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Dossier. Histoire et mémoire de la persécution des homosexuel·le·s par les nazis

La répression de l’homosexualité en France entre 1940 et 1945

De bestraffing van homoseksualiteit in Frankrijk tussen 1940 en 1945
Jean-Luc Schwab
p. 95-107
Traduction(s) :
De bestraffing van homoseksualiteit in Frankrijk tussen 1940 en 1945 [nl]

Résumés

L’auteur y décrit les manières dont la répression de l’homosexualité a pu s’exercer en France durant la Seconde Guerre mondiale. Selon qu’il s’agisse de la France dite libre, de la France occupée ou encore de la France annexée (Alsace-Moselle), trois formes de persécution judiciaire et extra-judiciaire ont pu être démontrées. Dans le premier cas, l’État a fait appel, dès 1940, à l’internement administratif. En zone occupée, tout Français qui entretenait une relation intime avec un soldat d’occupation était susceptible d’être poursuivi par une cour spéciale allemande au titre de l’article 175 du Code pénal du « IIIe Reich » réprimant les relations « contre nature ». Enfin, en France annexée, le régime nazi a agi en combinant persécution extra-judiciaire et judiciaire dans le cadre de la Gleichschaltung, la mise au pas, de ces trois départements de l’Est de la France. Au final, pas moins de 370 homosexuels ont été victimes de cette politique et la plupart de ces hommes ont été internés pour ce motif dans un camp de rééducation spécial (Schirmeck).

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Texte intégral

1S’intéresser aux persécutions qui ont frappé spécifiquement les individus accusés d’homosexualité en France durant la Seconde Guerre mondiale revient à traiter d’un sujet étonnement polémique aujourd’hui encore. Périodiquement s’affrontent dans l’espace public et médiatique partisans et opposants d’une réalité historique qui n’est plus contestable, mais dont toutes les nuances restent mal connues. En effet, si la France a été touchée à des degrés divers, ce phénomène est d’abord le fait du régime nazi qui, au gré de sa politique expansionniste puis guerrière, va appliquer, hors des limites territoriales de l’Allemagne d’après le Traité de Versailles, des mesures qui lui sont propres. En Allemagne, la répression initialement d’ordre légal repose sur l’article 175 du Code pénal – remontant à l’époque impériale – dont les dispositions ont été renforcées par le régime hitlérien en 1935. À cette loi se sont greffées des pratiques coercitives, principalement policières, et cet arsenal punitif est, pour ainsi dire, « exporté » à la suite des annexions et conquêtes armées de l’Allemagne (comme l’évoque aussi Florence Tamagne dans un article de ce numéro). Toutefois, l’application qu’en font les nazis est fonction des territoires qui passent sous domination allemande et de la politique qu’ils y mènent.

2Si la France est également concernée, elle ne l’est pas de façon uniforme partout sur son sol. Car après l’armistice du 22 juin 1940, la France vaincue par les forces allemandes est partagée en trois zones principales, à l’exclusion toutefois de la Corse et de quelques territoires limitrophes, respectivement occupés par l’Italie fasciste dans le sud-est ou rattachés au nord au Commandement militaire allemand de Bruxelles :

  • une zone occupée, placée sous administration allemande, englobant grossièrement les départements au nord de la Loire, ainsi qu’une large bande littorale atlantique jusqu’à la frontière espagnole ;

  • les deux départements alsaciens et la Moselle, annexés de fait ;

  • la portion sud restante, siège du gouvernement de Vichy, dite « zone non occupée » ou « zone libre » jusqu’à sa prise en main préventive par les autorités allemandes en novembre 1942, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord.

3Or les mesures de lutte contre l’homosexualité prises en France entre 1940 et 1945, c’est-à-dire entre l’invasion du territoire français par les armées allemandes et la libération complète du pays, doivent être appréhendées à l’aune de cette division territoriale imposée par l’envahisseur nazi. Comme on le verra ici, la répression de l’homosexualité connait des formes variées qui sont à mettre en relation avec la manière dont les autorités allemandes ou françaises perçoivent l’homosexualité dans chacune de ces grandes zones territoriales. Comme le montre également la situation particulière de l’Alsace annexée, cette région fournit une clé de compréhension essentielle du phénomène en France, tant pour l’histoire que pour sa mémoire. Car l’étude historique permet aussi une approche critique de la mémoire collective et militante pour ce qui touche au souvenir des personnes persécutées en France sur accusation d’homosexualité durant cette période.

Aux prémices d’une recherche

4Après avoir considéré cette dimension territoriale, aborder de façon historicisante la répression de l’homosexualité en France occupée ou annexée requiert une approche circonspecte quant à son traitement jusque dans les années 2000. Auparavant, les principaux auteurs d’écrits français sur le sujet, souvent des militants (Guy Hocquenghem, Jean Boisson ou Jean Le Bitoux notamment), ne pouvaient guère se targuer d’avoir recueilli un grand nombre de témoignages de victimes, encore moins d’avoir procédé à des investigations détaillées dans les fonds d’archives contemporains conservés tant en France qu’en Allemagne. Faute d’informations fiables, ces militants de l’émancipation homosexuelle, longtemps les seuls à revendiquer l’existence d’une telle persécution en France, n’ont pas toujours su apporter une réponse convaincante et fondée à leurs contradicteurs. C’est encore le cas de nos jours, les affirmations de certains militants LGBT (lesbiennes, gaies, bi, trans’) se caractérisant souvent par l’approximation et les propos rapportés, tant en ce qui concerne les chiffres que les sources disponibles (Bourgi, 2015, p. 356-363), tandis que la persécution se voit réduite aux emblématiques déportés au triangle rose. Or l’étude des sources archivistiques montre que la pratique répressive de l’occupant allemand, lorsqu’elle se traduit par une privation de liberté, privilégie d’autres structures de détention que les seuls camps de concentration. Il convient donc de traiter avec prudence ce qui a pu en être écrit et dit par les acteurs de la mémoire (pouvoirs publics, institutions et associations mémorielles, anciens déportés pour d’autres motifs) et les militants LGBT, dès lors que le propos ne s’appuie pas sur des sources attestées.

