- 1 Ce travail fait partie du projet BSO2000-0477 - Poblacíon y migraciones en Cataluña. Estudio territ (...)
- 2 Ce travail est en quelque sone le prolongement d'un article maintenant classique de Le Bras (1982) (...)
1Les travaux démographiques peuvent aider à cerner ce qui fait la spécificité du concept de génération et en particulier les raisons pour lesquelles les individus se reconnaissent comme membres d'un groupe sur la base de l'âge. Dans ce travail nous présentons un exemple qui illustre cette approche démographique2 en interrogeant le concept de génération familiale, c'est-à-dire la distribution des parents d'une personne considérée entre le groupe de parenté latérale proche (les frères et les cousins germains) et les groupes de la parenté ascendante (père et mère, oncles, grands-parents) ou descendante (enfants, neveux, petits-enfants). Dans les sociétés du passé, il n'y avait pas une claire barrière d'âge entre ces trois groupes de parenté, et par exemple une personne pouvait avoir un oncle plus jeune ou un neveu plus âgé. Ces mélanges entre générations ne se produisent plus dans les populations contemporaines et la séparation d'âge entre les trois groupes de parenté est maintenant très claire, ce qui pourrait aider à mieux comprendre pourquoi les traditionnels « conflits de générations, ne concernaient pas nos ancêtres. Nous apportons ici des éléments numériques basés sur un modèle de simulation qui nous permettent d'analyser les dimensions de cette séparation progressive des âges des différents groupes de la parenté. La conclusion suggérée par ce travail est que le sentiment d'appartenance à une génération démographique pourrait être la conséquence de cette évolution des âges des parents d'un individu, et, autrement dit, ce que l'on appelle communément le « fossé entre générations » pourrait venir de l'identification réalisée entre âge des individus et appartenance aux trois grands groupes de la parenté.
- 3 Une bonne vision d'ensemble des méthodes en matière de simulation de la parenté est donnée dans De (...)
2Afin de pouvoir étudier les changements de la parenté au cours du temps, nous utilisons un modèle de simulation basé sur les travaux de Le Bras (1982). L'utilisation de tels modèles a maintenant une longue histoire en démographie. Cela se justifie par le fait que les données d'observation sont généralement très incomplètes ou même font totalement défaut quand on veut explorer les détails de la fécondité ou de la constitution de la parenté3. De manière concrète le modèle utilisé ici est un programme de micro-simulation de généalogies dans un régime démographique donné. Ce dernier est défini par une série de paramètres démographiques variant en général selon l'âge et le sexe, comme la probabilité de survie, de mariage, d'avoir une naissance vivante. Le modèle part d'un individu représentatif du régime étudié, et lui crée une généalogie ascendante et descendante sur la base de tirages de nombres au hasard appliqués aux distributions de probabilités données. Cet individu est la base ou racine de la généalogie simulée, et reçoit le nom symbolique de « ego ». On commence par la recherche d'une mère, qui doit avoir une descendance compatible avec la naissance de l'ego considéré, ce qui automatiquement permet de lui assigner des frères et sœurs ainsi qu'un père. Le même procédé s'applique successivement à la mère et au père pour donner à ego des grands parents et des oncles et tantes. Cette construction de la généalogie ascendante est complétée par la simulation des généalogies descendantes qui permet d'assigner à ego un conjoint, des enfants et, par itération du procédé, des petits-enfants, ainsi que des cousins germains et des neveux. Une fois mis en marche l'algorithme itératif, le modèle permet d'explorer la parenté très lointaine. Cependant nous avons choisi de nous limiter à la parenté proche, celle qui est plus susceptible d'avoir un impact sur la vie des individus. Cela nous conduit par exemple à exclure la parenté latérale trop lointaine comme les cousins non-germains, mais aussi des membres de la parenté ascendante ou descendante, comme les arrières grands-parents ou les arrières petits-enfants puisqu'ils sont rarement contemporains d'ego.
- 4 Les paramètres de nuptialité correspondent aux observations faites par Herlihy et KlapischZuber (1 (...)
