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Dossier. Histoire et mémoire de la persécution des homosexuel·le·s par les nazis

La persécution des homosexuels sous le régime nazi

De vervolging van homoseksuelen tijdens het naziregime
Florence Tamagne
p. 72-81
Traduction(s) :
De vervolging van homoseksuelen tijdens het naziregime [nl]

Résumés

Florence Tamagne, nous rappelle que la persécution nazie des homosexuels d’Allemagne s’est déroulée sur une période de douze ans (1933-1945). Conduisant à plus de 100 000 arrestations à travers tout le pays et au déploiement de formes de persécution jusqu’alors quasi inédites, elles témoignent du souci qu’avait le système national-socialiste d’éradiquer l’homosexualité au moyen du déploiement combiné de dispositifs coercitifs et prophylactiques : traitements médicaux infligés sous la contrainte, castration, expérimentations de toutes sortes. Ces dispositifs ont conduit à briser des dizaines de milliers de vies de ces femmes et hommes envoyés en prison et en camps de concentration, dont seuls quelques-uns ont survécu.

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Notes de l’auteur

Cette contribution est une version raccourcie de mon article « La déportation des homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 239, février 2006, p. 77‑104.

Texte intégral

1Alors que des milliers d’ouvrages ont été consacrés à la question de la déportation sous le régime nazi, le destin des « triangles roses » reste aujourd’hui encore largement ignoré du grand public. De fait, en dehors de quelques travaux précurseurs (Grau, 1995 ; Jellonnek, 1990 ; Lautmann, 1977 ; Plant, 1986 ; Schilling, 1983 ; Schoppmann, 1991), ce n’est que depuis une vingtaine d’années que l’on observe la publication de recherches historiques de premier plan sur ce sujet. Parce qu’elle a été niée, mais aussi exagérée, et qu’elle reste encore aujourd’hui matière à discussion, la question de la déportation homosexuelle doit être replacée dans un contexte historique qui est à la fois celui du totalitarisme nazi et celui de la répression de l’homosexualité en Europe, depuis la fin du XIXsiècle. La persécution des homosexuels sous le Troisième Reich n’a en effet été rendue possible que parce que des préjugés homophobes étaient profondément ancrés dans les mentalités européennes, et incidemment allemandes, et parce qu’un dispositif répressif préexistait à celui mis en place par le régime nazi.

2Depuis 1871, le paragraphe 175 du Code pénal allemand, qui reprenait des dispositions du droit prussien, prévoyait en effet une peine de prison, ainsi que la perte des droits civiques, pour les actes homosexuels entre hommes. La durée de la peine était fonction de divers facteurs : la nature de l’acte sexuel (la masturbation réciproque était moins pénalisée que la sodomie), l’âge du partenaire, la récidive. On comptait en moyenne sous Weimar sept cents arrestations par an. 80 % environ des personnes arrêtées étaient condamnées, la majorité à une peine de moins de trois mois de prison. Une telle condamnation était cependant synonyme de scandale et de déshonneur et la menace de chantage conduisait nombre d’homosexuels au suicide. Si les relations entre femmes ne tombaient pas sous le coup de la loi, en dépit d’une tentative de pénalisation en 1909, le lesbianisme était invisibilisé, les lesbiennes stigmatisées.

3Pour autant, une subculture homosexuelle particulièrement développée avait pu s’épanouir depuis la fin du XIXe siècle en Allemagne, essentiellement dans les grandes villes cosmopolites comme Berlin ou Hambourg, sans être autrement inquiétée (Tamagne, 2000). Sous la République de Weimar, Berlin était ainsi réputée pour ses bals travestis, et la diversité de ses lieux de rencontres homosexuels et lesbiens. C’est aussi en Allemagne que l’on vit, là encore dès la fin du XIXe siècle, la naissance des premiers mouvements homosexuels militants, le plus célèbre étant le WhK (Wissenchaftlich-humanitäres Komittee), créé par le sexologue et activiste homosexuel Magnus Hirschfeld, qui avait lancé, dès 1897, une pétition, bientôt signée par d’éminentes personnalités, allemandes et étrangères, en faveur de l’abolition du paragraphe 175. Malgré plusieurs tentatives durant les années 1920, et le soutien du parti démocrate et des partis de gauche, SPD et KPD, le projet n’aboutit pas et dans le contexte de crise généralisée qui marqua les années 1930 en Allemagne, la lutte pour les droits des homosexuels passa au second plan.

  • 2 En Allemagne, en 1907-1908, l’affaire Eulenburg, du nom du prince Philipp zu Eulenburg, un proche d (...)

