1L’histoire est, parmi les sciences sociales, la discipline qui travaille le plus avec la dimension temporelle. Quel que soit son objet, l’historien traque les ruptures chronologiques, le temps long, le temps court, les mutations et les permanences qui y sont liées, qui recomposent les sociétés et qui différencient les processus sociaux et les identités sociales. Or, paradoxalement, cette consanguinité entre l’histoire et le temps n’a pas ouvert la discipline sur l’appréhension des temporalités générationnelles. Dans l’historiographie française, l’approche générationnelle a longtemps été négligée, contestée, entravée.
2Elle s’est d’abord heurtée à la tradition historique française. Le modèle labroussien, qui dominait l’historiographie française jusqu’aux années l970, privilégiait la classe, le groupe social ou professionnel et récusait la notion de génération : « Mieux vaut la laisser tomber ». L’histoire sociale était alors largement centrée sur l’histoire du mouvement ouvrier et sur sa participation aux moments forts de la vie militante et de la vie politique. Cette approche plus politique que sociale laissait voir des vies ouvrières tronquées, saisies le temps des évènements, donc le passé et 1’avenir éraient en grande partie occultés. Les effets de génération étaient donc gommés et les parcours individuels étaient artificiellement bornés. La méfiance à l’égard des études de mobilité, de trajectoires, qui renouvelaient l’histoire anglo-saxonne, ne faisait que renforcer la marginalisation de l’approche générationnelle.
3À cette résistance idéologique, s’est ajoutée la difficulté d’accès à des sources adaptées. Les sources traditionnelles de l’histoire sociale qui sont des sources transversales, discontinues, reis les recensements, conviennent mal à l’approche générationnelle qui exige des sources biographiques, longitudinales, plus difficiles d’accès et protégées par la loi Informatique et Libertés. Les archives publiques sont soumises à des délais de communicabilité très longs et les archives privées sont très dispersées, mal répertoriées et souvent mal conservées.
4Le troisième obstacle est un problème de formation des historiens. Les sources biographiques et longitudinales nécessitent un traitement informatique auquel la plupart des historiens sont mal préparés. L’initiation aux méthodes quantitatives, souvent absente des cursus d’histoire, se heurte à la peur du chiffre fort répandue au sein de la discipline et à des contraintes universitaires qui ne laissent guère de temps à l’apprentissage de nouvelles méthodes, pendant la durée du doctorat.
5Compte tenu de ces contraintes, les études générationnelles sont restées peu répandues en histoire et quand elles existent, elles portent la marque de la tradition historique française. Elles s’inscrivent dans une perspective plus politique que sociale. Dominent en effet les travaux sur les générations historiques (Chauvel, 1998) qui, non seulement sont nées en même temps, mais qui ont acquis une identité collective dans des moments historiques fores. Au XIXe siècle, c’est la révolution de 1830 qui cristallise la « génération romantique », celle de la jeunesse étudiante du Quartier Latin (Caron, 1991). Puis, la Grande Guerre décime et marque durablement la « génération du feu » (Becker, 1977) à laquelle succède « la génération intellectuelle » des khâgneux qui fait son apprentissage politique dans l’entre-deux-guerres au contact des survivants de la génération sacrifiée (Sirinelli, 1988). Et dans le milieu ouvrier de la grande entreprise métallurgique, G. Noiriel décrit « la génération singulière », née entre les deux guerres, dont l’identité se forge dans « le cycle héroïque » des luttes de 1936, de la Résistance et de la Libération. Cette avant-garde militante communiste se singulariserait par son enracinement dans la classe, refusé par la génération suivante qui organise sa « sortie de classe » (Noiriel, 1986). Enfin, sur la génération des babyboomers se focalisent le regard politique et culturel de J. F. Sirinelli et la lecture plus sociale d’A. M. Sohn qui se penche sur l’« Âge tendre et tête de bois » après avoir analysé le phénomène générationnel de la garçonne pendant les années 1920 (Sirindli, 2003 ; Sohn, 2001).