3Le tableau 1 présente les paramètres des cinq principaux régimes démographiques considérés dans ce travail. Nous avons choisi d'étudier des régimes aux caractéristiques les plus extrêmes possibles, tour en retenant aussi les deux populations étudiées dans le travail de Le Bras qui nous sert de point de départ. Ainsi nous avons retenu le régime démographique de la France du XVIIIe siècle et de la France vers 1975 tels qu'étudiés par cet auteur, auxquels nous avons ajouté deux populations anciennes et une population moderne. Les trois premiers régimes, la Toscane vers 1427, la France du XVIIIe et l'Europe du Nord-ouest vers 1870, correspondent à des populations qui n'utilisent pas de moyens contraceptifs. La première se caractérise par un mariage très précoce et intense4 et la seconde à l'inverse par un mariage tardif et peu intense. Pour l'Europe du Nord-ouest vers 1870, c'est-à-dire juste avant la diffusion progressive de l'usage de méthodes de contrôle de la fécondité dans le mariage, nous avons choisi de maintenir le niveau de nuptialité de la France du XVIIIe siècle, mais en appliquant la mortalité de la seconde moitié du XIXe. Ce choix s'explique par deux raisons, en premier lieu parce que le régime de nuptialité ne s'est modifié que très lentement au cours du XIXe siècle, en comparaison avec les changements importants qui se produisirent durant le XXe, qui se manifestèrent par une baisse de l'âge au mariage et de la proportion de femmes célibataires. En second lieu, le maintien du régime de nuptialité ancien facilite les comparaisons, puisque le seul paramètre démographique qui varie est le niveau de la mortalité. Ceci correspond en gros à l'évolution au cours de la transition démographique, caractérisée par une baisse de la mortalité au XIXe siècle, qui conduisit à l'ajustement des comportements de formation de la famille à partir du dernier tiers du XIXe et durant le XXe siècle. Pour les populations modernes, nous avons complété le régime démographique français vers 1975 de Le Bras par le régime des pays d'Europe du Sud et de l'Est vers 2000 qui se caractérise surtout par une fécondité très basse, autour de 1,2 enfant par femme, et très tardive, avec des âges moyens à la maternité supérieurs à 30 ans.
Tableau 1. Paramètres des cinq régimes démographiques européens analysés
Zone et période
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Toscane, 1427
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France, XVIIIe Siècle
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Europe du Nord-Ouest 1870
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France 1975
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Europe du Sud et de l'Est 2000
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Paramètres
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Espérance de vie à la naissance (e0)
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27ans
|
27ans
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51 ans
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73 ans
|
79 ans
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Âge au mariage (Femmes)
|
18,4 ans
|
24,5 ans
|
24,5 ans
|
2l,8ans
|
28,5 ans
|
Âge au mariage (Hommes)
|
25,2 ans
|
30,4 ans
|
30,4 ans
|
24,3 ans
|
33,4 ans
|
Descendance finale (DF)
|
8,7
|
5.7
|
6,l
|
2,2
|
1,2
|
Taux net de reproduction (R0)
|
1,70
|
1,05
|
2,24
|
1,09
|
0,56
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Distance entre générations (T)
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28,3 ans
|
31,4 ans
|
31,7 ans
|
25,1 ans
|
30,4 ans
|
e0 : Espérance de vie à la naissance pour les deux sexes (nombre moyen d'années vécues par personne). Age au mariage : âge moyen au premier mariage. DF : descendance finale ou nombre moyen d'enfants nés vivants par femme à 50 ans. R0 : taux net de reproduction (rapport entre naissances vivantes féminines et effectif moyen des naissances des mères). T : distance moyenne entre générations de mères et de filles en années.
4Le modèle utilisé, appliqué aux distributions de probabilité de chaque reg1me démographique permet le calcul de la parenté vivante d'individus représentatifs de ces populations. Les résultats obtenus sont des moyennes pour plusieurs milliers de personnes et doivent être interprétés en termes de probabilité d'avoir en vie un nombre donné de parents. Les nombres obtenus correspondent à la parenté dans des populations dom le niveau des paramètres démographiques aurait été constant dans le temps pendant une période relativement longue, ce que l'on appelle en démographie une population stable. À ce titre les résultats obtenus doivent s'entendre comme des approximations des conditions moyennes qui excluent en particulier toute 1a variabilité de court et de moyen terme, comme les crises de mortalité et les effets des guerres sur la mortalité et la fécondité.
