1À la lumière des travaux en sciences de gestion, l’innovation tendrait à se banaliser et à se caractériser par une accélération des processus d’obsolescence. Elle prendrait la forme contemporaine d’un « capitalisme de l’innovation intensive » (Hatchuel, Le Masson, Weil, 2002). Dans ce contexte, les directions d’entreprise portent une conception de la performance économique fondée sur des impératifs d’innovation, de créativité et de réactivité. Elle les conduit à valoriser et à jouer des ressorts de l’identification à la figure de « l’intrapreneur » (Hatchuel, Garel, Le Masson, Weil, 2009). Depuis la fin des années 2000, cette représentation de la performance s’est vue singulièrement façonnée par des voyages répétés du management français dans la Silicon Valley à la rencontre d’entrepreneurs du secteur du numérique. Les incitations des directions d’entreprise à privilégier des modes de fonctionnement souples et réactifs, comme garanties de l’inscription dans un régime d’innovation intensive, en portent la trace (Ughetto, 2018). Elles restituent en creux une vision idéalisée et homogénéisante de l’univers des start-up. Le rapport de fascination, souvent entretenu par les directions d’entreprise avec le monde social des entrepreneurs du numérique, les conduit à vouloir acculturer l’encadrement à de nouvelles approches des activités de conception. Elles procèdent alors à des immersions de leurs cadres dans des espaces de coworking (Cleach, Deruelle, Metzger (a), 2015 ; Fabbri, 2015 ; Trupia, 2016) sous la forme de contributions à différents dispositifs (accélérateur, Lab, Hackathon…). En retour, elles peuvent, dans un certain nombre de cas, choisir d’internaliser ces dispositifs en constituant leurs propres espaces au sein de leurs locaux. Les dispositifs introduits par ces grandes entreprises répondent, le plus souvent, à une volonté de « remobiliser » l’encadrement en affichant des exigences renouvelées de créativité, de flexibilité et de réactivité (Cleach, Deruelle, Metzger (b), 2015).
2Dans ce contexte, l’article s’intéressera au renouvellement des méthodes de conception dans leurs effets de recomposition et de mise en tension du temps de travail de cadres engagés par intermittence dans l’espace distinct d’un accélérateur de projet. Il portera plus spécifiquement sur l’analyse d’un accélérateur de projet intégré dans un incubateur interne d’une grande entreprise. L’accélérateur étudié accompagne des projets dédiés au développement de nouveaux produits et à l’évolution de modes de fonctionnement – réunissant ici des innovations organisationnelles et de service – au sein des différentes fonctions de l’entreprise (immobilier, marketing, production, recherche et développement, ressources humaines). Il s’agira de montrer comment l’évolution des pratiques de conception dans le cadre d’un « accélérateur » participe d’une recomposition concurrentielle, sinon conflictuelle des temps et pratiques professionnelles de cadres réalisant leur activité dans de multiples projets opérationnels (ex : développement d’une application informatique, déploiement de formations, regroupement de sites, promotion de nouvelles offres de service, etc.). De manière plus précise, nous serons amenés à avancer que, contrairement à ce que soutiennent ses promoteurs, l’application du design thinking, relevant étroitement des méthodes dites « agiles » par la valorisation du « faire », de l’adaptation permanente et du client interne ou externe, ne constitue pas une remise en cause en profondeur du mode projet. Elle prolonge et accentue, selon nous, le projet de rationalisation du fonctionnement par projet, à travers une compression des temps et une convocation régulière de la figure de l’utilisateur. En ce sens, le dispositif d’accélération étudié demande à être appréhendé comme un dispositif de gestion. L’inscription de ce dispositif de gestion de la créativité dans un espace-temps spécifique nous conduira à montrer comment il participe d’un double mouvement d’intensification et de fragmentation de l’activité. Dans le même temps, la confrontation à une expérience renforcée de la discontinuité interroge sur l’investissement conséquent consenti par des cadres déjà engagés dans de multiples projets. Par-delà la rationalisation du travail de conception, il s’agira de rendre compte des modes de réinvestissement du dispositif de gestion étudié sous l’angle des bénéfices symboliques retirés par les participants. L’acceptation de l’engagement demandé, avec ses épreuves et ses contradictions, renvoie à l’accès à des ressources permettant aux participants d’infléchir le cours de leurs projets et, dans certains cas, de leurs trajectoires professionnelles.
3L’article repose sur une recherche monographique réalisée à partir d’observations d’ateliers et d’entretiens approfondis auprès de dix participants (un représentant par équipe) issus de différentes directions de l’entreprise étudiée. Les entretiens se sont déroulés en deux temps : a) une première vague d’entretiens, un mois après la fin de la « saison » clôturant la participation au dispositif ; b) complétés par une seconde vague d’entretiens (dix), engagée douze à dix-huit mois après la sortie de l’incubateur. Les personnes interviewées regroupent des cadres expérimentés (au moins dix ans d’expérience dans l’entreprise ; correspondant au profil moyen des participants), issus de différentes directions (commercial, distribution, production, R&D, immobilier) et occupant des positions fonctionnelles d’appui à des entités opérationnelles (animation de réseaux territoriaux, gestion de dispositifs RH, réalisation d’études, acculturation des cadres de l’entité à des méthodes de conception…).
4Dans la continuité de la gestion de projet, le design thinking s’attache à rationaliser l’activité de conception par un cadrage temporel étroit. La recherche d’une réduction des temps de conception se traduit, pour les participants à L’accélérateur, par un renforcement des contraintes de rendement et de créativité. Elle les confronte significativement à une compression et à une flexibilisation du temps. Cette rationalisation du travail de conception prend appui sur un accélérateur de projet assimilable à un dispositif de gestion.
