1Il faut d’abord se poser la question : qu’est-ce qu’un témoin ? Qu’est-ce qu’un témoin de la Shoah ? Tant de personnes ont vu et entendu une partie de cette terrible réalité, sans en comprendre toutefois la signification, telles ces admirables infirmières et secouristes qui entraient dans les camps d’internement français, à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande. Doit-on appeler témoins les prisonniers de guerre britanniques et les jeunes Français requis au titre du service du travail obligatoire qui se retrouvèrent à travailler sur le chantier de l’IG-Farben aux côtés des détenus concentrationnaires de Monowitz ? Témoins, les enfants polonais, biélorusses et ukrainiens qui assistèrent aux fusillades en 1941, 1942 et 1943 et ont raconté ce qu’ils ont vu au Père Patrick Desbois et à sa formidable équipe de Yahad-In Unum, dans le cadre de leurs recherches sur la « Shoah par balles » ? Témoins, les lanceurs d’alerte qui visitèrent le ghetto de Varsovie comme le résistant polonais Jan Nowak, entrèrent dans le camp d’Izbica Lubelska comme son compatriote Jan Karski ou allèrent aux abords immédiats du camp d’Auschwitz comme le résistant belge Victor Martin ? Témoins, les déportés concentrationnaires qui réussirent à s’évader d’Auschwitz comme l’officier polonais Witold Pilecki et les deux jeunes Juifs slovaques Fritz Wetzler et Rudolf Vrba ?

2Assurément oui. Tout comme le furent les soldats soviétiques du général Petrenko qui libérèrent Auschwitz le 27 janvier 1945, tout comme le furent le général Eisenhower et le général Patton à l’ouverture des camps d’Allemagne centrale, et les membres du Congrès des États-Unis, les journalistes, tous ceux qui découvrirent l’horreur concentrationnaire…

3Mais ils n’avaient vu qu’une partie. L’historienne allemande Bettina Stangneth, dans son livre Eichmann avant Jérusalem : La vie tranquille d’un génocidaire relate une anecdote : Vers 1959, Adolf Eichmann se croyait tellement à l’abri des poursuites qu’il accepta de raconter à un personnage douteux qui se prétendait journaliste, l’ancien SS néerlandais Willem Sassen, ses abominables forfaits. À chaque entretien, des anciens nazis présents comme lui en Argentine venaient l’écouter pérorer. Parmi eux, le tout aussi célèbre que sinistre « docteur » Josef Mengele. Car Mengele, bien que préposé aux sélections dans le camp d’Auschwitz, bien que commettant des expériences monstrueuses sur les jumeaux et sur tant d’autres, ne connaissait pas toute l’ampleur de la Shoah, des fusillades d’Ukraine, des camps de l’Aktion Reinhard… Misérable pion au sein de la machine de destruction nazie, médecin maudit parmi tant d’autres, de Horst Schumann à Karl Babor, il ne possédait pas le tableau complet comme Eichmann.

4Nos témoins du Mémorial de la Shoah se distinguent par d’autres caractéristiques.

5À l’exception d’Aharon Appelfeld, tous se sont retrouvés – entre autres – à Auschwitz, parfois dans la même baraque, comme Primo Levi et Elie Wiesel qui ne le surent qu’après la guerre. Comment un homme frôlant la trentaine, ingénieur et résistant italien, aurait-il pu communiquer avec un adolescent juif roumain qui venait de sortir de l’enfance pour découvrir l’horreur ?

6Tous et toutes, même s’ils ont connu après-guerre la misère, la pauvreté, les privations, la solitude, la plus intense détresse psychologique, sont devenus des personnalités importantes de la fin du XX^e siècle. Dans le domaine de la haute fonction publique, comme ministre de la Santé en France puis première présidente du Parlement européen en 1979 Simone Veil est devenue un symbole, qui avait à cœur de vivre dans le présent, de préparer l’avenir, mais sans occulter les ténèbres du passé. La preuve en fut qu’attaquée par Le Pen et ses sbires, elle fut toujours une personnalité très respectée et estimée par l’opinion publique française et européenne.

