1Il fut le chef de la Gestapo de 1935 à 1945 – en fait puis en titre – l’organisation qui traqua et pourchassa les déviants et les opposants à travers toute l’Allemagne, avant de superviser la lutte contre la Résistance. Il était présent à la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 qui planifia et organisa la déportation des Juifs d’Europe vers les centres d’extermination, alors que ses subordonnés participaient physiquement depuis l’été 1941 à la Shoah par balles. Si l’on voulait raccourcir le propos, on pourrait dire que Jean Moulin fut une de ses victimes, et Adolf Eichmann l’un de ses adjoints…

2Qui était en fait Heinrich Müller, et qu’est-il devenu ? Pour retirer le personnage de la gangue de fiction qui l’entoure depuis sa disparition en mai 1945, nous nous efforcerons de revenir aux faits. Rien qu’aux faits.

3Heinrich Müller est le fils d’Aloïs Müller (1875-1962) et de Anna Schreindl (1874-1947). Il est né à Munich le 28 avril 1900, fils unique, car ses parents ont eu une fille, morte juste après la naissance. Sa scolarité est normale, même s’il change souvent d’école, puisqu’il étudie à Ingolstadt, Schrobenhausen, et Krumbach. On le juge enclin à mentir, mais éveillé. En 1914, il est en apprentissage dans une fabrique de moteurs d’avion, alors que l’aviation en est à ses débuts. Cela le pousse, le 11 juin 1917, à se porter volontaire pour les troupes volantes. En mars 1918, il achève sa formation d’aviateur, un mois plus tard il est affecté sur le front occidental, section A287. Il se couvre de gloire, bombarde Paris et termine la guerre avec la croix de fer de première et deuxième classe, la croix du souvenir des aviateurs, l’insigne du pilote d’avion, la croix du mérite militaire bavarois avec la couronne et les glaives. Il est libéré de ses obligations militaires le 13 juin 1919. Comme on a relevé à l’armée son esprit d’obéissance et son sens du devoir, il entre dans la police en 1919. Il se marie en 1924 avec Sophie Dischner, fille d’un éditeur-imprimeur qui appartient au parti bavarois BVP. Ils auront deux enfants, Reinhard en 1927, et Elisabeth, en 1936 (Seeger, 1996, p. 12‑14).

4Après sa nomination, en 1920, dans la police bavaroise, il suit les activités du Parti communiste KPD à Munich. On sait peu de choses de lui à cette époque, qui est aussi celle de la montée du nazisme.

5Il travaille sur les mouvements de gauche sous les ordres de Koch, de Noetz (membre du Deutsche Volkspartei) et de Mantel (Demokratische Partei). Il n’est lié à aucun parti politique, mais se situe quelque part entre le BVP bavarois et le DNVP (droite). Il n’était certainement pas national-socialiste, selon une déclaration en date du 11 février 1954 (Seeger, 1996, p. 28) de Mark, haut responsable de la police de Munich.

6Pourtant, le climat était contradictoire. Le président de la police munichoise Ernst Pöhner (1870-1925), durant son temps de service (1919-1921), avait posé une main protectrice sur les activités du jeune mouvement national-socialiste. Il était connu comme antimarxiste et antisémite. En juin 1922, lorsque des militants d’extrême droite, membres de l’Organisation Consul, assassinèrent le ministre des Affaires étrangères Walter Rathenau, le chancelier Josef Wirth, au Reichstag, déclara : « L’ennemi est là, et là-dessus il n’y a aucun doute. Cet ennemi se trouve à droite. » Néanmoins, en Bavière, la justice se révéla souvent plus sévère à l’égard des activités communistes qu’envers celles d’extrême droite.