5L’accélérateur de projet, appelé ici L’accélérateur, prend place dans un incubateur interne introduit au milieu des années 2010. Il résulte d’une réflexion engagée par la DRH sur sa contribution au plan stratégique de l’entreprise, sous l’angle de l’innovation et des modes de travail. Dans le cadre de cet incubateur interne à une grande entreprise, la DRH expérimente un dispositif au mode de fonctionnement inédit et décalé par rapport aux principes dominants (centralisation, hiérarchisation et formalisation gestionnaire).
6L’accélérateur peut s’apparenter à un dispositif de gestion au sens où l’entend la sociologie de la gestion (Boussard et Maugeri, 2003 ; Metzger et Benedetto-Meyer, 2008). Selon ce champ récent de la sociologie, le dispositif de gestion se présente sous la forme d’une articulation « d’éléments hétéroclites interagissant » (Boussard et Maugeri, 2003, p. 34). Dans cette perspective, L’accélérateur procède d’un agencement combinant une pluralité d’acteurs occupant des positions et des statuts différents, d’outils et de discours. Le dispositif étudié s’appuie sur une équipe d’animation (professeur de stratégie et d’entrepreneuriat, responsable de L’accélérateur, consultant, designers externes) et sur la démarche du design thinking, reposant sur un modèle circulaire de différentes phases : définition du problème et des besoins / exploration et production ouverte d’idées / prototypage / test / (re)définition du problème et des besoins, etc. Cette démarche privilégie ici le prototypage rapide et la co-innovation. Elle prend appui sur des méthodologies développées dans le monde du design et systématisées par les designers de l’école de design de l’université de Stanford dans les années 1980 (pour une présentation détaillée et commentée du design thinking voir les travaux de Samir Bedreddine, 2019). Empruntant au monde des makerspaces et à sa rhétorique (Berrebi-Hoffmann, Bureau, Lallement, 2018), l’équipe d’animation incite les participants à privilégier la logique du « faire », de la créativité et de l’opportunisme entrepreneurial. L’accélérateur restitue ici cet « entrelacement » de dimensions artefactuelle et discursive propres aux dispositifs de gestion (Boussard et Maugeri, 2003).
7L’accélérateur emprunte également aux dispositifs de gestion dans la mesure où il apparaît pour ses promoteurs comme un moyen de rationaliser l’activité de conception au service d’une fin (Cléach, 2011). Il vise à réduire le « temps de passage de l’idée à la réalisation ». Il s’inscrit dans ce projet organisationnel de réduction des temps de conception, initié dans les années 1980, avec l’introduction de l’ingénierie concourante dans l’industrie automobile (Midler, 1993). D’une autre manière, il s’attache, à travers un processus d’appel à projets, à susciter l’engagement de cadres autour d’idées de projets – attendues comme « innovantes » –, dans une visée « intrapreneuriale » et au sein d’un espace dédié (vaste plateau configuré pour accueillir l’activité parallèle de dix équipes projet). Les cadres cherchent, à travers les projets soumis, à concevoir des services « innovants » pour des clients ou des dispositifs d’amélioration du fonctionnement de l’organisation dans des champs très différents : recyclage inter-entreprises d’équipements de bureau, remplacement de l’entretien annuel d’évaluation, plateforme de partage des expériences et des solutions techniques développées à l’échelle de l’entreprise, accès aux données médicales pour les équipes de secours, etc.
8La structuration du temps introduite par l’application du design thinking contribue à intensifier l’activité des participants. L’accélérateur reprend ici la forme du temps caractérisant les organisations par projet. Il introduit un temps à la fois segmenté et fini (Cihuelo, 2012). En effet, il est rythmé par des étapes intermédiaires – production d’une succession de documents et de prototypes – et contraint par un terme stable – le pitch final correspondant à une présentation finale du projet incubé devant un jury – qui donne au processus temporel une forme irréversible. Les différents jalons fixés peuvent s’assimiler à autant de comptes à rebours qui rappellent le caractère fini du dispositif ; chaque jour (heure) passé rapprochant du pitch final – présentation du projet au jury – et du bêta-test – présentation d’un prototype devant un public de testeurs – pour chacun des ateliers mensuels. Dans ces conditions, les participants entretiennent un rapport ambivalent au rythme soutenu du dispositif. Il est vécu à la fois comme une contrainte – pression temporelle de l’urgence instillée par les animateurs – et une ressource – mobilisation et production obligée. D’un côté, ce temps décompté participe à une dramatisation de l’action entretenue par une organisation sociale de l’urgence (Cihuelo, 2019). Celle-ci a pour fonction de contribuer à l’intériorisation du rythme du dispositif. Le temps dramatisé tend ici à mettre en condition les équipes et à maintenir durablement leur mobilisation. D’un autre côté, il oblige à clôturer les réflexions et les désaccords (Midler, 1996), au profit d’une activité de production régulièrement incarnée dans des supports tangibles (élaboration de maquettes et de documents de différentes natures).
9De manière plus précise, l’application du design thinking ne constitue pas une remise en cause en profondeur du mode projet. Elle prolonge et accentue le projet de rationalisation du fonctionnement par projet (Midler, 1994 ; Garel, 2011) à travers une compression des temps. Elle restitue l’optimisation croissante d’un temps s’accélérant (Aubert, 2018). Les animateurs affichent effectivement la volonté de compresser les temps d’activité. Dans les différents documents de présentation du dispositif, ils mettent en avant leur souhait « d’aider à passer rapidement de l’idée à la réalisation » dans le but de parvenir à « l’accélération de certaines phases du projet ». Durant chaque atelier mensuel, les équipes enchaînent les exercices et les différentes séquences d’application de la méthode de référence. Elles sont soumises à des temps limités pour concevoir et présenter leurs productions successives, scandant l’avancée dans le processus de réalisation du projet incubé : versions intermédiaires de la cartographie des parties prenantes, du modèle d’affaire, de la présentation synthétique du projet à l’adresse de décideurs / investisseurs, des prototypes, etc. L’accélérateur reprend ici le régime temporel du fonctionnement par projet tout en l’intensifiant par des épreuves répétées et rapprochées. Il emprunte aux méthodes dites « agiles » (Hodgson et Briand, 2013 ; Boboc et Metzger, 2020) en organisant l’activité autour de séquences extrêmement courtes de production : un atelier par mois et la présentation d’un prototype au terme de la deuxième journée d’atelier. Ces cycles courts reprennent la temporalité des « sprints » des méthodes « agiles », appliquées initialement au développement de logiciels (une à quatre semaines). L’usage du mot « sprint » restitue la quête d’un temps productif toujours plus court et rythmé.