4De fait, on doit souligner la prégnance des préjugés sur l’homosexualité, qui se nourrissaient tout autant de la culture judéo-chrétienne que des théories médicales en vigueur, et désignaient lesbiennes et homosexuels, comme des pécheurs, des malades ou des dégénérés. Ils étaient en outre accusés de contribuer au déclin national, du fait de leur sexualité, pensée comme « non reproductive », quand bien même ils étaient parfois mariés et parents. Tout aussi dommageables furent les scandales, largement commentés par la presse, qui ancrèrent dans les esprits l’image de l’homosexuel décadent, de l’aristocrate corrompu ou du sadique amateur de petits garçons2. Le discours nazi allait prendre racine sur ce terreau fertile, avant de trouver sa concrétisation dans la mise en place d’un système répressif de plus en plus radical et foisonnant, qui trouverait son apogée criminel dans la déportation et la mort de plusieurs milliers d’homosexuels.

Ernest Röhm

Ernest Röhm

© Bundesarchiv.

Nazisme et homosexualité : des discours contradictoires

  • 3 Voir Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, 1934-1935 et aussi, pour la mise en scène du corp (...)

5Si la répression, qui s’abattit sur les homosexuels à partir de 1933, allait clairement démontrer que le nazisme était fondamentalement hostile à l’homosexualité, le régime nazi ne développa jamais un discours cohérent sur le sujet, entretenant dès lors la confusion sur ses objectifs. Le NSDAP toléra ainsi longtemps en son sein des homosexuels notoires, comme Ernst Röhm, chef de la SA, mais aussi membre du B f M (Bund für Menschenrecht : Union pour les Droits de l’Homme), une des organisations homosexuelles de la République de Weimar (Heinemann, 2002, p. 21-66). Le régime avait, en outre, souvent privilégié une esthétique homoérotique, sensible aussi bien dans la production artistique (sculptures monumentales d’Arno Breker ou de Joseph Thorak) que dans les grandes parades nazies, qui mettaient en valeur la virilité agressive des soldats en uniforme, mais aussi l’atmosphère de camaraderie masculine exhalée par les Jeunesses hitlériennes (Theweleit, 2015)3.

  • 4 Voir, par exemple, le film de Luchino Visconti, Les Damnés, 1969.

6De telles contradictions furent exploitées par la presse de gauche dès 1932, puis par la propagande communiste qui désigna, à partir de 1934, à la suite de Gorki, l’homosexualité comme une « perversion fasciste ». Le stéréotype de l’homosexuel nazi, pourtant dénoncé dès 1934 par Klaus Mann, fut aussi diffusé par certains exilés allemands, et repris, après la guerre, notamment dans la culture populaire4.

  • 5 Proche des Corps francs et de certains cercles de la SA, Hans Blüher (1874-1945), était également m (...)
  • 6 À partir de 1941, les SS convaincus d’homosexualité furent passibles de la peine de mort, mais cett (...)

7Il convient pourtant de distinguer ce qui témoignait d’une instrumentalisation des liens d’amitié et de solidarité entre hommes à des fins politiques, à travers notamment le mythe du Männerbund (l’État viril), théorisé par Hans Blüher, et ce qui relevait de l’homosexualité à proprement parler5. C’est bien parce que le régime nazi, et plus particulièrement ses organisations d’élite, était organisé selon le principe de la solidarité entre hommes, qu’il était à tout prix nécessaire de supprimer toute confusion entre les expressions, parfois tendres, voire passionnées, de la camaraderie virile, et l’homosexualité entendue comme une manifestation sexualisée du désir entre hommes. En brouillant les frontières hiérarchiques, les relations homosexuelles risquaient, en outre, de porter atteinte à la discipline essentielle à un mouvement paramilitaire. Enfin, en cas de scandale, c’est l’honneur même de l’institution qui serait atteint6.

8De fait, à côté du discours de l’amitié virile, certains dirigeants nazis, au premier rang desquels Heinrich Himmler, développèrent très tôt une rhétorique homophobe radicale. Déjà en 1927 et 1928, le NSDAP s’était violemment exprimé au Reichstag contre la possible abolition du paragraphe 175. Magnus Hirschfeld, lors de ses meetings à Munich, avait été l’objet d’agressions de la part de militants nazis. Dans la perspective nazie, l’homosexuel n’avait pas de valeur sociale. S’il refusait de se plier aux exigences de la nation allemande (se marier, faire des enfants), dans un contexte d’angoisse démographique et de lutte pour la conquête de l’espace vital, il devait être éliminé. Dans son discours aux généraux SS du 18 février 1937, Himmler assimilait l’homosexualité à une importation étrangère, conséquence du mélange des races, et plus précisément de l’influence juive, et l’homosexuel à un traître en puissance. S’inspirant des théories médicales alors en vogue, il distinguait notamment les « vrais » homosexuels (ceux dont l’homosexualité serait innée, donc définitive, mais qui ne constitueraient qu’une infime minorité) de ceux qui auraient été « séduits », et qui pourraient, selon lui, être « guéris », d’où son intérêt, pendant la guerre, pour les expériences « médicales » (traitements psychiatrique, hormonal, castration) dont il espérait qu’elles permettraient de renvoyer les homosexuels sur le front, sans risque de « contagion » (Himmler, 1978).

