- 1 En roumain, les termes et leurs significations sont très similaires au français : monument, patrimo (...)
1L’événement 1989, à savoir la chute des régimes communistes en Europe médiane (Heurtaux, Zalewski, 2012), a eu des effets retentissants sur les conceptions et les usages du « patrimoine ». En effet, dans l’immédiat postsocialisme, les acteurs institutionnels se sont attachés à redéfinir les symboles et les composantes de l’identité et de la mémoire collectives. L’attention s’est d’abord portée sur les héritages les plus visibles de l’ordre politique déchu, c’est-à-dire la statuaire et les emblèmes idéologiques, qui ont été l’objet de destructions collectives cathartiques (Brossat et al., 1990 ; Krakovsky, 2005). Mais les héritages matériels de la période communiste visibles dans l’espace urbain sont loin de se résumer aux monuments, aux statues et aux symboles du pouvoir. Ils sont présents également dans les odonymes, des bâtiments utilitaires (usines, magasins, édifices culturels, etc.) ou résidentiels, construits entre 1945 et 1990, qui constituent des éléments de l’environnement urbain quotidien. Indépendamment de leur portée symbolique, nous nous intéressons dans cet article à ces héritages « ordinaires ». Bien que non dépositaires d’une même charge symbolique, ils ne sont pas moins hérités d’un système économique, politique et social qui formait un tout et qui reste associé, pour beaucoup, à un passé douloureux (Mink, Neumayer, 2007) et encombrant (Schönle, 2015). Dès lors, la question de leur éventuelle ou impossible patrimonialisation se pose. Cette dernière désigne le processus d’attribution de valeurs (historiques, esthétiques, culturelles, sociales, identitaires, urbanistiques…) à un héritage qui justifie sa préservation dans le présent et sa transmission aux générations futures. Nous envisageons ici la patrimonialisation au sens large, au-delà de son sens strictement institutionnel et juridique (qui se traduit par un classement), comme une construction sociale (Deschepper, 2021 ; Veschambre, 2007), car le patrimoine n’existe pas en soi. En effet, « toute mise en patrimoine est précédée ou accompagnée d’un discours sur l’objet concerné » (Deschepper, 2021). En se concentrant sur les bâtiments du second xxe siècle en Roumanie et en Pologne, l’article vise alors à la fois à exposer des réalités empiriques relatives aux trajectoires de ces héritages, et à apporter à travers elles des éléments de réflexion sur les relations institutionnelles, socio-culturelles et symboliques à la modernité architecturale et urbaine dans les villes européennes, et à la période communiste dans les États qui en sont sortis. Au-delà de ce contexte précis, il met à l’épreuve de l’examen empirique des notions théoriques relatives à la patrimonialisation, en ayant à l’esprit que dans les langues des deux pays d’étude, une certaine ambiguïté sémantique traverse ce champ lexical, et les notions francophones utilisées dans ce domaine ne sont pas totalement transférables1.
- 2 N’est pas traitée dans cet article la question des reconstructions de quartiers ou de villes détrui (...)
2Quel a été le sort de la strate urbaine aménagée, construite pendant la période socialiste en Roumanie et en Pologne, y compris dans sa composante ordinaire2 ? Comment a-t-elle été considérée durant les trente-cinq ans qui nous séparent de ce tournant politique majeur ? Quelle part associer aux changements politiques, juridiques, économiques dans le devenir morphologique et la perception symbolique de ces bâtiments ordinaires ? Se sont-ils « fondus » dans le décor, jusqu’à être oubliés, relégués dans un angle mort des politiques publiques – en particulier de patrimonialisation, mais réappropriés par leurs habitants (Faurisson, 2020) ? Ont-ils été recyclés, voire possiblement détruits, dans un processus de banalisation ? Qu’est-ce qui fait que certains héritages urbains sont considérés comme « encombrants » (Bartetzky, 2010), « dissonants » (Tunbridge, Ashworth, 1996) – et si oui, pour qui ? –, et pas d’autres ? Observe-t-on au contraire une forme de « re-patrimonialisation » de certains de ces héritages, un renversement de regard, encouragé notamment par le regard expert (celui des architectes) ou le « regard touristique » (Urry, 1990) occidental ? Quels acteurs en sont précisément responsables, et qu’est-ce qui les anime ? En effet, quelles valeurs peuvent être associées à l’ordinaire dissonant ?
3Ces questionnements qui traversent l’ensemble des pays de l’Europe postcommuniste sont depuis peu renouvelés par un élément de contexte propre à certains d’entre eux, dont la Pologne : la présence au pouvoir de 2015 à 2023 dans ce pays d’un gouvernement nationaliste rebat les cartes de la mémoire collective, notamment envers la période communiste, et redéfinit les contours du patrimoine national. Cela pose la question à la fois du changement de regard posé sur une partie des héritages socialistes (ou une certaine modernité architecturale), et d’une forme de renationalisation du patrimoine. En revanche, ces enjeux ne se déploient pas de la même manière dans nos cas d’étude. Ceux-ci sont en effet constitués de la capitale polonaise et de deux des principales métropoles roumaines. Leur statut est donc différent dans les deux pays, ce qui peut constituer un biais : à Iaşi et à Timişoara, l’enjeu de représentation du pouvoir d’État est moindre. Mais, d’une part, les modalités très différentes de sortie du communisme (négociée en Pologne, rapide et violente en Roumanie, mais suivie d’une entrée plus tardive en démocratie) déterminent des rapports particuliers aux héritages. D’autre part, les deux villes roumaines choisies sont séparées par une « frontière fantôme » (Hirschhausen, 2023), ce qui constitue un élément structurant de la comparaison : d’un côté une ville du Banat, Timişoara, anciennement intégrée à l’Empire austro-hongrois et, de l’autre, une ville de l’ancienne principauté de Moldavie, Iaşi, autrefois sous influence ottomane puis russe. Aujourd’hui, ces « territorialités défuntes » jouent toujours un rôle au sein des référents identitaires mais aussi dans les rapports au passé, en particulier communiste (Hirschhausen, 2023), d’autant plus que les villes n’ont pas été touchées de la même manière par les transformations urbaines de l’époque. Les observations empiriques s’appuient sur des terrains de recherche réalisés chaque année depuis 2021 entre Timişoara et Iaşi et depuis de longues années à Varsovie, avec des études empiriques qualitatives plus poussées dans le cas roumain dans le contexte d’une thèse en cours (observation participante ; entretiens semi-directifs avec des acteurs du tourisme, des experts, des associations et des acteurs institutionnels, veille de presse, relevés de terrain).
4L’article restitue dans un premier temps des données de cadrage nécessaires à la compréhension du rapport au passé ; ensuite nous développons dans une deuxième partie comment les héritages urbains de la deuxième moitié du xxe siècle ont été patrimonialisés ou non, et selon quelles temporalités ; enfin une troisième partie apporte des éléments de discussion.
5Avant d’analyser les politiques patrimoniales, il est nécessaire de restituer les contextes historiques de transformations politiques et sociales dans les territoires d’étude. Comment la page du communisme a-t-elle été tournée ? Quels types d’acteurs ont été impliqués ? Quels récits se sont imposés ? Cette analyse sera déclinée au niveau national, mais aussi local. Les processus patrimoniaux prennent place par ailleurs dans des contextes de développement urbain dont il faut mesurer l’influence (évolution démographique, dynamique économique et immobilière, etc.).