10Dans ces conditions, L’accélérateur s’apparente bien à un dispositif de gestion au regard de sa visée rationalisatrice. Il recherche, à travers la figure du projet « accéléré », une réduction des temps de conception et l’optimisation de la coordination dans un souci d’efficacité et de rentabilité. Plus encore, le dispositif d’accélération, via une économie du temps régulée par la méthode du design thinking, exerce une domination symbolique par l’inculcation d’un « arbitraire » temporel qui conduit les participants à accepter un temps fortement compressé. L’exercice de cette domination symbolique repose sur une définition « non négociable et irréversible du temps » par raccourcissement et densification (Metzger, 2019).
11L’accélérateur relève de la catégorie des dispositifs de gestion dans la mesure où il cherche aussi à canaliser l’engagement des cadres. Il restitue une volonté d’orienter l’implication des contributeurs (objectifs planifiés), d’encadrer leur action (temps fini et segmenté) et d’en évaluer régulièrement la performance par des tests. Il s’agit d’amener les cadres à s’inscrire dans une succession de boucles temporelles et à se soumettre régulièrement à l’avis d’utilisateurs. En effet, l’application du design thinking cherche aussi à renforcer l’adaptabilité des équipes par des ajustements réguliers des projets incubés, en intégrant plus étroitement l’utilisateur dans le processus de développement. La méthode privilégiée consiste à retravailler l’idée centrale du projet incubé par des boucles successives et, par suite, à se mettre régulièrement à l’épreuve d’un public (« bêta-testeurs », futurs utilisateurs). À chaque fin d’atelier, les équipes présentent, dans le cadre de séances de bêta-testing, un prototype à un large public souvent renouvelé (autres équipes, clients internes, experts, responsables hiérarchiques, collègues, étudiants en design, passants, etc.), afin de recueillir leurs réactions. Les séances successives de test visent à évaluer régulièrement la pertinence et la robustesse des avancées des projets. Chaque projet incubé se voit alors réinterrogé à différentes phases de son élaboration. Par conséquent, les participants déploient leur activité dans un temps moins linéaire et, par suite, plus réversible. Ils se trouvent donc doublement contraints : d’une part, par le caractère irréversible du temps fini – présentation devant un jury de cadres dirigeants à une date butoir posée comme un impératif indépassable – ; et d’autre part, par le caractère réversible du temps circulaire imposé par le dispositif – tests successifs exposant à des réorientations potentielles.
12Le temps de l’activité prend ici une forme plus incertaine au regard de la multiplicité des épreuves introduites et des potentielles réorientations (recherchées et valorisées par les animateurs). La démarche s’appuie sur une succession de boucles qui expose à de multiples retours (étonnement, incompréhension, questionnement, suggestion…) venant de différents publics. Ces espaces de mise en visibilité constituent autant d’épreuves participant d’une « précarisation subjective » (Linhart, 2009). En effet, les équipes projet peuvent non seulement voir remis en cause des choix de conception, mais aussi les convictions constituées et les efforts fournis. Elles éprouvent dans certains cas un sentiment (passager) d’abattement face à des réactions d’incompréhension sur la teneur du projet ou à des interrogations sur l’originalité du concept pivot du projet. De plus, elles ne peuvent anticiper la nature des réactions exprimées et l’ampleur des déplacements demandés. Le renouvellement et la variété des publics présents (en partie sollicités par les équipes) contribuent à rendre incertain le déroulement des séances.
On est parti sur une cible et finalement on nous a dit : « on ne sent pas votre truc » ; c’est vachement déstabilisant ! Dans les faits, on peut passer une journée à fond et arriver à trouver une solution, et s’entendre dire dans le cadre de feedback que ça ne va pas. C’est hyper frustrant et déstabilisant car on vient avec nos idées et nos convictions. [Homme, 48 ans, manager de proximité]
13L’accélérateur procède ici d’un travail de conformation de l’engagement des cadres. Il conduit à une décentralisation du contrôle à travers la convocation régulière de la figure de l’utilisateur et la régulation des animateurs. À ce titre, ces derniers éprouvent et apprécient les équipes dans leurs dispositions à se saisir rapidement des avis exprimés et à les traduire dans des déplacements successifs. Les animateurs recherchent souplesse et réactivité des équipes à travers une prise en compte dynamique des avis des utilisateurs – entendue comme une capacité à « pivoter ». Toutefois, les équipes décident en dernière instance de la valeur à accorder aux avis des utilisateurs et de la nature des réorientations à opérer. Le cadre méthodologique des séquences de tests impose aux équipes de privilégier les registres de l’écoute et du recueil au détriment de toute posture de justification ou d’argumentation. Elles sont alors amenées dans un second temps à se réapproprier le matériau collecté pour déterminer les éventuelles modifications à apporter au projet incubé.
14Au final, l’organisation de cycles temporels courts apparaît comme un cadre obligé et légitime. Les participants (re)construisent et (re)pensent leur activité en liaison avec les objectifs intermédiaires (tests) et finaux (pitch final sur la base d’un prototype). Autrement dit, L’accélérateur, en tant que dispositif de gestion de la créativité, diffuse et légitime une économie du temps mêlant des registres d’action (réversibilité, expérimentation, itération, co-construction, etc.) participant d’une compression et d’une flexibilisation des temps associées aux activités de conception. Ce dispositif de gestion de la créativité parvient, à travers l’action de légitimation d’une chaîne d’acteurs (direction de l’entreprise, animateurs, designers), à imposer une contraction et une flexibilisation accrues des temps.
