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Espaces de coworkation et nomades numériques : des objets touristiques non identifiés

Coworkation spaces and digital nomads: Unidentified tourist objects.
Florence GOURLAY, Claire MAHÉO, Clément MARINOS and Julie PASQUER-JEANNE

Abstracts

A singular category of collaborative spaces, the coworkation (coworking/vacation) spaces offer accommodation allowing to work while travelling. This derivative of working third places, mainly frequented by digital nomads, remains little recognized by public policies, especially in France. This situation raises questions. Is it due to the spaces themselves, which seek to escape any form of institutionalization, or is it due to a difficulty on the part of public authorities to identify and understand the singularity of such places? Based on interviews conducted in a dozen places in different countries with facilitators and users, supplemented by the database built between 2018 and 2021, we review the characteristics of these collaborative spaces. Then, we expose the specificities of their user community, analyzing how they act online with a strong influence on the places themselves. Finally, we question the reasons that make these places the blind spot of French territorial policies.

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Full text

  • 1 Les termes « quart-lieu » et « espace de coworkation » seront utilisés de manière indifférenciée da (...)

1Les espaces de coworkation sont des lieux où s’hybrident les dimensions travail (work), vacances (vacation) et domicile. De ce point de vue, ils peuvent s’apparenter à une catégorie de tiers-lieux de travail (Moriset, 2011). Ces espaces, pour partie fréquentés par les travailleurs numériques nomades (Chevtaeva, 2021 : 202), restent en effet relativement absents en France et, de surcroît, du soutien des politiques publiques. En revanche, ces lieux se développent dans plusieurs pays étrangers, notamment dans les territoires périphériques (Reynaud, 1980), à l’écart des métropoles et des lieux de commandement de l’économie mondialisée, mais également sur les territoires disposant de fortes aménités touristiques (Miller et al., 2014 : 260) où ils bénéficient par ailleurs d’une certaine visibilité. Ces lieux accueillent des usagers particuliers dénommés nomades numériques (NN) tout en présentant une forme de triptyque entre le travail, la vie quotidienne et le loisir/tourisme (Besson, 2017a). Cette dernière dimension les distingue des tiers-lieux de travail traditionnels car s’ajoute une quatrième dimension qui en fait des quatrièmes lieux – ou quart-lieux1 – sur laquelle nous reviendrons. Leur spécificité constituerait un nouveau vecteur de développement pour les territoires concernés (Liefooghe, 2018). Saisissant l’innovation organisationnelle (Achin et al., 2015 : 53) et les nouvelles possibilités de localisation du travail rendues possibles par le numérique dans des régions périphériques, voire ultrapériphériques, certains pays adaptent déjà leur politique d’attractivité et de marketing territorial pour capter ces flux de NN et accompagner l’émergence d’espaces de coworkation. En outre, la pandémie de COVID et la généralisation du télétravail semblent inciter de plus en plus d’individus à une mobilité accrue et donc potentiellement à fréquenter ce type de lieux.

2Organisations de plus en plus institutionnalisées, les tiers-lieux (TL) se multiplient sur le territoire français avec plus de 3500 espaces recensés en 2022 par France Tiers-Lieux, structure missionnée par le gouvernement pour « appuyer la structuration et la pérennisation du mouvement des TL en France2 ». Ils sont désormais intégrés dans la stratégie nationale de développement des territoires en tant qu’espaces qui hybrident des activités afin de répondre à un besoin du territoire par leur capacité à créer du lien, avec des conséquences pour le développement économique et social (Liefooghe, 2018 : 39).

  • 3 En 2022, 75 % de ces lieux proposent un espace de coworking, ce qui justifie notre positionnement a (...)

3Les types de TL identifiés par France Tiers-Lieux rassemblent principalement des espaces de coworking et des fablabs parmi les sept types d’activités recensés3. Une catégorie bien singulière demeure néanmoins absente dans ce recensement : les espaces de coworkation (coworking/vacation), que nous qualifions de quatrième lieu ou quart-lieu, permettant de travailler dans le cadre d’un voyage orienté vers le tourisme et les loisirs.

4D’un point de vue théorique, l’étude de cette variante des quart-lieux est extrêmement récente : à notre connaissance, seuls quelques auteurs, dont Arnault Morisson (2019), Peter Boltuc (2022), Daniel Hardegger (2022) et Nick Clifton (2022), se sont déjà posé la question de la distinction des third spaces par rapport aux fourth spaces.

5Nous postulons que les quart-lieux sont actuellement des « angles morts » des politiques françaises dédiées aux espaces collaboratifs de travail ainsi que des politiques de développement touristique. Ce postulat résulte-t-il pour ces lieux d’une culture assumée d’invisibilité géographique alors même que leur notoriété est d’abord portée par les réseaux sociaux et la communauté des NN ? Ou s’agit-il d’une difficulté institutionnelle pour les faire émerger, les intégrer dans les dispositifs d’accompagnement et de soutien ? Plus précisément, cette singularité peut-elle (et doit-elle) être mieux prise en compte par les politiques locales et nationales de développement territorial ?