  • 1 Archives départementales du Gers à Auch (AD32) et de l’Isère à Grenoble (AD38).

5Car les premières recherches valables sont somme toute très récentes en France, quelque peu plus anciennes en Allemagne pour ce qui touche aux zones annexées par le Reich allemand, incluant les trois départements français déjà mentionnés. Ce n’est qu’à compter de 2006 que les premiers travaux rigoureux sont entrepris par Arnaud Boulligny, chercheur à la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. Il débute un recensement des Français pour qui une accusation d’homosexualité a pu conduire tantôt en camp de concentration, tantôt dans d’autres lieux de détention en Allemagne ou sur le sol français. Sa source principale se trouve d’abord dans les archives du ministère de la Défense, compétent pour traiter les demandes effectuées après-guerre par les victimes ou leur ayants droit en vue d’obtenir un titre de déporté ou d’interné. Ses contacts dans les mémoriaux allemands des camps de concentration ainsi que des copies de documents du Service international de recherches (SI R) de Bad Arolsen lui permettent également d’établir une première liste de Français explicitement signalés comme « homosexuels » dans les camps de concentration, particulièrement celui de Natzweiler (nom germanisé du village alsacien où est initialement implanté ce camp, désigné localement sous l’appellation de son lieu-dit d’implantation, au « Struthof »). Ses travaux sont les seuls dont on dispose pour ce qui est de cette répression par le régime nazi en France, hors zone annexée. Pour celle-ci et l’Alsace en particulier, je me baserai essentiellement sur mon étude des archives départementales du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, de l’état civil, ainsi que diverses sources inédites provenant des institutions pénitentiaires et psychiatriques que conservent les établissements qui remplissent ces fonctions aujourd’hui encore (Schwab, 2015). D’autres fonds ont également été consultés en Allemagne, tout particulièrement ceux du SI R, ainsi que dans certains départements relevant de l’ancienne zone non occupée1. Enfin, pour la Moselle, les renseignements rassemblés par l’historien Cédric Neveu ont permis de compléter le tableau pour la zone annexée (Neveu, 2012).

Le contexte français

6Avec le Code pénal de 1791 et l’abandon du crime de sodomie par le pouvoir issu de la Révolution, la loi française ne condamnait plus les pratiques homosexuelles consenties entre hommes (Lever, 1985). Encore au début du XXe siècle, l’homosexualité n’est pas condamnée en tant que telle. Des poursuites peuvent toutefois être engagées lorsque les éléments à charge sont suffisants pour constituer un délit d’outrage public à la pudeur, ce chef d’inculpation recouvrant d’autres types de pratiques qui ne se restreignent pas à l’homosexualité.

  • 2 Journal Officiel, Loi n° 744 du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal.

7Après la débâcle de 1940, le gouvernement français est dirigé depuis Vichy (zone non occupée) par le Maréchal Pétain qui bénéficie des pleins pouvoirs depuis le 10 juillet. Malgré la tutelle allemande, le « gouvernement de Vichy » conserve sa faculté de légiférer et son autorité sur les préfets qui le représentent dans les départements et les régions, y compris dans la zone nord occupée. Le 6 août 1942, dans un esprit de reconquête morale, caractéristique de sa « révolution nationale », Vichy édicte une loi rendant passible d’amende pécuniaire et de réclusion tout acte d’homosexualité consenti entre un majeur (21 ans au moins) et un mineur du même sexe et de plus de 13 ans2. Des dispositions semblables ne s’appliquant pas aux actes hétérosexuels, la loi crée de facto une discrimination sur l’âge du consentement sexuel pour les actes d’homosexualité. Autre nouveauté, elle s’applique désormais à l’homosexualité tant masculine que féminine. Quelques exemples de procédures débouchant sur des condamnations à des peines de réclusion ont pu être retrouvés isolément en zone sud (Boninchi, 2005, p. 161-193). On pourrait penser que cette législation aurait eu un impact déterminant dans le pays, mais elle ne s’accompagnera pas d’une répression systématique à grande échelle. Des statistiques globales annuelles n’existent qu’à compter de 1945, année où le ministère de la Justice dénombrait en tout et pour tout 22 inculpations pour « délit d’homosexualité ». Mais l’élément bien plus déterminant pour les années à venir est l’introduction insidieuse dans le droit français de la notion d’acte « contre nature » et la stigmatisation de l’homosexualité à qui elle ouvre la voie (Jackson, 2009, p. 45-55). Les années 1940 à 1945, marquées par l’Occupation, la perte de souveraineté ainsi qu’un gouvernement de collaboration avec l’ennemi dans un contexte de guerre à l’échelle continentale, constituent de ce point de vue une période charnière pour la France. Elles méritent qu’on s’attarde au traitement réservé à l’homosexualité dans chacune des grandes zones distinguées plus haut.

Répression de l’homosexualité et internement administratif en zone sud

  • 3 Journal officiel de la République française du 19 novembre 1939.