5Pour chacun des cinq régimes démographiques considérés nous avons calculé la généalogie de 5.000 individus à plusieurs âges du cycle de vie d'ego et nous avons comptabilisé seulement les parents qui sont en vie à ce moment. Nous ne retenons que les parents biologiques et nous excluons la parenté par alliance ainsi que la demi-parenté (issue d'un remariage). Ce choix est aisé à justifier pour la parenté par alliance, puisque le mariage d'ego ne fait en moyenne que doubler l'effectif de sa parenté, sans changer de manière significative sa distribution par âge et par type. C'est une simplification qui ne changera pas les conclusions de l'analyse. L'exclusion de la demi -parenté est faite aussi pour des raisons de simplicité, mais n'est pas aussi facile à justifier sur le plan des résultats. Le remariage du père ou de la mère, en cas de veuvage, ou encore des deux parents biologiques en cas de divorce, n'est pas totalement assimilable au cas de la parenté par alliance issue du mariage d'ego. En effet, la parenté ajoutée par un remariage n'est pas symétrique à la parenté biologique, en termes d'âge et de composition par type, du fait des différences d'âges en général plus grandes entre conjoints d'un second mariage. Il conviendrait donc certainement de voir dans quelle mesure l'inclusion de la demi-parenté peut modifier certaines des conclusions de ce travail.
Pour la parenté biologique, comme indiqué plus haut, nous ne nous intéressons qu'à la parenté proche, c'est-à-dire le père et la mère d'ego, ses frères et sœurs, oncles et tantes, enfants et petits-enfants, neveux et cousins germains.
6Le graphique l présente le résultat global de cet exercice de simulation pour les trois régimes démographiques anciens et pour la France vers 1975. On y a représenté le nombre moyen de parents biologiques vivants pour un ego à 20 ans, réparti par âge. Les données de ce graphique permettent de faire au moins trois constatations.
- 5 Ainsi, comme on le voir au tableau l, le taux net de reproduction de la France du XVIIIe siècle est (...)
7Premièrement, le nombre moyen de parents en vie dépend tout autant du niveau de fécondité que de celui de la mortalité. On le constate en comparant les courbes pour la France du XVIIIe siècle et la France de 1975 dom le niveau est très semblable malgré l'opposition entre un régime de haute mortalité et haute fécondité et un régime à l'inverse de basse mortalité et fécondité. De manière générale le nombre de parents en vie dépend de ce qu'on appelle en démographie le taux net de reproduction, c'est-à-dire la combinaison du niveau de fécondité des femmes avec le niveau de mortalité qui donne une indication de l'effectif de la génération des filles survivantes comparé à celui de la génération des mères5•
8Deuxièmement, on observe que les courbes de la parenté par âge présentent toutes une entaille autour de l'âge de 20 ans. L'explication en est simple : ego n'a en général pas de frères et sœurs de son âge sauf dans les cas peu nombreux de jumeaux. Par contre, dans les familles d'au moins deux enfants, il est très habituel que les naissances se soient succédé de 2 à 3 ans environ, ce qui explique la présence des deux maximums en pointe vers 18 ou 22 ans.
9Troisièmement, et point beaucoup plus intéressant dans la perspective de cet article, la courbe de la parenté vivante de la population du XXe siècle présente des oscillations très marquées qui sont absentes des courbes pour les populations du XVe au XIXe siècle. Ces oscillations ont une période égale à la distance entre générations, d'une valeur très similaire à l'âge moyen à la maternité, qui était dans la France de 1975 de 25 ans. On constate ainsi qu'un ego de 20 ans a en moyenne beaucoup plus de parents de son âge ou bien âgés de 45 ans ou 70 ans, et beaucoup moins de parents âgés de plus ou moins 12,5 ans ou de plus de 37,5 ans. Il y a donc l'apparition de générations de parenté dans le sens qu'un ego dans la France de 1975 aura beaucoup plus de parents de son âge, de l'âge de ses parents ou de ses grands-parents, alors que dans les sociétés du passé, la répartition par âge du nombre de parents était beaucoup plus régulière et ressemblait de fait beaucoup à la pyramide d'âge pour l'ensemble de la population.