6Le second courant qui participe à l’émergence de l’approche générationnelle s’attache à la notion démographique, voire sociale de la catégorie. À la suite des sociologues et des géographes (Cribier, 1978 ; Rhein, 1980), les historiens se sont engagés, au début des années I 980, dans la voie des études longitudinales de cohortes d’individus nés la même année. Les travaux de M. Gribaudi (1987), de J. L. Pinol (1987), de J.P. Burdy (1989), de M. Zancarini et de M. Dubesset (1993), de C. Omnès (1997) ont donné à voir et à comprendre les cycles de vie et les processus de mobilité géographique, sociale, professionnelle de cohortes inscrites dans des espaces et dans des temporalités différentes. Plus récemment, J.C. Farcy et A. Faure (2003), à partir des registres matricules, ont pu analyser l’ensemble du processus migratoire d’une génération masculine et montrer que l’exode rural masculin se fait souvent par étapes et qu’il n’est pas majoritairement un départ sans perspective de retour. Et P.A. Rosental avec l’équipe du Laboratoire d’Économie Appliquée (LEA) de l’ENS entreprend d’étudier ensemble les trajectoires des migrants et la transmission patrimoniale.
7Enfin, le dernier axe porte sur les analyses intergénérationnelles qui renseignent sur les dynamiques des sociétés ou des organisations. Marie Cartier a ainsi montré, par une approche comparative de deux générations de facteurs, les interactions entre les changements de pratiques de gestion de la Poste, les différences de comportement et de satisfaction au travail des facteurs et la perte progressive d’identité d’une entreprise perçue comme un service public populaire (Cartier, 2003}. De même, S. Chaperon (2000) interprète ses résultats sur les mouvements féminins et féministes du « creux de la vague » de 1945-1970, à la lumière d’une approche intergénérationnelle sur trois générations successives, qui aide à comprendre le rôle de transition joué par la génération de la guerre dans le passage du suffragisme des « filles de Marianne » au MLF des filles du baby-boom. Enfin, appliquée aux trajectoires de vie, la comparaison intergénérationnelle montre que les générations, confrontées à un même contexte à des âges différents, prennent une idq1tiJé propre et connaissent des destins différents. Ainsi la démarche intergénérationnelle laisse voir les mouvements de fond qui sont à l’œuvre dans une société.
- 1 Un échantillon de 631 femmes a été constitué parmi les allocataires d’une caisse de retraite complé (...)
8Aussi la présente contribution entend-elle montrer la valeur heuristique du concept de génération démographique (Chauvel, 1998) en histoire sociale et les apports d’une démarche comparative intergénérationnelle. L’étude se fonde sur deux générations d’ouvrières parisiennes1, nées au début du XXe siècle, dont les dossiers de retraite ont permis de suivre les parcours sociaux, géographiques et professionnels. Nées en 190 l et 1911, elles entrent sur le marché du travail pendant ou juste après la première guerre mondiale ou à la fin des années 1920, elles sont confrontées à la crise des années 1930 à 20 ans ou à 30 ans, elles finissent ou font l’essentiel de leur carrière pendant les Trente Glorieuses (Omnès, 1997). En comparant les trajectoires, l’objectif est d’identifier les éléments de différenciation et les phénomènes de continuité ou de viscosité entre les deux cohortes et de cerner les mécanismes qui structurent les identités générationnelles, pour comprendre ce que signifie, pour les individus, naître à dix ans d’intervalle au début du XXe siècle et pour mettre au jour des processus sociaux qui seraient plus ou moins occultés par les approches transversales.
- 2 Les effets de génération liés à l’évolution économique sont au cœur de la thèse publiée sous le tit (...)
9Sans vouloir nier l’impact spécifique des conjonctures successives et des mutations de structure sur les parcours professionnels des populations aux âges décalés2, l’observation se focalise ici sur trois articulations des cycles de vie, à savoir la formation, le temps de la fécondité cc les fins de parcours, qui sont des moments forts de la différenciation des trajectoires générationnelles.
