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Les temporalités de la démocratie : institutions, acteurs, pratiques et enjeux.

Hervé Rayner, Bernard Voutat et Laurent Willemez

Texte intégral

  • 1 Également relevé par Renaud Payre et Guillaume Marrel dans leur ouvrage Temporalité(s) politique(s)(...)

1Ce dossier porte sur une thématique qui n’a pas encore été abordée centralement dans la revue et qui l’est de manière dispersée en sociologie politique autour de problématiques distinctes que l’on se propose ici de rapprocher1. Partant d’une conception large de la notion de démocratie comme se rapportant à un ensemble d’activités fondées simultanément sur la souveraineté populaire et l’État de droit et spécifiquement dédiées au gouvernement de la société, deux dimensions doivent être soulignées. D’une part, ces activités se déploient dans des institutions particulières, soit des organes de l’État (parlement, gouvernement, tribunaux) dans lesquels s’exerce un pouvoir de décision susceptible d’orienter l’action publique menée dans l’ensemble de la société. D’autre part, elles s’inscrivent dans une compétition réglée, dont l’enjeu est précisément la conquête des pouvoirs d’État que détiennent ces autorités politiques. Comme tel, l’espace politique démocratique manifeste une ambivalence fondamentale : ordre institutionnel autonome et différencié, fondé sur des rapports de pouvoir spécifiques, des enjeux propres et des rôles particuliers, il est simultanément inséré dans l’ensemble des activités sociales via les relations d’interdépendance liant les acteurs de la vie politique à des agents apparemment extérieurs à cet univers (Lagroye, François & Sawicki, 2012, p. 111 sqq.).

2Analyser les temporalités de la démocratie implique dès lors de considérer la dimension temporelle propre aux activités politiques spécialisées, d’en reconnaître l’autonomie relative et les spécificités, d’analyser les relations de pouvoir qu’elle structure, mais aussi d’identifier les multiples temporalités concurrentielles qui travaillent cet espace, celles des institutions, des acteurs, des pratiques et des enjeux, relativement aux usages différenciés du temps qui s’y manifestent. D’une manière générale, en effet, si le temps constitue une contrainte pour l’action, il doit également être envisagé à travers ses usages comme une ressource, la capacité à déterminer l’agenda politique, à domestiquer le temps des procédures ou à orienter les rythmes de la vie politique permettant d’exercer un pouvoir sur ses adversaires en agissant sur leur temps.

3S’il convient de souligner les temporalités propres aux activités spécifiquement politiques, celles-ci ne sauraient être étudiées de façon isolée, sans considération de ce qu’elles doivent aux chaînes d’interdépendance dans lesquelles elles sont imbriquées. Cette problématique impose donc également de rapporter ces temporalités particulières au fait qu’elles sont elles-mêmes tributaires d’autres formes de temporalités, celles qui sont liées aux univers sociaux extérieurs à l’espace politique stricto sensu (secteurs économique, médiatique, juridique, scientifique, etc.) avec lesquels celui-ci interagit continûment. Selon des configurations variables, les décalages temporels entre les espaces politiques démocratiques et les autres secteurs de la société constituent dès lors un enjeu de leurs relations. Ce phénomène d’asynchonisation s’observe aussi bien dans la façon dont se construit l’agenda politique comme produit de la politisation des problèmes publics que dans la formulation de politiques publiques relativement aux contraintes temporelles pesant sur leur mise en œuvre (Temporalités, 2014). C’est dans cette perspective générale que ce dossier de Temporalités a été conçu. Plusieurs questionnements liés les uns aux autres sont ainsi ouverts.