8Quoique ses effets initiaux soient difficilement quantifiables, la loi instaurée par Vichy semble avoir une portée très limitée entre sa mise en œuvre et la libération progressive du territoire français durant la seconde moitié de 1944, même dans la zone sud où siégeait le gouvernement du Maréchal Pétain. Aujourd’hui cependant, un autre type de mesures coercitives prises à l’encontre d’hommes accusés d’homosexualité émerge peu à peu de l’étude des archives de l’internement administratif, avec des exemples remontant pour certains à la seconde moitié de l’année 1940, soit presque deux ans avant l’introduction de ladite loi. Le principe de l’internement administratif s’enracine dans le décret du 18 novembre 1939 qui vise à empêcher de nuire « les individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique » et dispose de leur éloignement du lieu de résidence, voire de l’assignation à résider dans un lieu désigné à cet effet pendant une période d’état de siège3. Revue et adaptée par Vichy, cette mesure est initialement prononcée par les préfets qui, sur proposition de la police, décident de l’internement en Centre de séjour surveillé (CS S) pour une durée déterminée, l’éloignement avec assignation à résidence demeurant une alternative.

  • 4 AD32, Auch, dossiers individuels, cotes 1W158 et 159.
  • 5 AD38, Grenoble, dossiers individuels, cotes 17W63 et 124.

9La consultation détaillée des fonds correspondants aux archives départementales du Gers à Auch fait apparaître sept cas qui renvoient à l’homosexualité des mis en cause. Il ressort une tendance des policiers enquêteurs à traiter plus sévèrement certains troubles à l’ordre public – surtout l’intempérance et l’ivresse sur la voie publique – lorsque l’homosexualité est mentionnée comme facteur aggravant pour la moralité d’un individu. C’est par exemple le cas d’un certain Lucien Meyer (1909-1943) qu’un policier gersois signale comme indésirable en mai 1941, et à l’encontre de qui « il serait utile de prendre un arrêté d’internement dans un centre de séjour surveillé », l’individu étant « connu pour se livrer à des mœurs spéciales et à la boisson. » L’arrêté préfectoral émis peu après – et 13 jours seulement après son arrivée dans ce département, suite à son expulsion d’Alsace annexée pour homosexualité – précise en outre qu’il est de « moralité douteuse » et serait « susceptible de se livrer à n’importe quel endroit à ses mœurs particulières. »4 D’abord envoyé au CS S de Sisteron dans les Basses-Alpes, il y reste près d’un an et demi, jusqu’à son transfert au CS S de Fort-Barraux dans l’Isère à la mi-novembre 1942. À l’époque déjà, sa santé fragile inspirait quelques craintes à l’administration. L’ironie du sort veut que la décision commuant sa détention administrative en assignation à résidence dans le Gers arrive quelques jours seulement après son décès, survenu le 1er février 1943 à l’infirmerie du CS S5.

Cérémonie d’inauguration de la plaque commémorant les déportés pour motif d’homosexualité à l’ancien camp de Natzweiler (Alsace) le 25 septembre 2010

Cérémonie d’inauguration de la plaque commémorant les déportés pour motif d’homosexualité à l’ancien camp de Natzweiler (Alsace) le 25 septembre 2010

© Jean-Luc Schwab.

  • 6 AD38, Grenoble, ditto.

10Trois autres cas d’internements administratifs prononcés par le préfet des Alpes-Maritimes à Nice, pratiquement à l’autre extrémité de la zone non occupée, ont également pu être repérés. Là aussi, les internés passent par différents lieux de détention avant le CS S de Sisteron puis celui de Fort-Barraux. Dans le dossier de l’un d’eux, Henri P. (1920-1975), interné par arrêté préfectoral du 31 octobre 1940, on note l’appréciation du chef du CS S de Fort-Barraux à son sujet : « Il s’agit d’un homosexuel, qui déclare ne pas avoir travaillé jusqu’à ce jour et avoir tiré ses subsides en fréquentant des invertis. » Pour finir, l’individu « n’envisageant pas de retravailler, sa libération obtenue », un avis défavorable est émis, avis suivi par les autorités décisionnaires6. Le 22 juin 1944, lui et les deux autres concernés sont du convoi parti de Grenoble à destination du camp de concentration de Buchenwald où ils vont être astreints au travail forcé au profit de l’économie de guerre allemande. Des trois, c’est le seul survivant recensé. Il est mort célibataire dans sa ville natale, trente ans après sa libération d’Allemagne.

11Ici aussi, l’accusation d’homosexualité – formulée très explicitement, contrairement au camouflage langagier utilisé par l’administration dans le premier exemple – est un facteur aggravant, voire un motif suffisant pour justifier de l’internement administratif sous couvert de protection de l’ordre public. À une époque où la loi de Vichy ne réprime pas encore certaines relations homosexuelles consenties, peut-on dès lors parler d’une politique concertée de répression de l’homosexualité au travers de ces mesures d’internement ? Seule l’étude des archives d’autres départements français de la zone non occupée permettra à terme d’établir s’il s’agissait là d’une tendance plus profonde. Pour autant, cette découverte ouvre une piste de recherche jusque-là insoupçonnée.

Répression de la collusion sexuelle avec l’occupant et de l’oisiveté en zone nord

Détail avant sa pose de la plaque dévoilée le 25 septembre 2010

Détail avant sa pose de la plaque dévoilée le 25 septembre 2010

© Jean-Luc Schwab.

12Dans cette large portion du territoire français que les conditions de l’armistice du 22 juin 1940 placent sous l’autorité allemande, le gouvernement français provisoire, ensuite investi des pleins pouvoirs et installé à Vichy, garde son autorité sur l’administration d’État, bien que l’occupant y applique ses propres règles en matière de maintien de l’ordre. Malgré la tutelle allemande, les appareils policier et judiciaire préexistants sont maintenus, sans que la législation allemande ne se substitue au corpus de lois françaises, y compris en matière d’homosexualité ou d’outrage public à la pudeur. En théorie, cela signifierait que jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi d’août 1942, rien ne change en ce qui concerne le traitement légal des pratiques homosexuelles, tant qu’elles font intervenir des individus consentants, d’âge légal suffisant, dans un cadre strictement privé. Pour autant, les dernières recherches montrent une vingtaine d’hommes appréhendés en lien avec l’homosexualité entre 1940 et 1944 et envoyés en détention en Allemagne depuis la zone nord : 10 en camps de concentration et 12 dans le système carcéral (Boulligny, 2010, p. 51-72). Deux typologies sont discernables :

  • 7 Archives de la Préfecture de Police de Paris, dossier de Jean-Henri T. [1906-1974] & Lucien P. [190 (...)
  • 8 ITS Arolsen, Josef Bellarmin D. (1903-1969) – Questionnaire US pour détenus des camps de concentrat (...)