10La formation initiale est un facteur de fortes divergences entre les deux cohortes, dont la résonance est sensible cour au long de la carrière. Moribond à la veille de la guerre, l’apprentissage disparaît presque totalement pendant le conflit ; il est réactivé par le vote de la loi Astier le 25 juillet 1919. Les deux classes d’âge sont donc à la sortie de l’école primaire confrontées à une offre de formation très inégale. Les possibilités de formation post-scolaire offertes aux filles nées en 1901 sont extrêmement réduites tandis que les cadettes trouvent en région pans1enne un réseau serré de cours ou d’écoles d’apprentissage.
11Les premières entrent donc directement sur le marché du travail sans qualification professionnelle. Soumises à la seule loi du marché, elles se dirigent majoritairement vers les secteurs porteurs de l’économie régionale, à savoir le vaste secteur de la métallurgie, incluant les constructions mécaniques et électriques, les industries de précision, etc... Ce premier emploi influe durablement sur la trajectoire professionnelle car la métallurgie pratique une politique de fidélisation de sa main-d’œuvre au sein de la branche et, dans le même temps, recourt à une flexibilité externe qui accentue encore le turn-over volontaire des ouvriers et des ouvrières. Les femmes de cette génération sont donc nombreuses à être intégrées au marché professionnel de la métallurgie parisienne qui offre des salaires et des avantages sociaux convoités, mais au prix d’une force mobilité entre les entreprises de la branche.
12À dix ans d’intervalle, les filles nées en 1911 profitent de la renaissance de l’apprentissage dans la capitale. Elles s’engouffrent dans les filières de formation qu’on leur propose, à savoir les métiers traditionnels de la couture, du vêtement, du papier, de la teinturerie, des cuirs et peaux... Dotées d’un meilleur bagage scolaire initial et guidées par leur formation, les filles de cette génération entrent, très majoritairement, sur le marché du travail par les secteurs traditionnels. Or tous ces secteurs, déjà stagnants dans les années 1920, entrent dans une crise structurelle dès le début des années 1930. Ces jeunes filles sont donc très tôt confrontées au chômage ; elles sont souvent contraintes à se reconvertir dans une conjoncture difficile et sans soutien institutionnel ; elles se retrouvent massivement déqualifiées et, pour beaucoup, la précarité devient leur lot.
13Dans un premier temps, les femmes nées en 1911, qui ont cherché à acquérir un métier en suivant un apprentissage pendant deux ou trois ans, ont des trajectoires plus difficiles que celles de leurs ainées, sorties plus jeunes et majoritairement sans aucun diplôme du système scolaire. En revanche, dans un deuxième temps, ce sont les plus jeunes qui profitent le plus de l’ouverture des emplois de bureau à la fin des années 1950. Elles y trouvent des emplois de réinsertion, plus abrités, plus stables que les emplois ouvriers. Il faut donc attendre la conjoncture des Trente Glorieuses pour que certaines femmes de la seconde génération réussissent à valoriser le supplément de formation qu’elles ont acquis lors de l’apprentissage.
14La comparaison intergénérationnelle de la transition vers la vie adulte souligne l’interaction encre le système scolaire, le fonctionnement du marché du travail et les parcours professionnels féminins. Elle confirme une nouvelle fois l’empreinte durable de la formation initiale sur le devenir professionnel des individus en France. Mais elle relativise la vision optimiste et émancipatrice de la marche en avant de la scolarisation. Loin d’évoluer de façon linéaire et positive dans le sens d’une meilleure utilisation des ressources humaines et dans le sens de la mixité, les progrès de la scolarisation peuvent au contraire, sous la pression des représentations sociales, contrarier les avancées suscitées par le marché, voire faire régresser les modalités de la division sexuelle du travail. L’archaïsme des modèles sexués qui sous-tendent les créations des filières de formation féminines, leur décalage par rapport à la situation du marché, transforment ce qui devait être un atout en un handicap pour les femmes.