- 3 La lustration, qui désigne à l’origine les rites de purification pratiqués pendant l’Antiquité roma (...)
6La Pologne a inauguré la vague de renversement des pouvoirs communistes en Europe à la suite d’une session de négociations en 1989 entre le Parti ouvrier unifié polonais (POUP) et l’opposition du camp Solidarność : les accords de la Table Ronde (fig. 1). Dès juin 1989 ont eu lieu les premières élections démocratiques dans un pays « de l’Est », permettant à Tadeusz Mazowiecki de diriger un gouvernement issu du camp Solidarność, en situation de cohabitation avec le général Jaruzelski. S’ouvre alors une longue période d’alternance entre des gouvernements d’alliances post-communistes et d’autres issus du camp de Solidarność – ce dernier choisissant de tirer un « gros trait » sur le passé, et de ne pas procéder à la « lustration »3 des cadres du POUP afin de faciliter la transition vers la démocratie. À partir de 2005 s’ouvre une seconde période d’alternance entre nationalistes catholiques (représentés par le parti PiS, Droit et justice) et les libéraux pro-européens guidés par la Plateforme civique (PO). De 2015 à octobre 2023, les nationalistes dominent le champ politique, Jarosław Kaczyński dirigeant toujours le PiS, ce qui tend les relations entre la Pologne et l’Union européenne, jusqu’à la défaite du PiS en octobre 2023, permettant le retour de Donald Tusk au poste de Premier ministre.
Figure 1 : Chronologie politique en Pologne et à Varsovie
Source : Lydia Coudroy de Lille, 2024.
7En Roumanie, le renversement du régime communiste s’est fait dans la violence d’une révolution qui a débuté à Timişoara le 16 décembre 1989 et s’est soldée par l’exécution des époux Ceauşescu le 25 décembre à la suite d’un procès expéditif. Un groupe de communistes réformateurs issus de l’ancienne nomenklatura s’impose alors au pouvoir au sein du Front du salut national (FSN) avec, à sa tête, Ion Iliescu. Ainsi, malgré l’organisation d’élections libres, l’instauration d’un pluralisme politique et la promulgation d’une nouvelle constitution en 1991, la transition politique roumaine est caractérisée par une continuité politique et institutionnelle avec le régime précédent. En effet, le Parti social-démocrate (PSD), héritier du FSN et donc du Parti communiste roumain (PCR), domine la vie politique depuis plus de trente ans, régulièrement victorieux aux élections législatives malgré l’élection de présidents de la République issus de l’opposition (fig. 2). L’intérêt pour le gouvernement n’est donc pas de faire la lumière sur le régime précédent, ni même d’opérer la « lustration » réclamée par les anciens révolutionnaires : une « politique du silence » (Rigaux, 2008) est menée jusqu’à la véritable alternance de 2004 qui marque le début d’une politique mémorielle plus volontariste à l’initiative de Traian Băsescu. La démocratisation reste néanmoins inachevée en raison d’un climat de corruption persistant.
Figure 2 : Chronologie politique en Roumanie, à Iaşi et Timişoara
Source : Lydia Coudroy de Lille, Amandine Dargaud, 2024.
8Les transformations systémiques post 1990 consacrent également le retour de l’autonomie accordée aux collectivités locales, qui redeviennent des entitées politiques et économiques démocratiquement élues. Des scrutins locaux sont organisés dès 1990 en Pologne, en février 1992 en Roumanie, dans l’idée de reconstruire la démocratie au plus près des citoyens. Les taux de participation sont élevés, et les élites locales, partiellement issues de l’ancien régime, y gagnent leur légitimité. L’instauration des mécanismes du marché est par ailleurs très favorable aux métropoles et capitales qui captent les investissements et les talents. Dans les deux pays d’étude, la décentralisation a en effet permis aux villes d’avoir leur propre agenda politique et culturel, parfois orthogonal à celui de l’État. Les cartes électorales montrent régulièrement des discordances géographiques au niveau régional, accréditant la rémanence de frontières issues de découpages territoriaux vieux de plusieurs siècles (Hirschhausen, 2023), mais aussi une singularité des grandes villes. Ainsi, la capitale polonaise suit un calendrier politique singulier, car à part un court intermède pendant lequel elle fut dirigée par le nationaliste Lech Kaczyński, elle a été gouvernée par des libéraux dès 1999. Dans plusieurs cas, des conflits sont apparus entre les villes et l’État, notamment lors de la loi sur la décommunisation de l’espace public (Behr, 2019).
9En Roumanie, les villes de l’ouest votent majoritairement pour le Parti national libéral (PNL) aux élections locales comme nationales. En effet, c’est le cas des électeurs de Timişoara depuis la fin des années 1990 : « considérant les idéaux de [leur] révolution trahis par le pouvoir néo-communiste qui prend la direction du pays » (Groza, Trofin-Gille, 2001), le vote PNL marque l’opposition locale au pouvoir central, un positionnement renouvelé en 2020 avec l’élection d’un maire d’origine allemande membre d’USR+, alliance de centre droit pro-européenne. Cette dernière élection est en effet revendiquée par les citoyens locaux comme une marque de différenciation à l’égard de Bucarest et comme un témoignage de leur appartenance ancienne à l’Europe de l’Ouest (entretiens). À l’inverse, à Iaşi, la municipalité est plutôt sociale-démocrate depuis les années 2000, jusqu’au changement de parti du maire actuel – élu en 2016 sur la liste du PSD, Mihai Chirica est membre du PNL depuis 2020, ce qui témoigne de la volatilité des élites politiques. À Iaşi, le vote PSD n’est pas pour autant à interpréter comme un soutien envers le pouvoir central : ancienne capitale politique de la Moldavie, Iaşi a connu un déclin important depuis le xixe siècle qui s’est notamment manifesté par le départ des élites et a donné naissance à un sentiment de déclassement et d’abandon en raison du centralisme de Bucarest (entretiens), choisie comme capitale des Principautés unies de Roumanie en 1862 après l’Union de la Moldavie et de la Valachie. En effet, Iaşi se situe dans la région la plus pauvre de Roumanie marquée par un manque d’infrastructures et délaissée par le pouvoir central en raison de sa position périphérique à la fois à l’échelle européenne, nationale et régionale. Ces divergences politiques entre le niveau local et l’État retentissent alors sur le rapport au passé communiste et pré-communiste.
- 4 IPN : Instytut Pamięci Narodowej.
- 5 Cette loi du 23 juillet 2003 sur « la sauvegarde et la protection des monuments » reformule les con (...)
- 6 Ils ne sont pas l’objet de cette étude, et tous ne sont pas tous inspirés par le PiS : le musée de (...)