9Sur cette question, le positionnement d’Hitler fut avant tout pragmatique. Il n’avait pas développé de discours spécifique sur l’homosexualité, et il toléra, lorsque cela était utile, l’homosexualité au sein de son propre parti. S’il pencha finalement pour la répression, c’est parce que cette solution était la seule logique dans le cadre de la politique raciale et démographique.

Les étapes de la répression : une mise en œuvre différenciée

10Les premiers mois qui suivirent la prise de pouvoir furent marqués par la destruction de la subculture homosexuelle allemande, notamment berlinoise. Trois décrets édictés par le ministre de l’Intérieur de Prusse, Hermann Goering, « pour combattre l’indécence publique », enclenchèrent, à partir de février 1933, une première vague de répression qui visait, entre autres, les prostitués et travestis, les bars, clubs, hôtels de passe homosexuels ainsi que la vente ou le prêt de toute publication à caractère « indécent ».

Atmosphère de camaraderie masculine exhalée par les Jeunesses hitlériennes

Atmosphère de camaraderie masculine exhalée par les Jeunesses hitlériennes

© Bundesarchiv.

  • 7 Des mesures spéciales avaient été prises en faveur des acteurs et des artistes, suite à un décret d (...)

11Le 6 mai 1933, l’Institut für Sexualwissenschaft de Magnus Hirschfeld à Berlin fut pillé. Le W h K se dissout en juin 1933. La plupart des autres mouvements homosexuels choisirent de se saborder ; leurs revues furent interdites, les lieux de rencontres fermés. Quelques bars bénéficiaient cependant de la protection de la SA. Certaines villes furent plus tardivement touchées : des rafles furent organisées à Cologne en 1934, en 1936 seulement à Hambourg. À Kassel, une branche réduite du Bund für Menschenrecht continuait à se réunir secrètement en 1938. Une période de secret et d’angoisse s’ouvrait pour les homosexuels allemands : certains choisirent d’émigrer, d’autres contractèrent des mariages blancs, parfois avec une partenaire lesbienne. La plupart vivaient une double vie, à la merci d’une rafle policière, ou d’une dénonciation (Micheler, 2002, p. 95-130). Certains artistes homosexuels, protégés par le régime, comme l’acteur Gustaf Gründgens, ne furent cependant pas inquiétés7.

  • 8 À partir de 1940, suite à un décret d’Himmler, la « détention préventive » toucha également les réc (...)

12Dans un premier temps, la lutte contre l’homosexualité se concentra sur certaines catégories particulièrement visibles. Le 10 février 1934, un décret du ministère de l’Intérieur ordonnait la surveillance régulière des « criminels professionnels » et des « criminels sexuels habituels », ce qui incluait notamment les pédophiles et les prostitués homosexuels, contre lesquels la police criminelle (Kripo) pouvait user de la « détention préventive » en cas de non-coopération (Grau, 1995, p. 38-38)8. Les prisonniers étaient ensuite transférés au centre de détention de Columbia-Haus, à Berlin-Tempelhof, où ils subissaient de continuelles tortures, tant physiques que mentales. L’étape suivante était le camp de concentration de Lichtenburg. Une partie des détenus n’avait alors pas même été jugée.

  • 9 Pour les mouvements de jeunesse voir Andreas Sternweiler, « Homosexuelle aus der Jugendbewegung », (...)

