plongée et mis sur pied des centres de plongée dans des hôtels en Turquie et en Égypte. La plongée a toujours été pour moi une grande passion. En 2015, j’ai reçu mon diplôme de 55 ans de monitorat national !

Peut-on parler aussi des échecs ?

Je me suis parfois entouré d’associés malhonnêtes ou peu scrupuleux contre qui j’ai dû me battre en justice. Dans certains cas, mes idées étaient bien reçues, mais la réalisation était compromise à cause de négligences de tiers.

Et puis, il y a aussi un tournant, un moment critique dans votre carrière.

En 1963, je prends de mauvaises décisions en fusionnant avec une agence française de publicité qui se révèle être constituée d’escrocs. Ils m’éjectent de ma propre société et je suis en procès pendant trois ans. Je gagne à chaque fois, mais ils sont très procéduriers et pour finir, je perds tout : ma société, ma voiture, mes clients et mon boulot ! Ma femme Nelly ne comprend pas ce qui m’arrive. Je ne la tenais pas au courant de mes affaires, elle croyait que tout se passait pour le mieux pour nous. Je protégeais ma famille, voulant résoudre mes problèmes seul, comme un homme d’affaires… sans aucune expérience ! Lorsque j’explique à Nelly dans quelle situation nous sommes, elle est sous le choc, traumatisée. Je vis très mal cette descente aux enfers. Il n’y a que des problèmes à résoudre qui, de plus, ne sont pas de ma compétence. Mon avenir est entre les mains de mes avocats !

Que se passe-t-il ensuite ?

Un ami me donne une voiture, une véritable épave destinée à la casse et un autre copain, Georges, le patron de la firme C., une société de publicité lumineuse, m’engage comme directeur commercial. C’est déjà mieux que rien ! La voiture n’a rien à voir avec ma Porsche et ce boulot de commercial n’est pas mon truc. C’est la première fois dans ma vie que je me sens au plus bas, au fond du trou, que je perds tout espoir d’en sortir. Et que je pense au suicide ! Même dans les camps, jamais je n’avais pensé à mourir. J’avais alors la petite photo de Nelly pour me remonter le moral et ma volonté de survivre avec l’espoir de la revoir.

À ce moment, on peut dire que le processus de résilience, entamé depuis des années, est gravement compromis.

Je pense en finir sur la route vers Waterloo pour rejoindre Robert R., qui lui aussi a des problèmes. Je me dis : avec cette vieille voiture, si je me jette contre un arbre, ça paraîtra normal et comme je suis bien assuré, Nelly et les enfants pourront continuer à vivre normalement tout en pensant à moi ! Cela se transforme en obsession dans mon esprit. Au volant, plus je roule, plus je roule vite en cherchant l’arbre idéal ! Soudain, je me revois à Auschwitz. À mon arrivée, encore en quarantaine, pour pouvoir être un tout petit peu mieux traité, je me suis proposé comme menuisier alors que je ne connaissais pas ce métier. À ce moment-là, j’ai risqué ma vie. Finalement, j’ai trouvé divers petits boulots et je suis devenu le valet des nazis ! Et aujourd’hui sur cette route, je joue ma vie et celle de ma famille « juste » pour une question d’argent ? […] J’ai encore une longue vie devant moi. Je dois m’en sortir. Je ne peux pas laisser Nelly. Je me dois de lui prouver que je suis toujours aussi fort et combatif qu’avant, tant pour elle que pour notre famille ! Je reprends alors une conduite normale en me jurant que c’est la dernière fois que je roule avec cette vieille voiture. Le lendemain, à Bruxelles, je cours acheter une bonne voiture d’occasion !

C’est très révélateur ce que vous racontez. En fait, on s’aperçoit de deux choses : d’abord, que la cicatrice de la blessure encourue dans les camps n’est jamais sûre peut s’ouvrir à tout moment et avoir des conséquences irréversibles, même longtemps après la déportation. Comme l’écrit Boris Cyrulnik, le traumatisme a constitué à un moment donné une brèche dans le développement de la personnalité et reste un point faible qui peut toujours se déchirer sous les coups du sort (Cyrulnik, 2004, p. 14), dans ce cas un échec professionnel cuisant associé à une perte financière importante et une perte de confiance de l’être aimé. Cette fêlure contraint le résilient à « travailler sans cesse à sa métamorphose interminable », à « tricoter sa résilience pendant tout le reste de sa vie », à devenir « acteur et pas seulement assisté » (Cyrulnik, 2004, p. 14 ; p. 167 ; p. 226). Par ailleurs, on constate également qu’à un moment critique de votre existence, deux tuteurs de résilience externes et internes ont parfaitement fonctionné : d’une part, l’attachement pour votre femme Nelly, d’une part l’effet de l’extraordinaire force morale acquise durant la déportation et qui s’est avérée suffisante et nécessaire pour affronter cette nouvelle épreuve, rebondir et poursuivre votre processus de résilience.