4À un premier niveau, il s’agit de considérer la façon dont les institutions de la démocratie libérale font l’objet d’une codification censée encadrer leur fonctionnement dans le temps de façon à en réduire l’imprévisibilité. Qu’il s’agisse de réglementer la durée des mandats électifs ou leur cumul dans le temps, de prévoir (ou non) leur synchronisation (comme à travers le quinquennat et l’élection subséquente de l’Assemblée nationale en France ou au contraire en instituant les midterms aux États-Unis), de limiter les incertitudes propres aux procédures d’adoption des actes étatiques (consultations préalables, fixation de l’ordre du jour des assemblées, organisation des processus délibératifs, durée des sessions parlementaires, procédures de navette, clause d’urgence, anticipation des procédures judiciaires, etc.), de fixer des délais dans le traitement des procédures référendaires ou des initiatives populaires (en Suisse ou dans les États américains), d’organiser l’action publique dans tel ou tel secteur, ou encore de faciliter la participation citoyenne, ces règles du jeu issues de rapports de force politiques antérieurs sont particulièrement révélatrices des enjeux, croyances et intérêts afférents à la maîtrise des temporalités concurrentes caractérisant l’action politique, l’élection, l’exercice du mandat, la délibération et la décision.

5Se pose alors la question du rapport des acteurs politiques, professionnels, militants ou citoyens ordinaires, aux temporalités de leur action. Il s’agit ici de comprendre la façon dont les facteurs structurant les carrières politiques (cursus honorum des élus, modalités d’entrée dans le métier politique, cumul des mandats électifs par occupation simultanée ou successive, professionnalisation des activités politiques, stratégies de reconversion à la sortie du champ politique) affectent non seulement le profil des hommes et des femmes politiques, mais aussi leurs attitudes, attentes et comportements, leurs investissements différenciés dans les rôles disponibles aussi bien que leurs raisons d’agir. De la même manière, l’articulation des temps des habitants ou des personnes mobilisées doit être prise en compte dans l’analyse de la démocratie participative (Tarragoni, 2021) ou des mouvements sociaux (Gillan, Edwards, 2020).

6D’une manière générale, la précarité (certes variable) des carrières politiques renforce ou inhibe les ambitions politiques et contribue ainsi à la sélectivité plus ou moins marquée des trajectoires biographiques caractérisant le personnel politique. Elle soutient (mais parfois fragilise) la discipline partisane et donc la force des entreprises politiques, elles aussi soumises à la nécessité de s’ajuster aux rythmes temporels de la vie politique dictés par les échéances électorales et l’organisation chronophage des campagnes politiques. Certaines propriétés de ces carrières favorisent ou au contraire réduisent les engagements (successifs ou simultanés) hors du champ politique, une question qui se pose dans la durée et qui permet d’interroger les manières légitimes de faire de la politique aussi bien que les contraintes pesant sur cette activité.

7Dans cette perspective, il s’agit aussi de comprendre le rapport pratique des élus aux temporalités de l’action politique, en analysant ce qu’ils font de leur temps, ainsi que les modalités par lesquelles ils maîtrisent peu ou prou les contraintes temporelles inhérentes au métier politique (Dulong, 2018). À la fois cause et effet de la professionnalisation, la tendance lourde qui se dessine depuis une cinquantaine d’années en France consiste en « l’allongement généralisé du temps passé en politique avant l’élection » (Boelart, Michon, Ollion, 2017, p. 68 ; Michon, Ollion, 2018). L’étude des emplois du temps des élus, à travers leurs agendas par exemple, permet d’objectiver des systèmes de relations ou d’injonctions diverses, et ainsi de rendre compte des tensions auxquelles est soumis le personnel politique : manifester une présence continue dans l’actualité, intervenir régulièrement dans une pluralité d’univers sociaux, répondre aux urgences de la quotidienneté politique, mettre en cohérence une prise de position ponctuelle avec un programme politique à plus long terme.

8Au-delà de ces interrogations sur les rapports au temps des acteurs du champ politique, une autre question transversale à l’ensemble des articles du présent dossier invite à considérer la capacité des régimes politiques démocratiques à prendre en charge des enjeux de (très) longue durée, comme le développement durable, la gestion des déchets nucléaires, l’aménagement du territoire, etc. Qu’il s’agisse de politiques de prévention, eu égard à des dangers ayant fait l’objet d’une mise en risque, ou de l’application du principe de précaution (inspiré de la notion de responsabilité du philosophe Hans Jonas prônant une éthique tournée vers les prochaines générations) face à des dangers jugés incertains (ni bien identifiés ni bien quantifiés), les politiques publiques doivent de plus en plus se tourner vers le futur en s’efforçant de l’anticiper. Cet état de préparation permanent s’éclaire à l’aune des différences de temporalité entre le secteur de la réglementation étatique et celui de l’innovation sociotechnique, au rythme beaucoup plus rapide : les agences de surveillance et d’autorisation de mise sur le marché n’ont ni les moyens financiers ni les moyens temporels pour faire face à la prolifération des demandes formulées par des entreprises commerciales engagées dans une course contre la montre. Ce décalage, les injonctions contradictoires de la preparedness (se préparer à être surpris) et des rapports de force habituellement favorables aux tenants de « l’innovation » compliquent toute velléité régulatrice. Rien d’étonnant donc à ce qu’une industrie aussi lourde en termes de moyens mis en œuvre que le nucléaire civil ait pu se déployer à partir des années 1950 en l’absence de solution à la question (non construite en problème) des déchets radioactifs, dont la dangerosité peut perdurer des milliers d’années durant.