13La « Nuit des longs couteaux » (29-30 juin 1934) marqua un renforcement de la répression. Hitler présenta l’élimination du chef de la SA, motivée avant tout par des considérations partisanes, comme une croisade contre l’immoralité. Par la suite, l’accusation d’homosexualité fut couramment utilisée afin de discréditer des opposants, que ce soit parmi les mouvements de jeunesse, de l’armée, ou de l’Église catholique9. Un bureau spécial fut chargé de traiter les affaires homosexuelles (Sonderdezernat Homosexualität) au sein de la Gestapo. À la fin de l’année 1934, tous les bureaux régionaux de la police criminelle durent lui fournir la liste des personnes qui étaient connues comme homosexuelles, en particulier celles qui étaient membres d’une organisation nazie. Le 1er septembre 1935, un nouveau paragraphe 175, remanié, entra en vigueur. Tout acte inspiré par le désir sexuel à l’égard d’un autre homme tombait désormais sous le coup de la loi, même de simples caresses. Pour les cas les plus graves (prostitution, usage de la force, de l’autorité), les peines pouvaient aller jusqu’à 10 ans de travaux forcés. L’homosexualité féminine restait cependant en dehors de la loi (Eschebach, 2012).

  • 10 Si l’on ajoute les fichiers du bureau central de la Gestapo, et en tenant compte des éventuels « do (...)

14Après une pause significative en 1936, liée à la tenue des Jeux olympiques à Berlin, la répression des homosexuels fut organisée de manière systématique, en accord avec une directive secrète d’Himmler, datée du 10 octobre 1936. Un bureau spécial, la Centrale du Reich pour combattre l’Homosexualité et l’Avortement (Reichzentrale zur Bekämpfung der Homosexualität und der Abtreibung) fut créé au sein du Bureau de la Police Criminelle du Reich (Reichskriminalpolizeiamt, RKPA), avec pour mission d’enregistrer, de ficher et de classer tous les cas d’homosexuels qui lui étaient rapportés10 (Grau, 1995, p. 88-91). Les villes étaient désormais quadrillées de manière rationnelle, les routes, gares, parcs, urinoirs, bourses du travail, ou bars faisant l’objet d’une surveillance spécifique, tandis que la population était encouragée à la délation. Les portiers d’hôtel, porteurs, chauffeurs de taxi, employés sanitaires, coiffeurs ou garçons de bain étaient souvent utilisés comme indicateurs. Ces procédures n’étaient pas exemptes de dérives : en septembre 1937, un scandale mit en cause à Francfort-sur-le-Main des représentants des forces de l’ordre accusés d’avoir agi en agents provocateurs pour piéger des homosexuels, allant jusqu’à accepter une fellation pour faire la preuve de la culpabilité (Grau, 2000 ; Hoffschildt, 1999 ; Limpricht (dir.), 1991 ; Plötz (dir.), 2002 ; Sparing, 1977 ; Till, 2000 ; Wahl, 2004).

  • 11 Alors qu’entre 1919 et 1934, le nombre des personnes jugées pour homosexualité (§ 175) était en moy (...)

15Les homosexuels arrêtés connurent des destins hétérogènes. Le nombre de personnes jugées fut multiplié par plus de 10 entre 1934 et 1938 tandis que les peines prononcées étaient plus lourdes. La durée des peines d’emprisonnement augmenta, notamment celles supérieures à trois ans ainsi que les condamnations aux travaux forcés. L’entrée en guerre marqua une baisse des condamnations, sans doute parce que la lutte contre l’homosexualité cessa alors d’être une priorité et que les forces du pays étaient mobilisées dans d’autres domaines. En outre, l’enrôlement dans l’armée a pu constituer pour nombre d’homosexuels une couverture11.

Pillage de l’Institut für Sexualwissenschaft de Magnus Hirschfeld par des étudiants

Pillage de l’Institut für Sexualwissenschaft de Magnus Hirschfeld par des étudiants

© Bildarchiv Preußischer Kulturbesitz.

  • 12 À Auschwitz et Sachsenhausen, les homosexuels étaient envoyés au bordel du camp dans le cadre de la (...)
  • 13 Certains homosexuels placés en camp acceptèrent de se faire opérer dans l’espoir d’une libération.
  • 14 C’est en juillet 1944 que se déroulent, à Buchenwald, les expériences menées par le médecin danois (...)

