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La seconde autonomie. Temps et travail en France, Allemagne et Chine

Jean-Marc Ramos
Référence(s) :

Jens Thoemmes. La seconde autonomie. Temps et travail en France, Allemagne et Chine. Toulouse, Octarès Éditions, 2024 (238 pages)

Texte intégral

  • 1 L’expression « sociologie du temps » pose problème, d’abord en raison de sa polysémie, le mot « tem (...)

1Si l’existence d’une sociologie du temps a pu être discutée pour des raisons historiques et épistémologiques1, en revanche la sociologie des temps sociaux représente un domaine aujourd’hui bien délimité, dont les arguments sont traités comme des hypothèses sans cesse mises à l’épreuve du terrain. Apparu en France au milieu du xxe siècle avec la création du Centre d’Études Sociologiques (1946-1968), ce champ de recherche s’est constitué sur la base deux principes : un paradigme, celui de la multiplicité temporelle déjà énoncée par Halbwachs mais formalisée un peu plus tard par Gurvitch, et une méthode reposant sur le travail de particularisation qui fut recommandée à partir des années 1980 par Grossin. La recherche sociologique sur les temps sociaux s’est d’abord occupée de la sphère du travail (Friedmann, Naville) et des loisirs (Dumazedier) avant de s’appliquer aux autres temps de la vie quotidienne (Grossin), en particulier ceux qui caractérisent les activités domestiques et la vie familiale, ou encore l’école, la sociabilité, les transports, etc., jusqu’aux temps dits « interstitiels » auxquels on s’est parfois intéressé.

  • 2 Nous faisons ici référence au programme de recherche intitulé « La vie en temps partagé ». Ce progr (...)

2Le souci de la particularisation temporelle préconisé par Grossin et mis en œuvre par Dubar conduit non seulement à repérer les temps sociaux mais aussi à examiner les conditions de leur articulation dans une situation donnée. Cette approche dynamique révèle toute une gamme d’ajustements qui vont des conflits de temporalités à leur harmonisation. Certains psychologues ont recherché les facteurs intervenants dans ce jeu de contraintes et de ressources. Ils y ont vu principalement le rôle du sujet qu’ils ont désigné comme l’acteur principal de ces ajustements, autrement dit comme un agent de régulation du système d’activités2.

  • 3 On se souvient qu’en 1984, sur la base d’une comptabilité statistique nationale rassemblée dans les (...)

3Les travaux de Jens Thoemmes s’inscrivent dans ce courant mais dans une perspective plus sociologique où les « difficultés d’articulation des temps sociaux » sont étudiées en lien avec le travail et ses évolutions. Cette problématique est au cœur de son dernier livre. Il y propose une revue historique des processus qui ont joué en faveur de « la maîtrise des temporalités » par les salariés. Ce qui l’amène à distinguer deux époques qui ont modifié leur rapport au temps. Son approche sociologique le conduit à examiner particulièrement le rôle des « processus collectifs » dans ces évolutions. Durant la première période, la baisse quasi continue de la durée du travail, particulièrement en France et en Allemagne, est à l’origine d’une première forme d’autonomie temporelle. Cette conquête est l’effet des normes temporelles imposées par la loi et la négociation collective mais aussi des luttes sociales et des revendications syndicales visant à obtenir des journées de travail plus courtes. Grâce à la réduction du temps de travail, les travailleurs ont pu libérer du temps et des disponibilités pour les autres temps sociaux. Au tournant des années 1980, une succession de dispositifs innovants va créer les conditions de nouveaux changements dans les rapports aux temps3. Cette période est marquée par de nouvelles avancées qui sont issues de mesures législatives et de conventions collectives, ou plus récemment d’urgentes décisions politiques en lien avec d’impérieuses nécessités économiques pour faire face à la pandémie. Cette période beaucoup plus récente constitue pour l’auteur le cadre de nouvelles conquêtes temporelles qu’il qualifie de seconde autonomie. Dès lors le bénéfice pour les travailleurs ne s’estime plus seulement en gain de temps comme pour la première autonomie, mais en termes d’individualisation et de gestion personnalisée des temps sociaux. L’ouvrage consacre trois chapitres aux principales mesures qui ont contribué à l’aménagement des temps sociaux. Il s’agit des horaires variables, de la création des comptes épargne-temps et du recours au télétravail pendant la crise sanitaire. Bien qu’étant intervenu à des moments différents, ces trois dispositifs sont emblématiques du passage à la seconde autonomie.