10Les alternances politiques qui ont traversé la Pologne depuis 1989 sont, entre autres, construites sur le rapport au passé communiste, qui a soulevé des débats autant, voire plus, au sein de la vaste galaxie que représentait le camp issu de Solidarność qu’entre celui-ci et la gauche post-communiste. D’un côté, les artisans de la transition des années 1990 étaient adeptes du compromis, d’une évaluation partagée de l’histoire récente, et faisaient plus confiance aux historiens qu’à l’État. De l’autre, les nationalistes conservateurs comme Jarosław Kaczyński, fondateur du parti Droit et Justice (en 2001) prônaient la rupture, l’engagement radical de l’État dans la (re)construction de l’identité nationale polonaise. En 1999, en contexte de cohabitation politique est créé l’Institut de la mémoire nationale (IPN4), une institution hybride, théoriquement indépendante du gouvernement, dotée de missions d’archives, de diffusion de la connaissance, de compétences judiciaires avec des dizaines de procureurs chargés de poursuivre les « crimes contre la nation polonaise », et de la « lustration » des biographies des candidats à des postes publics importants. L’IPN s’est fortement politisé sous les gouvernements du PiS depuis 2015, et son rôle est devenu central dans la construction d’un récit national univoque, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières du pays : il a été l’instrument du PiS pour consolider une véritable « politique publique de l’histoire » dès 2005, lors du premier mandat de Lech Kaczyński, puis surtout après le retour au pouvoir des nationalistes du PiS en 2015, qu’ils nomment « le bon changement » (Behr, 2020, 2023). Le budget du ministère de la Culture et du Patrimoine national a doublé sous les gouvernements nationalistes (2015-2023). Le renouveau historiographique passe également par la loi de 2003 sur les bâtiments historiques5, l’ouverture de musées liés à l’histoire polonaise du xxe siècle6, et par une loi de 2016 sur la décommunisation des odonymes (Behr, 2019).
11En Roumanie, le traitement mémoriel du passé communiste est assez tardif et s’inscrit dans le contexte de l’intégration à l’OTAN et à l’Union européenne : après l’ouverture des archives de la police politique en 2000, un Institut de la révolution roumaine (2004), un Institut pour l’investigation des crimes du communisme (2005) et une Commission présidentielle pour l’analyse de la dictature communiste en Roumanie (2006) sont créés. En 2006, le discours du président Traian Băsescu sur les crimes du régime communiste roumain marque un tournant dans la condamnation de ce régime, jusque-là portée par des groupes d’intellectuels ou de dissidents. Les politiques mémorielles étatiques se concentrent donc sur la criminalisation du régime communiste et l’affirmation de la rupture avec celui-ci, ce qui a aussi des incidences sur les politiques patrimoniales.
- 7 Ils ne sont pas l’objet de la présente étude.
12Ainsi, après avoir été marginalisés par les régimes socialistes et leur volonté de faire du citoyen un Homme nouveau, les héritages et les mémoires d’avant 1945 sont revalorisés7 afin de renouveler l’image et l’identité des villes, de faire rupture avec le communisme, parfois de manière spectaculaire, en commençant par la statuaire. Les quartiers historiques et leurs monuments jouent aussi un rôle accru de vitrine dans le contexte de mondialisation, de métropolisation, et d’ouverture touristique depuis 1990. À l’inverse, certains héritages urbains de l’époque communiste ont été délaissés, voire détruits – pour les plus chargés idéologiquement (Brossat et al., 1990 ; Krakovsky, 2005), remplacés par du vide ou de nouveaux monuments. Rares sont les monuments construits après 1945 qui ont été conservés, et ce sont principalement des statues, comme celle de l’Indépendance à Iaşi, un des seuls héritages de la seconde moitié du xxe siècle inscrit sur la liste des monuments historiques dans la ville (fig. 3).
Figure 3 : La statue de l’Indépendance inaugurée en 1977 à Iaşi
Malgré son inscription sur la liste des monuments historiques, le monument a été rénové sans respecter la protection de ses abords en 2019 – le travertin beige originel recouvrant les marches et le sol a été remplacé par du ciment coloré, dénotant désormais avec le socle toujours en travertin.
Source : Amandine Dargaud, 2022.
- 8 Ce registre, décliné dans chaque région, est le seul outil véritable de protection patrimoniale et (...)
- 9 La loi sur les monuments historiques de 2001 définit des zones tampons autour des sites historiques (...)
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13En effet, en Roumanie comme en Pologne, la notion même de patrimoine du xxe siècle (et surtout de sa deuxième moitié) est à construire. Pourtant Varsovie, détruite à plus de 85 % pendant la Seconde guerre mondiale, présente un paysage largement construit sous la République populaire de Pologne. Par rapport à d’autres villes du pays, on y trouve davantage de traces du réalisme socialiste, qui a produit de 1949 à 1954 des édifices monumentaux, néoclassiques, anti-modernes, dont le célèbre Palais de la culture et des sciences, offert par l’URSS. Malgré cet héritage important, le registre d’inscription aux monuments historiques8 fait peu de place aux constructions d’après-guerre. Sur les 3 452 objets (maisons, églises, usines, etc.) inscrits à Varsovie, seuls cent vingt-cinq ont été construits après 1945. Il en va de même en Roumanie : selon la directrice adjointe de l’Institut national du patrimoine, il n’y a pas de concept équivalent au label français « Architecture contemporaine remarquable » ou « Patrimoine du xxe siècle » (Vreuschmen, Iamandescu, 2023). Il existe un programme d’inventaire du patrimoine industriel, mais il est mis de côté depuis une trentaine d’années. Ainsi, selon Oana Cristana Ţiganea (2017), l’État roumain est un « acteur phare de l’impensé patrimonial » des héritages industriels. Il faudrait donc davantage compter sur la communauté scientifique et les associations pour penser le patrimoine de la période communiste (Vreuschmen, Iamandescu, 2023 ; observations et entretiens). Mais tout ou presque reste à faire : sur 30 000 éléments inscrits sur la liste des monuments historiques à l’échelle nationale, une dizaine correspond à des bâtiments d’après-guerre (exception faite des statues). Ceux-ci sont protégés par la loi sur les monuments historiques de 20019 et gérés par l’Institut national du patrimoine depuis 200910. Mais la mise en œuvre des principes de protection laisse à désirer, tant pour les héritages socialistes que pré-socialistes : la loi est peu respectée, les moyens manquent, les avis des commissions et des acteurs du patrimoine pèsent peu par rapport aux enjeux du développement urbain (Vreuschmen, Iamandescu, 2023 ; entretiens avec le directeur de la Direction départementale de la culture à Timişoara en 2021 et une architecte du patrimoine membre de la commission zonale de la ville de Iaşi en 2023 ; fig. 3).
14Avant d’aborder le sort des patrimoines ordinaires de la période socialiste, il faut donc les replacer dans le contexte plus général des dynamiques urbaines qui traversent ces territoires depuis plus de trois décennies : le patrimoine évolue non seulement sous l’effet de politiques publiques, mais aussi des processus marchands, des attentes sociétales, qui ne font pas l’objet de politiques ciblées, lesquelles affectent autant, voire plus, le patrimoine ordinaire qui fait l’objet de moindres protections.
15Pendant la période du communisme, des objectifs de croissance démographique et économique sont fixés. Cela s’accompagne d’une politique de planification active qui passe par la création de nouvelles zones résidentielles et industrielles. La surface des villes augmente considérablement, par exemple près de 70 % à Iaşi entre 1945 et 1990 (Stoleriu, Stoleriu, 2004), de même le parc immobilier locatif et le nombre d’habitants (fig. 4).