15Le deuxième moment d’observation est celui de l’arbitrage entre-fécondité et activité. L’approche longitudinale et comparative de cohortes nées au début du siècle est particulièrement utile car les différences de fécondité selon le milieu social, selon la situation professionnelle de la femme et selon les générations, sont restées mal connues jusqu’à une période très récente. Les Enquêtes « familles » ne prennent en compte que de façon imparfaite l’activité des femmes. L’enquête de 1975 ne retient que l’activité exercée au moment de l’enquête, c’est-à-dire à un âge compris entre 46 et 65 ans, postérieur aux naissances. Cet emploi, qui peut être un emploi de reconversion, n’éclaire en rien les conditions dans lesquelles se sont inscrits les projets familiaux et les calendriers féminins, au sein des ménages. Les améliorations apportées aux Enquêtes « familles » depuis 1982, en particulier l’adoption d’une approche longitudinale, laissent voir l’articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle, mais cela ne vaut que pour les générations nées après la première guerre mondiale. Dans ce contexte, l’exploitation des dossiers de retraite des deux générations nées avant la guerre complète en amont les études existantes (Desplanques et Deville, 1979) et invite à reconsidérer le caractère accidentel du baby-boom. Deux enseignements majeurs sur les comportements des femmes ouvrières face à la maternité s’en dégagent.
- 3 En comparaison, pour la génération 1910-1914, les femmes déclarées ouvrières en 1975 ont l,98 enfan (...)
16D’abord, le poids du mathusianisme dans le milieu ouvrier parisien est particulièrement fort quand la femme est elle-même ouvrière. Pour l’ensemble de l’échantillon, on compte 40 % de femmes sans enfant, 29 % avec un enfant unique, et une descendance finale par femme de 1,253 .Cette très faible fécondité des ouvrières parisiennes renvoie à un malthusianisme ancien et profond du milieu parisien où 1a norme de la famille étroite et le contrôle des naissances se sont imposés dans les milieux populaires dès la fin du XIXe siècle (Sohn, 1996). Les récits de vie abondent de leitmotiv qui témoignent d’un malthusianisme enraciné et déterminé : « Surtout pas d’enfant », « Un à la rigueur, deux c’est une catastrophe ».
17Les motivations sont diverses. Sans douce, la propagande néo-malthusienne a trouvé un écho dans ce milieu qui a beaucoup souffert de la guerre et des privations ; le choix malthusien peut également répondre à la volonté d’accéder à une petite aisance ; mais la motivation principale est liée à la difficulté de concilier la vie familiale et la vie professionnelle dans un milieu où le double salaire est le plus souvent une nécessité pour faire vivre le ménage et où la norme est la mère qui élève elle-même son enfant au foyer. La solution face à ces contraintes est la limitation des naissances, qui n’est pas sans susciter chez ces femmes une « peur au ventre » permanente. Mais cette attitude malthusienne s’estompe peu à peu.
18Le deuxième enseignement de l’approche générationnelle est en effet l’érosion du malthusianisme d’une génération à l’autre. Entre les femmes nées en 1901 et celles nées en 1911, la descendance finale passe de 0,98 à 1,52. Cette évolution résulte de l’érosion des familles sans enfant (baisse de 47 % à 30 %), d’une lente remontée des familles à enfant unique (de 27 % à 31 %) et d’une progression plus nette des familles de deux enfants (de 13 % à 20 %). Elle peut s’expliquer par le desserrement des contraintes financières pesant sur les ménages ouvriers à la suite des progrès de la protection sociale (Assurances sociales en 1928-30, Allocations familiales en 1932, Sécurité sociale en 1945...), d’un allègement de la durée du travail et de la revalorisation des salaires. La tertiarisation des emplois, dont les femmes de la génération 1911 profitent davantage que leurs aînées, rend l’activité plus compatible avec la maternité. Dans ce contexte, les femmes nées en 191 I redoutent moins le passage au deuxième enfant, s’arrêtent plus souvent et plus longtemps au moment des naissances. Seules les femmes les plus vulnérables qui solliciteront à partir de 60 ans une retraite anticipée au titre de l’inaptitude restent campées dans un malthusianisme strict, voire renforcé (Omnès et Bruno, 2004).