9La difficulté des autorités démocratiques à se projeter sur le long terme renvoie également à l’emprise des médias sur la vie politique, un phénomène certes bien connu, mais qui mérite d’être approfondi, tant il est vrai que le travail journalistique, les sondages et plus récemment les réseaux sociaux affectent spécifiquement les rythmes temporels des enjeux politiques (de l’urgence à leur disparition) et donc des acteurs individuels ou collectifs censés les prendre en charge. L’alimentation de leurs pages sur les réseaux sociaux rythme désormais le quotidien de nombreux élus. Ainsi par exemple, alors qu’il assumait la charge de ministre de l’Intérieur, de vice-président du Conseil et de secrétaire fédéral de son parti (Lega per Salvini Premier), Matteo Salvini, très peu présent à son bureau au ministère, a posté 5 299 tweets entre le 1er janvier et le 1er août 2019. Plus largement, ces rythmes sont aussi dictés par d’autres acteurs, mouvements sociaux et groupes d’intérêts extérieurs au champ politique, dont l’action, elle-même tributaire de temporalités propres, comporte toujours un enjeu de pouvoir lié au timing de l’agenda politique.

10Enfin, si la désynchronisation relative de l’espace politique par rapport aux autres univers sociaux constitue un bon indicateur du fonctionnement routinier ordinaire des démocraties, l’étude des conjonctures de crise, caractérisées au contraire par la synchronisation des temps sociaux (Dobry, 1986), est de nature à mettre en évidence les enjeux proprement politiques des temporalités ordinaires de la vie politique. Depuis mars 2020, la Pandémie de Covid-19 a bouleversé les agendas gouvernementaux de très nombreux États et raccordé, par le biais des mesures de confinement (qui ont concerné la moitié de l’humanité) et autres restrictions des faits et gestes de la population, la plupart, voire l’ensemble, des espaces sociaux. Des bulletins quotidiens du nombre de victimes à la saturation de l’agenda médiatique, de la mise à l’arrêt de très nombreuses activités économiques à l’annulation des manifestations culturelles ou au report d’échéances électorales, la crise sanitaire imposait son rythme et forgeait sa propre temporalité (Bessin et Grossetti, 2021). À l’instar d’autres événements (guerre, révolution, crise économique, mouvement social, scandale, catastrophe), la pandémie a fait figure de brisure temporelle, marquant, certes différemment d’un acteur à l’autre, un avant et un après dans les parcours de vie individuels et collectifs. Cette capacité de l’événement à perturber les temporalités sectorielles et à engendrer son propre tempo réside dans la concomitance de fortes oscillations des possibles dont il est fait (Rayner, 2019). Ainsi, en Italie entre 1992 et 1994, l’opération « Mains propres », à savoir la concaténation de scandales autour du financement des activités politiques, a chamboulé la démocratie italienne : de l’offre partisane au mode de scrutin, des critères de l’excellence politique à l’arrivée massive aux postes ministériels de « techniciens » (Rayner, 2005). La propriété dynamogène de l’événement provient des myriades d’ajustements dont il est à la fois le produit et le producteur, les acteurs tentant de s’adapter à une situation mouvante dont ils peinent à anticiper l’issue.

