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Les temporalités du nocturne

Les temporalités du nocturne. Définir et circonscrire la nuit ?

Mélanie Roussel et Véronique Marchand

Texte intégral

Parce que le temps est une question de pouvoir,
la nuit en est également une.
À notre collègue Marc Bessin

1En 2017, le numéro de Conflits et Cultures dirigé par le collectif CANDELA avait « pour ambition de démontrer la pertinence de ce champ de recherche [les sciences sociales du politique de la nuit] en constitution » (2017, p. 27). Six ans après, notre appel à articles plus spécifiquement sur les Temporalités du nocturne, a recueilli un très vif intérêt, puisque nous avons reçu quarante-deux propositions d’articles, plus stimulantes les unes que les autres. Nous avons retenu celles qui nous semblaient traiter au mieux des dimensions temporelles de la nuit, qui, au-delà d’un contenant préalable à l'action, contrairement à l’espace, résulteraient aussi de l’activité, de pratiques (Bensa, 1997 ; Bessin, 1998). La nuit peut être envisagée comme un élément circonstanciel qui se borne par le lever et le coucher du soleil ; elle peut également indiquer « la noirceur en général, qu’elle soit physique ou métaphorique, désignant alors soit la mort, la “nuit éternelle”, soit l’ignorance » (Salmas, 2013, p. 198). Certains articles rappellent, d’ailleurs, cette distinction entre obscurité naturelle et originelle, comme celui de Benjamin Bothereau sur les nuits révolutionnaires à Paris et Barcelone. Ici, nous proposons de l’observer comme une multiplicité de temporalités constamment renégociées.

  • 1 Titre d’une autre réflexion sur la nuit, notamment le travail de nuit chez les éducateurs d’Olivier (...)
  • 2 Dans le sens de Howard S. Becker : « Tout travail artistique, de même que toute activité humaine, f (...)

2Qu’est-ce qui fait nuit ? Qui est-ce qui fait la nuit ?1 Qu’est-ce que la nuit est au jour ? Quels en sont les contours, les limites ? Est-elle un moment interstitiel ? L’aube, l’aurore et le crépuscule, sont-ils des moments distincts ou de simples passages ? La nuit, apparaît-elle comme une frontière ? Entre la nuit et le jour, observe-t-on une continuité ou une rupture ? C’est ce à quoi nous nous sommes attelées dans ce dossier et qui traverse les contributions présentées ici. Nous avions choisi pour l’appréhender quatre axes thématiques : « Encadrer la nuit », le « Travail nocturne », l’« Écologie temporelle et environnementale » et la « Perception et [l’] imaginaire ». Sélectionner dix articles a été pour nous un choix le plus souvent cornélien. Ce pari, toujours risqué, nous semble, pourtant, être remporté, tant par la richesse des articles que par leur pertinence, dans le cadre de ce numéro. Nous remercions, d’ailleurs, les experts internes et externes pour les heures consacrées à la lecture minutieuse des contributions exposées ici. Ce numéro est « une activité collective »2 et nous sommes particulièrement reconnaissantes à François Théron, secrétaire de rédaction, sans qui ce numéro sur la nuit n’aurait pu voir le jour.

3Les dix articles présentés ci-dessous utilisent des matériaux et des outils méthodologiques différents : recueil d’archives, observations, entretiens, questionnaires, analyse d’enquêtes statistiques produites par des administrations et des institutions nationales ; ceux-ci varient en fonction des disciplines de leurs auteur·e·s : histoire, sociologie, science politique, géographie, anthropologie et ergonomie. Qui plus est, ces études sont situées sur des terrains tout aussi divers : en Espagne, en France métropolitaine, en Égypte et à la Réunion. Bref, ce numéro spécial Les Temporalités du nocturne offre une pluralité de regards, du point de vue disciplinaire, méthodologique et géographique. Leurs réflexions portent aussi bien sur le milieu urbain que sur le rural, même si la ville est prédominante. Cette multiplicité permet de réfléchir au nocturne sans tomber dans les travers d’un aveuglement européen, même si on peut regretter que les pays scandinaves ne soient pas représentés ici, en raison de leur expérience particulière de la nuit.

4À la lecture des articles retenus, plusieurs questionnements transversaux aux quatre axes mentionnés plus haut ont retenu particulièrement notre attention. Nous en développerons ici trois principaux, non exhaustifs, pour leur vertu heuristique. Tout d’abord, les nuits apparaissent comme subversives. Autant dans le travail que dans le hors-travail, il est question de conduites, de réponses défensives ou de réappropriation face au temps institutionnel. Puis, l’étude particulière des temporalités du nocturne éclaire et réaffirme la pertinence d’une réflexion sur la société par le biais de cette dimension tant au niveau micro, méso que macro. Questionner les temps des individus permet au chercheur de saisir leurs actions sociales et leurs valeurs dominantes et, par là, de comprendre les rapports de force de la vie quotidienne. Enfin, la confrontation des différents articles nous amène à discuter du contenu et de la portée scientifiques des notions répandues de « colonisation » et de « diurnisation » de la nuit. Celles-ci permettent, en effet, d’appréhender les enjeux de pouvoir et de contrepouvoir autour de la nuit d’hier et d’aujourd’hui.

Nuits et subversions

  • 3 Ces « arts » du contournement et du détournement sont conceptualisés également par Oskar Negt et Al (...)
  • 4 cf. l’ouvrage collectif de Guérin F., Hernandez E., Montandon A. (dir.), 2018. Cohabiter les nuits (...)

5Qu’elles soient révolutionnaires, des moments de liberté revendiquée, l’enjeu de mobilisations pour l’amélioration des conditions de travail, ou encore des occasions de « résistances souterraines » (James Scott, [1992] 2009)3, les nuits participent à la contestation et la remise en cause d’un ordre établi. Elles comportent en ce sens une dimension politique. Comme l’écrit le collectif CANDELA, « l’appropriation citoyenne de l’espace public nocturne participe de l’invention de nouvelles manières de faire de la politique » (2017, p. 9)4.