16Si une majorité d’homosexuels fut condamnée à une peine de prison, une minorité fut envoyée en camp de concentration après avoir purgé sa peine, afin d’y être « rééduquée » par le travail. Les autres furent intégrés à la Wehrmacht. D’autres, considérés comme des malades mentaux, furent envoyés en hôpital psychiatrique et parfois « euthanasiés ». Ceux qui étaient condamnés par les tribunaux militaires étaient exécutés, ou envoyés dans des missions suicides. Certaines catégories d’homosexuels étaient considérées comme particulièrement dangereuses : les « corrupteurs de la jeunesse », qui avaient eu des relations avec des mineurs, les prostitués ou les récidivistes purent être envoyés en camp de concentration avant d’être jugés, et même parfois sans jamais être jugés (Grau, 1995, p. 38-39). Certains prisonniers pouvaient en revanche être relâchés, soit pour une occasion spécifique (par exemple en 1939, pour l’anniversaire du Führer), soit si leur comportement était jugé satisfaisant, par exemple s’ils témoignaient d’une attraction pour les femmes12 ou s’ils acceptaient de se soumettre à des expériences médicales. Celles-ci pouvaient prendre la forme d’un « traitement » médical de nature psychanalytique, et des moyens plus radicaux furent rapidement proposés, comme la castration, qu’elle soit forcée ou « volontaire »13 (Grau, 1995, p. 250), mais celle-ci ne fut envisagée de manière systématique que pendant la guerre, lorsqu’elle apparut comme le moyen de renvoyer des homosexuels « guéris » sur le Front14.

17La répression des homosexuels ne concernait enfin que les ressortissants du Reich, allemands et habitants des territoires annexés, notamment autrichiens, alsaciens et lorrains. Puisque l’homosexualité était considérée comme une forme de dégénérescence, son développement dans des territoires non allemands et parmi des populations considérées comme « inférieures » ne pouvait être considéré que comme indifférent, voire bénéfique. Dès lors, le sort des homosexuels dans les pays occupés par l’Allemagne a pu différer de manière sensible. Aux Pays-Bas, occupés par l’Allemagne en mai 1940, les homosexuels ne furent pas l’objet de persécutions systématiques, bien que le paragraphe 175 ait été introduit aux côtés de la Section 248 bis (ordonnance 80/41) (Hekma, 2004). En France, le § 175 ne s’appliquait qu’aux seuls départements d’Alsace et de Moselle, annexés au Reich, mais les recherches récentes tendent à prouver l’existence de cas de déportation de Français pour motif d’homosexualité à partir de la France occupée (notamment Paris), ainsi que dans le cadre du Service du Travail Obligatoire (STO) en Allemagne, notamment quand des militaires allemands étaient par ailleurs impliqués (Bertrand, 2011 ; Schlagdenhauffen, 2014).

18Ainsi, tous les homosexuels n’étaient pas considérés de la même façon, et jamais il ne fut question « d’exterminer » les homosexuels dans leur ensemble : « Le but des nazis au pouvoir était l’extermination de l’homosexualité, pas des homosexuels, même si dans de nombreux cas telle en fut la conséquence dans la pratique. » (Micheler, Müller, Pretzel, 2002, p. 8)

Le sort des « triangles roses »

  • 15 Sur 585 déportés homosexuels à Dachau, seulement 386 ont porté le triangle rose.

19Le 30 mars 1933 s’ouvre Dachau, le premier camp de concentration qui servit ensuite de modèle pour Sachsenhausen, Buchenwald, et Mauthausen. Des hommes y furent enfermés au titre du paragraphe 175 dès les lendemains de la prise de pouvoir : à dater de 1933, Egon Wüst, l’une des stars travesties du cabaret « Eldorado », est déporté à Dachau, Kurt Hiller, militant du W h K, est conduit à Orianenburg. Sachsenhausen reçoit des homosexuels à partir de 1936. Les homosexuels ne constituaient cependant, dans la plupart des cas, qu’une très petite minorité à l’intérieur du camp et, au total, moins de 1 % de l’effectif global. Les déportés homosexuels ne furent par ailleurs pas immédiatement identifiés par le triangle rose, introduit à Dachau en 1937 (Knoll, p. 68-91)15, mais par le chiffre 175, puis par des bandes rouges avec des points noirs. À Lichtenburg, ils étaient distingués par des bandes de couleur portées sur la cuisse et un « A » (pour « Arschficker »). À Sachsenhausen, les homosexuels portèrent d’abord les couleurs brun et noir des asociaux. Le triangle rose y fut introduit à l’été 1938.

20De la même manière qu’il n’y eut pas de traitement uniforme des homosexuels par la police et la justice civile et militaire, de même le sort des homosexuels à l’intérieur des camps de concentration put varier de manière notable en fonction du camp lui-même, mais aussi de la date d’internement. Andreas Sternweiler différencie ainsi trois périodes dans l’histoire des homosexuels à Sachsenhausen. La première (automne 1936-automne 1939) correspond à la construction et aux premiers transports de déportés, transférés notamment du camp de Lichtenburg. Elle vit aussi l’augmentation croissante du nombre d’homosexuels, ce qui n’empêchait pas des libérations partielles. Dispersés à l’intérieur du camp, ils étaient soumis, comme tous les détenus, à une entreprise de dégradation et de dépersonnalisation, ainsi qu’au sadisme des gardiens. La deuxième phase (novembre 1939-août 1942) se distingue par la réduction du nombre des libérations, et le durcissement des conditions de détention avec l’entrée en guerre. Cette période est la plus difficile, caractérisée par une volonté d’élimination systématique alors que les homosexuels étaient placés dans une partie séparée du camp : 600 d’entre eux auraient été assassinés entre avril 1940 et avril 1943, avec un pic entre juillet et août 1942. La troisième phase (été 1943 à janvier 1945) vit une nouvelle augmentation du nombre des homosexuels et une normalisation relative de leur situation dans le camp, alors que la priorité allait à l’utilisation des détenus pour l’effort de guerre (Sternweiler, 2000, p. 29-55).