Graphique 1. Répartition par âge des parents vivants d'une personne âgée de 20 ans dans 4 régimes démographiques européens, du XVe au XXe siècle
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
10Les données du graphique 2 où sont comparés les nombres de parents par âge pour une personne de 20 ans dans les deux régimes démographiques modernes, 1a France de 1975 et l'Europe de la basse fécondité actuelle, permanant de compléter l'analyse du phénomène d'oscillation dans 1a distribution d'âge des parents. On observe ainsi que la basse fécondité a une incidence directe sur le nombre de parents, qui est à tout âge inférieur d'environ 45 % dans le régime de basse fécondité. Par contre on constate que si les oscillations sont présentes dans les deux cas, malgré la réduction considérable du niveau de fécondité, leur intervalle est plus espacé pour les populations d'Europe du Sud et de l'Est vers 2000, les femmes ayant leurs enfants beaucoup plus tard que dans la France de 1975, phénomène de retard de la maternité qui s'est ensuite généralisé en Europe. Cette plus grande distance entre générations a une incidence sur les générations de parenté plus âgée, puisque que la mortalité aux grands âges fait pratiquement disparaître l'oscillation correspondant à l'âge des grands-parents dans 1a courbe de l'Europe de la basse fécondité actuelle.
11Une autre différence significative de la parenté des deux populations modernes est que l'effectif de la génération d'ego et de ses parents est très proche dans l'Europe actuelle de la basse fécondité, alors qu'il y avait une relation proche de 2 pour 1 en France vers 1975, comme on le voit par la hauteur des oscillations.
Graphique 2. Répartition par âge des parents vivants d'une personne âgée de 20 ans dans la France de 1975 et dans l'Europe de la basse fécondité en 2000
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
12Pour pouvoir expliquer la présence d'oscillations dans les âges de la parenté des populations modernes, il est bon de commencer par le niveau le plus élémentaire, la distribution des frères et sœurs d'ego. Le graphique 3 donne la répartition par âge des frères et sœurs vivants pour un ego âgé de 35 dans les cinq régimes démographiques analysés. On voit que dans les populations modernes les différences d'âge entre frères et sœurs sont bien moindres que dans le passé où les écarts d'âge éraient le double de ceux observés actuellement. De plus on constate que le niveau de la fécondité n'est pas la cause principale de ces écarts d'âge, puisque les trois courbes des populations anciennes sont confondues, de même que les deux courbes pour les populations modernes, alors que les différences de fécondité dans chacun de ces deux groupes vont presque du simple au double. La raison principale de ces différences est due aux effets du contrôle de la fécondité sur la variabilité de son calendrier, c'est-à-dire de son âge à la maternité. Ces effets sont doubles, d'un côté sur le calendrier moyen et de l'autre sur les différences individuelles. En premier lieu l'intervalle entre la première et la dernière naissance éraie beaucoup plus grand dans les populations anciennes que dans les populations actuelles, ce qui conduisait à un fort écart d'âge au sein de la fratrie. Mais un autre effet plus subtil du contrôle de la fécondité est la réduction de la variabilité du nombre d'enfants entre femmes. Dans le passé, la distribution des femmes selon le nombre d'enfants en fin de vie fertile était très ouverte, en grande partie du fait des différences génétiques de la fécondabilité (probabilité d'une fécondation dans un cycle menstruel). On trouvait aussi bien des femmes avec une ou deux naissances vivantes que des femmes en ayant eu quinze ou plus. Dans les populations modernes le contrôle de la fécondité annule en grande partie les effets de cette hétérogénéité naturelle, puisque les femmes ou les couples dom la fécondabilité est plus élevée tardent simplement moins longtemps que les autres à atteindre un même objectif de descendance, et la grande majorité des femmes ont deux enfants.