J’aimerais parler aussi de Philippe Croizon que j’ai rencontré en 2012 sur un navire de plaisance lors d’une séance de plongée en Égypte. Comme vous le savez, Philippe Croizon est un sportif de l’extrême amputé des deux bras et des deux jambes. À l’âge de 26 ans, il a reçu une décharge de 20 000 volts pendant qu’il enlevait une antenne de télévision sur le toit de sa maison. Il a eu les deux bras et les deux jambes brûlés, qu’il a fallu amputer. Sa première réaction fut de ne pas vouloir vivre comme un légume. Avec un moral d’acier et une volonté de fer, il s’est battu pour vivre normalement, comme un être humain, pour être un exemple pour les handicapés. Il a réussi son pari. La preuve en est qu’il a fait la traversée du Détroit de Gibraltar et du Détroit de Behring en Alaska à la nage. Un film, Nager au-delà des frontières, a été tourné sur lui et diffusé dans l’émission Thalassa à l’occasion de la journée internationale des personnes handicapées. Le 10 janvier 2013, il a fait une plongée dans la fosse la plus profonde du monde à NEMO 33, c’est-à-dire à moins 33 mètres sous l’eau. Philippe donne de nombreuses conférences dans des sociétés, des usines, afin de montrer qu’un handicapé peut être productif pour autant qu’il soit considéré comme un être humain.

Dans quelle mesure cette rencontre a-t-elle été importante pour vous ?

Après le décès de Nelly en 2012, j’avais perdu le goût de vivre. J’allais sur mes 86 ans et je n’imaginais pas la fin de ma vie sans elle à mes côtés. Je n’avais qu’une seule envie, lentement me laisser glisser… la rejoindre et dormir avec elle pour l’éternité. Cette rencontre fabuleuse a été pour moi un miracle, un signe du destin. Elle a remis en marche mon moteur créatif. J’ai entrepris de raconter plus en détail ma vie après Auschwitz et bien d’autres projets ont jailli alors dans mon esprit.

À mon sens, cette rencontre, qui a redonné du sens à votre vie, confirme bien le fait que le processus de résilience doit être régulièrement activé et entretenu par des tuteurs de résilience, que c’est un lent travail de cicatrisation, qui n’est jamais achevé.

Je pense en effet que si je n’avais pas rencontré Nelly, Jacques Meert et Philippe Croizon à des moments précis, ma vie se serait déroulée d’une tout autre manière et je crois que je n’aurais pas pu entamer ni achever ce que les psychologues appellent « mon processus de résilience ».

Il est indéniable que vous avez fait preuve tout le long de votre carrière d’un grand dynamisme et d’une grande créativité. Cette créativité est interprétée par Boris Cyrulnik comme étant une arme dans le combat de la résilience contre le trauma. Selon lui, le fait d’avoir côtoyé la mort a modifié chez le survivant la représentation du temps et lui a donné un « semblant d’urgence créatrice » (Cyrulnik, 2004, p. 141). Marie-Frédérique Bacqué abonde dans ce sens ; pour elle, l’abondante énergie vitale dont dispose le résilient est transformée, sublimée, et canalisée vers des activités de création (Bacqué). Pour certains, c’est le théâtre, l’humour, l’intellectualisation, l’activité artistique, « tout ce qui permet d’intégrer le traumatisme, de digérer le malheur en le rendant familier et même agréable, une fois métamorphosé » (Cyrulnik, 2004, p. 140). Dans votre cas, cela a été la publicité, la communication, l’événementiel, la prospection touristique et hôtelière, les activités sportives, le témoignage et l’écriture, dont on reparlera plus tard. Chez vous, cette créativité se manifeste encore aujourd’hui ou je me trompe ?