15L’implication exigée par L’accélérateur suppose d’être également pensée dans son articulation avec l’activité des participants en dehors de l’incubateur. L’immersion ponctuelle (trois jours par mois) dans un espace distinct ouvre sur de nouvelles circulations, sources de fragmentations, entre les espaces-temps de cadres répartis simultanément sur plusieurs projets opérationnels et les espaces-temps du dispositif d’accélération de l’incubateur. L’engagement dans le dispositif leur demande alors de s’inscrire dans un régime temporel spécifique et de l’articuler avec celui de leur environnement de travail.
16L’accélérateur se présente comme un dispositif de gestion autonome. Il s’inscrit dans un espace-temps spécifique et se réfère à une logique propre. Il se situe à la fois dans l’organisation et à sa périphérie. Il dispose de locaux spécifiques et d’équipements assurant un déroulement pour partie autonome de l’activité des équipes projet : cuisine, atelier de prototypage avec ses matériaux de construction et des équipements informatiques, vaste open space au mobilier et à l’aménagement assurant sa modularité, salle de réunion fermée, espace réservé aux présentations collectives. Il trouve place dans un espace décentré au regard de son éloignement géographique avec les différents sites de rattachement des participants. L’accélérateur s’apparente également à un espace éloigné des principes de fonctionnement et des pratiques professionnelles dominants dans l’entreprise étudiée. Il valorise des modes d’engagement et de réalisation de l’activité trouvant une légitimité partielle au-delà des frontières de l’incubateur. La vision normative du travail (itération, validation par l’utilisateur, expérimentation, réajustement régulier) portée par L’accélérateur entre en tension avec la logique gestionnaire et hiérarchique de dispositifs (gestion par projet et par processus) encadrant étroitement l’activité des salariés à l’échelle de l’entreprise. De plus, comme nous l’avons indiqué, L’accélérateur se déploie dans une temporalité propre et indépendante des différentes directions représentées dans l’ensemble des équipes projet. Il organise le déroulement de l’activité des équipes sélectionnées dans le cadrage temporel spécifique de « saisons » ponctuées par des ateliers mensuels.
17La construction autonome de ce dispositif de gestion – permise par sa forte valorisation institutionnelle – ouvre sur un rapport concurrentiel, sinon conflictuel avec des outils de gestion dominants dans l’entreprise. L’autonomie spatio-temporelle et la logique de L’accélérateur confrontent les cadres, dans leurs circulations, à une fragmentation renforcée de l’activité. Cette circulation les expose à des conflits de temporalité et de logiques d’action.
18Comme de nombreux cadres de l’entreprise, les participants voient leur temps d’activité principale ou opérationnelle – celle qu’ils réalisent en dehors de L’accélérateur –, structuré et saturé par la généralisation du mode projet. Il s’opère dans les conditions habituelles un recouvrement entre les temporalités du projet et celles de l’activité. Le temps du projet est devenu progressivement le temps de l’activité (principale). Il devient un temps de référence par l’imposition d’un modèle d’organisation de la production (irréversibilité et « chronicité », Zarifian, 1996) et son caractère exclusif. Or l’introduction d’un dispositif de gestion, comme L’accélérateur, non pensé dans ses articulations temporelles, alimente doublement les tensions induites par la systématisation du mode projet.
19D’une part, pour chaque cadre, la contribution à un projet incubé vient s’ajouter à l’engagement dans de multiples projets opérationnels (en moyenne quatre à cinq par participants), sources de fragmentation de l’activité. En effet, l’avancement sur le projet incubé demande un investissement débordant des temps et des frontières de L’accélérateur. La mise en forme progressive du projet incubé à travers les différentes productions attendues (business model, document de présentation, carte des acteurs stratégiques…) requiert de collecter de l’information et de rencontrer des personnes à intéresser. Le travail réalisé pendant chacun des ateliers demande alors à être prolongé en dehors du temps passé dans l’incubateur. Or le temps réduit entre deux ateliers (quatre semaines) et l’éclatement sur plusieurs projets menés parallèlement conduisent les participants à consacrer un temps limité au projet incubé. Ils éprouvent un sentiment de fragmentation et de « dispersion » (Datchary, 2011) par un effet de circulation et de travail par intermittence. Ils parviennent difficilement à retrouver l’unité de temps et de lieu assurée par les ateliers lorsqu’ils réintègrent leur environnement de travail. Ils rendent compte d’une impossibilité à consacrer plusieurs jours de suite au projet incubé (et, au-delà, aux autres projets opérationnels) et, à ce titre, d’une « discontinuité temporelle » jugée éprouvante (Goussard et Tiffon, 2019).