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11Sans prétendre épuiser les différentes problématiques exposées plus haut, ce numéro de Temporalités propose néanmoins une série de textes qui en abordent certaines dimensions, dans l’objectif de les appréhender de manière empirique, comme le suggèrent en particulier Muriel Darmon, Delphine Dulong et Elsa Favier (2019). Aussi, à la différence de réflexions menées en philosophie politique, stimulantes, quoiqu’abstraites et faisant l’économie d’un terrain (Chollet 2011, Benosvky 2018, Bouton 2022), les articles rassemblés dans cette livraison s’appuient sur une base empirique richement documentée.

12La première dimension que ce dossier questionne concerne la place des temporalités dans l’exercice du métier politique. Grâce aux nombreux travaux publiés depuis quelques années, nous ne pouvons plus avancer en 2022, comme il était pertinent de le faire en 2006, que « le rapport au temps reste l’un des points aveugles des études de la professionnalisation politique » (Marrel et Payre 2006, p. 75). Dans une première contribution, Noémie Févrat et Guillaume Marrel analysent les controverses aux États-Unis et en France portant sur le cumul successif de mandats parlementaires identiques. Règle du jeu politique affectant la longévité des carrières politiques, la limitation de la rééligibilité oppose des arguments où se mêlent des croyances normatives à propos de la démocratie et des conceptions concernant la place du parlement (et donc des élus) dans les processus politiques. Alors que les partisans de la réforme, souvent des outsiders du jeu politique, escomptent améliorer la représentativité du personnel politique en favorisant la rotation des élus, les adversaires, plutôt des insiders, font prévaloir la liberté politique des citoyen·ne·s et donc leur pouvoir de sanction à l’égard des élus. De manière ambivalente, d’autres argumentaires viennent se greffer sur cette opposition initiale. Si pour les uns, il s’agit de réduire la professionnalisation du personnel politique, les autres insistent alors sur l’affaiblissement du parlement au profit du pouvoir exécutif et de l’administration, voire des groupes d’intérêt ou des lobbys qui, aux États-Unis, renforceraient leur influence sur des élus inexpérimentés, au nom d’une conception minimaliste de l’État.

13On le voit, les dimensions temporelles affectant l’exercice d’une fonction élective, loin de se réduire à des enjeux normatifs, s’inscrivent dans les relations de pouvoir structurant la compétition politique dans les démocraties libérales. C’est également ce que montre la contribution d’Andrea Pilotti à propos du système dit de « milice » pratiqué en Suisse, selon lequel le mandat parlementaire au niveau national est conçu comme une charge « honorifique » faiblement rémunérée, exercée à temps partiel. Si ce modèle a limité « sur le papier » la professionnalisation du personnel politique tout au long du XXe siècle, il s’est toutefois traduit par une notabilisation durable des carrières politiques fondées sur la multi-positionnalité des élus : cumul du mandat national avec des fonctions politiques locales, exercice parallèle d’une profession libérale, liens étroits (souvent rémunérés) avec les milieux économiques et les groupes d’intérêts. De fait, le cursus honorum des parlementaires helvétiques, fortement tributaires des univers sociaux dont ils proviennent, limite l’autonomie du champ politique, un constat dont se félicitent certains élus proches de dirigeants d’entreprise, qui brandissent le spectre d’une « caste politique » isolée des préoccupations du « peuple », mais que d’autres déplorent au nom de l’intérêt général dont ils s’estiment dépositaires. De fait, les réformes récemment introduites en Suisse ont conduit à reconnaître le caractère de plus en plus chronophage de l’activité parlementaire stricto sensu, de même que l’accroissement considérable des contraintes temporelles pesant sur le personnel politique. C’est à ce niveau que se situent les deux contributions suivantes.

14Rémi Lefebvre interroge tout d’abord le rapport au temps des élus tel qu’il se manifeste dans leurs agendas, dispositif permettant d’articuler, à défaut de vraiment concilier, des temporalités constamment en tension les unes avec les autres : assurer le suivi des dossiers en cours et orienter l’action publique dans l’exercice même du mandat, maintenir et développer un capital politique par une présence régulière sur le « terrain », au niveau local et/ou national, s’investir dans les instances partisanes et les campagnes politiques, répondre aux sollicitations des médias, peser sur la construction des problèmes publics, réagir à l’actualité politique. Il s’agit alors de « jongler » entre ces multiples échéances caractéristiques d’un temps éclaté, dilué, intense, où se mêlent le court et le long terme, un temps souvent dominé par l’urgence, dont la maîtrise est problématique, ressource de pouvoir que l’on subit ou que l’on impose selon les conjonctures et les positions occupées. Synthèse d’une réflexion au long cours sur les emplois du temps d’élus, l’article se veut aussi une proposition méthodologique sur la manière de concevoir l’agenda à la fois comme une source et un objet d’étude.