7Qu’est-ce qui a pu mener un homme comme Müller, sans sympathie particulière pour le nazisme et dont l’épouse était issue d’une famille profondément antinazie, à devenir le chef de la Gestapo, l’adjoint de Himmler et de Heydrich ? L’historien et journaliste anglo-canadien William Stevenson, qui n’a par ailleurs jamais caché ses liens plus qu’étroits avec les services de renseignements britanniques, a émis en 1973 une théorie très originale concernant les possibles raisons de l’ascension de l’inspecteur Heinrich Müller dans les hautes sphères nazies. Selon Stevenson (1975, chap. 4, p. 45‑53) la nièce de Hitler, Geli Raubal, qui officiellement se suicida le 18 septembre 1931 au domicile munichois de son oncle, et en son absence, était enceinte quand elle mourut. Elle aurait entretenu une liaison avec un artiste juif qu’elle voulait épouser, mais aussi, une relation intime et malsaine avec son oncle. Celui-ci lui aurait fait une scène et l’aurait tuée. L’inspecteur Müller, arrivé l’un des premiers sur les lieux du meurtre, aurait escamoté des preuves et dû sa rapide progression dans la hiérarchie policière à ce lourd secret… Mais c’est la seule affirmation de William Stevenson qui vaut ici, et les preuves manquent. Connaissant la nature meurtrière du régime nazi, et les crimes dont Hitler lui-même se rendra coupable pendant la Nuit des longs couteaux, en juin 1934, la théorie mérite d’être versée au dossier. Mais elle reste une théorie, même avancée par une personne « bien informée ».

8Les nazis arrivent au pouvoir. Le 9 mars 1933, Heinrich Himmler s’installe au Palais Wittelsbach à Munich pour diriger la police. Reinhard Heydrich est nommé à la tête de la section VI. La progression de Müller ne connaît plus de frein. Il entre dans la SS le 20 avril 1934, avec le matricule 107043 et reçoit le grade de SS-Sturmführer. Il est nommé inspecteur à la Gestapo de Prusse, et part s’installer à Berlin.

9Au sein de l’Hauptabteilung II, Unterabteilung III, il a pour tâche de combattre les communistes, le mouvement syndical et divers autres groupes d’opposants, comme les anarchistes, les sociaux-démocrates, les militants du petit parti de gauche SAP, les nationaux-bolcheviques. Le 4 juillet 1934, juste après la Nuit des longs couteaux, Heinrich Müller est nommé SS-Obersturmführer. Le 1^er novembre de la même année, il accède au grade de Kriminaloberinspektor, puis le 30 janvier 1935 à celui de SS- Hauptsturmführer. Désigné par Heydrich à la tête de l’Abteilung II de la Gestapo, le 1^er juillet 1936, il entreprend la mise sur fiches des citoyens allemands. Au 1^er janvier 1939, la Gestapo a fiché 1 980 558 personnes et relevé 641 497 actions personnelles (Seeger, 1996, p. 42).

10Si Müller s’installe dès 1934 à Berlin, sa famille reste dans la demeure familiale de Munich-Pasing. De vives tensions agitent le couple. Sofia est issue d’une famille catholique, profondément antinazie. Pour la carrière de Müller, elle constituait un risque. En 1938, Müller fait venir sa femme et ses enfants à Berlin et, quelques semaines plus tard, Heydrich invite Mme Müller pour une conversation. Qui aurait osé résister à Reinhard Heydrich ?

11Dès 1937, Müller a quitté l’Église catholique pour se conformer aux exigences de la SS. C’est un véritable affront pour ses parents, catholiques pratiquants. Il n’y avait plus de crucifix dans la maison de Müller. De plus, il entretint deux longues liaisons, avec une certaine Barbara H, de 1933 à 1939, puis avec Anna Sch., de 1940 à 1945.

12Qui était donc Heinrich Müller, en définitive ? Pour l’historien allemand Andreas Seeger (1996, p. 15), qui a certainement écrit le livre le plus complet sur le personnage, il avait l’habitude d’opérer une séparation très stricte entre sa vie privée et son travail. Müller était loin d’être un chef charismatique, ce n’était pas non plus un démagogue ni un intellectuel. Il avait de l’ambition et de l’autorité. Son ambition n’était pas politique, mais consistait à gravir les échelons de l’appareil d’État. Malgré sa loyauté et son sens de l’obéissance, il faisait partie des rares personnes qui osaient contredire Heydrich et Himmler.

13C’était un homme qui passait le plus souvent onze à douze heures à son bureau, parfois, si la nécessité s’en faisait sentir, jusqu’à 23 heures. Il était assez cultivé, lisait, peignait, jouait du piano. Il fumait et buvait volontiers dans certaines occasions. Il voulait se faire appeler « Gruppenführer ». Dans le bunker du Führer, il portait des vêtements civils… Ce détail a son importance. Qualifié d’Aryen par la SS le 27 février 1936, il avait fait remonter son arbre généalogique jusqu’en 1750.