19Replacées dans la chronologie générationnelle donnée par Desplanques et Deville (1979), nos deux générations s’inscrivent dans un mouvement lent de remontée de fa fécondité depuis les générations nées à la fin du XIXe siècle jusqu’à la génération des mères des baby-boomers. Ainsi, rapproche générationnelle permet de réinterpréter la place du baby-boom dans l’histoire démographique française. Le baby-boom n’est pas l’accident démographique qui débute en 1942 et culmine en 1949, tel qu’il ressort d’une analyse transversale des taux de natalité ; il est le point haut d’un long et lent processus de changement du regard sur la maternité, d’une génération à l’autre. Le baby-boom est annoncé, préparé imperceptiblement depuis la fin du XIXe siècle. Ce lent reflux du malthusianisme tend à montrer que la fécondité dans les milieux populaires parisiens évolue au rythme des progrès timides de la protection sociale, dans un pays où les rigidités de la condition salariale et des normes sociales restent fortes.
20Arrivées en fin de parcours, les contrastes générationnels demeurent. La génération née en 1901, qui fait panic des premières classes d’âge à bénéficier d’une retraite (pour laquelle elles n’ont que partiellement cotisé), prend une retraire tardive en ordre dispersé. Une femme sur quarre travaille encore au-delà de 65 ans, 7 % après 70 ans. Beaucoup d’entre elles n’ont pas, à 65 ans, les 37,5 annuités exigées pour toucher une retraire à taux plein, car la 1ère guerre, l’importance du chômage féminin de l’après guerre et, pour beaucoup, la migration vers la région parisienne, ont retardé l’entrée dans1a vie active. Ensuite, la discontinuité de l’activité féminine a contraint la moitié des femmes de la génération à étain l’amplitude de leur vie professionnelle sur plus de 40 ans. Enfin, les pensions de misère qui sont versées jusqu’à la fin des années 1960 obligent bien des femmes (et des hommes) à rester en activité, malgré l’usure et la fatigue. La génération suivante est beaucoup plus favorisée. Elle échappe à la paupérisation de la vieillesse vécue par ses aînées car die bénéficie de la revalorisation des retraites menée par le gouvernement Chaban-Delmas, en 1971. Elle part à la retraite plus jeune : dès 60 ans, les taux d’activité reculent et seulement 7 % des femmes de l’échantillon nées en 19 l I sont encore en activité au-delà de 65 ans (Omnès, 2004). Dès lors, la notion du Troisième Âge prend véritablement sens.
21Les clivages générationnels concernent non seulement les retraites « normales », mais également les retraites anticipées au titre de l’inaptitude (Omnès, 2004). Initié en 1941 dans le cadre de la loi instituant l’Allocation aux Vieux Travailleurs Salariés et repris en l945, ce régime ouvre droit à une pension à taux plein, entre 60 et 65 ans, pour raisons médicales. Le dispositif prévu par le décret du 29 décembre 1945 était très sélectif, peu accessible aux femmes et financièrement peu avantageux : il fallait avoir travaillé 30 ans, présenter une incapacité de travail totale et définitive et se contenter de toucher 40 % du salaire moyen alors que la pension des ex-invalides en représentait 50 %. Aussi, bien peu de femmes nées en 1901 ont-elles sollicité une retraite anticipée au titre de l’inaptitude. En 1971, la loi Boulin assouplir le dispositif ; elle supprime la condition de durée d’activité, si pénalisante pour les femmes, prend en considération les incapacités de travail de 50 % et plus, médicalement constatées, et aligne le calcul de la pension d’inaptitude sur celui de l’invalidité. Les femmes nées en 1911 sont les premières bénéficiaires de cet assouplissement législatif qui gonfle les attributions de pensions au titre de l’inaptitude. Au niveau national, celles-ci progressent et se féminise nt : encre 1971 et 1982, les attributions féminines passent de 16 522 à 43 840 ; elles représentent alors plus de la moitié du total des attributions contre un tiers en 1971, sous l’ancienne législation.