6À travers le choix du titre « nuits et subversions », nous désignons à la fois les actions collectives ouvertes, franches, assumées, organisées, revendiquées jusqu’aux contestations, aux résistances cachées, feutrées, tacites, informelles. À propos des « résistances souterraines », James Scott écrit : « je veux opérer une distinction entre les formes de résistance ouvertes et déclarées, qui attirent le plus l’attention, et la résistance déguisée, non déclarée, qui garde un profil bas et constitue le domaine de l’infrapolitique » (2009, p. 214). Entre ces deux pôles, les actions « à découvert » jusqu’aux résistances « souterraines », se trouve un continuum sur lequel les articles retenus se situent.

  • 5 L’auteur montre que les formes d’action collective s’inspirent de répertoires : « Malgré la spontan (...)

7Dans les textes de Benjamin Bothereau et Bryan Muller, la nuit est propice au développement de formes de mobilisation particulières. La lanterne, objet de contrôle par les autorités pour empêcher les insurrections, devient progressivement un symbole du « répertoire » (Charles Tilly5, 1986) des luttes révolutionnaires de 1773 à Barcelone et de 1789 à Paris. « Dompter » la nuit, dompter l’obscurité, signifie ici dompter la lutte, supprimer les mobilisations nocturnes.

8Sur un plan un peu différent, la nuit est davantage favorable aux collages d’affiches ou plus largement aux activités militantes à partir de la fin du XIXe siècle, comme le montre l’article de Bryan Muller, car non seulement les militants travaillent le jour mais aussi parce que cela permet de diminuer – sans la supprimer – la probabilité de rencontre avec les forces de l’ordre et les militants d’autres bords. Il s’agit alors de profiter de la nuit en tant qu’obscurité mais aussi en tant que moment d’accalmie de l’activité sociale diurne.

9Dans les études menées au Caire et à Lille, la nuit apparaît comme une échappatoire et une liberté à contrôler. Florian Bonnefoi analyse les sociabilités masculines dans les ahâwî baladî, les cafés, la nuit, exceptionnelle au Caire, « surnommée ville qui ne dort jamais ». Pendant la crise sanitaire liée à la COVID, des mesures sont prises afin de supprimer les fréquentations nocturnes des cafés, en tant que moments de liberté. La crise sanitaire apparaît comme un contexte d’opportunité de régulation et de restriction des libertés nocturnes. Thomas Alam, Julien O’Miel et Audrey Safa éprouvent, quant à elleux, l’hypothèse Eliasienne de curialisation au sujet de la mise en place du conseil de nuit et de l’autorisation d’ouverture tardive (AOT), qui ont pour vocation de canaliser les « guerriers de la nuit », que sont les patrons de bar et de discothèque. Même s’il ne s’agit pas dans les articles sur Lille et sur Le Caire nécessairement de mobilisations ouvertes, d’actions collectives, ils illustrent tous les deux, dans des contextes différents, le rapport de force, en quelque sorte le bras de fer nocturne entre régulation et liberté, ordre et désordre, norme et déviance.

10Si la nuit apparaît comme une échappatoire, un moment de liberté et un support de contestation, elle se révèle, à la lecture de ce numéro, être aussi un enjeu de luttes professionnelles. Les travailleurs de nuit, comme les policiers qui se qualifient eux-mêmes de « nuiteux » étudiés par Marion Guenot, revendiquent, en effet, une plus grande prise en compte des difficultés de leurs conditions de travail. C’est d’ailleurs dans cette optique que naît le collectif Option Nuit pour une meilleure reconnaissance des « nuiteux ». Pauline Grimaud montre, quant à elle, que la catégorie juridique « travail en soirée » dans le commerce est créée pour sortir de l’opposition entre syndicats et responsables des grands magasins parisiens autour du travail de nuit. Les salarié·e·s n’étant pas toutes et tous contre le travail de nuit, l’institution du « travail en soirée » permet d’échapper ainsi au conflit.

11L’article d’Évelyne Morvan et Julie Primerano sur l’instauration de micro-siestes chez les infirmier·ère·s, les aides-soignant·e·s et les auxiliaires de puériculture montre que les salarié·e·s organisent de manière autonome leur rythme de sommeil et de récupération. Les professionnelles revendiquent une liberté et résistent aux recommandations faites par la direction qui, même si elles sont fondées scientifiquement, révèlent une méconnaissance de leur travail de nuit. Ces mesures nient les processus de socialisation professionnelle nocturne.

12Se battre pour la reconnaissance de la spécificité du travail de nuit, pour des compensations de sa pénibilité ou bien contre son imposition, ces actions collectives sont organisées et syndicalement appuyées. La recherche de Robin Mugnier, au sujet de l’imbrication des temporalités nocturnes des apiculteurs avec l’activité des abeilles et des agriculteurs révèle aussi les conflits inhérents à la question du travail nocturne. Les apiculteurs se chargent de la transhumance des abeilles la nuit, au moment où elles arrêtent de butiner et en raison de leur regroupement en grappes. Cependant, les agriculteurs fortement incités à travailler la nuit – une nuit protectrice pour les abeilles – par les apiculteurs, notamment pour l’épandage des pesticides, s’y opposent régulièrement en raison de l’augmentation de leur charge de travail, déjà conséquente le jour.

13L’étude de Magalie Franchomme, Johan Milian, Samuel Challéat et Tanguy Fourrier illustre, sur un tout autre plan, la contestation de l’activité nocturne : les acteurs du parc National de la Réunion, en lien avec le secteur associatif et les collectivités territoriales, luttent contre les dégradations lumineuses. En effet, l’éclairage artificiel de la nuit impacte notamment le développement de certaines espèces animales, ainsi que le Fénwar, en tant qu’obscurité, « nuit naturelle » nécessaire aux vécus, aux pratiques et à l’imaginaire des habitant·e·s, en particulier créoles.