7Samuel Pisar, rescapé polonais, fit de brillantes études de droit en Australie puis aux États-Unis avant de devenir avocat d’affaires et de se faire le défenseur des échanges commerciaux Est-Ouest pour surmonter la Guerre froide.

8Marceline Loridan-Ivens, fit carrière dans le cinéma, notamment documentaire.

9Les quatre autres témoins qui nous intéressent, Primo Levi, Elie Wiesel, Imre Kertesz et Aharon Appelfeld, se définissent par leur rapport à la chose écrite. Le témoignage peut être oral, et les enseignants qui ont fait venir des résistants et des déportés dans leurs classes savent combien ces récits sont forts et précieux. Mais l’écrit est incontournable, il permet de fixer la pensée, de donner un cadre à la mémoire. Car de ce tissu d’impressions violentes qui marquent les déportés, de cette connaissance brutale de la plus atroce réalité, du sort des êtres aimés, des ouvrages comme Si c’est un homme de Primo Levi, La Nuit d’Elie Wiesel, Être sans destin d’Imre Kertesz, ou Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld donnent une image qui devient la première approche de ce monde hallucinant pour un très large public.

10Ce choix délibéré de personnalités emblématiques se défend parfaitement. D’abord parce que leur vie ne s’est pas limitée à la terrible période nazie. Simone Veil a œuvré pour les droits des femmes et pour la construction européenne, Samuel Pisar a défendu la politique de détente, les autres se sont illustrés dans les arts et la littérature. Primo Levi ne fut pas seulement le témoin de la Shoah mais un grand écrivain italien. Elie Wiesel, qui commença sa carrière de journaliste dans des journaux yiddish, put défendre autant les « Juifs du silence » (en URSS) que bien d’autres causes, dans les années 1970 qui relevaient du respect des droits de l’Homme, en Amérique latine comme en Asie du Sud-Est (je pense aux Cambodgiens qui avaient survécu à la dictature khmère rouge). Par son Prix Nobel de littérature, Imre Kertesz a rappelé le sort des Juifs hongrois déportés pendant le printemps et l’été 1944 et est un exemple dans un pays enclin parfois à l’amnésie. Aharon Appelfeld a prouvé par l’accueil fait à ses livres en Israël que la Shoah n’a pas été occultée par un peuple de sabras « dominateurs et sûrs d’eux-mêmes », mais intégrée à l’histoire du pays dont beaucoup de fondateurs étaient parfois les seuls rescapés de leurs familles.

11Deux reproches néanmoins :

12L’exposition n’évoque pas les autres témoins, ou très peu. Pour les autres camps, il est vrai que c’était difficile. Bełżec a été le lieu du meurtre de 550 000 à 600 000 personnes, et il n’y eut que deux survivants qui ont donné un témoignage. L’un fut assassiné en 1946 par des antisémites polonais, le soir de sa première journée de déposition devant la justice, l’autre est mort d’un cancer en Israël en 1968. Ce fut l’honneur de Claude Lanzmann de donner la parole dans Shoah aux survivants, si rares, de Chełmno, Sobibór et Treblinka.

13Ensuite, un nom manque, celui d’un homme qui a voué sa vie à la connaissance de l’histoire de la Shoah et surtout à la poursuite des criminels de guerre nazis, Simon Wiesenthal. Son combat, qui a permis de faire juger de nombreux assassins et, même quand les peines infligées étaient ridicules au regard des crimes évoqués, d’établir les faits historiques, mérite d’être rappelé. L’homme qui a survécu à Janówka, à Płaszów, à Auschwitz, à Gross-Rosen, à Buchenwald et à Mauthausen (où il avait été placé sur une pile de cadavres) était un témoin mais aussi un acteur de l’histoire.

14C’est à Simon Wiesenthal que je voudrais laisser la parole pour conclure : « Celui qui ne croit pas aux miracles n’est pas réaliste. »