13Ces différences d'écarts d'âge entre frères et sœurs se répercutent de façon multiplicative quand on parcourt la généalogie d'ego. Ainsi, la distribution des âges des cousins germains est beaucoup moins modale et se répartit sur une frange d'âges beaucoup plus large. Cependant dans le cas des populations anciennes, le mélange d'âge encre générations est beaucoup plus poussé. Ainsi on trouve que 75 % des cousins germains se répartissent sur un intervalle d'âge de 30 ans, centré sur l'âge d'ego, alors que l'intervalle correspondant n'est·que de 15 ans pour les populations actuelles. Autrement dit dans les sociétés du passé, l'intervalle d'âge pour les cousins germains dépassait largement la distance entre générations, telle qu'indiquée dans les données du tableau l. À l'inverse pour les populations modernes la majeure partie de l'effectif des cousins germains se situe dans un intervalle d'âge à peu près égal à la moitié de la distance entre générations. On voit par là comment opérait le mécanisme de recouvrement d'âge entre générations dans les populations anciennes et comment il est en grande partie désamorcé pour les populations actuelles.
Graphique 3. Répartition par âge des frères vivants d'une personne âgée de 35 ans dans 5 régimes démographiques européens, du XVe au XXe siècle (en % du total)
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
14On a vu précédemment que la parenté vivante des individus avait une répartition par âge régulière pour les populations du passé, alors qu'elle présentait des -0scillations d'une période égale à la distance entre générations dans les populations actuelles. On a aussi indiqué que le mécanisme de recouvrement d'âge de la parenté éraie effectif pour les populations anciennes, mais qu'il l'est maintenant beaucoup moins pour les populations contemporaines, ce qui peut expliquer la présence de ces oscillations. Nous allons voir maintenant l'autre face de ce mécanisme en examinant la répartition des âges de la parenté selon les trois principaux groupes de générations familiales : la génération d'ego, celle de ses parents et celle de ses enfants. La première est constituée de la parenté latérale, c'est-à-dire les frères et sœurs et les cousins germains, la seconde de la parenté ascendante dans laquelle pour simplifier on a regroupé le père, la mère, les oncles et tantes d'ego avec ses grands-parents, et la troisième génération correspond aux enfants et neveux d'ego. Les graphiques 4 et 5 permettent de juger du degré de recouvrement d'âge de ces trois groupes de génération familiale pour une population ancienne et une population moderne, parmi les cinq régimes démographiques étudiés. Pour la population ancienne italienne du XVe siècle, on constate que les groupes de parenté partagent les mêmes intervalles d'âge, et par exemple les jeunes frères et sœurs et les jeunes cousins germains d'ego sont dans le même intervalle d'âge que les enfants et les neveux les plus âgés d'ego. On observe le même type de recouvrement du côté des frères et sœurs ou des cousins germains plus âgés qu'ego, cette fois avec la génération de ses parents, et dans ce cas surtout ses oncles. Cc recouvrement des âges de deux groupes de générations familiales consécutives était pratiquement absent en France vers 1975 ou pour la population moderne de l'Europe de la basse fécondité à la fin du XXe siècle, et chaque oscillation de la courbe des âges de la parenté d'ego correspond à une génération familiale distincte. Donc une personne vivant il y a 150 ans ou plus disposait d'une parenté vivante répartie régulièrement à tous les âges, et il était courant d'avoir un oncle ou une tante plus jeune qu'un frère ou une sœur aîné. La hiérarchie des âges ne correspondait donc pas à la hiérarchie des générations. Ce continuum de la parenté en termes d'âge et de mélange des générations familiales est rompu pour les populations contemporaines. Notre parenté se concentre à notre âge, ou à l'âge de nos père et mère ou bien de nos enfants, et nous avons beaucoup moins de parents âgés de plus ou moins quinze ans. Cette polarisation des âges de la parenté est accompagnée par la séparation des âges entre générations familiales. Sur le plan psychologique, cela entraîne une assimilation entre différence d'âge et différence d'appartenance à la hiérarchie familiale, et pour nous une personne plus jeune ou plus vieille d'au moins 20 ans sera plus facilement associée à nos fils ou nos pères et mères.