Le temps demandé par L’accélérateur était difficilement compatible avec mon emploi du temps. J’ai beaucoup souffert de tout devoir gérer, mon travail et les devoirs à faire. J’avais l’impression de ne pas avoir les ressources pour faire tout ce qu’on s’était dit dans l’équipe. On est pris dans cette nasse. À chaque étape, il y a une vraie appréhension de se demander dans quel machin je vais me trouver et comment le travail pour L’accélérateur va s’intégrer à mon programme de travail. L’entreprise n’assume qu’à moitié ce choix. Cela va avoir ses limites cette intensification du travail. La densité, le rythme, les horaires sont importants. J’ai beaucoup pris sur mes week-ends, et ce n’est vraiment pas confort. On ne peut pas se ressourcer en rajoutant. L’accélérateur, c’est un facteur de ressourcement et de stress. On se demande souvent comment on va tout faire. Tout ça a un prix ! [Femme, 51 ans, responsable RH]
20D’autre part, l’articulation des activités à réaliser dans l’incubateur avec celles à réaliser dans la direction d’appartenance apparaît souvent problématique. Cette situation tient à la fois à la fragmentation de l’activité et à la distribution spatiale des équipes. L’expérience quotidienne d’un travail morcelé sur plusieurs projets oblige ces cadres à la gestion contradictoire d’échéances parallèles. Dans les faits, le temps à consacrer au projet incubé, temps fortement contraint comme nous l’avons vu, butte régulièrement sur un régime de travail privilégiant le « multi-projets ». De plus, la composition systématique d’équipes projet dont les membres sont issus de différentes directions de l’entreprise, conduit à la rencontre contradictoire de sous-ensembles organisationnels évoluant en fonction de rythmes et de logiques différenciés. On assiste alors à la mise sous tension de temporalités concurrentes à l’intérieur même de chacune des équipes projet de L’accélérateur. Les membres des équipes éprouvent souvent beaucoup de difficultés à synchroniser leurs actions dans des temps et des moments partagés. En dehors de l’incubateur, le temps du projet incubé se déploie alors de façon plus incertaine, car concurrencé par le temps requis par les autres projets.
21D’une autre manière, l’exposition à des conflits de priorité s’explique également par l’absence de temps dédié. Les participants soulignent l’absence de prise en compte effective de l’investissement demandé par le dispositif. Ce dernier ne se voit pas formellement intégré à la charge de travail à travers une quantification et un aménagement du programme d’activité. Le temps consacré à L’accélérateur prend, du point de vue des participants, une forme « masquée » et partiellement légitime. Dès lors, les participants peuvent considérer que l’entreprise ne donne pas les moyens organisationnels correspondant aux priorités fixées en termes d’innovation. Autrement dit, elle renvoie implicitement aux participants la charge d’agencer des temps concurrentiels.
22L’inscription par intermittence dans l’incubateur de l’entreprise participe aussi d’un mouvement d’extension et de diversification des lieux d’exercice. Cette distribution de l’activité dans des espaces éloignés, géographiquement et socialement, conduit à mettre en tension des logiques de natures différentes. Autrement dit, la confrontation de principes d’action prend place dans l’éclatement de nouveaux espaces séparés. Les participants éprouvent ici un sentiment de décalage particulièrement perceptible en dehors de l’incubateur. Il restitue la confrontation à une double injonction paradoxale à la créativité, source attendue de production de valeur, et à la conformité aux normes gestionnaires (Gaulejac et Hanique, 2015).
23D’une part, ils expriment un sentiment de décalage entre d’un côté un discours institutionnel valorisant l’innovation et les méthodes « agiles » expérimentées dans L’accélérateur, et d’un autre côté la centralité de logiques gestionnaires privilégiant le formalisme et la maîtrise des risques. Parallèlement aux espaces propices à des expérimentations, ils font le constat qu’une grande partie de l’organisation s’appuie sur des principes de fonctionnement formels. Ces derniers s’incarnent dans des logiques de fonctionnement descendantes et une prégnance des dispositifs de gestion venant cadrer étroitement l’activité. L’écart ressenti entre les principes de fonctionnement valorisés au sein de l’incubateur – initiative, souplesse, réversibilité, validation régulière auprès des utilisateurs, etc. – et ceux de l’entreprise – maîtrise étroite des risques, validation hiérarchique, jalonnement de l’activité, etc. – trouve son explication dans la systématisation du mode projet empruntant pour partie à une logique bureaucratique (Courpasson et Dany, 2003).
Il y a une volonté d’innover mais qui reste dans les faits très contradictoire. On peut s’engager sur des projets mais au moment du lancement on vous dit qu’on ne peut pas le mettre en œuvre parce que c’est antagoniste avec telle procédure ou c’est en porte-à-faux avec tel dispositif alors que ce qu’on propose est innovant. On est toujours ramené aux processus, à la vie courante. On veut faire de l’innovation, mais il ne faut pas déplacer les règles et les procédures en place […] À chaque fois qu’on vous donne une mission, qu’on fait un pas, il faut l’accord d’untel qui va demander à untel jusqu’à ce que ça remonte jusqu’en haut. Je me demande si c’est efficace de faire comme ça. En fait, il est difficile de mettre en place des nouveaux modes de fonctionnement quand le reste du monde fonctionne autrement. [Femme, 44 ans, pilote innovation]
24D’autre part, les participants éprouvent le sentiment d’être régulièrement confrontés à une injonction paradoxale. D’un côté, ils soulignent l’existence d’un discours porté à la tête de l’entreprise valorisant l’innovation et incitant le personnel à prendre des initiatives. D’un autre côté, ils se confrontent dans leur activité au positionnement d’une partie de la ligne hiérarchique considérée comme partiellement convaincue (du moins partiellement explicite sur ses attentes) et elle-même contrainte par une pression exercée sur l’atteinte des résultats. Dans les univers professionnels soumis à de fortes contraintes opérationnelles, les participants à L’accélérateur peuvent considérer que leur organisation accorde une place et une légitimité limitées aux méthodes employées au sein de l’incubateur. Ces dernières apparaissent ici comme secondaires, voire sources de déstabilisation dans le fonctionnement quotidien. En effet, l’encadrement de proximité entretient souvent un rapport ambivalent avec l’introduction de nouvelles méthodes de conception.