Figure 4 : Évolution du nombre d’habitants dans les villes étudiées depuis la période socialiste
Sources : Amandine Dargaud, 2024 d’après les recensements de la population, Instituts nationaux de statistique polonais (Główny Urząd Statystyczny, stat.gov.pl) et roumain (Institutul Național de Statistică, insse.ro).
16La croissance démographique est par exemple spectaculaire à Varsovie, vidée de ses habitants au sortir de la Seconde guerre mondiale. À Iaşi et à Timişoara également, la population a plus que triplé entre 1948 et 1992. Néanmoins, ces métropoles régionales roumaines sont ensuite entrées dans une période de décroissance démographique, liée à des migrations internationales, des retours à la campagne des habitants forcés à venir travailler dans les usines à l’époque socialiste et à une baisse de la natalité dans les deux pays. Cette atonie démographique récente contraste avec le boom économique et immobilier qui se manifeste à chaque coin de rue.
17Dans un contexte de rétablissement de la rente foncière, de néolibéralisation et de faiblesses des contraintes politiques et réglementaires, les investisseurs privés jouent en effet un rôle prépondérant dans l’aménagement urbain des villes postsocialistes, en particulier dans les zones industrielles en cours de reconversion et les dents creuses des quartiers historiques ou résidentiels de l’époque socialiste, souvent inachevés. Par conséquent, cela laisse peu de place aux considérations mémorielles et patrimoniales concernant l’architecture socialiste. Ordinaires et banalisés, les bâtiments socialistes « dépossédés de leur charge symbolique et idéologique [peuvent] ainsi disparaître dans le chantier de la “modernisation” urbaine sans émouvoir l’opinion » (Coudroy de Lille, 2011, p. 45). Les héritages industriels sont particulièrement touchés par la désindustrialisation, la spéculation foncière et immobilière et sont souvent détruits pour laisser place à des complexes immobiliers résidentiels ou mixtes, comme City of Mara à Timişoara implantée dans l’ancienne zone industrielle qui bordait le nord du centre historique développée ex-nihilo sous le socialisme.
18Les quartiers résidentiels de grands ensembles (« blocs ») sont à première vue moins au cœur des dynamiques de métropolisation. Mais ils se transforment, sont densifiés ou rénovés d’un point de vue thermique et énergétique, grâce à des fonds nationaux et européens. En Roumanie, dont le parc résidentiel était déjà largement privé, ces travaux d’isolation ont été entrepris par les propriétaires à partir des années 2000, mais rarement de manière conjointe avec l’ensemble des copropriétaires d’un immeuble. Il en résulte des façades à l’effet « patchwork » avec des décalages d’épaisseur et de couleurs (fig. 5), qui ne font que renforcer une tendance ancrée dès les années 1990 : les habitants avaient souvent fermé leur balcon en transformant les garde-corps et en ajoutant des fenêtres, toutes différentes, créant ainsi des sortes de loggias pour gagner un espace intérieur supplémentaire dans un contexte de surpopulation des logements.
Figure 5 : Façades « patchwork » des immeubles collectifs en Roumanie
À gauche, immeuble du quartier Canta à Iaşi et à droite, immeuble du quartier Dâmbovița à Timişoara.
Source : Amandine Dargaud, 2023.
- 11 Seule la cité Żoliborz oficerski a été classée dès 1973.
19À Varsovie, le sort des grands ensembles a connu une trajectoire très différente en raison de leur statut juridique. Tout d’abord, il faut rappeler que onze cités coopératives pionnières du mouvement moderne, construites dans les années 1920 et 1930, avaient fait l’objet d’une inscription au tout début des années 1990 puis au début des années 201011. L’immense majorité des grands ensembles préfabriqués construits à partir des années 1960 constituaient eux aussi le patrimoine de coopératives, presque toutes transformées en copropriétés après 1990 (Meydroidt, Coudroy de Lille, 2018). Cela a assuré un entretien coordonné du bâti et les a préservés de l’effet « patchwork » de leurs homologues roumains (fig. 6).
Figure 6 : Grand ensemble Jary à Varsovie
Source : Lydia Coudroy de Lille, 2017.
20Ces grands ensembles ne souffrent pas de dépeuplement, les conditions de vie s’y sont globalement améliorées (Szafrańska, 2013), à l’exception de quelques enclaves résidentielles fermées qui les fragmentent et de certaines cités qui se sont paupérisées. La question de leur patrimonialisation ne se pose donc en fait pas aux yeux de l’opinion.
21Au vu de ces puissantes dynamiques économiques et immobilières ainsi que des enjeux de renouvellement urbain dans les quartiers résidentiels et industriels socialistes, que devient le patrimoine urbain socialiste, exception faite de celui qui constitue les éléments des politiques symboliques ?
22On analyse dans cette deuxième partie différentes trajectoires connues par les héritages de la période communiste selon trois processus qui ont tendance à se succéder dans le temps depuis 1989 ou 1990, mais peuvent être réversibles : destruction, banalisation, patrimonialisation.
23On observe tout d’abord un premier processus, rapide, qui touche surtout les éléments symboliques du décor urbain, les espaces publics notamment. En Roumanie, « la première étape du processus de changement a consisté à effacer sur le champ, dans une précipitation euphorique, les signes visibles les plus lourds du régime Ceauşescu » (Durandin, 2019, p. 7). Ainsi, pendant les manifestations de décembre 1989, les manifestants s’en sont pris aux symboles et aux insignes du pouvoir (fig. 7).
Figure 7 : Drapeaux roumains troués au centre pour faire disparaître l’emblème de la République socialiste exposés au Mémorial de la révolution de 1989 à Timişoara
Source : Amandine Dargaud, 2023.
- 12 Par exemple, la statue du fondateur de la Tchéka, Feliks Dzierżyński ou en français Félix Dzerjinsk (...)
24À Timişoara, places et rues sont renommées en référence à la révolution roumaine, tandis que des monuments sont érigés en hommage aux victimes des événements : ceux-ci marquent la rupture avec le communisme dans l’espace public (Dargaud, 2022). À Varsovie, dans la même logique, les statues les plus gênantes ont été abattues, avec l’assentiment des pouvoirs locaux nouvellement institués (fig. 8)12. Il s’agit ici de processus de décommunisation classiques dans les États postcommunistes, qui se déroulent au cœur des espaces publics. L’originalité polonaise est le regain de cette démarche dès l’arrivée au pouvoir du gouvernement nationaliste qui se traduit par une nouvelle vague de changements odonymiques en 2016 (fig. 9).
Figure 8 : La décommunisation de la place Żelaznej Bramy entre 1987 et 2011
Le monument aux héros tombés pour la République populaire de Pologne (1985-1991) a été remplacé en 2010 par un monument en hommage au héros nationaliste Tadeusz Kościuszko.
Source : Lydia Coudroy de Lille.
Figure 9 : Nouveaux odonymes en hommage aux victimes politiques à Varsovie et à Timişoara
À gauche : Place des prisonniers politiques du stalinisme à Varsovie. À droite : à Timişoara, sur la plaque blanche, un nom de « martyr » de la révolution remplace le nom commun (« rue du Frêne ») de la plaque bleue de l’époque communiste.