En effet, j’ai encore une activité débordante. Mes journées passent très vite, car je suis toujours actif. J’entretiens mon corps et mon esprit au mieux. Lorsqu’une année scolaire redémarre, je reprends mes témoignages, environ quarante à cinquante par an, en Belgique et au Grand-Duché de Luxembourg, et j’effectue quelques voyages à Auschwitz. En tant que membre du Conseil d’Administration de la Fondation Auschwitz à Bruxelles et membre actif de la Commission pédagogique, j’ai participé durant un an aux travaux préparatoires à la mise sur pied du Train des 1000, ce train a emmené 1 000 élèves pour effectuer un voyage en train de Bruxelles à Auschwitz-Birkenau, afin qu’ils visitent le mémorial en compagnie de personnalités politiques. J’ai encore de nombreux projets, mon esprit bouillonne et je suis loin d’avoir mis la clé sous la porte. Que me réservent les quelques années qui me restent encore à vivre ? Je compte bien continuer à les employer en utilisant ma créativité et mon imagination.

Pendant des années, vous n’avez pas parlé de votre expérience des camps, ni à vos enfants, ni à personne, comme nous l’avons déjà fait remarquer tout à l’heure. D’où ma question : qu’est-ce qui vous a décidé à rompre le silence, à témoigner et devenir passeur de mémoire ?

En 1987, à Pâques, je me trouve à Auschwitz avec ma sœur Betsy. Nous faisons partie d’un voyage organisé par la Fondation Auschwitz de Bruxelles. C’est la première fois que je reviens dans ce lieu qui a vu périr mes parents et mon jeune frère David. Aussi, la visite est pour moi un calvaire. Nous sommes une douzaine de rescapés et nous nous retrouvons devant des enseignants qui nous questionnent sur nos impressions, notre vie, notre parcours… Je suis mal à l’aise devant tous ces regards. Je me sens comme une bête curieuse, enfermée dans la cage d’un zoo avec d’autres bêtes rares. Je laisse les autres rescapés répondre aux questions. Certains n’hésitent pas à exagérer, faisant des amalgames entre ce qu’ils ont lu et leurs propres vécus. Le dernier jour, un des enseignants s’adresse directement à moi et me demande pourquoi je garde le silence. Alors, je prends la parole. C’était la première fois que je parlais en public. J’improvise et explique pourquoi la visite a été très dure et pourquoi on m’a demandé de témoigner. J’insiste sur le fait qu’on a assassiné des millions de gens à Auschwitz et que les survivants doivent transmettre ce qu’ils ont vu et entendu. Tous les participants restent silencieux un long moment. Puis, ils m’applaudissement longuement. J’étais très ému. Depuis, j’ai appris à parler devant un public, essentiellement composé de jeunes. J’ai compris que c’est important que je témoigne. Comme l’écrit Elie Wiesel dans un article du Vif/L’Express du 6 janvier 2012 : « Porter témoignage, on ne le fait jamais assez. Je ne sais pas pourquoi j’ai survécu. Pour quelle raison l’ai-je mérité et pas un autre ? Puisque c’est le cas, je dois en faire quelque chose. Tous les survivants de cette époque sont conscients de ce devoir de transmission. Il fut un temps où personne ne voulait nous écouter. Aujourd’hui, il n’y a plus une école qui n’inclut pas la Shoah dans son programme d’études. »

Quel message désirez-vous faire passer lors de ces témoignages ?

Je tente par mon témoignage de faire comprendre que la réussite n’est pas nécessairement liée à la possession des gadgets modernes, mais à l’exploitation de ses propres valeurs. Comme je l’écris dans mon ouvrage :

Je suis convaincu que tous, nous avons en nous-mêmes des potentiels à exploiter pour réussir dans la vie. Qu’autour de nous, la chance existe : il faut avoir le courage de l’attraper et de l’exploiter. Avec du travail et de la persévérance, un jeune peut aller bien plus loin qu’il ne le croit… Simplement, en recherchant ce qu’il a comme valeurs à exploiter par lui-même. Comment il peut vivre sans toutes ces inventions qui font de lui un esclave, comment il peut exploiter ses propres forces, ses propres compétences, son imagination pour créer sa personnalité dans ce monde en perpétuelle mutation (Sobol, 2010, p. 152).