14Bien que la nuit apparaisse comme un moment de quête de liberté et d’opposition face aux pouvoirs publics, et qu’elle s’avère être également un temps de luttes, comme dans le cas du travail nocturne, les inégalités sociales n’en sont pas moins criantes la nuit que le jour. L’analyse de Yoann Demoli offre un cadrage statistique précieux des mobilités quotidiennes nocturnes et surtout, pour ce qui nous intéresse, où, qui, quand, comment et pourquoi. Elle repose sur la série des Enquêtes nationales transports (ENT), réalisées en 1981, 1993, 2007 et 2018, qui questionne les mobilités quotidiennes en France Métropolitaine. Dans ce texte, la nuit prolonge le jour ou plutôt le crépuscule, en matière de déplacements, même si ils diminuent progressivement ; mais le jour prolonge aussi la nuit ou plutôt l’aube, même si ils augmentent graduellement. Il serait aussi, de ce fait, peut-être intéressant de se demander ce que le jour est à la nuit. Il en résulte que les Français sont très inégaux face aux déplacements nocturnes, même si ceux-ci restent rares. Il observe, entre autres, que les plus mobiles, la nuit, sont les hommes, notamment des ouvriers et des employés, entre 35 et 54 ans, résidant en milieu rural, en semaine.

15On retrouve le thème de la fréquentation masculine de la nuit au-delà de la réalité observée en France métropolitaine. La dimension du genre est transversale, parfois en filigrane, plus ou moins explicite, selon les articles du numéro. Elle se retrouve à la fois dans le domaine des loisirs, comme dans le cas des sociabilités masculines dans les cafés du Caire, analysés par Florian Bonnefoi, ou dans des emplois liés à l’ordre et à la sécurité, comme dans l’article sur les policiers écrit par Marion Guenot. Le travail de nuit effectué principalement par des femmes dans ce numéro, est, sans surprise, celui d’emplois liés aux métiers féminisés du care, celui d’infirmier·ère·s, d’aides-soignant·e·s et des auxiliaires de puériculture dans l’article d’Évelyne Morvan et Julie Primerano, ainsi que dans le tertiaire au travers du grand commerce parisien, même si Pauline Grimaud ne se focalise pas ici sur la dimension genrée. Autrement dit, la nuit apparaît comme un miroir grossissant des inégalités sociales : elle n’appartient pas à tout le monde, ou en tout cas, pas de la même manière.

16Mais si l’on s’intéresse aux sens donnés par les noctambules et les nuiteux, nuiteuses à leurs actions, dans les différents articles, toutes et tous ont en commun de remettre en cause l’ordre établi, de résister, d’agir plus ou moins collectivement et à découvert, contre les régulations nocturnes, en matière d’heure de sortie autorisée, d’horaires de travail. Elles élargissent l’éventail des répertoires de lutte pour faire entendre leur voix. Suite à cette brève présentation des dix articles réunis dans ce numéro au travers de la dimension politique, subversive qui les habite, qu’en est-il des multiples temporalités qui constituent ces nuits.

Pluralisme temporel du nocturne

  • 6 cf. Gwiazdzinski L., Maggioli M., Straw W. (dir.), 2021. Night Studies : Regards croisés sur les no (...)
  • 7 La revue Temporalités a d’ailleurs pris le relais du bulletin Temporalistes qu’il a créé en 1984.
  • 8 De 2004 à 2015.
  • 9 De 2015 à 2023.

17Cet ensemble d’articles offre en plus d’une nouvelle pierre à l’édifice des Night Studies6, une continuité au projet de William Grossin (fondateur du bulletin Temporalistes7), Claude Dubar (Directeur de publication de la revue Temporalités8) ou encore Marc Bessin (Directeur Adjoint de Temporalités9), « une réflexion sur les temporalités qui associe toutes les sciences sociales » (Dubar et Thoemmes, 2013, p. 5). Les différentes contributions, présentes ci-dessous, nous rappellent, que le terme temporalités est polysémique et qu’il existe ici deux acceptions à bien distinguer : tout d’abord, celle désignant notre rapport au Chronos, « un cadre de référence dont un groupe d’humain – plus tard l’humanité tout entière – se sert pour ériger au milieu d’une suite continue de changements des bornes reconnues par le groupe, ou bien pour comparer une certaine phase dans un flux d’événement à des phases appartenant à d’autres flux, ou pour bien d’autres choses encore. » (Elias, 1996, p. 82) ; et aussi, celle, dont le qualificatif révèle la particularité, la spécificité c’est-à-dire des temporalités sociales, historiques, du travail, des loisirs, du repos, objectives, subjectives, etc. C’est précisément ce que nous allons mettre en exergue, dans cette partie, des rencontres entre des ordres de temporalités différents.

  • 10 Le temps objectif désigne, selon Bergson, dans Essai sur les données immédiates de la conscience, u (...)
  • 11 Cette notion est empruntée à Paul Fustier ; elle indique un temps non directement productif (2012, (...)

18Florian Bonnefoi, Marion Guenot et Yoann Demoli dans leurs trois contributions circonscrivent ce qu’ils et elle appellent le « cœur de la nuit ». Dans les cafés populaires du Caire, il se situe entre 21 heures et 2 heures du matin ; pour les policiers de nuit, celui-ci correspond à l’intervalle entre minuit et 5 heures, où une majoration de prime est prévue ; et enfin concernant les déplacements, il est entre minuit et 4 heures du matin. Dans le texte de Pauline Grimaud, avec l’invention du « travail en soirée » dans le commerce, le « cœur de la nuit » coïnciderait à l’intervalle 0 heure-5 heures. On distingue déjà, dans un premier temps, des horaires, des durées différentes dans une acception chronologique, historique – et non bergsonienne10 – même au sein d’une même zone géographique. Le « cœur de nuit » ici s’accorde avec l’obscurité, quelle que soit la saisonnalité, avec la nuit, physique, cosmique (Javeau, 2003) mais il est avant tout le fruit d’un construit social (Menoux, 2017). La nuit comme le temps est, en effet, une expression collective (Durkheim et ses élèves, ou encore Elias). Sans utiliser le terme, la contribution d’Évelyne Morvan et Julie Primerano, sur le travail hospitalier, laisse à penser que le « cœur de nuit » se situerait au carrefour ou sur ces deux périodes, entre 22 h 30 et 02 h 30 et 2 h 30 et 5 h 30 ; il correspondrait aux « temps interstitiels »11, des temps construits collectivement et qui contribuent à la fabrique ainsi qu’au maintien de l’équipe : repas, déplacement à un autre étage, pause cigarette, etc. D’après l’article de Thomas Alam, Julien O’Miel et Audrey Safa, dans la vie nocturne lilloise, le « cœur de la nuit » se bornerait autour des heures régulées par les AOT des bars c’est-à-dire autour d’une heure et 3 heures du matin.

