1On ne présente plus Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire à l’université Paris-Sorbonne, spécialiste du nazisme, il est l’auteur de nombreux ouvrages comme Le Meurtre de Weimar (PUF, 2010), La loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014) ou La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). Il s’intéresse notamment à la littérature normative nazie, c’est-à-dire aux textes juridiques, biologiques, administratifs ou techniques qui expliquaient comment penser, se comporter et agir en nazi. En suivant cette démarche, il a été confronté aux pratiques managériales développées sous le III^e Reich, un Reich qui ne cesse de s’étendre, mobilisant toujours plus d’hommes sous l’uniforme, et dont l’effort de production prend des proportions titanesques, inédites dans l’histoire allemande. Les nazis sont donc confrontés à un problème de gestion des ressources humaines (Menschenmateriaal) : pour administrer ce territoire, ils doivent faire plus avec moins de personnel.

2Le titre du livre pouvant porter à confusion, l’auteur précise que le propos général de son travail n’est pas de démontrer que le management moderne puise ses racines dans le nazisme ni qu’il serait une activité condamnable par essence. Ses recherches portent avant tout sur ce que furent les théories managériales nazies et sur l’influence qu’elles ont pu avoir sur le management moderne. La quête d’une organisation optimale des structures administratives ou productives préexiste d’ailleurs au nazisme. En tant que véritable discipline, les origines du management sont essentiellement françaises. Mais les théoriciens nazis vont se montrer particulièrement critiques envers des conceptions qu’ils jugent contre toute attente trop centralisatrices, bureaucratiques, hiérarchiques, autoritaires ! Ils opposeront la Verwaltung, l’administration « à la française », à la Menschenführung, la direction des hommes, qui englobe plutôt une acception libérale.

3Ce que l’auteur rappelle, mais qui ne cesse de paraître paradoxal, est l’hostilité des nazis – et de Hitler au premier chef – envers l’État comme principe d’organisation. Celui-ci est considéré comme inutile, sinon nuisible, à la race germanique, notamment parce qu’il s’oppose à son élan vital.

• 1 Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020, (...)

La race germanique, qui sait d’instinct se gouverner en respectant la loi de la nature (procréer, combattre, régner), c’est-à-dire le seul droit qui vaille, n’a aucun besoin d’être coiffée par une institution transcendante […] La communauté de race est nécessairement une communauté de corps et d’esprit : dans cet univers sain, l’État en tant qu’institution garante du bien commun est parfaitement inutile1.

4Les juristes et idéologues nazis vont opposer l’État, comme l’héritier d’un droit romain tardif – sinon juif –, figé, abstrait, reflet d’un empire en déclin et dégénéré racialement, au droit originel d’un peuple germain, organisé en tribus fières, libres et respectueuses des lois de la nature. Ils opposent le monde germanique idéalisé construit autour de communautés (famille, paroisse, corporation, etc.) au modèle français centralisé et despotique cristallisé dans quelques grandes figures historiques, comme celle de Louis XIV qui fait figure de repoussoir.

5Johann Chapoutot enrichit les réflexions autour du concept de polycratie, le fait que l’organisation du III^e Reich, loin d’être hyper-centralisée, se distinguait par une incroyable multiplication de centres de décision et de pouvoirs, dont les divers responsables, dotés d’importantes marges de manœuvre et d’initiatives personnelles, étaient constamment mis en concurrence.

• 2 Ibid., p. 40.

Au temps lent et à l’organisation réglée de l’État succèdent en effet, à partir de 1933, l’affrontement des ambitions et la quête effrénée de la faveur du « Führer » que chacun pense obtenir en interprétant ses mots et ses idées de la manière la plus radicale possible2.

6La polycratie a bel et bien été pensée par des juristes et de hauts fonctionnaires nazis. Derrière les cadres théorique, juridique et administratif apparaît une volonté de réduire et de dévaloriser l’État, sinon de le faire disparaître. L’essentiel pour les nazis est de permettre la perpétuation de la race. L’État est contre nature, il ne peut être le socle ni l’outil de l’expansion et de la liberté du peuple allemand. Au sein d’une idéologie dont le darwinisme social est central, il en est même l’antithèse. Il sera, le temps qu’il lui reste à vivre, l’outil pour perpétuer la race et renforcer les processus de sélection naturelle, avec toutes les dérives que l’on connaît, de l’eugénisme aux meurtres de masse. L’État-providence doit disparaître parce qu’il est « contre-sélectif » et qu’il protège les faibles et les malades. L’État-gendarme ne sera quant à lui plus nécessaire à une communauté racialement homogène et débarrassée de ses tares génétiques, puisque criminalité et délinquance y auront mécaniquement disparu.