Mai 2015, départ du train des 1000 à la Gare du Midi de Bruxelles

On perçoit bien là le discours d’un résilient, qui a exploité les valeurs qui étaient en lui pour survivre et a réussi, par la suite, à surmonter ses difficultés. Le témoignage lui-même fait partie aussi du processus de résilience. Permettez-moi de citer à nouveau Boris Cyrulnik : « Le blessé qui se fait une représentation de soi en relation avec les autres et se propose de la raconter échappe à la prison du passé. » (Cyrulnik, 2008, p. 191) Ces témoignages font clairement partie intégrante d’une thérapie destinée à cicatriser les anciennes blessures, une manière de ne plus être un épouvantail isolé – pour reprendre l’imagerie de Boris Cyrulnik –, mais un résilient reconstruit qui a repris sa place parmi les humains. Vous avez, je pense, également témoigné dans un film.

Oui, avec Sophie Rechtman dans le film Paul & Sophie. Témoigner entre ombre et lumière, réalisé par Valentine Roels, d’après une idée d’Ina Van Looy du Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ). Il s’agit d’un film à vocation pédagogique qui donne la parole à Sophie Rechtman et à moi-même. Sophie a été cachée, enfant, pendant plus de deux ans et a pu échapper à la déportation, grâce au courage de « Justes parmi les nations ». Et moi, je suis le gamin de Bruxelles, le ketje, déporté à 18 ans, l’un des rares survivants. Le découpage en deux volets de témoignages eux-mêmes découpés en trois parties, avant, pendant et après la Shoah, facilite son utilisation par les enseignants et les animateurs. Par ailleurs, l’originalité du film est de dépasser le cadre classique des témoignages basé uniquement sur la description des faits. Cette mise en forme permet de mieux comprendre les émotions vécues par les témoins, voire de ressentir leur traumatisme.

Dans vos témoignages et dans ce film, vous faites ce qu’on peut appeler un véritable travail de mémoire.

Absolument. J’utilise le passé, en l’occurrence mon expérience dans les camps, pour une réflexion sur le présent et une projection vers l’avenir. « La mémoire c’est l’utilisation du passé pour une réflexion sur le présent et une projection vers l’avenir. La mémoire n’a de valeur que si elle se transforme en projet » a dit Paul Ricœur, donc il faut qu’elle nous projette dans le futur, qu’elle serve à l’amélioration de la vie humaine.

Comment réagissent les jeunes, en général, devant ces témoignages ?

Très bien. Je leur demande de fermer les yeux pendant dix minutes en leur expliquant que, comme cela, le vieux bonhomme qui est devant eux disparaît et ils ne le voient plus ! Mais ils entendent sa voix, et ils peuvent alors s’imaginer entendre un jeune de leur âge qui leur parle. Et quand je leur demande d’ouvrir les yeux, nous sommes tous ensemble dans le camp d’extermination d’Auschwitz et ils ont tous fait, grâce à leur imagination, ce voyage. Je travaille avec les enseignants qui m’envoient les impressions de leurs élèves à propos de mes témoignages ; plus de 60 % disent ainsi qu’ils ont apprécié cette technique de communication, qu’ils ont mieux compris la suite de mon parcours dans les camps de la mort.

J’imagine qu’ils vous posent aussi des questions. Que vous demandent-ils le plus souvent ?

Ils me demandent pourquoi les nazis s’acharnaient sur les Juifs, si j’ai pardonné, ce que je dirai aujourd’hui, plus de soixante après, à un SS. Ils veulent savoir s’il y avait une certaine solidarité entre prisonniers, ce que sont devenus les Kapos, si j’ai gardé des contacts avec d’autres prisonniers, pourquoi je n’ai pas effacé mon tatouage, si aujourd’hui encore j’ai des cauchemars… Ils me posent des questions sur les conditions de vie dans les camps, le rôle de la Croix-Rouge, les « Marches de la Mort », les souffrances endurées…

Parlons à présent de l’écriture, qui est, selon Boris Cyrulnik, à côté du théâtre, du dessin, du mot parlé une des manières de « maîtriser le sentiment d’être agressé, de renouer avec ses proches et de suturer les déchirures du moi. » (Cyrulnik, 2008, p. 190) Or, vous avez mis par écrit vos souvenirs des camps et avez raconté ce qui s’est passé après votre libération dans un livre intitulé « Je me souviens d’Auschwitz… De l’étoile de shérif à la croix de vie. » Manifestement, l’écriture a constitué également pour vous une des clés de votre processus de résilience.

J’ai écrit ce livre avec beaucoup d’attention, en m’impliquant énormément.