25Dans les faits, l’application du design thinking se traduit par un engagement répété dans des séquences d’essai / erreur au profit d’une recherche de validation délivrée par des utilisateurs. Ces différentes séquences aboutissent à contourner temporairement les processus de validation hiérarchique (du moins de sa propre hiérarchie) et à fournir aux équipes la possibilité de redéfinir fréquemment l’orientation donnée au projet incubé (faisant écho à l’injonction des animateurs, à savoir opportunément « pivoter »). Les marges d’autonomie introduites par le design thinking dans le cadre du dispositif d’accélération conduisent ici à redéfinir la division traditionnelle du travail en projet. À propos des méthodes agiles, Pascal Ughetto (2018, p. 45) avance de manière similaire que « procéder par itérations courtes revient à court-circuiter les niveaux successifs de validation et à donner aux équipes qui effectuent le travail un pouvoir de validation, correction, amendement, qui peut rapidement confiner à un pouvoir de re-élaboration ou réorientation de projets ». D’une autre manière, la forte implication manifestée dans le développement du projet à la sortie de L’accélérateur et la distance prise avec l’environnement direct de travail peuvent également alimenter des craintes managériales (d’une centration sur le projet, d’une désinsertion dans l’équipe, d’un départ dans une start-up).
26L’approche par les dispositifs de gestion veille à ne pas tomber dans le tropisme de l’anthropologisation des objets et des techniques. Les dispositifs de gestion sont appréhendés comme des instances situées et sans cesse réinvesties. À ce titre, les participants à L’accélérateur s’engagent dans différentes formes de réappropriation et en retirent un ensemble de profits symboliques.
27L’engagement dans L’accélérateur révèle des modes de réappropriation de natures différentes. Il se voit réinvesti par les participants sous des registres stratégique, symbolique et socioprofessionnel.
28L’implication manifestée repose sur des « croyances positives » (Paerto, 1916). Les participants attribuent par avance une efficience aux méthodes utilisées et anticipent sur les bénéfices retirés à plus ou moins court terme pour leur projet. Ces croyances constituent une composante essentielle dans la confiance accordée à une méthode de créativité non pratiquée avant l’entrée dans l’incubateur.
29La participation à L’accélérateur porte aussi l’espoir d’un accès à des scènes et des ressources stratégiques contribuant à donner forme, visibilité et légitimité au projet sélectionné. Il s’agit pour les participants de donner une forme plus aboutie au sujet proposé. D’un côté, le dispositif apparaît comme le moyen de franchir des seuils d’avancement dans des temps rapprochés et d’ouvrir sur des solutions concrètes. D’un autre côté, il représente un moyen de sortir de situations d’inertie (voire de blocage dans sa propre direction) organisationnelle et de gagner en légitimité par un effet de mise en visibilité auprès de dirigeants – sélection des dossiers, introduction de la « saison » et membres du jury final. À ce titre, les différentes séquences de bêta-test (soumission du prototype à l’avis d’un public interne / externe) et du pitch final (présentation dans un temps réduit du projet et avis du jury) constituent autant de scènes pour mettre en visibilité le projet. Le pitch final se voit investi comme une scène (Goffman, 1973), chargée d’enjeux stratégique et symbolique, pour mettre en scène le projet incubé – répondant ici aux attentes des animateurs de produire du « récit et de l’émotion » – et se mettre en scène dans le rôle attendu de l’intrapreneur – figure valorisée par les animateurs et la direction de l’entreprise. Les participants cherchent ici à se saisir de la scène ouverte pour captiver l’attention et susciter l’intérêt du jury dans le but d’obtenir d’éventuels soutiens pour la suite de leur projet (financement, lancement d’une expérimentation, etc.). Autrement dit, L’accélérateur participe, du point de vue des participants, d’une mise en relation d’acteurs souvent éloignés par leur inégale position sociale dans la structure (cadre fonctionnel / cadre dirigeant). Il donne la possibilité aux équipes d’accéder directement à des décideurs (le plus souvent inaccessibles) et, d’une certaine manière, de compresser la chaîne de décision. Les participants soulignent ici le gain en termes de temps et de prises sur les décideurs.
30Enfin, la participation au dispositif comporte en creux des raisons d’ordre socioprofessionnel. La sélection d’un projet à L’accélérateur représente pour les membres de l’équipe concernée un moyen de s’emparer d’un sujet, de l’imposer à l’agenda et d’orienter de manière plus autonome le sujet traité dans le projet incubé. L’accélérateur ouvre ici un espace de conception échappant temporairement au contrôle et à la validation d’acteurs intervenant dans le processus gestionnaire de pilotage des projets. D’une autre manière, certains participants se saisissent du dispositif pour incarner des valeurs personnelles dans un projet singulier – réappropriation assimilable à celle des « entrepreneurs de sens » décrits par Olivier Guillaume (2010) dans les démarches qualité. La participation du projet au bien commun (santé au travail, développement durable) fournit des gratifications à travers l’utilité sociale ressentie. En ce sens, la nature supérieure des enjeux auxquels on associe le projet incubé rejaillit de manière valorisante sur l’activité – et ceux qui le conçoivent – et le sens donné à l’engagement fourni.
C’était le fait de pouvoir travailler sur un sujet qui m’intéressait et d’avoir un peu de temps dédié dessus. En plus, si le projet est mis dans la lumière, que plein de gens ont voté pour lui, c’est plus difficile pour un N+1 de pouvoir dire que c’est de la m… […] Il y a des gens du comité de direction qui ont connaissance des projets. D’habitude, on passe souvent beaucoup de temps pour avoir l’aval, obtenir des décisions. Là, ça peut permettre de prendre un raccourci pour que les idées se transforment en offres, en solutions. [Homme, 45 ans, chef de projet]
31L’expérimentation d’un dispositif de gestion « innovant » introduit des modalités de fonctionnement spécifiques et une redéfinition partielle des rôles. Ces conditions expérimentales constituent, à plusieurs titres, des sources de valorisation et de distinction.
32La participation à L’accélérateur donne accès à un dispositif unique et novateur. Il offre la possibilité de bénéficier d’un ensemble de ressources professionnelles et organisationnelles peu diffusées dans l’entreprise : espace de coworking, équipe dédiée, animation d’ateliers, formation à des méthodes de conception. Ce sentiment de considération se trouve renforcé par la mise en œuvre d’un processus de sélection ayant abouti à retenir un nombre limité de projets (dix sur la quarantaine de dossiers déposés).