19La nuit, contrairement au « cœur de nuit », n’épouse pas pleinement l’obscurité naturelle. Pour police secours et la BAC, elle se déroule de 19 heures à 7 heures, et de 19 h 30 à 7 h 30 du matin, pour le personnel soignant. Dans certains ahâwî baladî, la nuit s’étend de 16 h 30 à 4 h 30 du matin. Dans le grand commerce parisien, elle se situe entre 21 heures et 5 heures du matin (tout du moins si on y associe la soirée, construite comme un travail qui n’est ni de jour, ni de nuit), et dans le cadre des mobilités entre 20 heures et 6 heures du matin. Le militantisme nocturne correspondrait à l’intervalle entre 18 heures et 5 heures et c’est aussi à ce moment qu’il s’armerait de violence. La nuit, ici, est circonscrite en fonction des institutions sociales, collectives et contraignantes. Dans les trois textes suivants, elle se calerait plutôt sur le temps physique. Les nuits décrites par Benjamin Bothereau au XVIIIe siècle s’aligneraient effectivement sur le temps cosmique. L’allumage des lanternes est synchronisé avec l’obscurité. Il va jusqu’à tenir compte de la clarté du crépuscule qui se prolonge plus ou moins selon les différentes saisons, la lumière étant calculée en rapport avec les degrés de déclinaison australe ou boréale du Soleil – même les nuits de clair de lune y sont progressivement intégrées. Les nuits de la Réunion et celles des abeilles, elles aussi semblent correspondre au temps cosmique. Mais Robin Mugnier nous interpelle sur le fait que les contours de la nuit ne sont pas perçus non plus de la même manière d’une abeille à l’autre : « En cette fin du mois de mars 2019, lorsque le poids lourd arrive sur le rucher pour charger des ruches à transhumer, l’horloge du tableau de bord indique près de 19 heures […] Le crépuscule arrive éminemment, mais les conditions météorologiques de la journée favorisent cette activité tardive des abeilles. Les fortes températures, associées à l’absence de vent et de nuages, encouragent les butineuses à sortir butiner, à une période de l’année où les colonies sont en plein développement et nécessitent toujours plus de ressources. Dans ces conditions, une partie des butineuses poursuivent leur journée. L’apiculteur pensait arriver à la nuit tombée, ce que l’éphéméride indique bien, mais les abeilles trouvent encore assez de luminosité pour voler. Le fait que quelques-unes continuent de s’envoler quand d’autres rentrent définitivement indique que toutes ne perçoivent pas l’arrivée de la nuit de la même façon. »

20Certains de ces articles découpent en trois, voire en quatre, selon l’intensité et l’activité, la nuit dont le cœur est médian. Nous constatons effectivement une intensité distincte voire opposée pour cette partition métrique du temps, où se succèdent et se côtoient des temps calmes et de tumultes propres aux activités de nuit. Comme l’écrit à propos de son terrain, Marion Guenot : « un début de soirée fort animé, allant jusqu’à deux heures du matin, avec de nombreux appels de la population et petites “servitudes” ; vient ensuite une sorte de “ventre mou” qui va s’étendre jusqu’à cinq heures du matin, où les appels de la population se raréfient. Même les dealers de rue et les guetteurs dorment dans un abri ou une voiture. »

  • 12 Les cinq prières canoniques ont lieu à l’aube (Fajr), au milieu de la journée, lorsque le soleil es (...)
  • 13 Les cafés ferment à 23 heures en hiver et à 1 heure du matin en été.

21Au Caire, la nuit comme temps cosmique coïncide avec les temporalités du sacré et les rythmes du religieux structurant le quotidien des individus et, donc des ahâwî baladî12. Le service du soir débute avec la prière d’al-Asr, aux alentours de 16 heures ; puis on observe un pic de fréquentation avec la prière d’al-Maghrib, de 21 heures à 2 heures et même avec la nouvelle législation13, et enfin une diminution jusqu’à la prière d’al-Fagr aux alentours de 4 heures du matin. C’est donc une multiplicité de temporalités – de sociabilités, professionnelles, festives, religieuses, etc. – qui s’entrechoquent et s’enchevêtrent dans le quotidien nocturne des milieux présentés ici. Dans le texte de Thomas Alam, Julien O’Miel et Audrey Safa, ce sont celles des riverains, des noctambules, des étudiants – même si l’article n’est pas centré sur ces derniers –, des patrons de bar et de discothèque, de la Police et de l’agenda politique. Dans celui d’Évelyne Morvan et Julie Primerano, ce sont les temporalités organisationnelles, individuelles, collectives et celles des patients de l’hôpital ou encore dans celui de Robin Mugnier, celles des abeilles, des apiculteurs, des agriculteurs et celles régaliennes : « Les abeilles, à travers leur comportement nocturne, participent pleinement à façonner et co-construire les pratiques qui ont lieu durant ces temporalités nocturnes. C’est en ce sens que l’on peut parler de la nuit comme d’une temporalité multispécifique. Les personnes humaines ne sont pas les seules à les façonner. Ce qui fait nuit repose sur d’autres vies qu’humaines. »