13Tout d’abord, et majoritairement, le reproche que leur font les autorités militaires allemandes d’avoir eu, ou voulu avoir, des rapports débauchés avec les personnels des forces d’occupation en France. Dans ce cas, des juridictions militaires allemandes ont prononcé des peines de prison sur la base du droit allemand (article 175) à l’encontre d’accusés ou coaccusés français pour qui la réclusion va s’effectuer dans des prisons allemandes. Dans d’autres cas, plus anecdotiques, une accusation d’espionnage sur fond d’homosexualité est brandie contre les concernés. Comme dans ce dossier commun à deux individus sur qui les enquêteurs français déclarent dans un rapport du 15 décembre 1942 : « Des renseignements recueillis sur les motifs de son arrestation, il résulte qu’il semble s’agir d’une affaire de mœurs, d’escroquerie et d’espionnage traitée par les Autorités d’occupation. »7 L’affaire dans laquelle l’un d’eux est accusé d’avoir entretenu une liaison avec un officier allemand a des suites fâcheuses pour ces deux amis que rapprochait uniquement la fréquentation des mêmes lieux de sociabilité homosexuelle encore présents dans la capitale. Leur internement, débuté au mois de novembre 1941, se poursuit dans différents sites de la région parisienne et les mène en janvier 1944 au camp de concentration de Buchenwald. Ils n’y sont pas désignés comme homosexuels, mais comme « politiques français » et portent le triangle rouge correspondant, marqué d’un F. À une exception près, c’est le cas de tous les déportés concentrationnaires partis des zones occupée ou non occupée et dont la détention auparavant avait pour origine une affaire d’homosexualité. Le seul déporté au « triangle rose » depuis la France occupée se trouve d’ailleurs être un soldat allemand, arrêté fin juin 1942 par les autorités militaires allemandes, condamné à 15 mois de prison pour « débauche entre hommes », transféré dans diverses prisons allemandes, puis aux camps de concentration de Natzweiler-Struthof et Dachau où il est désigné « § 175 ».8

  • 9 ITS Arolsen, Liste alphabétique de détenus de Compiègne arrivés au KL Buchenwald le 27.06.1943 - 1. (...)

14Par ailleurs, on ne connait actuellement qu’un seul Français déporté depuis la zone nord, Gilbert Doublet (1909-1945), pour qui le lien avec l’homosexualité est formellement établi par une mention explicite sur une liste de transfert de France vers l’Allemagne9. Malgré cela, il est lui aussi désigné comme « politique français » dans les camps de concentration de Buchenwald et Mittelbau-Dora et l’annexe d’Ellrich où il meurt le 21 février 1945. Sans qu’on n’en sache beaucoup plus sur les circonstances de son arrestation, il ferait potentiellement partie d’une autre catégorie, moins fournie dans les chiffres mais pas moins inintéressante.

  • 10 DAVCC, Caen, Dossier-statut d’Hugues Lambert, Note de police datée du 09/03/1943.
  • 11 DAVCC, Caen, Dossier-statut de Joseph Giobellina, Rapport de police daté du 25/06/1952.

15Cette seconde catégorie qui relie le reste des individus touchés tiendrait plus de la lutte contre « l’oisiveté », c’est-à-dire la répression d’individus ne justifiant pas d’un travail régulier, en particulier après la mise en place début 1943 du Service du Travail obligatoire (ST O) au bénéfice de l’Allemagne. La relation causale est souvent difficile à établir avec certitude, mais les rapports de police français fournissent des faisceaux de présomption non négligeables sur les interpelés qui ont par la suite été remis aux autorités allemandes. C’est par exemple le cas pour l’acteur de théâtre et cinéma Hugues Lambert (1908-1945) ou encore l’artiste Jean Giobellina (1918-1943). Selon les témoignages, le premier est arrêté comme oisif en mars 1943 dans un établissement connu pour recevoir une clientèle homosexuelle10. Quant au second, il est présenté comme un « pédéraste notoire, fréquentant les bals clandestins, durant les années d’occupation. C’est pour ces motifs […] qu’il aurait été arrêté le 22 août 1943, probablement par des policiers français. »11 Tous deux sont déportés comme « politiques » au camp de concentration de Buchenwald et meurent d’épuisement. Lambert le 7 mars 1945 au camp de Flossenbürg où il a été transféré, Giobellina au camp annexe de Dora, trois mois seulement après son arrestation à Paris.

16Si l’on considère l’ensemble formé en France par les zones occupée et non occupée, les priorités en matière de lutte contre l’homosexualité ainsi que leur évolution entre 1940 et 1945 dépendent assez marginalement de la législation du gouvernement de Vichy ou de ses pratiques policières. La répression hors territoires annexés est donc limitée, même de la part de l’occupant allemand dont les autorités militaires ne sanctionnent les Français que lorsque des membres de ses forces armées sont impliqués. Dans cette logique, c’est bien plus la préservation du peuple allemand que vise le régime nazi, également hors de ses frontières. Cela vaut aussi pour les populations considérées comme de sang allemand à qui le régime va appliquer les lois du Reich dans les territoires annexés, également en matière de lutte contre l’homosexualité.