7La question des ressources humaines réquisitionne beaucoup d’énergie dans l’Allemagne nationale-socialiste, y compris pour réfléchir à l’après-guerre, dans la perspective d’une victoire complète et définitive. Les ambitions sont méritocratiques, du moins en paroles. Le parcours d’Hitler participe d’ailleurs à fonder ce mythe. Issu du peuple, il doit son statut de Führer (de guide) non par sa naissance ou sa fortune, mais parce qu’il a compris les lois de la nature et de l’histoire. Le pouvoir nazi qui organise le réarmement du pays à marche forcée est cependant soucieux d’obtenir l’adhésion des travailleurs. Le Reich n’est pas viable à long terme. Il vit à crédit et par la spoliation pour financer son économie de guerre et déploie une énergie colossale en propagande et en structures. C’est en ce sens qu’est créée l’organisation Kraft durch Freude (la force par la joie), que Chapoutot définit comme « un immense comité d’entreprise à l’échelle du Reich tout entier ». Obtenir la hausse de productivité du travailleur allemand sans trop d’opposition passe par l’interdiction des syndicats, mais aussi par l’amélioration du cadre de travail (éclairage, ventilation, nourriture, etc.) et l’organisation des loisirs (excursions, randonnées, croisières, etc.). Ces aspects sont bien sûr réservés à ce qui est considéré comme la communauté du peuple allemand et non à ses adversaires politiques ou raciaux. Rappelons que le Reich comptera 15 millions de travailleurs étrangers en 1945, une main-d’œuvre considérée comme infra-humaine et à laquelle aucun ménagement n’est accordé.

8Le livre est en grande partie construit autour de l’itinéraire de Reinhard Höhn (1904-2000), l’archétype de l’intellectuel technocrate au service du III^e Reich. Juriste ambitieux, brillant et implacable, au service de la SS, il élabore des pistes pour construire les bases des institutions du Grand Reich à venir. Issu d’une moyenne bourgeoisie traumatisée par la défaite de 1918, il milite longtemps dans le Jungdeutschen Ordensil (Ordre Jeune Allemand), une organisation antisémite et anticommuniste, avant d’adhérer au NSDAP en mai 1933 et à la SS en juillet de la même année. Un engagement qui lui facilitera sa nomination rapide comme professeur de droit à l’université de Berlin et directeur de l’Institut de recherche sur l’État situé à Wansee, dans les locaux de la SS. Il terminera la guerre au grade de Oberführer (général), l’un des plus élevés de la hiérarchie. Son obsession, c’est la communauté (Gemeinschaft), la seule réalité existante selon lui et ses travaux se déclinent autour de deux axes fondamentaux : l’ordre racial nouveau du continent européen et la disparition de l’État. Ses thèses trouveront des oreilles attentives au plus haut sommet du Reich, notamment auprès de celles de Himmler et de Heydrich.

9Contrairement à nombre de ses collègues qui terminent la guerre avec du sang sur les mains, il n’est pas condamné à la fin de celle-ci. Il a réussi à se maintenir durant tout le conflit à la tête de son Institut de recherche sur l’État au sein de l’université de Berlin et n’ira jamais sur le front. Il n’a assassiné personne de ses mains et il n’y a aucune nécessité à ce qu’il fuie. Il change d’identité durant quelques années, tout en restant auprès de sa famille et, très rapidement, il bénéficie des lois d’amnistie, ce grand blanchiment des anciens nazis que connaît l’Allemagne fédérale à partir de 1949. Il continuera ensuite sa carrière en restant « ce qu’il a toujours été », bénéficiant du soutien de puissants réseaux d’anciens SS qui ont réussi à se recaser dans toutes les sphères de l’État allemand. En 1956, il fonde une école à Bad Harzburg, en Basse-Saxe : l’Académie des cadres (Akademie für Führungskräfte), dont l’objectif est de former des managers. Höhn y enseigne aux côtés d’autres anciens SS et membres du SD, dont Franz-Alfred Six, membre de l’Einsatzgruppe B, condamné à 20 ans de réclusion criminelle à Nuremberg, mais libéré en 1952. L’école accueillera, de son inauguration jusqu’à la mort de son fondateur, pas moins de 600 000 cadres provenant des principales sociétés allemandes, sans compter les 100 000 inscrits en formation à distance.

• 3 Ibid., p. 90.

C’est à la fois le gratin et les soutiens du « miracle économique allemand » qui se retrouvent dans les séminaires de Reinhard Höhn et de ses collègues : des cadres d’Aldi, de BMW, de Hoechst, mais aussi de Bayer, de Telefunken, d’Esso, de Krupp, de Thyssen, d’Opel, sans oublier Ford, Colgate, Helwett-Packard et même la reine allemande du sex-shop et du porno, Beate Uhse International3.

11Après 1945, Reinhard Höhn laisse de côté ses conceptions racistes et ses rêves de conquête d’espace vital. Celles qui concernent le management vont en revanche se révéler au goût du jour. Il développe son modèle : « le management par délégation de responsabilité ». Il publie beaucoup et quelques-uns de ses livres sont des best-sellers. Il s’intéresse à tout ce qui concerne la gestion d’entreprise, y compris le développement personnel ou le coaching. Au sein de l’Akademie, il invite les étudiants à suivre les séminaires du professeur Karl Kötschau sur la gestion du stress et de la charge de travail. Ce médecin, ancien membre du NSDAP et de la SA, fut l’un des théoriciens les plus influents de la médecine sous le III^e Reich, un partisan d’un eugénisme radical.