22Le temps est donc à la fois objectif, subjectif, qualitatif et quantitatif. Le temps objectif est un temps institutionnel qui existe indépendamment des perceptions subjectives, individuelles et collectives. Ce sont, ici, les horaires de travail chez les « nuiteux », pour les patrons de bars et de discothèque, dans le grand commerce parisien, un temps institutionnel qui est à la fois objectif et quantitatif. Le temps subjectif est donc celui que l’individu ou les groupes sociaux perçoivent, éprouvent, ressentent. Il est également qualitatif lorsque notre subjectivité lui confère des attributs qualitatifs type : demain me paraît incertain et très inquiétant. Il est objectif lorsque nous exprimons par exemple qu’il ne nous reste plus que 3 heures à dormir. La mise en relation dialectique du subjectif et de l’objectif pour appréhender les temporalités est, d’ailleurs, perceptible chez des auteurs comme l’historien Reinhart Koselleck, ou les sociologues Pierre Bourdieu et William Grossin. Ces dimensions sont souvent entremêlées, comme nous le montre Robin Mugnier : « Trop pressé, il écourte finalement le temps d’attente qu’il s’était fixé. Il n’a pas le temps. Il a déposé sa fille chez des ami·e·s pour la soirée et souhaite pouvoir la récupérer assez tôt en cette veille d’une nouvelle semaine d’école. »

23Les ahâwî baladî offrent un temps et un « espace de recomposition masculine » (Schwartz, 1990) où on perd la notion du temps, où temps social et psychique revêtent un air de « temps-compagnon » (Chesneaux, 2004) ou de milieu temporel (Grossin, 1996), c’est-à-dire un temps subjectif, intime, souple, libre : « En termes d’odeurs, les ahâwî baladî sont empreints de la fumée des chichas et de leurs parfums, âpre à la mélasse (mu‘assel) ou sucré aux fruits, qui se mêlent. Le café devient un “hors espace” et un “hors temps” où les frontières physiques, sonores et temporelles se brouillent. Le ahwa baladî est alors, en partie, un espace de la déconnexion, de l’oubli de soi où s’enchaînent les tasses de thé et les parties de dominos. »

24Les articles réunis ici illustrent aussi des rencontres entre des temps historiques, dates, durées, rythmes d’évolution, et périodisations chronologiques et des temporalités sociales, qui se définissent, en partie, par « l’emprise des structures sociales sur les flux temporels » (Javeau, 2003). Au premier rang de ces institutions structurantes, on retrouve dans les recherches présentées ci-dessous, le travail qui fait du temps un étalon de mesure. Pour Danièle Linhart et Aimée Moutet, le temps constitue la base du contrat salarial – le temps objectif, mais aussi, aujourd’hui de plus en plus le temps subjectif, afin d’« enrôler l’intimité et la personnalité » (2005). Ces rencontres sont d’autant plus intéressantes qu’elle se déroule la nuit, une nuit consacrée auparavant principalement au sommeil et aujourd’hui grignotée par le temps des marchés. Les interférences entre les temporalités vécues notamment au travail sont effectivement à plus forte raison flagrantes : « Au pic de floraison, il y a un pic de mise en place. [Pendant deux semaines] c’est toutes les nuits, avec parfois deux voyages [par nuit] ». […] L’apiculture est elle aussi marquée, comme d’autres métiers, par ce travail éprouvant pour lequel la bipartition jour/nuit ne permet pas de distinguer le début et la fin de la journée de travail. »

25Dans cette approche ethnographique, sont mis en avant les temps vécus et perçus : le temps est dans ce sens celui du corps, qui ressent les variations dans les rythmes et durées de la semaine. Si le travail de nuit peut offrir une plus grande autonomie et devenir une ressource contre la précarisation et pour élargir l’horizon temporel de travailleur-se-s comme le rappelle Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller (2011), et dans ce dossier, Pauline Grimaud, Marion Guenot et, Évelyne Morvan et Julie Primerano, il n’en reste pas moins un temps opposé à notre horloge interne, au rythme dit circadien. Troubles métaboliques, psychiques, maladies cardiovasculaires (ANSES, 2016), mais aussi conséquences néfastes sur la vie personnelle, familiale et sociale, y sont régulièrement associés. La question écologique est au cœur du nocturne, « le temps, ou plus exactement la conjonction des temporalités [constituant] aussi un milieu ou de confort ou d’inconfort » (Grossin, 1996, p. 13). Les articles donnent à voir divers types de temporalités de la nuit, contraintes, exogènes, imposées, mais aussi perçues, intimes, corporelles, revendiquées, qui ne sont intelligibles qu’en rapport avec la question du pouvoir.

La nuit, une question de pouvoir. Diurnisation et colonisation de la nuit

26Selon Marc Bessin (1998, 1999), le temps est une question de pouvoir et par là même, la nuit en est une également : « L’expérience quotidienne du temps de tout un chacun rappelle ce lien très étroit entre pouvoir et maîtrise du temps. Qui fait attendre l’autre ? Qui dicte les programmes ? Lequel convoque l’autre ? “Attendre et faire attendre, promettre, décider, fixer un délai : ainsi se forment les rapports de lutte”. “L’attente implique la soumission” et l’art de faire attendre est partie intégrante de l’exercice du pouvoir. Vivre dans un temps orienté par les autres est le propre de la soumission. Le pouvoir absolu s’exprime alors, nous rappelle Pierre Bourdieu, lorsqu’il n’y a même plus d’anticipation possible, “en ne donnant aux autres aucune prise à leur capacité de prévoir”. » (Bessin, 1998, p. 8).

27Dans cette troisième partie, nous avons donc décidé de revenir brièvement sur le lien étroit entre rapports de pouvoir et de domination, d’une part, et maîtrise de la nuit, d’autre part, à travers les notions usitées dans la moitié des contributions, que nous avons nous-même empruntées dans notre appel à articles : celles de « diurnisation » et de « colonisation » de la nuit.