L’Alsace annexée de fait au premier rang de la répression

17Redécoupés et remodelés au cours du XIXsiècle, les actuels départements alsaciens (Haut-Rhin, Bas-Rhin) et celui de la Moselle voisine forment une zone qui avait été cédée à l’Empire allemand par le traité de Francfort en 1871. Les états allemands, fraîchement fédérés en un nouvel empire sous l’égide de la Prusse, scellaient ainsi leur victoire sur la France de Napoléon III par une prise de guerre conséquente. Avec le Traité de Versailles, ces territoires repassent dans le giron français à l’issue de la Première Guerre mondiale, ayant ainsi connu une première période durant laquelle la « débauche contre nature entre hommes » était condamnable d’après les termes du Code pénal impérial (Hoffschildt, 2013). Fin juin 1940, ils sont derechef placés sous le joug allemand – unilatéralement cette fois, d’où cette désignation ultérieure « d’annexion de fait » – et voient à nouveau la fin d’une permissivité toute française à l’égard des pratiques homosexuelles masculines qui n’appellent pas la même réponse légale en France qu’en Allemagne.

  • 12 Archives départementales du Haut-Rhin, Colmar, 22AL3-8, Dossier individuel de Nicolas T. (1894-1983 (...)

18Une fois l’envahisseur nazi installé en Alsace, la traque qu’il y mène contre l’homosexualité masculine a d’abord pour toile de fond l’épuration de la population de ses éléments indésirables : politiques, criminels et « asociaux ». Moins de deux mois après l’invasion de la région par les troupes du Reich, on trouve déjà trace dans les archives d’hommes accusés de pratiques débauchées homosexuelles (widernatürliche Unzucht / Unzucht zwischen Männern). La répression est donc très précoce et se caractérise d’abord par une série de mesures expéditives prises par l’appareil policier, en dehors de décisions de justice, comme le montrent diverses notes retrouvées dans des dossiers individuels de police. Faisant suite à l’interpellation et la rétention arbitraire, ces mesures sont de deux types lorsque l’individu n’est pas relâché faute d’éléments à charge suffisants. Soit il est expulsé, soit il est envoyé pour une durée limitée au camp de sécurité de Schirmeck-Vorbruck lorsque l’administration nazie estime qu’il est susceptible de s’améliorer par le travail forcé qui est le lot des internés de ce camp. Ce fut a priori le cas parmi d’autres de Pierre Seel (1923-2005). Dans les cas plus bénins, un avertissement doublé d’une amende peut conclure la détention, comme pour cet habitant de Colmar qui, en mars 1941, au bout de 23 jours en prison et grâce au témoignage à décharge de son épouse, voit sa détention policière « […]levée après mise en garde. Il lui a été signifié qu’en cas de récidive, des mesures policières de sécurité lui seraient appliquées. »12

19Évoluant au gré de la mise au pas de l’Alsace par les nouveaux maîtres des lieux, la répression se judiciarise en février 1942 lorsque le Code pénal allemand supplante définitivement les dernières lois françaises encore en vigueur. Les bases légales étant officiellement jetées, le traitement judiciaire va s’imposer comme moyen de lutte prépondérant contre l’homosexualité masculine, avec à la clé une centaine de condamnations à des peines de réclusion. Entre 80 et 90 sont prononcées par les instances siégeant à Strasbourg, les autres à Colmar, Mulhouse ou Saverne. S’y rajoutent une vingtaine de verdicts contre des Alsaciens employés hors de la région, essentiellement en Moselle, Sarre ou Pays de Bade voisins, rarement dans des juridictions plus lointaines. Les peines varient d’un mois à quatre ans de réclusion pour les actes d’homosexualité consentie, pouvant monter à cinq voire huit ans de pénitencier pour les cas très lourds qui relèvent toutefois de l’abus sexuel sur mineurs plutôt que du simple acte consenti. Deux tiers des peines infligées le sont pour des durées d’incarcération supérieures à un an, la valeur médiane se situant autour d’un an et demi. Quelques jugements ont pu imposer une alternative à la détention pénale, notamment avec l’internement en établissement psychiatrique pour les personnes dont la responsabilité pénale est diminuée. Le dernier procès strasbourgeois pour délit d’homosexualité a lieu le 19 octobre 1944 et se solde par une condamnation à six mois de réclusion pour l’accusé.

20Mais en plus des peines prononcées pour infraction aux dispositions des articles 175 et 175a (cas aggravés) d’autres mesures extrajudiciaires ont pu s’appliquer comme en Allemagne, notamment la Vorbeugungshaft ou « réclusion de prévention ». Son but est de parer à l’éventualité d’une récidive ou d’isoler de la société tout individu que la police estime représenter un danger persistant, quand bien même sa peine de prison a été purgée. À compter de 1942, ce type de détention s’effectue aussi au camp de sécurité de Schirmeck-Vorbruck, et non pas dans un camp de concentration comme cela se pratique déjà ailleurs en Allemagne. C’est là un particularisme observé en Alsace et qui concerne une vingtaine d’hommes, mis à l’épreuve, dont le cas doit en principe être réévalué 12 mois après leur arrivée au camp. Dans les faits, ce délai n’arrive à son terme qu’au-delà de la période d’évacuation du camp vers l’Allemagne à partir de septembre 1944. Les concernés vont donc rester détenus dans le camp replié à Gaggenau, jusqu’à sa libération intervenue début avril 1945.

21Enfin, le camp de concentration de Natzweiler, bien que d’abord réservé aux détenus déjà présents ailleurs dans le système concentrationnaire, reçoit lui aussi quelques Alsaciens à partir de 1943. Ils viennent grossir les rangs de plus de 300 détenus en lien avec l’homosexualité, très majoritairement originaires du Reich, repérés dans le camp principal dès mai 1941, et plus marginalement dans ses annexes jusqu’à la libération définitive de celles-ci en 1945.