14Avec ses opposants, Wilhelm Höttl le voit comme un homme « brutal et cruel », Heinrich Orb le juge « brutal et sadique » (Seeger, 1996, p. 22). Mais Müller n’a jamais utilisé son pouvoir à des fins de vengeance personnelle. Ce n’était pas un homme brutal de façon pathologique. Il avait toujours une oreille compatissante pour les problèmes de ses subordonnés. Walter Schellenberg trouvait que Müller était sec et avare de mots (Seeger, 1996, p. 22), Walter Dornberger le percevait curieux, froid et plein de retenue. Franz-Josef Huber pensait qu’il n’était pas capable d’une franche amitié. Il n’avait jamais peur de personne, même pas de Heydrich. Adolf Eichmann qui dicta, en Argentine, ses mémoires au nazi hollandais Willem Sassen, intitula un chapitre : « SS-Gruppenführer Müller. Eine Sphinx ». Eichmann exprimait beaucoup d’admiration pour l’homme et le chef, qu’il voyait comme un grand silencieux (Seeger, 1996, p. 23). Müller avait des relations plus étroites avec Friedrich Panzinger, qu’il avait connu à la police de Munich et qui partageait avec lui le même anticommunisme. Panzinger notait chez Müller « le courage et la responsabilité » (Seeger, 1996, p. 24‑25).

15Néanmoins, Müller ne connaissait pour les « ennemis du Reich » réels ou supposés ni scrupules ni pitié.

16En raison de son rôle dans la provocation de l’émetteur de Gleiwitz, le 31 août 1939, au cours duquel des SS avaient voulu faire croire à une agression de la Pologne, laissant derrière eux les cadavres de détenus concentrationnaires, habillés d’uniformes polonais et abattus d’une balle dans le dos, Müller, détenteur de secrets d’État, ne fut pas autorisé à s’engager sur le front.

17Après la création du Reichssicherheithauptamt (RSHA), il devint chef de la section IV, chargée de la recherche et de la lutte contre les opposants. C’était l’une des personnes les plus craintes du III^e Reich. C’était aussi l’un des responsables du génocide des Juifs d’Europe, qui signait les ordres de déportation et d’exécution. De même, les exécutions de masse des prisonniers de guerre soviétiques étaient de son ressort, tout comme les ordres donnés aux Einsatzgruppen.

18Cet homme, l’un des plus puissants du III^e Reich, cet homme profondément banal qui donnait des ordres monstrueux, ce carriériste qui bâtissait son cursus honorum sur des monceaux de cadavres, disparut à Berlin le 1^er ou le 2 mai 1945. Qu’était-il devenu ?

19Le grand historien allemand Peter Longerich, dans sa remarquable biographie de Heinrich Himmler (Longerich, 2010), sème le doute sur Heinrich Müller. À la fin de son ouvrage, Peter Longerich affirme qu’il aurait fui avec Himmler, et aurait franchi l’Elbe en direction du sud le 15 ou 16 mai 1945. À Meinstedt, Rudolf Brandt, Josef Kiermaier et Heinrich Müller auraient quitté le groupe pour faire contrôler leurs papiers par les Britanniques. C’est là qu’on aurait perdu sa trace (Longerich, 2010, p. 708‑709). Peter Longerich conclut : « Müller serait le seul à réussir à disparaître effectivement sans laisser de traces. » (Longerich, 2010, p. 709)

20Si un historien allemand de renommée internationale peut écrire cela au début du XXI^e siècle (l’édition allemande de son « Himmler » date de 2008, la française de 2010), c’est que bien d’autres spécialistes de la question se sont laissés abuser. Plus qu’un complot nazi visant à monter une histoire rocambolesque pour effacer les traces, il faut plutôt y voir la preuve que l’absence de châtiment pour le chef de la Gestapo, responsable de tant de crimes, a nourri l’incompréhension et la frustration de nombreuses personnes. Si Müller avait disparu, c’est qu’il était vivant… Sa mort semblait improbable… Le commissaire Jacques Delarue, grand résistant, a publié en 1962 Histoire de la Gestapo (Delarue, 1987). Selon lui :