21Comme les autres prisonniers, les porteurs du triangle rose devaient affronter des conditions de détention inhumaines. Il semble qu’ils aient cependant particulièrement souffert. Ils étaient ainsi fréquemment assignés à la compagnie disciplinaire (Strafcompanie) et aux tâches les plus difficiles. Eugen Kogon rapporte que les homosexuels étaient, comparativement aux autres groupes, envoyés en plus grand nombre dans les carrières à Flössenburg, Sachsenhausen, Buchenwald ou Mauthausen. Heinz Heger (Heger, 1981) évoque le travail épuisant dans les carrières d’argile à Sachsenhausen, et les jeux sadiques des gardiens. À Buchenwald, les « triangles roses » étaient également envoyés plus fréquemment que les autres vers les camps d’extermination de Nordhausen, Natzweiler et Gross-Rosen. La pénurie de main-d’œuvre leur apporta quelque répit : à l’été 1942, ils furent mis au travail avec les autres prisonniers dans l’industrie de guerre, mais en janvier 1944, ils furent déportés aux centres qui produisaient les V-2 au camp de Dora. Les conditions de travail, de logement et d’hygiène étaient épouvantables et la plupart d’entre eux y moururent. Il semble également que la plupart des homosexuels présents à Buchenwald aient été castrés tandis que d’autres furent utilisés pour des expériences médicales sur la fièvre typhoïde. Ils auraient également été à Dachau les sujets privilégiés des expérimentations médicales sur la malaria, bien que ce camp puisse se prévaloir du plus fort taux de survie d’homosexuels internés : près de 40 %.

22Les difficultés rencontrées par les « triangles roses » étaient renforcées par les mesures d’isolement, mises en place, à l’initiative de Rudolf Hoess, dès 1934 à Dachau, puis progressivement à partir de 1938, à Sachsenhausen ou Auschwitz. Les homosexuels furent alors séparés des autres prisonniers dans la journée et rassemblés dans une baraque la nuit, afin d’éviter tout risque de « contagion ». Les contacts entre eux étaient également interdits. Heger raconte comment, la nuit, il devait dormir en chemise, les mains bien en évidence sur la couverture car « vous les pédés, vous trouveriez encore le moyen de vous donner du plaisir. » (Heger, 1981, p. 48) Dans certains cas cependant, comme dans les camps de Ems et de Rodgau, où il était impossible de maintenir l’isolement de nuit, le « principe de dilution » était appliqué : les homosexuels étaient dispersés dans différents blocs, sous la surveillance hostile d’autres détenus. De fait, leur statut particulier privait les homosexuels de toute aide extérieure. Leurs amis n’osaient pas leur écrire de peur d’être considérés eux-mêmes comme homosexuels et leur famille souvent se détournait d’eux (Grau, 1995, p. 275-279). Les autres groupes de prisonniers les évitaient, soit parce qu’ils partageaient des préjugés homophobes, soit parce qu’ils ne leur faisaient pas confiance, persuadés que les SS les utilisaient comme espions. Le fait que certains gardes SS, ainsi que certains Kapos, utilisaient la sexualité comme un moyen de renforcer les hiérarchies au sein du camp, par exemple en choisissant de jeunes prisonniers, souvent des polonais et des russes, comme « mignons » (Pielpel), aggravait la confusion entre ce qui relevait de pratiques s’apparentant à l’abus de pouvoir et au viol dans un contexte de frustration sexuelle, et l’identification comme homosexuel. Pourtant, les « triangles roses » n’occupaient pas de postes de décision dans la hiérarchie des prisonniers et ils n’étaient presque jamais Kapos. La solidarité entre eux semble également avoir été limitée. Par ailleurs, leur faible nombre au sein du camp les privait de toute influence décisive. Ils étaient de fait, à certaines périodes, au plus bas de la hiérarchie des camps, juste au-dessus des Juifs.