15La contribution de Laurent Godmer prolonge cette réflexion en étudiant longitudinalement la carrière extrêmement longue (plus de cinquante ans) d’un élu, Jean Tibéri, pour s’interroger sur la manière dont des élus réussissent à exercer le métier politique « dans la durée ». Le grand intérêt du cas de l’ancien député-maire du Ve arrondissement de Paris est de prendre un exemple limite, qui permet d’étudier les dispositifs et les mécanismes de contrôle et de gestion du temps. On trouve en leur cœur l’ensemble des pratiques clientélistes qui permettent de repousser le plus longtemps possible la fin du mandat et en particulier de rendre impensable l’échec électoral. C’est ce qu’actualisent le cumul des mandats, mais aussi un contrôle serré du territoire, qui renvoie à ce que l’auteur appelle un « effet de fief », et enfin une conception particulière du mandat parlementaire, marquée par une priorité absolue donnée au local. Cet enracinement et même cette sédentarité sont à la base de la longévité hors-norme de ce professionnel de la politique. Si « le rapport au temps des élus est avant tout un rapport d’insécurité » (Marrel et Payre 2006, p. 83), dans le cas de Jean Tiberi, la multipositionnalité localisée sur un étroit périmètre de la capitale peut être assimilée à un espace-temps entraînant des gains de temps en série, soit autant d’opportunités d’accélérer et de pérenniser sa carrière.

16L’entretien qu’Étienne Ollion nous a accordé à partir de son ouvrage Les candidats : novices et professionnels en politique (Ollion, 2021) élargit le questionnement aux enjeux de la professionnalisation politique. Il s’agit de montrer à quel point les questions de temporalités sont bien au centre des carrières, notamment autour des processus d’avancement de la carrière et de la notion de file d’attente que l’auteur travaille : dans le champ politique comme dans de nombreux espaces sociaux, les files d’attente socialisent, sélectionnent et individualisent. L’étude des nouveaux élus de l’assemblée nationale française de 2017 offre l’occasion de tester ces hypothèses, en montrant qu’en réalité, bien que nombreux, les nouveaux députés ne parviennent pas à s’imposer, à l’exception précisément de ceux déjà présents dans la file d’attente, qui ont vu leur place dans la file fortement progresser.

17Les temporalités de la démocratie ne concernent pourtant pas seulement la profession politique, mais aussi l’action publique et ses rythmes. Ces deux aspects peuvent d’ailleurs être fortement liés. C’est précisément le sens de l’article de Jean-Baptiste Devaux consacré à un type d’action publique, mais dont l’analyse pourrait sans doute servir de modèle à d’autres domaines : les politiques publiques d’innovation. À partir d’une analyse sociohistorique, l’auteur montre comment et pourquoi change le rythme des réformes des politiques de modernisation du tissu productif et des relations entre la recherche et l’innovation. On assiste en effet, jusqu’au milieu des années 1970, à des temporalités lentes de l’action publique, lenteur liée à la fois aux temporalités des secteurs concernés et à celles du champ administratif. Les choses s’accélèrent fortement ensuite et on assiste à une forme de désencastrement des temporalités de ces politiques. Cette transformation est en fait liée à l’incursion de logiques liées au champ politique et au rôle des ministres, devenus des « entrepreneurs de temps », pour reprendre les termes de l’auteur. Elle résulte aussi d’une restriction de l’horizon d’attente et d’une hétéronomisation de la temporalité des gouvernants, de plus en plus attentifs aux temporalités très courtes des milieux financiers et à la gestion de leur image dans une compétition scandée par les sondages et les attentes des médias.