Heinrich Müller, le bon fonctionnaire, le fidèle subordonné de Himmler à la tête de la Gestapo, parait avoir seul échappé à la mort qui le guettait aussi. Il disparut au début de mai 1945. Plusieurs officiers allemands prisonniers de guerre en Russie affirmèrent, lors de leur rapatriement, qu’il était à Moscou. Selon Schellenberg, Müller aurait profité de l’affaire de la « Rote Kapelle » pour établir des contacts avec les agents soviétiques et se serait mis à leur service au moment de l’effondrement de l’Allemagne. De nombreux membres des services allemands tentèrent de sauver leur vie en travaillant pour les services américains, anglais, etc. et même français. Beaucoup y parvinrent. Müller, lui, avait choisi de jouer le même jeu avec les Russes. Bien que l’acharnement dont il avait fait preuve dans la poursuite de l’enquête de la « Rote Kapelle » rende cette explication difficile à accepter, elle ne peut cependant être totalement exclue. Selon les mêmes sources, « Müller serait mort à Moscou en 1948. »

21Mais Jacques Delarue ajoute : « Une information beaucoup plus récente signale que Müller se trouverait actuellement au Chili avec Bormann. » (Delarue, 1987, p. 444)

22Consacrant un livre à « l’espion du siècle, Reinhard Gehlen » (Cookridge, 1973), le journaliste britannique E.H. Cookridge affirme également que Müller était devenu un agent soviétique. Il écrit au début des années 1970 :

Müller disparut en 1945. Il est à peu près certain qu’il alla en Russie. Dans ses mémoires, Schellenberg insiste sur les rapports de Müller avec le Renseignement soviétique depuis les recherches sur « l’Orchestre Rouge ». Plusieurs personnes affirment l’avoir vu comme officiel soviétique en Allemagne de l’Est après la guerre. On pense qu’il est mort à Moscou en 1949 (Cookridge, 1973, p. 454, note 20).

23L’histoire de Müller agent des Soviétiques depuis son action contre la Rote Kapelle-Orchestre Rouge, méritait, non pas une étude particulière, mais une mise au point. Celle-ci est venue de Guillaume Bourgeois, qui publia en 2015 La véritable histoire de l’Orchestre Rouge (Bourgeois, 2015). Historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Poitiers, l’auteur s’appuie sur une documentation énorme et vingt années de travail acharné. Dans son ouvrage, Guillaume Bourgeois s’attache à déconstruire l’histoire de l’Orchestre Rouge, réseau de renseignements soviétique qui fonctionna pendant la Seconde Guerre mondiale en Belgique, en France, en Allemagne et en Suisse. À aucun moment dans le livre, on ne trouve d’allusion à une possible liaison entre Heinrich Müller et les agents soviétiques. Seul Léopold Trepper, dans ses mémoires, et cité par Bourgeois page 329 de son livre, affirme avoir rencontré Gestapo-Müller lors de son premier interrogatoire… le 24 ou le 25 novembre 1942. Mais seulement en tant que prisonnier.

24Pourtant, cette fable a eu beaucoup de succès. À preuve, le livre de Pierre de Villemarest, Le dossier Saragosse, Bormann et Gestapo-Müller après 1945 (de Villemarest, 2002). Pierre de Villemarest était un auteur controversé. Résistant, il a participé à la création de « La dernière colonne », mouvement qui deviendra « Libération-Sud ». Puis il a rejoint l’Armée secrète, a commandé un groupe franc dans le Vercors, et devint agent F2 dans le réseau Kleber. Il participa après la guerre à la dénazification de l’Allemagne et fut membre des services spéciaux (le futur SDECE) de 1945 à 1950.

26Sa thèse est la suivante : Müller aurait réussi à fuir Berlin puis à devenir un agent soviétique. Suite à des purges au sein de l’appareil de sécurité soviétique, il aurait choisi de prendre la fuite en Amérique du Sud, entre 1952 et 1954. Ce sont les services secrets tchécoslovaques qui auraient été chargés de le rattraper et de le ramener. Repéré en Argentine, il fut ramené en avion en Tchécoslovaquie. Puis, récupéré par les Soviétiques, il serait mort dans un camp, près de Vorkouta, en Sibérie, étranglé par un codétenu en 1965.