Tableau des différentes catégories de déportés

Tableau des différentes catégories de déportés

© Gedenskstatte Dachau.

23Le sort des lesbiennes reste plus difficile à évaluer. Comme nous l’avons vu, le lesbianisme n’était pas puni par la loi et les lesbiennes qui furent arrêtées l’étaient souvent sous un autre prétexte. S’il est parfois question d’un triangle rose avec LL (Lesbische Liebe) à l’intérieur, nombre de lesbiennes auraient été enregistrées comme politiques (triangle rouge), asociales (triangle noir) ou criminelles (triangle vert) (Schoppmann, 1991).

24On ne trouve que des traces disséminées de la présence de lesbiennes dans les camps où il semble qu’elles aient souvent été victimes d’humiliations de nature sexuelle et de viols. Par ailleurs, comme chez les hommes, des amitiés homosexuelles se tissaient dans les camps. De telles relations étaient cependant sévèrement punies si elles étaient découvertes : le châtiment pouvait être la privation de nourriture pendant un ou plusieurs jours, des coups de bâtons (de 25 à 100), l’enfermement dans le bunker ou le placement dans le bataillon disciplinaire, voire la mort.

  • 16 La RFA conserva la version renforcée en 1935 du paragraphe tandis que la RDA revint à la version en (...)

25Le nazisme constitua-t-il un moment unique dans le traitement de l’homosexualité ? Il existe incontestablement une spécificité nazie dans ce domaine : en témoignent l’emploi de la terreur policière, la déshumanisation des victimes, les peines disproportionnées aux actes, la volonté globalisante. Cependant, de telles persécutions avaient été rendues possibles par l’existence préalable d’une répression policière et judiciaire dont on trouve les origines dès 1871. Encore ne faudrait-il pas ici singulariser l’Allemagne ; les méthodes employées (surveillance des lieux de rencontre, utilisation d’agents provocateurs…) étaient communes à bien d’autres pays. Les dérives médicales renvoyaient à la volonté psychiatrique de contrôle des « pervers », tandis que l’utilisation de la castration à des fins « thérapeutiques » avait été initiée par des recherches étrangères, notamment danoises et suisses. La fin de la Seconde Guerre mondiale ne vit pas la disparition des législations anti-homosexuelles, situation qui allait rendre difficile la prise de parole des homosexuels persécutés sous le nazisme. Le paragraphe 175 resta en vigueur jusqu’en 1969 en RFA et jusqu’en 1968 en RDA. Une discrimination sur l’âge de la majorité sexuelle fut maintenue jusqu’en 1989 en RDA et 1994 en R FA, puis dans l’Allemagne réunifiée16 (Hoffschildt, 2002).

26Une estimation globale, effectuée à partir des statistiques officielles du Reich et des statistiques nazies subsistantes, permet d’évaluer le nombre d’homosexuels fichés par la Centrale du Reich pour la Lutte contre l’Homosexualité et l’Avortement à environ 100 000. Parmi eux, plus de 50 000 furent condamnés. Entre 5 000 et 15 000 d’entre eux, si l’on accepte les chiffres proposés par Rüdiger Lautmann (1977), et qui constituent aujourd’hui encore l’hypothèse la moins contestée, furent déportés dans les camps de concentration, où la majorité d’entre eux trouva la mort, dans des circonstances tragiques. Certes, la population homosexuelle allemande étant à cette époque estimée entre 1,5 et 2 millions, il apparaît que la grande majorité des homosexuels réussit à survivre sous le nazisme. Tous, cependant, furent des cibles permanentes du régime et vécurent dans l’angoisse et l’infamie durant cette période.

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Bibliographie

Bertrand, Mickaël (dir.) (2011) : La déportation pour motif d’homosexualité en France, Lyon, Mémoire Active.

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Notes

2 En Allemagne, en 1907-1908, l’affaire Eulenburg, du nom du prince Philipp zu Eulenburg, un proche du Kaiser soupçonné d’homosexualité, ébranla l’aristocratie et les milieux militaires allemands, imposant en Europe l’image de l’homosexualité comme un « vice allemand ».

3 Voir Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, 1934-1935 et aussi, pour la mise en scène du corps aryen lors des Jeux Olympiques de Berlin de 1936, Les Dieux du stade, 1936-1938.

4 Voir, par exemple, le film de Luchino Visconti, Les Damnés, 1969.

5 Proche des Corps francs et de certains cercles de la SA, Hans Blüher (1874-1945), était également membre de la Gemeinschaft der Eigenen (Communauté des Spéciaux, une association homosexuelle). Il avait théorisé le Männerbund comme une contre-société masculine élitiste et aristocratique, mais où les liens amicaux et érotiques devaient être sublimés dans la discipline, la hiérarchie et le désir de servir la patrie.