22Chiffrée et catégorisée selon les critères que le législateur français fixe en 1948 pour l’attribution d’un titre de déporté et les compensations afférentes, la répression pratiquée sur le sol alsacien peut s’établir comme suit :

  • Quelque 150 hommes, très majoritairement alsaciens, sont assimilables à des déportés politiques (incarcérés plus de 3 mois dans le Reich et / ou les territoires annexés pour des motifs autres que de droit commun) : pour un peu plus des deux tiers, il s’agit d’individus condamnés à des peines de plus de six mois de réclusion par les tribunaux ; les autres (incluant Pierre Seel) sont des détenus de sécurité qui ont passé plus de trois mois au camp de Schirmeck-Vorbruck, voire son site de repli en Allemagne.

  • Onze Alsaciens ont été déportés en camps de concentration, le premier dès novembre 1941 à Flossenbürg. Soit ils tombent sous le coup d’une mesure de réclusion de prévention prononcée hors d’Alsace, soit ils ont été transférés depuis un autre lieu (camp de Schirmeck ou hôpital psychiatrique) à la demande des autorités pour « être astreints au travail ». Ils ne sont que cinq explicitement désignés comme homosexuels et donc porteurs du triangle rose (avec trois autres Mosellans, ils sont les seuls déportés français marqués de ce signe taxinomique). Les autres sont immatriculés comme « politiques alsaciens » ou « droit commun ».

  • Quelque 200 personnes sont directement touchées par une autre forme de répression non assimilée à de la déportation (incarcération de moins de 3 mois, expulsion, maison de correction, placement en établissement psychiatrique en cas d’irresponsabilité pénale). On compte aussi quelques victimes collatérales chez les épouses ou les enfants qui suivent un mari ou un père expulsé.

  • 13 Jean-Luc Schwab, op. cit. ainsi que plusieurs travaux ultérieurs.

23Parmi les victimes directes (quelque 370 en l’état), on recense pour l’Alsace au moins 21 décès, majoritairement chez les détenus concentrationnaires ou en camps spéciaux (10) ; les expulsés (4 dont 3 en CSS) ; les détenus incarcérés en prisons (4) ou en hôpital psychiatrique (1). À noter les représailles spécifiques pour deux Allemands impliqués dans des affaires d’homosexualité : l’un est exécuté en vertu du décret secret sur le maintien de la pureté morale dans la SS et les forces de police ; l’autre, militaire allemand stationné en Alsace, meurt dans un bataillon disciplinaire dans lequel il a été rétrogradé. On trouve en effet parmi les victimes une quarantaine d’étrangers, majoritairement des résidents réguliers en Alsace dès avant-guerre, ou des Allemands établis en Alsace après l’annexion, voire en transit, comme les militaires13.

24En compilant ces données avec celles d’Arnaud Boulligny pour le reste de la France, on constate que l’Alsace annexée est à l’heure actuelle la région française la plus fortement touchée. Elle rassemble les trois quarts des quelque 500 personnes frappées par une forme de répression (incluant plus d’une centaine de Français poursuivis pour infraction aux articles 175 ou 175 a, présents sur le sol allemand en tant que prisonniers de guerre, travailleurs volontaires ou contraints). Ce résultat pourrait ne pas être surprenant si l’on considère la spécificité de territoire annexé, pourtant le sort de la Moselle, elle aussi annexée, diffère beaucoup dans ce contexte.

25Ce département, assez semblable au Bas-Rhin en termes de superficie et de population, est nettement moins touché. Si dès le début de la période d’annexion les expulsions y furent proportionnellement importantes, elles ont laissé moins de traces, aussi n’est-il pas possible d’établir d’ordre de grandeur pour ce qui est des homosexuels frappés d’une telle mesure. On dispose cependant de quelques données sur la répression judiciaire et le travail de dépouillement effectué par l’historien Cédric Neveu aux archives départementales laisse apparaître une vingtaine d’hommes poursuivis et condamnés pénalement, dont plus d’une moitié d’Allemands. Parmi les Mosellans, parfois jugés pour d’autres délits de moralité en plus de l’accusation d’homosexualité, on recense en outre cinq déportés concentrationnaires dont un immigré polonais. Ils sont d’abord internés au KL Natzweiler, sauf un, envoyé directement à Dachau dans la « baraque des prêtres » (Schwab, 2015). Deux d’entre eux ne rentrent pas de déportation. Si l’apparente différence d’ampleur du phénomène entre la Moselle et l’Alsace pourrait tenir à des archives très fortement lacunaires, pour Cédric Neveu elle se justifierait davantage par le peu d’intérêt porté à cet aspect de la lutte contre les « asociaux » par le Gauleiter Bürckel et les autorités policières compétentes en Moselle (Neveu, 2012, p. 117‑121).

Conclusions

26Le morcèlement administratif et territorial pratiqué par l’envahisseur nazi entre 1940 et 1945 est essentiel pour appréhender la répression de l’homosexualité en France durant ces années. C’est dans les territoires annexés et tout particulièrement en Alsace qu’elle est la plus féroce. En tout, près de 400 individus au moins y sont touchés par des sanctions dont le spectre s’étend de la détention arbitraire sans suites jusqu’à l’envoi en camp de concentration. Cette dernière option ne représente qu’une proportion réduite (moins de 5 % de l’ensemble). Hors zone annexée, le phénomène est moins varié et nettement plus limité, quoique des pistes de recherche restent à explorer, entre autres l’internement administratif dans toute la zone sud.