12Höhn participe aussi à un glissement sémantique dans l’air du temps, le subordonné – ou le salarié – laisse la place au collaborateur. Le travailleur est intégré dans la communauté de l’entreprise, celle de la production et de la performance. Loin d’être anecdotique, c’est, selon Chapoutot, très révélateur de ses anciennes lubies.

• 5 Ibid., p. 110.

Ce que la Betriebsgemeinschaft – communauté des ouvriers et des chefs dans l’entreprise – avait été sous le III^e Reich, l’entreprise de Höhn – la communauté des managers et de leurs collaborateurs libres – le perpétuait dans l’univers démocratique de la RFA et de son « économie sociale de marché »5.

13En pleine guerre froide, dans une Allemagne coupée en deux, les idées prônées par Höhn pouvaient faire office de vitrine et de contre-modèle au socialisme réel de la RDA. Pourtant, la perspective de voir naître une classe de collaborateurs autonomes et doués d’initiative n’allait pas de soi dans une Allemagne où la rigidité de la hiérarchie était encore très tangible. Les théories de Höhn et de ses collègues n’avaient pas, loin de là, bouleversé l’organisation et les mentalités des structures militaires et économiques dans un Reich soumis dès 1936 à l’économie de guerre.

14D’autre part, ces théories avaient pour objet de rompre avec une gouvernance centrale et absolutiste, mais n’étaient en aucun cas libertaires. Il s’agissait de transformer les fonctions de la hiérarchie, absolument pas de la faire disparaître. C’était vrai pour le Reich, cela le restera à l’Akademie für Führungskräfte. Johann Chapoutot analyse ce qu’englobe ce management par objectifs, les contradictions dont il est porteur et les dérives auxquelles il peut aboutir, ne fût-ce qu’en termes psychosociaux.

15Mais les ambitions de Reinhard Höhn ne s’arrêtent pas à la sphère économique privée. Il ambitionne aussi de révolutionner les administrations, de les voir converties aux principes d’organisation de l’économie privée. Et il est écouté. Dès 1969 l’Akademie organise des séminaires spéciaux pour les cadres de l’administration (État, Länder, communes). Il en sera de même de la Bundeswehr (l’armée) dont la hiérarchie apprécie ses travaux.

• 6 Ibid., p. 117.

Höhn, qui pensait déjà, dans les années 1930, le dépérissement de l’État et le développement des agences, se fait le précurseur, sinon le prophète, de la Nouvelle Gestion Publique (New Public Management), devenue une quasi-religion d’État dans les pays occidentaux, à commencer par l’Allemagne du chancelier Kohl, dès le début des années 19806.

16D’autres aspects de la vie de Reinhard Höhn et de ses théories sont abordés : ses déboires – judiciaires et dans l’opinion publique –, lorsque son passé refait surface à la fin des années 1960 et début 1970 ; le déclin de son modèle dans le monde du management, etc.  L’élément fondamental du livre réside cependant dans ce paradoxe : comment un idéologue d’un régime à ce point hostile à la liberté a pu se glisser dans la peau d’un théoricien de l’organisation des entreprises dans une société démocratique ? Chapoutot se penche longuement sur cette énigme. Il questionne les pratiques managériales professées par Höhn. L’homme y est vu comme une pure ressource humaine destinée à atteindre des objectifs de production ; la liberté y est avant tout considérée comme une décharge de responsabilité, non comme un bien en soi. Elle devient aliénation.

17En définitive, le livre apporte non seulement un éclairage intéressant sur l’idéologie nazie et sur certaines réalités de l’Allemagne d’après-guerre. De plus, il replace l’histoire du III^e Reich dans un cadre plus global, celui de l’organisation des structures à l’ère industrielle et de la production de masse. L’Allemagne nazie se retrouve dans un continuum, celui de l’histoire de la modernisation de nos sociétés, de l’organisation du travail et de notre rapport à celui-ci. Cependant, certaines articulations entre l’avant et l’après-guerre apparaissent comme fragiles. L’auteur se défend d’attribuer au nazisme une paternité au management moderne, mais c’est pourtant ce qu’il semble laisser induire, sans véritable démonstration, le livre étant pour l’essentiel construit sur l’itinéraire d’un seul homme. Il en résulte une ambiguïté qui laisse perplexe. Il n’en reste que le livre est intéressant, passionnant à plusieurs égards, et suscite d’ores et déjà un vigoureux débat dans la communauté scientifique. Le sujet est loin d’être clos et c’est indéniablement positif pour la recherche tant sur la nature du nazisme que sur celle du management.