33De plus, le caractère novateur du dispositif expérimenté place les participants dans une position de « pionnier ». La contribution à l’incubateur permet aux cadres retenus et à leur direction de rattachement de se distinguer. Ils trouvent ici les moyens de renvoyer le signal d’une inscription dans la dynamique innovatrice recherchée et valorisée par l’entreprise. D’une autre manière, les animateurs se donnent, en arrière-plan, comme objectif « de former les intrapreneurs d’aujourd’hui et de demain ». Le dispositif joue ici de mécanismes d’identification au monde des start-up et à la figure valorisante de l’intrapreneur entourée de récits (Peyrard et Durand, 2014) diffusés pendant les ateliers. Cette mise en avant de la figure de l’intrapreneur fournit à ces cadres une source de distinction d’autant plus recherchée dans des grands groupes sujets à une massification du groupe social des cadres, voire à une banalisation de la fonction (Bouffartigue, 2001). Dans ce contexte, L’accélérateur permet de se mettre en scène et d’entrer ponctuellement dans cette position d’intrapreneur à travers les modes d’engagement valorisés pendant la durée du dispositif – prise de risque, valorisation de démarches d’essai / erreur, confrontation régulière à des publics potentiels d’utilisateurs, réactivité et flexibilité, fort investissement temporel – et les conditions de déroulement de l’activité – centration sur un projet, présence d’investisseurs internes, élaboration d’un business plan. De manière plus durable, la participation à L’accélérateur, perçu comme un dispositif innovant, se voit transformée pour certains cadres en une ressource valorisable dans le cadre d’un curriculum vitae et d’un projet d’évolution professionnelle. Cette valorisation du passage par L’accélérateur s’explique par le rôle de révélateur qu’il peut jouer auprès de cadres se sentant contraints par des modes de fonctionnement jugés bureaucratiques. En effet, la participation à L’accélérateur conduit une partie des cadres à se réinterroger sur leurs attentes vis-à-vis de leur activité et de leur environnement de travail. Le rapport au travail s’exprime alors dans les termes d’une définition des limites et des seuils de tolérance. Ils en viennent à pointer et à mettre à distance ce qui est devenu « inacceptable » ( « plus gérable », « plus possible »). Ils sont alors amenés à s’interroger sur le type de poste recherché et l’orientation à donner à leur trajectoire professionnelle. Le passage par L’accélérateur (et d’autres expériences signifiantes) les conduit à se diriger vers d’autres postes les plaçant en cohérence avec leur vision de l’engagement au travail et leur manière de se définir (entrepreneur, innovateur). Ils prennent appui sur l’image associée à L’accélérateur (représenté comme un lieu d’innovation et d’expérimentation) et les méthodes expérimentées pour légitimer l’inflexion recherchée dans leur parcours professionnel. Autrement dit, le passage par L’accélérateur apparaît comme le moyen de se créer de nouvelles opportunités de carrière et de réinvestir d’un sens leur trajectoire professionnelle. Ils sont alors amenés à bifurquer sur des postes relevant de fonctions transversales (responsable innovation ou de la transformation).
Il faut un endroit où je peux vivre sans pléthore de hiérarchiques […] L’accélérateur m’a confirmé sur les différentes options à envisager pour la suite de mon parcours. [Homme, 42 ans, chercheur]
Je le savais un peu avant, mais maintenant je suis convaincu que je ne suis pas au bon endroit. Dans la perspective du prochain poste, j’ai été amené à me requestionner sur ce que j’ai envie de faire et sur ce que je n’ai pas envie de faire. Je suis plus au clair sur ce qui est ma marge de tolérance. [Homme, 40 ans, chef de projet]
34Les participants se soumettent aussi aux différentes épreuves d’un dispositif intensifiant le travail au regard des sources de satisfaction professionnelle retirées. Les ressources et les satisfactions retirées s’entremêlent ici au profit d’une forte mobilisation des participants. Elles constituent autant de « profits symboliques » qui donnent l’impression de travailler, pour soi, à l’avancée de son projet (Flocco, 2015).
35Le cadre spatiotemporel des ateliers – immersion dans un espace dédié éloigné géographiquement des directions métier concernées et présence mensuelle de trois journées consécutives – offre la possibilité de mettre à distance les sollicitations de son environnement habituel de travail et les sources de perturbation. Cette configuration, souvent inédite, permet de limiter les effets de dispersion au profit d’un investissement centré sur le projet incubé. Les participants apprécient de pouvoir se concentrer sur un sujet et de progresser dans des temps restreints. Ils considèrent vivre une situation privilégiée au regard d’activités souvent exposées à de multiples investissements et à des phénomènes généralisés de dispersion. Dès lors, le contexte de L’accélérateur apparaît comme le moyen de mettre temporairement en suspension les contraintes organisationnelles attachées à son activité et, par suite, de disposer des conditions nécessaires à l’engagement demandé. Dans le même temps, l’introduction d’une unité de temps et de lieu participe ici à renforcer la mobilisation recherchée.
36D’une autre manière, la satisfaction retirée repose sur le sentiment de pouvoir infléchir le cours du projet incubé et de l’incarner dans des productions successives. La multiplicité des boucles, introduites par la démarche, aboutit à produire régulièrement des « objets intermédiaires » (Jeantet, 1998) – maquettes, prototypes, différentes versions de documents. Ces productions successives rendent tangibles l’état d’avancement et la progression réalisée par l’équipe. Elles viennent donner un sens à l’investissement fourni (temps passé hors L’accélérateur, réflexion et négociation au sein de l’équipe) et aux épreuves passées (doutes, blocages, remises en cause, tensions). Le dépassement des différentes épreuves, trouvant à se matérialiser régulièrement, procure souvent un sentiment de réalisation et de fierté.