27L’occupation de la France et l’Annexion de fait de l’Alsace et de la Moselle par le régime nazi ne sauraient être réduites pour les personnes accusées d’homosexualité à une parenthèse punitive, avant retour à un traitement légal plus égalitaire. Car si la loi de Vichy pénalisant de façon discriminatoire l’homosexualité n’a pas eu un impact majeur immédiat, elle reste en vigueur après la Libération. Ses dispositions ne sont abrogées que quarante ans après son introduction, tout en ayant constitué le ferment qui permit en 1960 le classement de l’homosexualité au rang de fléau social, également à l’origine de représailles discriminatoires. C’est dans ce contexte que vont émerger pendant les années 1970 divers mouvements d’émancipation réclamant, entre autres, l’abandon des discriminations légales. En France, c’est aussi le temps de l’émergence des revendications de reconnaissance des persécutions endurées par les homosexuels à l’époque nazie (Schlagdenhauffen, 2011, p. 148).

Strafgesetzbuch mit den wichtigsten Nebengesetzen und den einschlägigen Bestimmungen für die neuen Reichsgebiete, Berlin & Munich, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1940, p. 331

Strafgesetzbuch mit den wichtigsten Nebengesetzen und den einschlägigen Bestimmungen für die neuen Reichsgebiete, Berlin & Munich, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1940, p. 331

Traduction de l’auteur : En application de l’art. 3, alinéa 1, du décret du Führer et Chancelier du Reich daté du 23 mai 1940 [Renvoi au journal officiel], l’ensemble des lois du Reich ainsi que de la législation régionale de l’État de Prusse prendront effet au 1er septembre dans le secteur d’Eupen, Malmedy et Moresnet.

28Par ailleurs, la stigmatisation légale après-guerre des pratiques homosexuelles (pénalisation des relations homosexuelles consenties avec les mineurs de plus de 15 ans, suivie des mesures de lutte contre l’homosexualité devenue « fléau social ») n’incite pas les victimes à témoigner ouvertement de leurs épreuves lorsqu’elles ont pour origine la lutte contre l’homosexualité, qu’elle soit avérée ou supposée. Ainsi le seul témoin déclaré, l’Alsacien Pierre Seel, arbitrairement incarcéré, d’abord à la prison de Mulhouse, puis au camp de sécurité de Schirmeck-Vorbruck, focalise l’attention à compter des années 1980, peu après l’abandon des dernières dispositions légales discriminatoires. Érigé en symbole par les militants, il rend compte d’un vécu représentant un aspect particulier de la répression en Alsace. Sa biographie, coécrite avec le militant Jean Le Bitoux (Seel, 1994), reste un des rares témoignages accessibles en français. Le peu de sources alors disponibles pour l’étayer, mais peut-être aussi les visées plus informatives et militantes qu’elle sert, font que cette parole recueillie plus de cinquante ans après les faits contient d’inévitables incohérences historiques et souvenirs glanés chez d’autres témoins. L’ouvrage s’inscrit encore dans une époque où les lacunes de la recherche historique poussent les militants, confrontés au déni que leur opposent pouvoirs publics ou associations d’anciens déportés, à vouloir déceler coûte que coûte une transposition en France de la réalité répressive allemande.

29La connaissance a progressé depuis et il en va de même de la reconnaissance de cette réalité historique par les institutions françaises, même s’il fallut attendre 2010 pour qu’une plaque soit apposée sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof pour rappeler les « déportés pour motif d’homosexualité » en ces lieux. Et si aujourd’hui encore, l’attention des militants reste très axée sur le symbole du triangle rose qui traduit ce motif d’homosexualité dans le système concentrationnaire, l’étude historique ouvre de nouvelles perspectives. Elle montre en effet que cette appellation métonymique de « triangles roses » n’est plus suffisante pour couvrir la diversité parmi les déportés en lien avec l’homosexualité. Rien qu’au camp de Natzweiler, près du tiers de ces déportés ont vraisemblablement été affublés de triangles verts, noirs ou rouges (respectivement pour les détenus « droit commun », « asociaux », ou « politiques »). Certes, c’est aussi dans ce camp de concentration que l’on trouve en premier lieu les seuls Français (huit) porteurs du triangle rose, tous alsaciens ou mosellans. Pour autant, réduire la mémoire de cette répression en France aux seuls « triangles roses » reviendrait à la circonscrire à une minorité dans la minorité que représentent les quelque 30 déportés concentrationnaires en lien avec l’homosexualité (comprenant une douzaine depuis la France occupée). Accessoirement, cela donnerait raison à l’ancien député Christian Vanneste qui, dans des déclarations polémiques sur le sujet14, n’y voyait jamais qu’un épiphénomène propre aux trois départements annexés seulement. Mais ce serait surtout ignorer la variété des pratiques répressives sur l’ensemble du territoire français, quoiqu’il s’agisse principalement d’un phénomène affectant l’Alsace et, sans nouvelles découvertes, c’est quasi exclusivement l’homosexualité masculine qui est visée. Le devoir de mémoire, si souvent invoqué dans les cercles militants LGBT et dans les associations mémorielles, ne saurait se substituer au devoir d’histoire à l’échelle européenne.

30Enfin, si l’on adopte une approche comparative, on ne peut s’empêcher de remarquer une certaine similitude entre la France et la Belgique, une fois sous contrôle de l’occupant nazi. Car la Belgique est elle aussi placée intégralement ou presque sous tutelle allemande (Commandement militaire de Bruxelles), tandis qu’un territoire-frontière, récupéré à la fin de la Première Guerre mondiale, est annexé par l’Allemagne nazie en 1940. La dernière loi annexe au Code pénal allemand dans l’édition de cette même année précise d’ailleurs qu’aux termes du décret d’Hitler daté du 23 mai, l’intégralité de la législation du Reich prendrait effet au 1er septembre dans le secteur d’Eupen, Malmedy et Moresnet. On est alors en droit de s’interroger sur la portée de ce décret pour ce qui est de la lutte contre l’homosexualité. A-t-elle été pratiquée dans cette zone d’une façon approchante à ce qui a pu être observé dans les territoires annexés français ? Et qu’en est-il du reste du pays ?