18Enfin, les temporalités de la démocratie ne relèvent pas du seul ressort des professionnels de la politique et ne se réduisent pas aux calendriers électoraux. Elles varient aussi au rythme des mobilisations de citoyens qui, pour différents types de revendications et par différents modes d’action, tentent d’infléchir les agendas des institutions. Si les mouvements sociaux peuvent aussi se heurter à la répression en démocratie, ils y trouvent néanmoins des conditions plus favorables que dans les régimes autoritaires. À l’instar des modalités du changement et des réformes, les rapports pluriels et contradictoires au passé, au présent et au futur font dans les démocraties l’objet de débats relativement libres. L’ouverture des agendas institutionnels aux réclamations des citoyens et aux conflits sociopolitiques constitue du reste l’un des modes de structuration des démocraties, configurations qui institutionnalisent le dissensus et, différenciation oblige, tolèrent une relative autonomie (asynchronie) des temporalités sectorielles. L’invocation de la souveraineté populaire et la modification des agendas y sont donc routinières. La vogue participationniste a ainsi vu ces dernières décennies des collectivités territoriales en appeler au peuple pour légitimer tel ou tel projet via une kyrielle de dispositifs labellisés « démocratie participative ».

19La contribution de Guillaume Petit porte sur l’engagement participatif sollicité et organisé par trois communes de taille moyenne, deux situées en Bretagne, une autre en Île de France, entre 1995 et 2020. S’appuyant sur l’observation directe et des entretiens, l’auteur analyse comment la petite frange de citoyens qui se prête à ces consultations, le « 1 % participatif », y trouve plus ou moins son compte. Consentir à ce type d’enrôlement (assister à des réunions en série, se documenter, débattre et émettre un avis) ne va en effet pas de soi, les disponibilités biographiques, et partant, temporelles s’avérant très inégalement distribuées parmi la population, tout comme les appétences et le sentiment de compétence, grandement tributaires du volume de capital culturel. La surreprésentation de retraités, souvent issus de la fonction publique, et de cadres supérieurs tend ainsi à confirmer le poids de ces inégalités sociales dans les (in)disponibilités et les (in)dispositions à la participation.

  • 2 Sur le timing des déclenchements d’actions protestataires, voir l’ouvrage de Motta (2022)

20Le dernier texte original de ce numéro prend pour objet le mouvement des Gilets jaunes aux abords d’un chef-lieu du grand Ouest. Depuis un point de vue ethnographique, Charif Elalaoui analyse au jour le jour comment cette mobilisation s’y déploie et prend de court tant les autorités politiques, locales et nationales, que ses promoteurs. Surpris par l’emballement initial2, ces derniers se voient contraints d’improviser une lutte au quotidien qui se prolongera bien au-delà de leurs espérances. De l’occupation jour et nuit d’un rond-point en périphérie, avec ses pics d’intensité et ses temps morts, aux manifestations en ville, de la gestion d’une page sur les réseaux socionumériques aux sollicitations médiatiques, l’auteur rend compte des chamboulements provoqués par la temporalité émergente du mouvement sur les sphères de vie de cinq de ses protagonistes, issus comme la plupart des autres Gilets jaunes, des fractions des classes populaires et peu familiers des organisations partisanes ou syndicales. Cet engagement inédit bouleverse les emplois du temps, mais aussi le temps vécu, les identifications et les perspectives. Si le mouvement a pesé sur les agendas de nombre d’institutions et de secteurs, il est aussi peu à peu phagocyté par la répression policière et la temporalité judiciaire. L’article montre aussi combien la rencontre amorcée entre les Gilets jaunes et les tenants de la « Marche du siècle » juxtapose momentanément deux franges de manifestants socialement assez éloignées et éprouvant des difficultés à concilier l’urgence de la « fin du mois » et celle de la « fin du monde ».

  • 3 La version originale de cet article est parue dans International Political Science Review, Vol. 19, (...)