6 À partir de 1941, les SS convaincus d’homosexualité furent passibles de la peine de mort, mais cette mesure -secrète ne fut pas systématiquement appliquée.

7 Des mesures spéciales avaient été prises en faveur des acteurs et des artistes, suite à un décret d’Himmler daté du 29 octobre 1937.

8 À partir de 1940, suite à un décret d’Himmler, la « détention préventive » toucha également les récidivistes, ce qui se traduisit par un afflux de prisonniers homosexuels dans les camps.

9 Pour les mouvements de jeunesse voir Andreas Sternweiler, « Homosexuelle aus der Jugendbewegung », in Joachim Müller, Andreas Sternweiler, Homosexuelle Männer im KZ Sachsenhausen, Berlin, Schwules Museum Berlin, Verlag Rosa Winkel, 2000 ; pour l’armée, voir Friedrich Koch, Sexuelle Denunziation, die Sexualität in der politischen Auseinandersetzung, Francfort-sur-le-Main, Syndikat, 1986 ; pour le clergé catholique, voir Hans Günther Hockerts, Die Sittlichkeitsprozesse gegen katholische Ordensangehörige und Priester, 1936-1937, Mayence, Mathias Grünewald Verlag, 1971.

10 Si l’on ajoute les fichiers du bureau central de la Gestapo, et en tenant compte des éventuels « doublons », on peut estimer à près de 90 000 le nombre d’homosexuels fichés entre 1937 et 1940. Les deux bureaux étaient dirigés par l’Obersturmführer Josef Meisinger.

11 Alors qu’entre 1919 et 1934, le nombre des personnes jugées pour homosexualité (§ 175) était en moyenne de 704 personnes, il atteint 872 en 1934, 2 121 en 1935, 5 556 en 1936. En 1937 on ne dispose plus que du nombre de personnes condamnées soit 8 271 personnes, 8 562 en 1938 (pour 9 479 personnes jugées), 7 614 en 1939 (pour 8 274 personnes jugées). À partir de 1937, les chiffres confondent les condamnations pour homosexualité et bestialité. Ces dernières n’étaient cependant pas négligeables : ainsi en 1933 on comptait 778 personnes jugées pour homosexualité et 213 pour bestialité. On compte 3 773 condamnations en 1940, 3 739 en 1941, 2 678 en 1942. À partir de 1943, les statistiques sont lacunaires. La Wehrmacht tenait un fichier spécial sur les homosexuels, qui en 1940, comptait 5 000 noms.

12 À Auschwitz et Sachsenhausen, les homosexuels étaient envoyés au bordel du camp dans le cadre de la « rééducation ».

13 Certains homosexuels placés en camp acceptèrent de se faire opérer dans l’espoir d’une libération.

14 C’est en juillet 1944 que se déroulent, à Buchenwald, les expériences menées par le médecin danois Carl Peter Jensen, alias Carl Vaernet, qui entendait « guérir » les homosexuels par un traitement hormonal de son cru.

15 Sur 585 déportés homosexuels à Dachau, seulement 386 ont porté le triangle rose.

16 La RFA conserva la version renforcée en 1935 du paragraphe tandis que la RDA revint à la version en vigueur sous Weimar. De 1871 à 1994, durée d’existence du § 175, la période nazie compte pour un peu moins de 40 % du total des condamnations pour une durée de 12 années sur un total de 123. L’Empire, de 1871 à 1918 représente 7 % du total ; Weimar, de 1919 à 1933 5,7 % ; la RFA, de 1945 à 1994 46,1 % ; la RDA, de 1945 à 1989, 3,1 % du total.

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Table des illustrations

Titre Ernest Röhm
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Titre Atmosphère de camaraderie masculine exhalée par les Jeunesses hitlériennes
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Titre Pillage de l’Institut für Sexualwissenschaft de Magnus Hirschfeld par des étudiants
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Titre Tableau des différentes catégories de déportés
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Pour citer cet article

Référence papier

Florence Tamagne, « La persécution des homosexuels sous le régime nazi »Témoigner. Entre histoire et mémoire, 125 | 2017, 72-81.

Référence électronique

Florence Tamagne, « La persécution des homosexuels sous le régime nazi »Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 125 | 2017, mis en ligne le 24 décembre 2021, consulté le 07 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/6342 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.6342

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Auteur

Florence Tamagne

IRHiS (Institut de recherches historiques du Septentrion)

 

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Droits d’auteur

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