4Ce livre accorde par ailleurs une grande place à la réflexion théorique, à commencer par la notion d’autonomie temporelle à laquelle Jens Thoemmes consacre en totalité son premier chapitre. On y trouve une argumentation originale nourrie par une abondante littérature croisant les références classiques de la sociologie du travail avec celles plus contemporaines sur les temps sociaux. De ce point de vue, en survolant les décennies et les innombrables travaux sur la question, ce livre nous montre tout le chemin parcouru depuis les études de Naville et Friedmann sur l’automation jusqu’à celles d’aujourd’hui concernant les conditions partagées de la nouvelle autonomie. Face aux temps impartis et jadis implacables des machines, se sont imposées des formes variées de régulations temporelles conduisant à une meilleure gestion des temporalités, telle la recherche volontaire de désynchronisations dans l’organisation des temps sociaux (Giotto) ou encore l’importance accordée au télétravail. L’ouvrage se termine sur cette nouvelle source d’autonomie qui touche cette fois au temps et à l’espace de travail, une demande de délocalisation qui s’est très nettement affirmée depuis 2020 avec l’apparition de la Covid-19. On peut penser que la semaine de 4 jours, dispositif innovant correspondant aux attentes actuelles des salariés, viendra renforcer le bilan de la seconde autonomie en permettant une synchronisation quasi parfaite entre l’activité professionnelle des parents et les rythmes scolaires des enfants. Ainsi d’autres solutions sont-elles en marche confirmant que la problématique actuelle de la recherche sur les autonomies temporelles se pose davantage en termes d’interaction que de durée. Telle est la conclusion de ce livre qui constitue une contribution majeure à la sociologie des temps sociaux.

5On signalera enfin un autre intérêt de ce livre. Il réside dans les études de cas et la comparaison internationale des situations que nous donne à voir Jens Thoemmes à propos de la France, de l’Allemagne et de la Chine. C’est l’un des points forts de cette recherche qui permet notamment de constater que le concept d’autonomie est beaucoup plus familier et répandu dans la littérature étrangère, particulièrement anglaise (time autonomy ou working time autonomy) et allemande (Zeitautonomie ou Zeitsouveränität).

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Notes

1 L’expression « sociologie du temps » pose problème, d’abord en raison de sa polysémie, le mot « temps » étant souvent utilisé dans un sens contextuel ou historique pour décrire l’esprit du temps ou qualifier les enjeux d’une époque, contrairement à l’approche conceptuelle qui correspond à une orientation de la recherche socio-philosophique centrée sur l’objet temps. En plus de cette ambiguïté, se pose la question de l’origine et de la pertinence de cette expression pour la sociologie. On l’attribue généralement à Durkheim, ou à ses premiers collaborateurs de L’Année sociologique (Hubert et Mauss). Or d’après nos recherches, il semble que cette spécification soit apparue assez tardivement. On la trouve, semble-t-il pour la première fois en 1941, sous la plume d’un philosophe suisse, proche de Jean Piaget, qui la propose pour définir la conception durkheimienne du temps. L’expression trouvera finalement sa consécration en 1979 avec l’article d’Isambert intitulé « Henri Hubert et la sociologie du temps ». Mais ni Durkheim, ni Hubert ou Mauss n’ont utilisé cette expression pour désigner un champ spécifique de la sociologie naissante. Et pour cause car pour les fondateurs de la discipline, l’approche des faits sociaux est totalisante, et la sociologie doit rester généraliste. Le temps étant considéré comme un des « cadres sociaux de la pensée », un concept issu de la religion qui alimente nos « représentations collectives » et donne lieu à une image publique qui prend la forme du calendrier. Pour Durkheim, son étude relève de « la théorie de la connaissance » (Cf. J-M Ramos et al., La construction de l’idée de temps, Octarès, 2016)

2 Nous faisons ici référence au programme de recherche intitulé « La vie en temps partagé ». Ce programme conçu dans les années 1980 par l’équipe toulousaine de Jacques Curie proposait de définir le mode de vie comme un « système régulé d’activités » soumis à des arbitrages entre des ressources et des contraintes, de natures temporelles et extratemporelles. Dans ce modèle psychosociologique, l’équilibre du système dépend de la capacité des acteurs à réaliser ces arbitrages, c'est-à-dire à faire valoir leurs intérêts dans un univers de contraintes (venant principalement du temps de travail) par des stratégies d’aménagement des autres temps sociaux (J. Curie, Travail, Personnalisation, Changements sociaux - Archives pour les histoires de la psychologie du travail, Octarès, 2000).

3 On se souvient qu’en 1984, sur la base d’une comptabilité statistique nationale rassemblée dans les Données sociales de l’INSEE, Dumazedier fut l’un des premiers à commenter l’une des conséquences jusque-là inaperçue des Lois Auroux (1982). Le sociologue des loisirs venait en effet de constater que le temps de travail était devenu moins important que le temps libre dans les budgets-temps des Français. De ces données quantitatives, il en a tiré un changement d’état en proclamant, de manière spectaculaire, qu’il s’agissait d’une inversion historique, et d’un signe participant de « la révolution culturelle du temps » qu’il appelait de ses vœux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Marc Ramos, « La seconde autonomie. Temps et travail en France, Allemagne et Chine »Temporalités [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 17 septembre 2024, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/12311 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12hxe

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Auteur

Jean-Marc Ramos

CERTOP, UMR 5044
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