21Le dossier se conclut par la traduction d’un article déjà ancien3, « Democracy and Time: An Invitation », de deux spécialistes de la question des transitions démocratiques, Andreas Schedler et Javier Santiso, qui esquissent de manière exploratoire les dimensions principales d’une problématique portant sur la place du temps dans les processus politiques en démocratie. L’intérêt principal de cet article réside dans son intention générale qui reste pleinement d’actualité : prolonger les réflexions de la théorie sociale à propos du temps (notamment les « horizons temporels » structurant les relations entre le passé, le présent et l’avenir) dans des recherches empiriques visant à rendre compte des relations de pouvoir qui se manifestent dans la gestion des temporalités de la démocratie. Ressource et contrainte, le temps est ainsi appréhendé à travers les règles (durée des fonctions, timing des élections, codification des procédures de décision, etc.) encadrant la compétition politique et la détermination de son tempo. De ce point de vue, le présent volume de Temporalités s’inscrit pleinement dans la perspective introduite par ces deux auteurs et dans les différentes contributions publiées dans ce numéro d’International Political Science Review.

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  • 4 « Durabilité, urgence, générations futures, extinction, irréversibilités, renouvelables, long terme (...)
  • 5 Plus largement, sur les temporalités du droit et des instances judiciaires, voir Droit et Société ( (...)

22En guise de conclusion et sous forme d’ouverture, il convient de relever que ce numéro consacré aux temporalités de la démocratie n’aborde pas les mobilisations « climatiques », une thématique riche et complexe qui pourrait faire l’objet d’une prochaine livraison de la revue, tant il est vrai que des enjeux temporels cruciaux occupent une position centrale dans ce mouvement4. Pour les défenseurs de cette cause, souvent adeptes de la désobéissance civile, il s’agit en effet d’infléchir le cours de l’histoire et de réversibiliser la catastrophe à venir en transformant radicalement les temporalités de l’ensemble des secteurs sociaux. Le champ judiciaire constitue lui-même l’un des multiples sites où se réverbèrent ces mobilisations5. Excipant de l’urgence de la menace sur l’habitabilité de notre planète, des militants et leurs avocats parviennent dans certains cas à faire reconnaître par des tribunaux l’état de nécessité licite, une catégorie juridique elle-même définie eu égard à des questions de temporalité, à savoir l’imminence d’un péril. Ce fut notamment le cas en 2020 au Tribunal de Renens, en Suisse romande, à la suite de l’occupation du siège de la banque Crédit suisse à Lausanne par une vingtaine d’activistes, tous étudiants, où les avocats de la défense ont argué des limites de la temporalité démocratique : « Ces jeunes nous disent que le temps n’est plus à la concertation, au compromis, au consensus à la Suisse. Ces jeunes nous disent que le calendrier politique n’est pas adapté à l’état d’urgence. Il prend beaucoup trop de temps et du temps, nous n’en avons plus » (plaidoirie de Me Charles Munoz citée in Bourg, Demay, Favre 2021, p. 116).

  • 6 Exemple de l’usage de cette symbolique du compte à rebours, le 3 juin 2022 à Roland Garros, une jeu (...)

23S’alarmant de l’accélération des dommages environnementaux (réchauffement, déclin de la biodiversité, sixième extinction de masse des espèces), ces lanceurs d’alerte impulsent des actions qui se veulent disruptives. Exposés à une double contrainte (il est urgent de ralentir), ils ne s’efforcent rien de moins que d’enrayer le cours de notre civilisation en changeant drastiquement la hiérarchie des priorités gouvernementales. Dans le sillage des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et des Conférences de parties (COP) à la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, nombre d’États, des régimes démocratiques en particulier, s’engagent désormais à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 ou 2050. À l’encontre des marchands de doute liés aux industries extractives, qui ont brouillé l’objectivation du réchauffement et multiplié avec succès les manœuvres dilatoires pour retarder toute réglementation, l’urgence invoquée par des scientifiques ou des militants (ultimatums, comptes à rebours6) vise expressément à instaurer une nouvelle temporalité sociopolitique. Nul doute que l’approche promue par la revue, relationnelle et processuelle, attentive aux temporalités inter et intra-sectorielles, pourra contribuer à éclairer ces mobilisations et les enjeux temporels dont elles sont porteuses.

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Bibliographie

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Références exactes des autres contributions du numéro d’International Political Science Review :

Linz Juan J., 1998. « Democracy’s Time Constraints », International Political Science Review, vol. 19, No. 1, pp. 19-37.

Goodin Robert E., 1998. « Keeping Political Time: The Rhythms of Democracy », International Political Science Review vol. 19, No. 1, pp. 39-54.