28La notion de « colonisation » de la nuit renvoie à celle de frontière notamment entre le jour et la nuit, frontière qui se déplacerait, grignotant un peu plus chaque jour le temps, l’espace nocturne et par là même décalerait les activités et pratiques sociales diurnes en nocturne. C’est le sociologue Murray Melbin qui introduit cette idée de colonisation dans un article pionnier, pour les Night Studies, de 1978, « The Night as Frontier » ; il y présente la nuit comme nouveau « territoire », à l’image des terres pionnières de l’ouest des États-Unis, pour le développement de l’activité humaine et économique. Néanmoins, l’existence des « activités en continu » n’est pas nouvelle, comme le précise d’ailleurs Murray Melbin. Les recherches de Corine Maitte et Didier Terrier sur le temps de travail en Europe occidentale, plus spécifiquement dans le textile toscan au XIVe siècle ou encore celles de Anne-Claire Salmas sur les scribes de l’Antiquité le prouvent également, même s’il est vrai que le travail de nuit reste marginal. Il s’accentue à partir du XIXe siècle, avec l’éclairage artificiel, et gagne à nouveau du terrain à partir de la seconde moitié des années 1990, spécialement en centre-ville avec l’émergence de l’économie de nuit, la Night-Time-Economy (NTE). La NTE regroupe les activités économiques ayant lieu en soirée et la nuit ; elle est issue d’une volonté politique, tout d’abord des villes du nord de l’Angleterre, de générer un espace urbain plus adapté aux pratiques et usages récréatifs des jeunes. De plus, il s’agit de développer l’offre touristique en termes d’attractivité du territoire. C’est là qu’émergent les principaux travaux pionniers autour de cette idée de conquête et sur les pratiques de consommation des centres-villes créatrices de cette nouvelle « économie de nuit », dont « Cities and the Night-time Economy », de Andy Lovatt et Justin O’Connor (1995).

29On entend ici par « diurnisation » de la nuit, le déploiement tentaculaire des activités et des pratiques sociales faites hier en journée, réalisées également aujourd’hui la nuit. Elle correspondrait à la dernière étape de la colonisation de la nuit par le jour, à la « phase ultime de l’artificialisation de la ville » (Gwiazdzinski, 2014). Les individus contemporains passeraient (dans un futur proche) leur nuit comme travailleurs et/ou consommateurs plutôt que comme dormeurs ; ils deviendraient des individus privatisés c’est-à-dire privés de « l’anonymat de la vie quotidienne [qui] disparaît, tout comme le temps réellement libre » selon Jonathan Crary ([2013] 2016, p. 100). La thèse de « diurnisation » est au cœur de l’ouvrage 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, de Jonathan Crary (2013) dont les travaux se nourrissent des analyses de Michel Foucault autour de la disciplinarisation, ici, par la télévision et internet : « Le sommeil, en tant qu’obstacle majeur – c’est lui qui constitue la dernière de ces “barrières naturelles” dont parlait Marx – à la pleine réalisation du capitalisme 24/7, ne saurait être éliminé. Mais il est toujours possible de le fracturer et de le saccager… » (Crary, [2013] 2016, p. 27).

30En effet, selon Jonathan Crary, il réside, dans le fait de dormir, une incompatibilité avec la logique de l’économie 24/7, donc avec la temporalité dominante des marchés. C’est ce que Jean Chesneaux appelle le « temps-système », « celui que tentent d’imposer les Dominants, ceux qui s’enrichissent grâce au Marché et gouvernent grâce à la maîtrise du Temps des Horloges » (Dubar, 2013, p. 15), le « temps-monde » (1996), ou encore le « temps-paramètre », un temps inscrit c’est-à-dire fractionnable et mesurable (2004). Ici, le sommeil vient rompre avec ce « temps-paramètre » qui se veut continu. Muriel Darmon, Delphine Dulong et Elsa Favier dans le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales de 2019 « Temps et pouvoir » reviennent sur ce lien étroit entre le temps et les rapports de pouvoir et de domination : « Comme l’affirme Foucault, “le pouvoir s’articule directement sur le temps ; il en assure le contrôle et en garantit l’usage”. Les temporalités propres aux institutions (bureaucratiques notamment) participent du contrôle social : elles disciplinent les conduites des agents, hiérarchisent leurs positions et les poids symboliques qui leur sont accordés. Elles contribuent ainsi à divers titres à la reproduction des formes de la domination sociale et de la domination masculine en particulier. » (p. 12).

31Yoann Demoli, dans son article, nuance l’idée de « diurnisation » via son entrée par les mobilités. Il montre que la nuit est un temps réservé à d’autres activités que celles accomplies d’ordinaire en journée. L’augmentation des activités la nuit au détriment du sommeil se déploierait encore « à la maison » et non dans l’espace public autour de pratiques telles que regarder la télévision, comme l’appréhende Jonathan Crary. Mais la nuit, selon Yoann Demoli, reste tout de même le temps du sommeil même si d’un point de vue quantitatif celui-ci diminue. Qui plus est, il montre que la répartition sociale des mobilités nocturnes se maintient entre 1981 et 2018 et reproduit les formes de domination sociale. En effet, les expériences de la nuit ne sont pas homogènes : si les nuits sont plutôt festives pour les cadres, elles sont, chez les ouvriers et les employés, des nuits laborieuses. Il rejoint ici Pierre Bourdieu (2000, 1997) sur l’idée d’un espace social des rapports au temps.

32Les textes de Thomas Alam, Julien O’Miel et Audrey Safa, de Florian Bonnefoi, de Benjamin Bothereau, de Pauline Grimaud, et de Magalie Franchomme, Johan Milian, Samuel Challéat et Tanguy Fourrier attestent de cette conquête par le capitalisme, par ceux qui détiennent le pouvoir, voire d’une « diurnisation » dans le cas du texte de Florian Bonnefoi sur Le Caire : « La capitale égyptienne apparaît comme emblématique de cette dynamique de la ville “en continu” ». Ce dernier souligne néanmoins que, même s’il existe une continuité entre activités et pratiques sociales diurnes, leur intensité diffère et prend plus d’ampleur la nuit.

  • 14 Sur l’idée de fragmentation du travail, voir le dossier de Sylvie Célérier et Sylvie Monchatre, « D (...)