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Bibliographie

Boninchi, Marc (2005) : Vichy et l’ordre moral, Paris, Presses universitaires de France, p. 161‑193.

Boulligny, Arnaud (2010) : « La déportation de France pour motif d’homosexualité », in Mickaël Bertrand (dir.), La déportation pour motif d’homosexualité en France - Débat d’histoire et enjeu de mémoire, Lyon, Mémoire active, p. 51‑72.

Bourgi, Hussein (2015) : « Le Mémorial de la déportation homosexuelle », in Le collectif I DEM, Les LGBT font bouger les sociétés, Paris, Des Ailes sur un Tracteur, p. 356‑363.

Hoffschildt, Rainer (2013) : Materialsammlung zur Geschichte homosexueller Männer in Elsaß-Lothringen, Hanovre, Texte non publié, 8 pages.

Lever, Maurice (1985) : Les Bûchers de Sodome-Histoire de « infâmes », Paris, Fayard.

Neveu, Cédric (2012) : La Gestapo en Moselle, Nancy, Serpenoise.

Jackson, Julian (2009) : Arcadie-La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement, p. 45‑55.

Schlagdenhauffen, Régis (2011) : Triangle rose-La persécution des homosexuels et sa mémoire, Paris, Autrement, p. 148.

Schwab, Jean-Luc (2015) : Mémoire de Master, Répression de l’homosexualité en Alsace annexée de fait (1940-1945), sous la Direction du Professeur Nicolas Stoskopf, Université de Haute-Alsace, Mulhouse.

Seel, Pierre (1994), Moi Pierre Seel, déporté homosexuel, Paris, Calmann-Lévy.

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Notes

1 Archives départementales du Gers à Auch (AD32) et de l’Isère à Grenoble (AD38).

2 Journal Officiel, Loi n° 744 du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal.

3 Journal officiel de la République française du 19 novembre 1939.

4 AD32, Auch, dossiers individuels, cotes 1W158 et 159.

5 AD38, Grenoble, dossiers individuels, cotes 17W63 et 124.

6 AD38, Grenoble, ditto.

7 Archives de la Préfecture de Police de Paris, dossier de Jean-Henri T. [1906-1974] & Lucien P. [1904- ?].

8 ITS Arolsen, Josef Bellarmin D. (1903-1969) – Questionnaire US pour détenus des camps de concentration – 1.1.6.2 – Document 10018040.

9 ITS Arolsen, Liste alphabétique de détenus de Compiègne arrivés au KL Buchenwald le 27.06.1943 - 1.1.5.1 – Document 5344380.

10 DAVCC, Caen, Dossier-statut d’Hugues Lambert, Note de police datée du 09/03/1943.

11 DAVCC, Caen, Dossier-statut de Joseph Giobellina, Rapport de police daté du 25/06/1952.

12 Archives départementales du Haut-Rhin, Colmar, 22AL3-8, Dossier individuel de Nicolas T. (1894-1983) – Traduction libre de l’auteur.

13 Jean-Luc Schwab, op. cit. ainsi que plusieurs travaux ultérieurs.

14 Voir interview : www.libertepolitique.com en février 2012 (à partir de 4’30’’) : « Il y a la fameuse légende de la déportation des homosexuels. […] Et notamment en dehors des trois départements annexés, il n’y a pas eu de déportation homosexuelle en France. »

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Table des illustrations

Titre Cérémonie d’inauguration de la plaque commémorant les déportés pour motif d’homosexualité à l’ancien camp de Natzweiler (Alsace) le 25 septembre 2010
Crédits © Jean-Luc Schwab.
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/6470/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 192k
Titre Détail avant sa pose de la plaque dévoilée le 25 septembre 2010
Crédits © Jean-Luc Schwab.
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/6470/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 280k
Titre Strafgesetzbuch mit den wichtigsten Nebengesetzen und den einschlägigen Bestimmungen für die neuen Reichsgebiete, Berlin & Munich, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1940, p. 331
Légende Traduction de l’auteur : En application de l’art. 3, alinéa 1, du décret du Führer et Chancelier du Reich daté du 23 mai 1940 [Renvoi au journal officiel], l’ensemble des lois du Reich ainsi que de la législation régionale de l’État de Prusse prendront effet au 1er septembre dans le secteur d’Eupen, Malmedy et Moresnet.
URL http://journals.openedition.org/temoigner/docannexe/image/6470/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 87k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Schwab, « La répression de l’homosexualité en France entre 1940 et 1945 »Témoigner. Entre histoire et mémoire, 125 | 2017, 95-107.

Référence électronique

Jean-Luc Schwab, « La répression de l’homosexualité en France entre 1940 et 1945 »Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 125 | 2017, mis en ligne le 24 décembre 2021, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/6470 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.6470

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Auteur

Jean-Luc Schwab

Jean-Luc Schwab étudie la répression de l’homosexualité en France durant la Seconde Guerre mondiale. Il poursuit ses recherches en préparation d’une thèse sur les déportés en lien avec l’homosexualité au camp de concentration de Natzweiler.
Il est par ailleurs l’auteur d’une biographie sur Rudolf Brazda (1913-2011), dernier survivant connu de la déportation pour motif d’homosexualité (Itinéraire d’un Triangle Rose, Paris, Florent Massot, 2010/J’ai Lu, 2013).

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Droits d’auteur

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