Sources : Lydia Coudroy de Lille, 2018 ; Amandine Dargaud, 2023.
25Plus rarement, d’anciens monuments socialistes sont « recyclés », reconvertis vers d’autres usages, ce qui permet leur réappropriation et une « décommunisation symbolique » (Coudroy de Lille, 2011). Ainsi, à Timişoara, le monument en hommage au soldat roumain érigé en 1962 dans le parc Staline (actuel parc Central) (fig. 10) est devenu un monument « antibolchevique » par un ajout sur l’inscription à l’avant du socle, permettant une prise de distance avec son contexte d’érection : « gloire au soldat roumain […] qui a combattu héroïquement contre le fascisme, pour la liberté et l’indépendance de la patrie » a été changé en « gloire au soldat roumain […] qui a combattu héroïquement contre le bolchevisme et le fascisme pour la liberté et l’indépendance de la patrie ».
Figure 10 : Le monument du soldat roumain dans le parc Central à Timişoara : une œuvre de l’époque communiste devenue « antibolchevique »
Source : Amandine Dargaud, 2021.
26Un ancien révolutionnaire s’est opposé au changement de plaque par la municipalité, reconnaissant la valeur artistique de la statue mais demandant son déplacement pour une question d’éthique : « ces soldats, ils ont emmené le communisme ici » (entretien du 1er avril 2021). Le changement d’inscription opère alors une « inversion symbolique » (Djament-Tran, 2013) qui permet de mettre à distance le monument de son contexte d’érection. Toutefois, la plus grande partie de ce qui a été construit de 1945 à 1989 demeure, et fait l’objet d’autres regards et actions.
- 13 « Zapomnieliśmy o ich istnieniu, przestaliśmy o nich dbać, nie patrzyliśmy w ich stronę. Pojawiały (...)
27Une large partie de la strate urbaine communiste devient indifférenciée, « se fond dans le décor », tout en vieillissant. On peut appeler banalisation un processus social et spatial qui passe par la mise à distance de ces objets urbains avec le contexte historique et idéologique de leur édification, et ensuite par leur invisibilisation, matérielle ou symbolique (Coudroy de Lille, 2011). Comme l’écrit aussi Springer (2022), « on a oublié qu’ils existaient, on a cessé de s’en soucier, on ne les a pas regardés. Ils existaient, mais pour nous ils étaient invisibles. Ils sont apparus seulement au moment où nous devions les affronter »13. Cela ne va pas de soi pour les immeubles d’habitation hérités du réalisme socialiste qui contiennent des sculptures glorifiant le mineur de fond ou la tractoriste de choc. Mais encore une fois ces immeubles ne sont pas les plus nombreux. En tout cas, cette indifférenciation ouvre la voie à leur dégradation paysagère, dans le bouillonnement économique et urbanistique. Elle peut aller jusqu’à leur démolition, le bâtiment s’effaçant derrière la valeur foncière du sol.
28Les élus des villes postsocialistes ont en effet du mal à lutter contre les forces du néolibéralisme apparu dans les années 1990. On constate partout que même les bâtiments dotés d’une valeur architecturale moderniste en font les frais, comme les centres commerciaux Universal à Iaşi et Timişoara, symboles de la modernité socialiste. Ces deux bâtiments sont aujourd’hui recouverts de panneaux métalliques ou en verre (fig. 11).
Figure 11 : Les anciens centres commerciaux Universal de Iaşi et de Timişoara : une architecture moderniste camouflée (Amandine Dargaud, 2024)
En haut, le centre commercial Universal de Timişoara (source : page Facebook « Banatul Timișoarei ») est devenu le centre commercial Bega (source : Amandine Dargaud, 2021). En bas, le centre commercial Universal de Iaşi (source : page Facebook « Iași (fotografii vechi) ») a été transformé en centre d’affaires (source : Amandine Dargaud, 2022).
29Selon un architecte rencontré lors d’un entretien, la façade du centre commercial de Timişoara, œuvre de Vasile Oprişan, « a été massacrée comme ça, comme s’ils avaient juste mis du métal sur la façade sans aucune logique et je ne sais pas pourquoi parce que c’est clair que l’ancienne façade était bien mieux que ce qu’ils ont fait » (entretien du 8 avril 2021).
- 14 Les premiers cas médiatisés de démolitions de bâtiments commerciaux et culturels des années 1950 ou (...)
30Récemment, à Varsovie, de nombreux bâtiments commerciaux, culturels, des gares de banlieue, se dégradent et sont parfois démolis sur l’autel de la pression immobilière, malgré la connaissance de leur valeur architecturale par les milieux professionnels. Ainsi le « Pavillon Emilia », magasin de meubles ouvert en 1970 situé au pied du palais de la Culture et des Sciences, en plein centre-ville, doté d’une large galerie vitrée, a été victime du boom immobilier brutal propre à ce qui est devenu le quartier d’affaires varsovien (fig. 12). Le terrain a été vendu en 2012 à un investisseur, le pavillon démoli en 2016 malgré une tentative de classement par les milieux de l’architecture et du patrimoine (selon la loi de juillet 2003). Plusieurs édifices commerciaux, culturels, plus rarement résidentiels ont été détruits à Varsovie au xxie siècle pour que des investisseurs construisent des objets plus « rentables » sur les parcelles ainsi libérées14.
Figure 12 : La démolition du pavillon Emilia à Varsovie
Source : Lydia Coudroy de Lille
31Pourtant la banalisation des bâtiments hérités du socialisme, leur invisibilisation derrière des bannières publicitaires et surtout leur destruction produisent parfois les conditions de leur possible patrimonialisation, en provoquant une réaction de la part d’architectes, voire de la société civile. En effet, « pour qu’un héritage soit patrimonialisé, il faut nécessairement un événement déclencheur qui remette en cause son usage antérieur et sa conservation » (Veschambre, 2018, p. 24). Lesquels sont concernés, et pourquoi ?
- 15 Respectivement Praga I construite en 1948-1950 et classée en 1993 ; Mariensztat construite en 1948- (...)
- 16 Ils ont été construits entre 1949 et 1957 et classés entre 2005 et 2015.
- 17 Elles ont été construites au début des années 1950, classées en 2010 et 2021.
32Les institutions polonaises n’ont pas encore investi la strate de l’architecture préfabriquée, qui s’est imposée dans les années 1960. Toutefois, à Varsovie, quatre cités résidentielles construites juste après la Seconde guerre mondiale (donc avant la préfabrication) ont été inscrites comme monuments historiques à des moments variés depuis 199015. C’est à l’occasion des destructions répétées de cinémas et autres supermarchés modernes sur l’autel de la rentabilisation foncière que des débats ont agité la presse au xxie siècle, ce qui peut expliquer l’inscription récente de cinq cinémas16 et deux maisons de la culture17 (fig. 13 et 14).
Figure 13 : Patrimonialiser l’ordinaire : le cas de Varsovie
Source : Lydia Coudroy de Lille, 2024 d’après le registre et inventaire des monuments de Mazovie. En ligne : https://mwkz.pl/zabytki/rejestr-i-ewidencja-zabytkow
Figure 14 : Exemples d’objets urbains d’après 1945 inscrits à l’inventaire à Varsovie
Source : Lydia Coudroy de Lille, 2024.