33En effet, nous observons, à la lecture des contributions de Florian Bonnefoi, de Marion Guénot, et d’Évelyne Morvan et Julie Primerano, que, malgré des logiques économiques, sociales et politiques similaires, la nuit n’est pas le simple prolongement du jour. Les contrastes et les contradictions sont plus exacerbés la nuit que le jour, comme le montre Anne Raulin dans un développement intitulé « la frontière de la nuit » (2001, p. 191). La nuit est à la fois plus ouverte, comme temps de libération, mais en même temps plus fermé, comme temps de repli sur l’intime ; elle est à la fois plus authentique et aussi plus artificielle, théâtrale. Les oppositions semblent aussi exacerbées dans l’article de Magalie Franchomme, Johan Milian, Samuel Challéat et Tanguy Fourrier sur la Réunion, où la nuit apparaît comme le moment à la fois des angoisses, de la peur et du calme, de la quiétude. Le temps de travail y est aussi moins fragmenté, éclaté, dispersé14, pour le travail soignant : « Si l’activité est rythmée comme de jour par des activités programmées d’administration de soins, de prises de constantes et entrecoupée de sonnettes et d’entrées de patient·e·s, des creux d’activité existent, plus fréquents et plus longs que de jour. » La fête gagne en intensité dans les cafés du Caire ; le travail connaît une augmentation de la pénibilité et de l’adrénaline chez les agents de police secours et de la BAC. Et l’autonomie y est également plus importante (Mercure, Regimbald et Tanguay, 1987).

34Les enquêté·e·s des différents articles agissent contre la « domination temporelle ». Le dominant temporel peut, lui, occuper son temps comme il l’entend ; il est « celui qui prend son temps, au sens fort de cette expression » (Muriel Darmon, 2015, p. 165). Ils et elles revendiquent donc aussi le droit de disposer de leur nuit, selon leur gré ou, pour celles et ceux qui travaillent la nuit, de préserver un temps de liberté. La « colonisation » de la nuit par le jour et par là même la « diurnisation » apparaissent donc, ici, comme des phénomènes qui ne se sont pas généralisés. Ils sont plus présents en milieu urbain notamment dans les grandes villes et n’intègrent pas toutes les activités d’ordinaire diurnes, on ne convoque pas encore la nuit…

En guise de conclusion.
La nuit, dernier rempart face au capitalisme ? Quand écologie temporelle rime avec écologie environnementale.

35À la lecture des différentes contributions de ce numéro, la nuit, ce qu’elle incarne en termes de représentations et de pratiques, entretient des accointances avec ce que Jean Chesneaux appelle le « temps-compagnon », un temps « subjectif, intime, constituant ». Elle rappelle également la notion de « milieux temporels », de William Grossin, caractérisés ainsi « souples, libres, étendus, pluralistes, extensibles, ouverts, accueillant des cadres temporels, changeants, modifiables, associés sans rigueur, sans rapport étroit avec un ordre chronologique » (1996, p. 44). Ces deux auteurs, dans une logique dialectique, les opposent au « temps-paramètre » pour le premier et aux « cadres temporels » pour le second, proche du temps des marchés.

36Préserver, protéger, Sauver la nuit pour reprendre le titre de l’ouvrage de Samuel Challéat (2019) est nécessaire pour deux raisons écologiques fondamentales. La première est environnementale comme nous le rappelle Magalie Franchomme, Johan Milian, Samuel Challéat et Tanguy Fourrier, en évoquant une des espèces phares comme le Pétrel de Barau (Pterodroma baraui), oiseau maritime qui niche à l’intérieur de l’île de la Réunion. La pollution lumineuse menace effectivement la biodiversité. D’ailleurs, de nouveaux concepts émergent, pour penser les processus écologiques en associant les paysages nocturnes comme le « réseau écologique sombre » – rappelons que la pollution lumineuse représente une part importante en termes de consommation énergétique et par là même en pétrole et en émissions de C02 (Challéat et al., 2021).

37La seconde est, comme nous venons de le voir, temporelle ; comme le souligne Jonathan Crary : « En ce sens, ces machines [comme la télévision] participent de stratégies de pouvoir plus vastes dont le but est moins de tromper les masses que de les neutraliser ou les désactiver en les dépossédant de leur temps. » ([2013] 2016, p. 100). Avec les conférences de Tutzing, des travaux autour de cette idée de préservation des temps de l’humain, nommée « écologie temporelle » par William Grossin (1996), font leur apparition ; on pense aux recherches de Barbara Adam (2001), de Thierry Paquot (2014)15, et plus récemment Madeleine Sallustio (2022) ou encore avant elleux Henri Lefebvre (1992) avec le concept de rythmanalyse. En effet, cette idée, ou plutôt ce projet défend tout autant les rythmes environnementaux que les temporalités vécues, perçues, éprouvées par les individus dans leur quotidien. Qui plus est, lutter contre ces temps contraints, de plus en plus détériorés, permet d’avancer d’un même pas pour la protection de l’environnement.

  • 16 K. Marx, Le Capital, Livre I – section III, Chapitre X, X. – Lutte pour la journée de travail norma (...)

38En 2013, Jonathan Crary et avant lui, en 1978, Murray Melbin empruntent à Karl Marx cette idée de barrière, une barrière « naturelle » à maintenir pour éviter une nouvelle forme d’exploitation de la main-d’œuvre. En effet, en 1867, Karl Marx, met déjà en garde, dans Le Capital, contre les désastres déjà observés dans les manufactures anglaises au milieu du XIXe siècle : « Après des siècles d’efforts quand le capital fut parvenu à prolonger la journée de travail jusqu’à sa limite normale maxima et au-delà jusqu’aux limites du jour naturel de douze heures, alors la naissance de la grande industrie amena dans le dernier tiers du XVIIIe siècle une perturbation violente qui emporta comme une avalanche toute barrière imposée par la nature et les mœurs, l’âge et le sexe, le jour et la nuit. Les notions mêmes de jour et de nuit, d’une simplicité rustique dans les anciens statuts, s’obscurcirent tellement qu’en l’an de grâce 1860, un juge anglais dut faire preuve d’une sagacité talmudique pour pouvoir décider “en connaissance de cause” ce qu’était la nuit et ce qu’était le jour. Le capital était en pleine orgie. »16