27C’est la version de Pierre de Villemarest…

28En fait, l’idée que Müller soit mort dès 1945 n’était pas une vue de l’esprit ou une fausse nouvelle colportée par des nazis en vue de le protéger. Au moment du procès de Nuremberg, on le considérait mort. Les enquêteurs soviétiques avaient même trouvé sa tombe au cimetière de Berlin-Kreutzberg, tombe fleurie par sa femme et son fils. « Mais lorsqu’en septembre 1963, les autorités de la République fédérale procédèrent à l’exhumation du cercueil en présence des représentants des quatre puissances, les médecins légistes constatèrent que le cercueil contenait des ossements appartenant à au moins trois personnes différentes et le crâne d’un homme d’environ trente ans alors que Müller avait quarante-cinq ans. » (Bernadac, 1997, p. 138)

29Plusieurs témoins considérés comme fiables affirmèrent que Müller était mort dans l’enfer de Berlin, au tout début mai 1945. Il y eut d’abord un certain Fritz Leopold, employé à la morgue de Berlin, qui « déclara que le corps du chef de la Gestapo avait été trouvé au quartier général du RSHA et transporté dans un cimetière du secteur occidental de Berlin. Ce récit fut considéré comme la version officielle et la famille de Müller plaça une pierre tombale à cet endroit. » (Walters, 2010, p. 48) On a vu ce que valait cette affirmation.

30Ensuite, un adjoint de Müller, Heinz Pannwitz, prisonnier des Soviétiques, apprit de ceux-là que son chef était mort. On avait retrouvé son corps dans une station de métro près de la chancellerie du Reich, avec une balle dans la tête (Walters, 2010, p. 48).

31La troisième version, la plus plausible, fut rapportée par un certain Walter Lüders, qui avait assisté aux obsèques pendant l’été 1945. « Lüders affirma que des gens avaient retrouvé un corps revêtu d’un uniforme de Gruppenführer SS dans le jardin de la chancellerie. Le cadavre avait des traces de blessures dans le dos et dans l’uniforme. Lüders découvrit les papiers d’identité de Müller. Le corps fut alors inhumé dans une fosse commune de l’ancien cimetière juif du secteur soviétique de Berlin. » (Walters, 2010, p 48)

32Et pourtant, la traque se poursuivit. En 1954, la justice de l’Allemagne fédérale s’intéressa à nouveau à lui, parce qu’il subsistait des doutes sur sa mort (Seeger, 1996, p. 8). Un mandat d’arrêt fut lancé contre lui, prolongé en 1961 et en 1963 à Berlin-Ouest, ce qui entraîna l’exhumation du cimetière de Kreutzfeld.

33Simon Wiesenthal, le célèbre « chasseur de nazis » pensait que Müller était mort (Segev, 2011, p. 258). Les services secrets israéliens en étaient moins sûrs.

Dans la nuit du 3 novembre 1967, les voisins de Mme Sophie Müller entendirent des bruits suspects venant de son appartement dans un immeuble résidentiel de l’ouest de Munich, au 4 Manzigerweg à Pasing. La femme de l’ancien commandant de la Gestapo n’était pas chez elle, aussi ces bruits éveillèrent-ils les soupçons des voisins qui alertèrent la police. Deux personnes furent arrêtées dans la cage d’escalier et identifiées comme étant israéliens. (Segev, 2011, p. 258)

34Simon Wiesenthal n’avait joué aucun rôle dans cette tentative. Dans ses archives, dit l’historien israélien Tom Segev : « le dossier Müller ne témoignait pas de son implication dans la tentative avortée de retrouver sa trace. » (Segev, 2011, p. 259) Selon Charles Whiting (2011, p. 235‑236), les deux hommes, Baruch Shur, 39 ans et Daniel Gordon, 38 ans, étaient des agents du Mossad. Défendus par un avocat que leur avait dépêché l’ambassade d’Israël à Bonn, les deux hommes furent condamnés à trois mois de prison et expulsés très rapidement. Quelques jours plus tard, le 17 novembre 1967, le journal allemand Rheinische Post annonçait l’arrestation au Panama d’un homme qui ressemblait de façon frappante à Gestapo-Müller. Puis, Müller retomba peu à peu dans l’oubli…

35Quelle fut la fin réelle du chef de la Gestapo ? Les deux chercheurs les plus sérieux dans ce domaine, l’Allemand Andreas Seeger et le Britannique Charles Whiting, semblent s’accorder sur la mort de Müller dans la nuit du 1^er au 2 mai 1945 à Berlin. Voilà ce que l’on peut dire aujourd’hui, à ce stade des recherches :