15Si on rentrait dans les détails pour les trois populations anciennes, caractérisées essentiellement par une fécondité sans contrôle, mais avec un âge au mariage soit précoce, soit tardif, on pourrait remarquer qu'il y a des différences quant au degré de recouvre ment des générations familiales extrêmes. Ainsi on constate que pour la population du XVe siècle du graphique 4, les intervalles d'âge de la généra1ion ascendante et de la génération descendante d'ego présentent une zone commune, ce qui est dû au fait qu'une partie, certes réduite, des oncles et rances d'ego sont plus jeunes que certains de ses neveux. Ce type extrême de chevauchement de la génération ascendante et descendante ne s'observe pas dans les deux autres populations de type ancien, caractérisées par un mariage plus tardif et donc une distance entre générations plus élevée.
16Il y a de même des différences entre les populations modernes, mais elles concernent cette fois le poids des générations : dans l'Europe de la basse fécondité, la génération ascendante est numériquement beaucoup plus importante que la génération descendante en termes d'effectif relatif et la parenté est dominée par la génération des pères et mères. À l'inverse, quand la fécondité était encore supérieure au niveau de remplacement, la génération descendante est en équilibre, voire domine en effectif la génération ascendante de la parenté d'une personne âgée de 35 ans (graphique 5).
17Une autre différence significative est que la quatrième oscillation observée dans la courbe de la France de 1975 est absente dans le cas de l'Europe du Sud et de l'Est vers 2000 (graphique non reproduit). Celle-ci e-0rrespond aux grands-parents d'ego alors que la première concerne ses enfants. Autrement dit le profil à quatre générations de parenté observé avec les paramètres démographiques des années 1970, qui était une grande nouveauté par rapport aux populations du passé, disparaîtra si la fécondité en Europe reste dans le futur aussi tardive que celle observée dans l'actualité.
Graphique 4. Répartition par âge des parents Vivants d'une personne âgée de 35 ans, selon l'appartenance à sa parenté ascendante, latérale ou descendante (en % du total) -Toscane 1427
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
Graphique 5. Répartition par âge des parents vivants d'une personne de de 35 ans, selon l'appartenance à sa parenté ascendante, latérale ou descendante (en % du total) - France 1975
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
18Jusqu'ici nous avons opposé des populations anciennes et modernes, les premières caractérisées principalement par l'absence de contrôle de la fécondité dans le mariage et les secondes par son usage généralisé. L'absence de recours à la contraception était la situation générale avant la transition ou modernisation démographique. Celle-ci s'est déroulée en Europe de l'Ouest au cours du XIXe siècle jusqu'à la seconde guerre mondiale et a eu entre autres résultats, comme on l'a vu précédemment, une séparation des âges entre générations familiales. Nous allons nous intéresser maintenant à la chronologie exacte de l'apparition de cette rupture et reconstituer les courbes d'âge de la parenté durant la transition démographique, c'est-à-dire au cours de la baisse historique de la fécondité au cours des 200 dernières années.
19Pour ce faire, nous avons construit un ensemble de niveaux de fécondité intégrant aussi bien les niveaux élevés du passé, pour des populations qui n'utilisaient pas de moyens contraceptifs, jusqu'aux niveaux actuels pour des populations qui en font un usage massif, en passant par tous les stades intermédiaires. Ce faisant nous reproduisons le chemin suivi par les populations européennes au cours de leur transition de fécondité qui s'étend du XIXe au XXe siècle. Afin de simplifier les choses et faciliter les comparaisons, nous avons simulé la parenté en faisant varier uniquement le degré de contraception, sans faire varier l'âge à la maternité et sans toucher non plus au niveau de mortalité. Nous avons ainsi retenu les paramètres de mortalité et de nuptialité de l'Europe du Sud et de l'Est vers 2000 et calculé la parenté pour différents niveaux du contrôle de la fécondité dans le mariage, et par là de la descendance finale des femmes (le nombre total d'enfants pour une femme ayant atteint 50 ans). Le résultat pour les âges de l'ensemble de la parenté est représenté au graphique 6, en partant d'un ego âgé de 20 ans. Nous avons retenu 7 types de population, depuis la parenté correspondant à une population dont le niveau de fécondité est de 6 enfants par femme jusqu'au type défini par un niveau moyen de 1,3 enfants par femme. Ces courbes montrent bien le phénomène progressif de séparation des générations de parenté qui se traduit ici par l'apparition d'oscillations dans la courbe des âges de la parenté des individus. Le niveau de fécondité pour lequel on peut clairement identifier ces oscillations se trouve entre 2,5 et 3,4 enfants. En France, la transition de fécondité fut beaucoup plus précoce que dans le reste des pays occidentaux, et ces niveaux de fécondité furent atteints de façon permanente dès la seconde moitié du XIXe siècle. Il est donc probable que la séparation d'âge entre générations familiales date de cette époque. Dans le reste des pays occidentaux il faut plutôt attendre le début du XXe siècle pour que l'on rentre dans cette plage de niveaux de la fécondité, et l'apparition du « fossé d'âge » entre générations dans la parenté est donc probablement plus tardive qu'en France.