33En Roumanie, et plus spécifiquement à Iaşi et à Timişoara, métropoles régionales non capitales, la majorité des bâtiments hérités de la seconde moitié du xxe siècle correspond à des constructions ordinaires, standardisées, voire préfabriquées (Vais, 2020). Néanmoins, quelques réalisations présentent des caractéristiques structurelles, architecturales ou ornementales et esthétiques singulières, en particulier des monuments, des lieux de pouvoir ou de service, qui peuvent potentiellement être considérés comme du patrimoine (Zahariade, 2019). Ainsi, selon une géographe à l’Université de l’Ouest de Timişoara, « il y a des bâtiments qui sont seulement héritage, comme celui dans lequel j’habite [un immeuble collectif] […], c’est rien que de l’héritage, c’est presque au milieu de la ville mais rien d’esthétique, rien de valeur je sais pas, émotionnelle, c’est… Mais du patrimoine, si on parle de salles de spectacle ou de salles de sport » (entretien du 16 mars 2021). C’est le cas par exemple des bâtiments institutionnels conçus par l’architecte Nicolae Porumbescu à Iaşi – mais aussi à Bucarest, Suceava, Botoşani, Baia Mare, Satu Mare, Braşov ou Hunedoara. Son architecture se distingue par la reprise d’éléments traditionnels de l’architecture roumaine en bois et leur transposition dans une architecture monumentale en béton, principes que l’on retrouve à la Faculté d’architecture de Iaşi (à gauche) ou la filiale locale de l’Académie roumaine (à droite) (fig. 15).
Figure 15 : La Faculté d’architecture et l’Académie roumaine de Iaşi, œuvres de l’architecte Porumbescu
La forme des deux bâtiments fait écho à la géométrie de l’architecture sacrée, les tours rappelant le clocher des églises. De plus, le choix des formes ou des motifs sculptés sur les façades est symbolique, comme les épis de blés (symbole de la nature), les queues d’hirondelles (la chance) ou le cercle divisé en deux (référence à l’œuvre Poarta Sărutului du sculpteur Brâncuşi). Enfin, les façades sont texturées grâce à l’utilisation de la bucearda (boucharde en français, un outil traditionnel), style caractéristique de Porumbescu.
Source : Amandine Dargaud, 2022, 2023.
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- 21 « Urodziły się w złym czasie, trudnym, bolesnym, byle jakim i parszywym », p. 5.
34Face à la réalité ou la menace de destruction, les architectes ont pris l’initiative de veiller sur le patrimoine construit dans la période socialiste, souvent au sein d’associations, comme 5+5 et BACU en Roumanie ou la SARP en Pologne. Cette dernière organisa une grande conférence en 2003 d’où fut issue une liste de 77 objets construits entre 1945 et 1965 dignes d’être protégés18, dont le très emblématique palais de la Culture et des Sciences à Varsovie. Du côté de la défense des bâtiments ordinaires, plusieurs initiatives (associations, expositions19, sites internet20) venues d’architectes ou d’artistes valorisent la connaissance des grands ensembles auprès de la population et des acteurs urbains, comme Filip Springer qui, à mi-chemin entre la recherche académique et l’écriture littéraire a beaucoup fait pour revaloriser l’héritage du xxe siècle des villes polonaises, son modernisme d’avant-guerre précurseur (Springer, 2015), y compris le patrimoine ordinaire et parfois dégradé des villes « mal nées » : « elles sont nées à un mauvais moment, dans des temps difficiles, douloureux, quelconques et sordides21 » (Springer, 2022). De même, les publications d’autres journalistes (Chomątowska, 2018) ou historiens de l’architecture (Trybuś, 2011) ont une audience désormais démultipliée par les réseaux sociaux, ce qui ralentit le rythme des démolitions depuis les années 2010. A minima, les promoteurs qui démolissent promettent désormais de faire référence à l’esthétique de l’ancien bâtiment, ce qui fut le cas pour l’agence bancaire la Rotonde de Varsovie, reconstruite quasiment à l’identique.
- 22 https://mzprl.pl/
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35Une « patrimonialisation » très différente provient d’acteurs totalement privés, et relève plus de la « pop culture » et du tourisme que des démarches institutionnelles. Le passé communiste intrigue les jeunes générations et les touristes étrangers, et le marché assouvit cette curiosité dans plusieurs lieux en Roumanie et en Pologne. À Varsovie, le musée de la « Vie dans la République populaire de Pologne (PRL) »22 a ouvert en 2013 en plein centre-ville, et présente le cadre de vie et les objets de la période communiste. Le même opérateur propose des promenades « sur les traces de la PRL »23 à bord de véhicules surannés « dans des lieux où le temps s’est arrêté »24. Pourtant, ce service offre aussi des tours dans des quartiers qui n’ont rien à voir avec la période communiste, mais qui promettent un charme alternatif à l’offre touristique ordinaire25. C’est surtout une promenade dans le temps qui est proposée, le temps de l’intime et de la jeunesse pour les visiteurs locaux les plus âgés26. La capitale polonaise permet aussi de déguster la « cuisine communiste » au restaurant Au porc rouge27.
36À Iaşi, plusieurs projets touristiques portent spécifiquement sur la période communiste : ville vitrine du régime communiste, elle en possède de nombreux héritages à la différence de Timişoara où la structure ancienne de la ville, héritée de la tradition de planification austro-hongroise, a été conservée. Le plus visible des projets, avec ses onze panneaux d’information associés, est l’une des sept routes touristiques thématiques créées par l’association Iaşi.Travel, intitulée « Tracé du communisme : souvenirs de l’époque d’or » – surnom ironique donné à la période communiste. La plupart des lieux compris dans l’itinéraire sont soit des lieux de mémoire douloureuse, comme l’ancien siège de la police politique, soit des lieux emblématiques de l’idéologie socialiste, vitrines du pouvoir, comme le centre civique ou la maison de la culture des étudiants (fig. 16).
Figure 16 : Panneau d’information de Iaşi.Travel devant la maison de la culture des étudiants à Iaşi, haut lieu de propagande dédié à l’éducation des jeunes
Source : Amandine Dargaud, 2022.
37Ainsi, l’offre touristique relative aux héritages et aux mémoires du communisme proposée à Iaşi ne correspond pas uniquement à un tourisme mémoriel mais à ce que Duncan Light (2000) appelle le tourisme patrimonial socialiste, qui s’adresserait principalement aux touristes étrangers. Ce constat a été confirmé par les membres de l’association touristique Iaşi.Travel (entretiens) et par des observations participantes à des visites guidées réalisées entre 2022 et 2024. Dès lors, l’intérêt des visiteurs étrangers encourage des initiatives récréatives, touristiques et mémorielles qui peuvent être vectrices de patrimonialisation des héritages socialistes, ou du moins de visibilisation dans l’espace public, non sans conflits avec les habitants. Ainsi, une autre initiative de Iaşi.Travel, lancée en 2016 et arrêtée depuis la crise sanitaire de la Covid-19, a suscité des réactions négatives. Il s’agissait d’un itinéraire commenté en « tramway du communisme » traversant la ville du nord (Copou) au sud (CUG) :
- 28 Verbatim d’un membre fondateur de l’association Iaşi.Travel, traduit de l’anglais, entretien du 11 (...)