22Plus nombreuses, les « inaptes » de la génération 1911 ont aussi un profil différent de leurs aînées. Elles appartiennent de façon privilégiée aux secteurs traditionnels, aux marchés saisonniers et instables, alors que les inaptes nées en 1901 étaient surreprésentées, à l’instar de l’ensemble de la cohorte, dans le secteur de la métallurgie ; elles connaissent une plus grande mobilité d’emploi, de secteur et de métier et leur mobilité les mène davantage vers les emplois de personnel de service que vers les emplois de bureau. Ces parcours professionnels désordonnés et discontinus induisent, semble-t-il, des comportements familiaux spécifiques, très malthusiens, dans la continuité des générations précédentes, alors que les femmes de cette cohorte ont infléchi leurs comportements face à la maternité : 47 % des « inaptes » n’ont pas d’enfant contre 30,6 % pour l’ensemble de la classe d ’âge de 1911.
- 4 Le coût peut sans doute se lire à l’inégalité devant la mon entre les « aptes » et les « inaptes » (...)
23Dans les années 1970, le régime de retraite au titre de l’inaptitude au travail draine donc la fraction la plus fragilisée de la génération dom l’instabilité, la précarité coïncident assez bien à l’image du marché secondaire. Dix ans plus tôt, les inaptes se recrutaient de façon dominante sur le marché professionnel de la métallurgie pans1cnnc, parmi les femmes qui avaient fait les frais de la mise en place de la mécanisation et de la rationalisation du travail, mais qui avaient pu se stabiliser dans la branche au prix d’une forte circulation entre les entreprises du secteur4. L’approche intergénérationnelle souligne ainsi le passage d’une inaptitude de travailleurs usés, intégrés socialement, à une inaptitude de travailleurs précaires, mal insérés. Reflet de l’évolution du fonctionnement du marché du travail (et des inflexions du droit), la recomposition aux marges du marché traduit la montée des processus d’exclusion dom l’impact ne se limite pas à la sphère professionnelle mais se ressent jusque dans la sphère privée. La désaffiliation s’accentue dans les années 1980-1990 et fait du régime de l’inaptitude au travail le refuge des exclu(e)s.
24Érayée sur des sources longitudinales qui permettent de croiser les données biographiques (personnelles, familiales, professionnelles) et contextuelles (institutionnelles, économiques, sociales, culturelles), l’approche générationnelle fondée sur des cohortes de naissance a montré sa fécondité.
25Elle restitue la continuité et la cohérence des trajectoires individuelles et collectives et revalorise une temporalité à l’échelle humaine jusque-là négligée. Elle met en évidence les clivages générationnels profonds qui traversent le milieu ouvrier parisien. Les phases de transition du cycle de vie sont apparues comme des moments structurants essentiels au cours desquels se construisent les identités et les inégalités générationnelles, au carrefour du système de formation, du modèle de protection sociale, des rapports masculin/féminin, du système productif... Ainsi sont soulignées les interactions entre l’environnement et les parcours sociaux qui obligent à prendre en compte la complexité du social.
26Dans le même temps, la démarche générationnelle met en lumière les rigidités de la société française : le faible capital scolaire dans les milieux populaires et le poids de la formation initiale sur le devenir professionnel à long terme des individus en l’absence d’une seconde chance ; l’enracinement du malthusianisme des ménages où la femme est ouvrière ; la lenteur de la construction du cycle de vie à trois temps. Ce triple constat renvoie à la difficile émergence de l’État-Providence en France.
27Ainsi, pour ces deux cohortes, tiraillées entre mouvement et continuité, naître à 10 ans d’écart au début du XXe siècle signifie non seulement s’insérer à des âges décalés dans le jeu des conjonctures et des structures économiques et sociales ; mais c’est aussi s’inscrire dans un contexte institutionnel qui évolue lentement et qui induit des opportunités ou des contraintes nouvelles que les individus mobilisent pour recomposer leur bagage scolaire initial, leurs calendriers, leurs mobilités, leurs comportements démographiques et leurs positionnements sociaux…
28À l’heure où l’allongement de la vie fait coexister trois, voire quatre générations, où les contrastes générationnels s’accusent, la pertinence de la démarche générationnelle ne peut plus échapper aux historiens du social.