Quand on est à L’accélérateur, on est vraiment à L’accélérateur, c’est l’avantage du décor. Quand on est ensemble on est sur un seul sujet, on est concentré dessus. C’est précieux de pouvoir le faire et on voit au quotidien comme c’est difficile de pouvoir y arriver. On avance beaucoup plus vite parce qu’on est recentré et concentré sur un seul objet de travail […] Même si on est déstabilisé, on produit, on y arrive. On arrive à produire des choses tangibles et on produit à chaque fois. On est super fier de ce qu’on réussit en définitive à sortir. [Femme, 50 ans, chargée de mission]
37En dernière instance, les participants s’accordent tous pour souligner l’effet bénéfique du passage par L’accélérateur sur l’avancement de leurs projets respectifs. Ils pointent l’importance de l’écart qualitatif existant entre la première ébauche du projet et la forme prise au terme du processus. La démarche employée apparaît comme le moyen de problématiser autrement le projet de départ, c’est-à-dire de redéfinir les termes du problème et les manières d’apporter des solutions. L’idée originelle semble, du point de vue des participants, plus précise (notamment dans le périmètre et les fonctionnalités retenus), robuste et lisible (plus explicite et investie d’une vision commune). Il s’exprime dans les termes du discours managérial le sentiment gratifiant d’avoir relevé un « défi » et réussi à donner une « forme avancée » à un projet jugé innovant.
38L’introduction de la méthode du design thinking, pensée comme un instrument de mobilisation et de socialisation à la conception innovante, participe à la lumière du cas étudié à une densification du temps de travail des cadres. Elle conduit à emprunter au régime temporel du fonctionnement par projet tout en l’intensifiant par des épreuves répétées et rapprochées. Elle poursuit, en ce sens, le projet de rationalisation des activités de conception initié par la gestion de projet (Petit, 2018). Dans notre cas, L’accélérateur procède d’un régime temporel mêlant irréversibilité et réversibilité. Le temps de l’activité au sein de dispositifs de gestion de la créativité devient in fine plus dense, cadré et paradoxalement incertain.
39De plus, le développement autonome de dispositifs de gestion de la créativité, placés à la périphérie de l’organisation (tout en bénéficiant d’une forte valorisation institutionnelle), accentue la diversification des espaces de travail et la fragmentation de l’activité dans des temps morcelés. L’articulation de ces dispositifs avec le reste de l’organisation apparaît souvent comme impensée. Les participants à ces dispositifs se voient ici confrontés à une forme renouvelée « d’autonomie contrainte » (Linhart et Linhart, 1998 ; Perilleux, 2001). L’injonction à la créativité et sa traduction organisationnelle se trouvent confinées à des espaces restreints entrant régulièrement en concurrence avec un régime de travail en « multiprojets ». L’autonomie spatio-temporelle de ces dispositifs de gestion de la créativité ouvre régulièrement sur des conflits de temporalité et de rationalité avec les outils de gestion durablement installés dans l’organisation. Dans la perspective de la sociologie clinique, le management de l’innovation, adossé à de tels dispositifs, peut être considéré comme participant d’une intensification (pas seulement du temps de l’activité) des contradictions organisationnelles et, plus globalement, d’un « ordre paradoxal ».
40Par-delà les contradictions et les épreuves, les contributeurs manifestent un engagement souvent très important s’alimentant des espaces de satisfaction et de réalisation fournis par le dispositif, et des sources de distinction retirées. Ils trouvent dans L’accélérateur la distinction fournie par la participation à un dispositif empruntant à l’imagerie du monde des start-up et soutenu par des membres de la direction, le sens retiré de la contribution à un projet spécifique et la fierté procurée par le dépassement des épreuves successives et l’aboutissement d’une idée de départ souvent imprécise. A fortiori, l’identification (partielle) à la figure de l’intrapreneur, projetée sur le dispositif, donne le sentiment de travailler « pour soi » à travers son projet et, par suite, de pouvoir mettre temporairement à distance l’emprise de l’organisation (Flocco, 2015). Cette figure de l’intrapreneur tend à invisibiliser l’instrumentalisation des participants comme objets et vecteurs d’acculturation. Il s’agit pour les animateurs de les amener à intérioriser des conceptions et des pratiques, associées à l’univers des start-up, pour mieux en assurer la diffusion dans leurs environnements de travail. Il s’exerce ici une « contrainte souple » (Courpasson, 1997) par l’intériorisation de nouvelles pratiques de conception et l’acculturation des cadres à de nouvelles formes d’engagement. Loin de procéder de manière verticale et centralisée, l’entreprise de légitimation et de conversion à de nouvelles pratiques de conception opère à la périphérie de l’organisation et emprunte à des processus de diffusion par capillarité. Dans le même temps, la participation à L’accélérateur active également des dynamiques identitaires par un effet de retour sur soi. Elle conduit une partie des participants à se réinterroger sur leurs attentes vis-à-vis de leur activité et de leur environnement de travail. L’expérience vécue remplit pour certains une fonction de révélation ouvrant sur des bifurcations trouvant à se légitimer dans cette première. Au regard de l’inflexion donnée aux trajectoires professionnelles d’une partie des participants, l’accélérateur étudié demanderait à être également appréhendé comme un dispositif de gestion des ressources humaines intervenant de manière plus ou moins diffuse dans la construction des parcours professionnels.
41Enfin, les résultats, basés sur le cas d’un incubateur, demanderaient à être prolongés et confrontés à des dispositifs similaires déployés dans d’autres entreprises. En dehors de ces espaces de conception, il conviendrait également de s’interroger sur la manière dont cette injonction persistante à l’innovation s’impose durablement dans l’organisation (modes de mobilisation, principes de justification, pratiques et valeurs promues, distinctions et clivages introduits…) et se voit différemment investie par des cadres aux ressources et statuts inégaux. On peut penser qu’une partie de ces cadres, socialisés à de nouvelles pratiques de conception, expérimente dans le même temps la concurrence de dispositifs de gestion au prix de situations « paradoxantes » et de désillusion.