On était habillés comme les pionniers [organisation de jeunesses communistes] pendant le régime socialiste, on écoutait de la musique socialiste, on donnait des produits qui pouvaient être trouvés uniquement pendant la période socialiste, et un type d’eau, d’eau pétillante qui était aussi… On essayait de se souvenir, recréer cette période. Même le tramway était un très vieux tramway, très bruyant, très inconfortable […]. Nous étions appréciés pour ce que nous avons fait par les gens qui voulaient mieux comprendre la période socialiste, mais on a aussi eu beaucoup de haine d’autres personnes qui disaient à propos de nous qu’on promouvait le communisme. Donc c’était assez marrant parce que certaines personnes nous montraient et disaient : “eh, vous êtes des communistes, vous voulez nous ramener au communisme et je ne veux plus entendre parler du communisme !”, etc. Mais d’un autre côté, les gens ont aimé ça, surtout les touristes qui venaient de l’étranger »28
38Par le « regard touristique » (Urry, 1990), les touristes étrangers participent à « “débanaliser” le banal », c’est-à-dire à « rendre étrange l’évident par la confrontation avec des manières de penser et d’agir étrangères, qui sont les évidences des autres » (Bourdieu, 2000, p. 4), en l’occurrence les Roumains ayant vécu la période communiste ou habitants confrontés quotidiennement aux traces de ce passé. Dans le cas des visiteurs étrangers, et en particulier occidentaux, les héritages ordinaires de la période socialiste sont en effet extraordinaires, non familiers, témoins d’une période historique souvent peu connue, et ils acquièrent alors une valeur historique, culturelle, voire récréative, marchande ou même esthétique pour certains (observations participantes à des visites guidées à Iaşi et à Timişoara, 2022-2024). D’ailleurs, la création du « tracé du communisme » à Iaşi, présenté précédemment, résulte directement d’une demande extérieure. En effet, alors que le projet des sept routes thématiques de Iaşi.Travel a été lancé grâce à une bourse norvégienne, la création d’un itinéraire spécifiquement dédié au communisme a été soutenue par l’équipe norvégienne partenaire :
- 29 Verbatim d’un autre membre de fondateur de l’association Iaşi.Travel, entretien du 3 juin 2022.
« Nos partenaires norvégiens, de tous les sept thèmes, ils étaient plus attachés à l’idée du communisme et des juifs. Probablement, c’est les seules choses qui avaient le plus de références pour eux […] et donc là on s’est rendu compte que c’est un marché, c’est intéressant, et à chaque fois c’était ça qui était le plus demandé »29
39Toutefois, l’offre touristique dans les deux pays cible un passé « communiste » aux contours flous dont la spatialité recouvre très peu celle de la période moderne en architecture. En Pologne, les tours en bus ou en voiture mènent les touristes dans les quartiers des années 1950, d’architecture stalinienne, de brique mais jamais dans les grands ensembles en préfabriqué. L’architecture stalinienne offre en effet un décor plus « exotique » que les grands ensembles standardisés des années 1960 et au-delà, dans lesquels vivait pourtant une part bien plus importante de la population urbaine.
- 30 Les quatre critères de classement sont l’ancienneté ; la valeur architecturale, artistique et urban (...)
40Pourrait-on envisager un classement des bâtiments roumains et polonais des années 1960 sur la liste des monuments historiques ? À Varsovie, à Iaşi et à Timişoara, des experts, dont certains deviennent acteurs publics, y semblent favorables, et une (petite) partie de l’opinion aussi. À titre d’exemple, à Timişoara, une architecte devenue responsable de la Direction municipale du patrimoine soutient l’inscription de bâtiments modernistes socialistes sur la liste des monuments historiques, telle que l’Université de l’Ouest (entretien du 24 mars 2023). Cette demande a été soutenue par la Direction départementale du Timiş. Dès lors, les demandes des experts locaux trouvent écho dans la sphère institutionnelle (Vreuschmen, Iamandescu, 2023). Néanmoins, la patrimonialisation des bâtiments proposés est encore incertaine, car elle est étudiée par le ministère de la Culture, dont les critères de classement posent de nombreux « dilemmes » (Zahariade, 2019) pour envisager l’intégration des bâtiments modernistes socialistes à la liste des monuments historiques30 – et les mêmes frilosité ou indifférence générale s’observent en Pologne. Doit-on y voir le fait que ce passé communiste est davantage dissonant au niveau de l’État qu’au niveau local ou vu par les yeux des experts ?
41Pour autant, les héritages urbains socialistes, en particulier les logements, ne sont pas dénués de valeurs pour les habitants. Au-delà des valeurs traditionnellement accordées au patrimoine (historique, culturelle, architecturale, esthétique), les traces de cette période invitent en effet à élargir la conception du patrimoine en prenant en compte le regard ordinaire et la « petite mémoire » (Brossat et al., 1990). Ainsi, lorsque les populations locales en Pologne se sont opposées à des changements odonymiques après la loi de 2016, cela pouvait révéler l’attachement à des figures régionales ou locales, et plus généralement à leur passé individuel (Behr, 2019) ; il en va de même pour le cadre de vie des anciennes générations. Au contraire, il se peut que les jeunes y accordent moins d’intérêt. Se pose pour eux la question du « droit à l’oubli » (Ferenczi, 2002) : n’ayant pas vécu sous le régime communiste, les nouvelles générations ouvrent la perspective d’un changement de regard par l’éloignement de la mémoire vivante (Vultur, 2011) et la mise à distance symbolique des héritages socialistes.
- 31 La ville de Wrocław a été désignée.
- 32 ATRIUM : Architecture of Totalitarian Regimes of the 20th Century in Europe’s Urban Memory
42Les dynamiques de patrimonialisation sont également influencées par l’intégration européenne. Par exemple, les villes polonaises et roumaines ont été stimulées par le label Capitale européenne de la culture pour lequel une dizaine de villes dans chaque pays ont concouru en 2016, dont Varsovie31, Iaşi et Timişoara – cette dernière a été choisie parmi les villes roumaines candidates et l’événement s’est tenu en 2023 (Dargaud, 2022). Par ailleurs, les fonds de la politique de cohésion co-financent de nombreuses actions de protection du patrimoine, notamment dans les pays entrés après 2004 (Wiśniewski, 2023). Le Conseil de l’Europe de son côté est partenaire du projet ATRIUM32, auquel participe Iaşi. Il s’agit d’une route culturelle créée en 2014, associant des villes marquées par l’architecture communiste ou fasciste en Roumanie, en Italie, en Croatie, en Albanie ou en Bulgarie. Selon le Conseil de l’Europe, ce « patrimoine inconfortable » permet de valoriser l’identité de l’Europe, « née des blessures de la Seconde guerre mondiale et de la chute du fascisme et du nazisme », et « fondée sur des valeurs fondamentales telles que la liberté politique, la liberté d’expression et de réunion, la démocratie et l’État de droit » (Conseil de l’Europe, s.d.). À l’instar de Maté Zombory (2017), on peut alors parler de « mémoire européanisée du communisme » : dans le contexte politique transnational de l’après-guerre froide, on assiste en effet à la mise en place d’un système de valeur mémoriel normatif européen, d’abord lié à la reconnaissance de la mémoire des victimes de l’Holocauste « perçue par les acteurs comme occidentale » puis à celle du « communisme en tant qu’expérience orientale de l’Europe » (Zombory, 2017).