36Le siège du RSHA, l’organisme suprême dirigé par Ernst Kaltenbrunner, dont dépendait la Gestapo, situé au 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, fut détruit en grande partie par les bombardements alliés et d’autres bâtiments durent être trouvés en toute hâte. Selon sa secrétaire, Müller travaillait depuis février 1945 dans un baraquement à Wannsee. Puis il s’installa Kurfürstenstrasse 115 à Tiergarten, siège des bureaux du service IVB4 d’Adolf Eichmann. Il y avait un bunker aussi sûr que le bunker du Führer, et un réseau de tunnels permettant de fuir dans différentes directions.

37Anna Sch., la maîtresse de Müller, l’a vu pour la dernière fois Kurfürstenstrasse le 24 avril en possession d’une capsule de cyanure, il lui fit don d’une ampoule de poison. Müller était convaincu de la défaite allemande. Les laissez-passer et autres papiers appartenant à Müller avaient été brûlés.

38Müller avait prévu depuis l’hiver 1945 un repli sur la Bavière, à Köditz près de Hof. Dans la journée du 2 mai 1945, la résistance contre les Russes cessa à Berlin. Selon de nombreux témoins, Müller n’avait pas fui mais était resté dans le secteur gouvernemental.

39Il était dans le bunker jusqu’au 30 avril à coup sûr, puisque le 28 avril il s’était chargé de l’arrestation de Hermann Fegelein, beau-frère d’Eva Braun et officier de liaison de Himmler, devenu émissaire pour les liaisons de Himmler avec le comte Bernadotte, qui avaient rendu Hitler hors de lui. Fegelein fut exécuté le 28 avril.

40Le soir du 1^er mai, Müller est vu au rez-de-chaussée du RSHA et le 2 mai à 1 h 30, il est vu par un dentiste à la sortie de l’ambulance en compagnie du commandant de la garde de la chancellerie, le Sturmbannführer Scheedle. Müller demanda des nouvelles du responsable gestapiste Bock, qui venait de se suicider. Après avoir vu le corps, il a quitté la chancellerie. À la question du dentiste Helmut K, de savoir s’il ne voulait pas rester à l’hôpital, Müller répondit : « Je ne me laisserai pas prendre par les Russes. » Alors que l’officier d’aviation (et pilote de Hitler) Hans Baur lui proposait de s’enfuir avec lui, il refusa : « Nous connaissons très bien les méthodes des Russes. Je ne peux pas une minute m’exposer au danger de me retrouver prisonnier des Russes. » Même réponse à Rattenhuber, chef du 1^er commando du Reichssicherheitsdienstes, qui décida de partir à une heure du matin.

« Heinrich, maintenant nous partons, il est grand temps.
Non, Hans, le régime est tombé et je tombe avec.
Müller avait un pistolet Walther PPK. » (Whiting, 2011, p. 61‑73).

41L’aide de camp de Hitler, Otto Günsche, le confirma à ses interrogateurs soviétiques. Vers 22 heures, le 1^er mai 1945, Günsche, résolu à sortir du bunker, fit ses adieux aux présents : Burgdorf, Krebs, Müller, les époux Goebbels… Müller « lui apprit qu’il se suiciderait à la chancellerie du Reich, car il ne voulait pour rien au monde tomber vivant entre les mains des Russes. » (Eberle et Uhl, 2006, p. 363)

42C’est donc la version de Lüders qui semble la plus convaincante. Un corps fut trouvé en uniforme de général SS dans une tombe de fortune à Berlin en août 1945. Il y avait un laissez-passer au nom de Heinrich Müller, il fut enterré au cimetière de la Grosse Hamburgestrasse dans une fosse commune. On ne trouva pas de photo sur ses papiers, mais il semble qu’il les ait fait brûler autour du 20 avril.

43Son adjoint Panzinger qui sera prisonnier en URSS jusqu’en 1955, avant de rentrer en Allemagne fédérale et de participer à une tentative d’intoxication-infiltration soviétique au sein du BND ouest-allemand, qui échoua et le poussa à se suicider en 1959 (Zolling et Höhne, 1973, p. 314), affirma avoir appris des Russes dès février 1947, que Müller était mort, qu’il s’était suicidé dans la chancellerie.