20Un autre aspect intéressant offert par ces courbes est de pouvoir constater l'égalisation progressive des effectifs de la génération d'ego et de celle de ses parents. Ainsi dans le passé, l'effectif du groupe des parents âgés de 20 ans, c'est-à-dire de l'âge d'ego, dominait très clairement en effectif le groupe des parents de 50 ans. À l'inverse, dans l'Europe de la basse fécondité il y a un plus grand équilibre des effectifs des parents de l'âge d'ego et des parents de l'âge de son père ou de sa mère. Ces différences d'effectif des groupes de générations familiales, que nous avions déjà remarquées en comparant la France de 1975 et l'Europe actuelle de la basse fécondité, renforcent la possibilité de conflits entre générations. En effet, dans le passé, un jeune adulte devait construire son futur en compétition avec des parents du même âge. Par contre, actuellement, cette lutte pour l'accès aux ressources contrôlées par le réseau de parenté oppose de plus en plus la génération des fils à la génération des pères qui sont en position d'égalité sur le plan des effectifs.
Graphique 6. Répartition par âge des parents vivants, d'une personne âgée de 20ans, en fonction des niveaux de fécondité représentatifs de la transition démographique (en % du total)
Source : données générées par le modèle décrit dans le texte.
21On a vu qu'il y a une opposition entre populations anciennes et modernes quant au profil par âge de la parenté des personnes. Cette différence du profil d'âge est recoupée par la séparation très nette entre les âges des groupes de la parenté. Ceci fait que dans la période récente on peut véritablement parler d'une identification entre âge des personnes et appartenance aux générations familiales. Il y a donc au niveau de la parenté une coïncidence entre générations familiales et générations d'âge ou démographiques, phénomène qui n'existait pas dans le passé, c'est-à-dire globalement avant 1850. Ainsi, si on se limite à la parenté, dans le passé on ne pouvait pas se fonder sur l'écart d'âge pour situer une autre personne dans la hiérarchie ou l'emboîtement des groupes de parenté, alors que, actuellement, l'âge est le meilleur critère pour fixer l'appartenance à un des groupes de générations familiales.
22Dans le passé, il y avait donc deux critères différents pour définir l'appartenance des individus à une génération : leur âge et leur position dans la généalogie. Ces deux critères pouvaient donner d s résultats incongrus, et une personne jeune appartenir à ce qui était le groupe de la génération ascendante pour d'autres personnes du même âge. Dans les populations modernes, ego et tomes les personnes du même âge appartiennent à la même génération familiale : ils sont les fils ou les neveux de personnes de 15 à 45 ans plus vieux, et ils sont pères, mères, ondes ou tantes de personnes plus jeunes d'au moins 15 ans. Par extension, toutes les personnes situées dans ces tranches d'âge sont des contemporains des membres de la génération ascendance ou descendante et sont affectivement assimilables. On a donc une coïncidence entre générations familiales et générations démographiques. Ceci donne un poids important aux différences d'âge dans l'actualité, et constitue une caractéristique propre aux populations modernes. Cette coïncidence expliquerait peut-être pourquoi l'appartenance à une génération démographique signifie quelque chose de tangible pour les individus du même âge, puisqu'ils se reconnaissent comme des pairs dans la succession des générations familiales.