43La patrimonialisation des objets de la modernité architecturale (celle des années 1960) n’est pas cantonnée à l’ancien bloc de l’Est, c’est un débat mondial. Mais, si l’on se limite aux grands ensembles d’habitation, ces derniers n’ont pas suivi les mêmes trajectoires dans tous les pays. Ils partagent les mêmes défis technologiques d’obsolescence, mais évoluent dans des contextes socio-économiques et juridiques qui tempèrent l’apparente universalité de cette architecture. Contrairement au cas français par exemple, les grands ensembles ne sont pas l’objet en Roumanie ou en Pologne de politiques de démolition/reconstruction. Or c’est sous cette menace que surgit souvent une démarche de patrimonialisation comme en France (Kaddour, 2019) ou que la population se mobilise comme en Russie (Inizan, 2021).
- 33 Il s’agit de l’immeuble Atrium International, construit en 1995, qui pourtant avait été distingué.
44En outre, le temps s’accélérant, on assiste depuis les années 2020 à Varsovie à la démolition d’immeubles des années 1990, c’est-à-dire de la postmodernité : un immeuble de cinq à douze étages a été arasé en 2023 pour céder sa place à un gratte-ciel33, d’autres sont détruits, car ils ne sont plus adaptés aux exigences techniques ou thermiques d’aujourd’hui. Plus rarement, des immeubles de bureaux de cette même époque laissent place à des programmes résidentiels là où la demande est forte : les dynamiques urbaines percutent le temps plus long des réflexions politiques et encore plus des décisions.
45Le patrimoine bâti pendant la période socialiste contient des « résidus d’un passé encombrant que l’on ne peut pas complètement ignorer du fait de leur matérialité obstinée » (Schönle, 2015). Parmi eux, les éléments symboliques comme la statuaire furent éliminés rapidement, ainsi que les odonymes, dès les années 1990. C’est naturellement plus délicat pour les éléments matériels du cadre de vie, dont une bonne partie date de la période communiste, mais qui sont habités, utilisés au quotidien, et génèrent donc un attachement par les pratiques et le vécu. Ils sont tout autant raccordés aux souvenirs intimes qu’à ceux de l’Histoire.
- 34 Ce décompte exhaustif est plus large que ce que nous avons retenu pour la figure 13 ; il comprend à (...)
- 35 Seuls sept objets classés à Varsovie sont postérieurs à 1960.
- 36 Les normes de classement ont, en effet, été mises à jour en 2023 et accordent désormais une valeur (...)
46On observe, en conclusion, plus de similitudes que de différences entre les villes d’étude – malgré la dissymétrie entre une capitale et deux grandes villes de province roumaines. D’une part, les dispositifs patrimoniaux de niveau étatique sont faiblement protecteurs pour les héritages contemporains. Les lois de protection des monuments historiques (2001 en Roumanie, 2003 en Pologne) sont les seules efficaces, mais elles ont très peu profité aux objets d’après 1945 : une dizaine est inscrite pour toute la Roumanie, ils sont plus nombreux en Pologne (43 pour la seule capitale34). Mais, dans ce dernier cas, le registre de protection est concentré sur la période 1945-195935 ; ainsi, ce sont plutôt les premières tentatives du modernisme (avant la préfabrication), et même le réalisme socialiste qui sont distingués. L’architecture moderne d’après 1960 est largement ignorée, et il en va de même en Roumanie où jusqu’en 2023, les objets postérieurs à 1960 avaient une valeur « nulle » d’ancienneté selon les normes de classement36. En Pologne, la loi de 2003 est complétée par celle sur l’aménagement du territoire (mars 2003) reportant au niveau local le soin de distinguer une liste de « biens culturels du xxe siècle », mais qui est trop peu contraignante face aux appétits des acteurs privés, qui de ce fait contribuent fortement à la banalisation de ces héritages par leur transformation brutale, voire leur destruction. Dans les trois villes, des milieux experts de niveau national et surtout local (architectes, associations) sont les seuls à avoir un regard et un discours sur l’architecture moderne, y compris préfabriquée. Dans les deux pays, les héritages ô combien ordinaires que sont les grands ensembles ne sont pas menacés de démolition mais, en Roumanie surtout, de dégradation lente à la suite de leur privatisation peu coordonnée. Enfin, les acteurs touristiques contribuent dans les trois cas d’étude à porter l’attention sur les restes de la période communiste, mais en mobilisant des repères spatiaux sélectifs et flous, ignorant les héritages postérieurs à 1960 (à Varsovie), et au risque du conflit (à Iași).
- 37 Au niveau national, les lieux « sacrés » constituent presque 19 % des bâtiments immobiliers inscrit (...)
47D’autre part, des différences ressortent : la Pologne a connu un épisode « illibéral » qui a accéléré les changements odonymiques, sans bloquer les classements d’œuvres architecturales héritées du communisme, y compris de la période stalinienne. Cependant, les autorités nationalistes ont, dans le même temps, inscrit et classé un nombre incalculable de lieux liés au catholicisme et ont concentré leurs actions sur d’autres enjeux de mémoire comme la Seconde guerre mondiale37. L’autre différence provient d’une plus efficace mobilisation des acteurs experts et citoyens en Pologne, puisque le nombre d’objets urbains contemporains classés est plus important. Enfin, au sein de la Roumanie, le rapport au passé, notamment communiste, est différent entre Timişoara et Iaşi : le patrimoine contemporain est plus abondant à Iaşi, et sa mise en valeur touristique plus assumée. Celle-ci vise un public étranger, mais produit un effet rebond sur une possible patrimonialisation pour le public local, non sans frictions. Cela pose la question du tourisme comme un possible vecteur de patrimonialisation des héritages du socialisme avec ses risques, car ce tourisme, à l’instar du « tramway communiste » de Iaşi.Travel, fait resurgir un passé encombrant.
48Finalement, ces études de cas permettent de réfléchir à la non-linéarité des trajectoires des patrimoines et à l’intrication des temporalités politiques, juridiques, économiques et identitaires dans les dynamiques patrimoniales. L’attribution progressive de valeurs (historiques, esthétiques, architecturales, urbanistiques, sociales, marchandes…) à ces héritages par des milieux experts ne suffit pas à leur patrimonialisation, car elles ne sont pas partagées par tous et, en ce sens, ne sont pas ancrées dans la mémoire collective (Halbwachs, [1925] 1994). En tout cas, les approches du patrimoine par la « petite mémoire » (Brossat et al., 1990) ou le « petit patrimoine » (Mihalache, 2014) socialistes sont particulièrement porteuses, car elles permettent de réinterpréter, rejouer, négocier la mémoire dominante, basée sur la commémoration des victimes et la criminalisation des régimes socialistes, en s’appuyant sur des héritages qui permettent de décentrer le regard au-delà de ce qui est le plus visible. Ces dissonances, qui peuvent provenir d’une variété d’échelles, de points de vue, dépassent le cadre du communisme et peuvent être appliquées aux contextes postfascistes, postcoloniaux, etc.
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