39Aujourd’hui, à nouveau, il est important de sonner l’alarme – comme pour le travail dominical (Boulin et Lesnard, 2017). Certes, le travail de nuit, notamment dans les secteurs apicole, agricole, policier, soignant, est loin d’être un phénomène nouveau mais il mérite toute notre attention. Marion Guenot nous rappelle à quel point cette dimension, ici, du travail policier, fait l’objet de nombreuses réflexions au travers des cycles de travail mais aussi de partenariats avec des professionnels du sommeil et plus largement de la santé. La prise en compte des difficultés physiques, temporelles comme l’articulation vie professionnelle et vie sociale devient urgente (Pressor, 2003).

  • 17 Nous empruntons, ici, ces phrases à deux articles de deux sites différents, amateur·e·s de littérat (...)

40La nuit est donc une temporalité protectrice pour l’homme ainsi que pour la faune. Qui plus est, l’observer rend visible les liens étroits entre l’homme, la faune ainsi que la flore. La nuit est donc complexe à définir et à circonscrire mais elle est avant tout un bien commun. Les individus doivent se la réapproprier ou se l’approprier voire la conserver, comme un temps à soi, un « temps-compagnon », loin des agitations du jour. Alors « Travailleurs de tous pays, reposez-vous ! » et « Noctambules de tous les pays, unissez-vous ! »17.

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Notes

1 Titre d’une autre réflexion sur la nuit, notamment le travail de nuit chez les éducateurs d’Olivier Cadot, « Qui est-ce qui fait la nuit ? », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, vol. 71, no. 1, 2008, pp. 69-74.

2 Dans le sens de Howard S. Becker : « Tout travail artistique, de même que toute activité humaine, fait intervenir les activités conjuguées d’un certain nombre, et souvent d’un grand nombre de personnes » (2010, Les Mondes de l’art, Flammarion, p. 27).

3 Ces « arts » du contournement et du détournement sont conceptualisés également par Oskar Negt et Alexander Kluge à travers la notion d’Eigensinn. : « Être soi-même » et « être avec les autres ». L’historien Alf Lüdtke, représentant de l’Alltagsgeschichte, qui vise à réaliser une histoire du quotidien, utilise lui-aussi la notion d’Eigensinn dans son ouvrage Des ouvriers dans l’Allemagne du XXe siècle, et ce pour exprimer cette idée selon laquelle « l’on n’en fait qu’à sa tête ». Ce concept, d’ailleurs, fait écho à celui de Michel de Certeau, l’« éthique de la ténacité » qui désigne les multiples manières de refuser l’ordre établi.

4 cf. l’ouvrage collectif de Guérin F., Hernandez E., Montandon A. (dir.), 2018. Cohabiter les nuits urbaines. Des significations de l’ombre aux régulations de l’investissement ordinaire des nuits, Paris, L’Harmattan ; ou encore le dossier coordonné par Jeanmougin H. et Giordano E., 2020. « La nuit urbaine. Un espace-temps complexe entre opportunités et inégalités », ÉmulationsRevue de sciences sociales, n° 33.

5 L’auteur montre que les formes d’action collective s’inspirent de répertoires : « Malgré la spontanéité qu’on associe parfois à l’idée de foule, les gens tendent à agir dans le cadre limité de ce qu’ils connaissent, à innover sur la base de formes existantes » Charles Tilly, 1986, La France conteste, de 1600 à nos jours, Fayard, p. 542.

6 cf. Gwiazdzinski L., Maggioli M., Straw W. (dir.), 2021. Night Studies : Regards croisés sur les nouveaux visages de la nuit, Elya Éditions.

7 La revue Temporalités a d’ailleurs pris le relais du bulletin Temporalistes qu’il a créé en 1984.

8 De 2004 à 2015.

9 De 2015 à 2023.

10 Le temps objectif désigne, selon Bergson, dans Essai sur les données immédiates de la conscience, une mesure de l’espace et le temps subjectif, un temps vécu via une conscience, nommé durée (1889).

11 Cette notion est empruntée à Paul Fustier ; elle indique un temps non directement productif (2012, p. 85).

12 Les cinq prières canoniques ont lieu à l’aube (Fajr), au milieu de la journée, lorsque le soleil est à son zénith (Dhuhr), au milieu de l’après-midi (‘Asr), au coucher du soleil (Maghrib) et au crépuscule (‘Ichâ’). De plus, « nombreux sont ceux à retransmettre l’appel du muezzin via les télévisions ou des mégaphones ».

13 Les cafés ferment à 23 heures en hiver et à 1 heure du matin en été.

14 Sur l’idée de fragmentation du travail, voir le dossier de Sylvie Célérier et Sylvie Monchatre, « Durée de l’activité et fragmentations du travail », Temporalités [En ligne], 31-32 | 2020.

15 Voir le dossier coordonné en 2018 par Natalia Leclerc et Jérôme Sawtschuk, « Approches temporelles du développement durable », Temporalités n° 28.

16 K. Marx, Le Capital, Livre I – section III, Chapitre X, X. – Lutte pour la journée de travail normale – Limitation légale du temps de travail – la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.

17 Nous empruntons, ici, ces phrases à deux articles de deux sites différents, amateur·e·s de littératures (Babélio et Socialter), ici autour du livre de Jonathan Crary.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mélanie Roussel et Véronique Marchand, « Les temporalités du nocturne. Définir et circonscrire la nuit ? »Temporalités [En ligne], 37-38 | 2023, mis en ligne le 10 novembre 2023, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/11844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temporalites.11844

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Auteurs

Mélanie Roussel

Clersé, UMR CNRS 8019, melanie.roussel@univ-lille.fr

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Véronique Marchand

Clersé, UMR CNRS 8019, veronique.marchand@univ-lille.fr

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