Patterson Thomas E, 1998. « Time and News: The Media’s Limitations as an Instrument of Democracy », International Political Science Review vol. 19, No. 1, pp. 55-67.

Schmitter Philippe C. and Santiso Javier, 1998. « Three Temporal Dimensions to the Consolidation of Democracy », International Political Science Review vol. 19, No. 1, pp. 69-92.

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Notes

1 Également relevé par Renaud Payre et Guillaume Marrel dans leur ouvrage Temporalité(s) politique(s) (2018), cet éparpillement n’est pas à déplorer, mais souligne au contraire la richesse aussi bien que l’ampleur des objets et des questionnements portant sur les dimensions temporelles affectant les processus politiques. Cet ouvrage récent présente plusieurs lignes de recherche qui ont largement inspiré l’appel à communication dont ce dossier thématique de Temporalités est issu.

2 Sur le timing des déclenchements d’actions protestataires, voir l’ouvrage de Motta (2022)

3 La version originale de cet article est parue dans International Political Science Review, Vol. 19, No. 1, 1998, p. 5-18. Outre cette introduction, on lira les contributions de Juan J. Linz, « Democracy’s Time Constraints », (p. 19-37) portant les règles encadrant les contraintes temporelles en démocratie, de Robert Goodin, « Keeping Political Time: The Rhythms of Democracy » (p. 39-54) sur les enjeux constitutifs de la définition des rythmes de l’action publique, de Thomas E. Patterson « Time and News: The Media’s Limitations as an Instrument of Democracy » (p. 55-67) sur le « cout-terminisme » caractérisant la couverture médiatique de l’actualité politique, ainsi que de Philippe Schmitter et Javier Santiso « Three Temporal Dimensions to the Consolidation of Democracy » (p. 69-92) sur les dimensions temporelles caractérisant les transitions démocratiques.

4 « Durabilité, urgence, générations futures, extinction, irréversibilités, renouvelables, long terme, entropie… Le vocabulaire de l’écologie politique est saturé de termes ayant un rapport plus ou moins direct au temps qui passe », (Semal, 2019, p. 69).

5 Plus largement, sur les temporalités du droit et des instances judiciaires, voir Droit et Société (2022).

6 Exemple de l’usage de cette symbolique du compte à rebours, le 3 juin 2022 à Roland Garros, une jeune militante du collectif Dernière rénovation s’attache au filet du court central interrompant pendant 13 minutes (une éternité pour les retransmissions télévisées) une demi-finale. Le slogan inscrit sur son t-shirt (« We have 1 028 days left ») se réfère au rapport du GIEC selon lequel les émissions mondiales de Co2 devraient diminuer dès 2025, un délai que ce collectif adresse au gouvernement pour qu’il s’engage immédiatement à financer la rénovation globale du parc immobilier français : « 1 028 jours, c’est ce qu’il nous reste pour déterminer le futur de l’humanité. Moins de trois ans. Le compte à rebours a commencé le 28 mars 2022 (…), date à laquelle des citoyens et citoyennes sont entrés en résistance civile. ». À cet égard, le Doomsday clock mis au point en 1947 par des physiciens de l’Université de Chicago dans leur Bulletin of the Atomic Scientists peut faire figure de précédent. Pour sensibiliser au danger d’une guerre nucléaire, ces scientifiques imaginèrent une « horloge de l’Apocalypse » (minuit signifiant la destruction nucléaire), qui indiquait notamment 23h58 entre 1953 et 1959, 23h57 entre 1984 et 1987 et à nouveau 23h58 en 2021.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hervé Rayner, Bernard Voutat et Laurent Willemez, « Les temporalités de la démocratie : institutions, acteurs, pratiques et enjeux. »Temporalités [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 29 août 2023, consulté le 01 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/10032 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temporalites.10032

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Auteurs

Hervé Rayner

UNIL, Université de Lausanne
herve.rayner@unil.ch

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Bernard Voutat

UNIL, Université de Lausanne
bernard.voutat@unil.ch

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Laurent Willemez

Printemps, UMR 8085 CNRS/UVSQ, Université Paris-Saclay
laurent.willemez@uvsq.fr

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