6Cette recherche s’appuie sur une enquête composée d’entretiens semi-directifs menés depuis 2018 au sein d’espaces de coworkation en Espagne, au Portugal, en Allemagne et en France (voir méthodologie), dans une moindre mesure, afin de mesurer l’origine de leur succès et la part de la contribution de l’action publique, d’analyser l’intérêt qu’ils représentent pour le territoire, les usagers et les fondateurs et, enfin, de préciser les éventuelles interactions avec les autorités locales. S’ajoute en préalable à ce premier matériau une base de données d’espaces de coworkation régulièrement mise à jour depuis 2018, constituée à partir de plateformes Internet (Cowoli et NuMundo notamment) et complétée par des données textuelles et visuelles issues des sites Internet des lieux recensés.

7Dans une première partie, nous préciserons la problématique, les hypothèses et la méthodologie de notre recherche. En passant en revue la littérature sur les TL et les fourth spaces dans une deuxième partie, nous tenterons de mettre en évidence ce qui distingue l’un de l’autre. Il s’agira notamment d’insister sur ce que les NN viennent y rechercher et, par extension, l’opportunité spécifique que ces lieux constituent pour les territoires. Nous appuyant sur le rapport France Tiers-Lieux (Levy-Waitz, 2021), nous établirons le constat de l’absence de la dimension touristique dans la stratégie française de soutien aux TL. Dans la troisième partie consacrée aux résultats, nous préciserons les caractéristiques des espaces de coworkation identifiés dans notre base de données pour analyser leurs rapports au territoire d’accueil ; ce faisant, nous analyserons leur capacité à faire réseau avec l’écosystème local et/ou régional et les enjeux sous-jacents. Ces éléments permettront de montrer que si les pouvoirs publics s’y attachaient davantage, ils y trouveraient une éventuelle légitimité et s’y intéresseraient. Nous prolongerons ces études par la description analytique des politiques publiques déjà mises en place dans certains pays et régions bien dotés en espaces de coworkation. Tout en faisant le constat des difficultés pour intégrer ces quart-lieux dans les stratégies de développement local, nous développerons un questionnement au sujet des pistes d’intervention pour l’action publique. Nous conclurons cette recherche en proposant une discussion sur l’avenir des quart-lieux dans un contexte de crise sanitaire et de redistribution des mobilités à l’échelle mondiale.

Entre travail et tourisme : vers une différenciation des tiers-lieux

Problématique et hypothèses de la recherche

Distinguer le quart-lieu (fourth space) du tiers-lieu (third space)

8Pour Arnault Morisson (2019), de nouvelles catégories de lieux émergent avec l’économie de la connaissance. Le quart-lieu correspond ainsi à un nouvel arrangement social dont la fonction consiste à encourager la mise en réseau, la promotion des rencontres et des collaborations, les interactions en face-à-face et l’échange de connaissances tacites, tout en faisant la part belle aux jeux et aux loisirs. Selon Morisson, ces lieux devraient être soutenus par les pouvoirs publics pour leur contribution à l’économie de la connaissance, notamment dans les territoires qui en sont dépourvus. Dans la perspective d’un dialogue interdisciplinaire, Daniel Hardegger (2022) cherche par les quatrièmes lieux à mieux comprendre les communautés numériques. Le philosophe prend notamment l’exemple du jeu vidéo World of Warcraft pour montrer comment l’action de ses 17 millions de joueurs en ligne se manifeste à travers des rencontres dans le monde réel. Nick Clifton (2022) considère les fourth spaces comme des tiers-lieux virtuels et s’interroge sur leur capacité à faire émerger des innovations au sein de communautés évoluant à distance.

9Certaines communautés virtuelles peuvent devenir un quatrième espace à part entière, avec une vie de famille intégrée dans l’environnement travail-vie-loisirs-réseautage, et une composante virtuelle forte et parfois dominante, affirme Peter Boltuc (2022). Nous intéressant plus spécifiquement aux nomades numériques et à leurs pratiques, nous avons aussi, dans une publication antérieure, considéré que les quatrièmes espaces se distinguent par leur dimension virtuelle et la forte propension de cette population à évoluer en ligne (Gourlay et al., 2021). L’originalité de ces travaux tient au fait que les voyages, le tourisme et les loisirs tiendraient une place prépondérante dans les quatrièmes lieux (voir schéma 1).

Schéma 1

Le quart-lieu, un tiers-lieu augmenté

Conception : auteurs.

Implications institutionnelles

10Les travaux de France Tiers-Lieux, croisés à la base de données des espaces de coworkation réalisée dans le cadre de cette recherche, nourrissent le constat suivant : en France, pays parmi les plus touristiques du monde, les quart-lieux restent, contrairement aux TL, sous les radars des politiques, tant celles dédiées aux espaces collaboratifs que celles relatives à l’attractivité économique et touristique des territoires. Nous chercherons dans le présent article à en comprendre les motifs.

11Première hypothèse : ce constat résulte d’une culture assumée d’invisibilité géographique de la part de ces espaces dont la notoriété repose principalement sur les réseaux internes et numériques des NN eux-mêmes. Cette posture les marginalise vis-à-vis des acteurs institutionnels et professionnels du tourisme.

12Deuxième hypothèse : il s’agit d’une difficulté de nature institutionnelle. Comme ce fut le cas pour les TL au début des années 2000 (Besson, 2017b : 15), les pouvoirs publics peinent à repérer ces innovations organisationnelles et leur potentiel puis à les intégrer dans les dispositifs d’accompagnement et de soutien. Dans ce cas, se pose la question de la prise en compte de cette singularité dans les politiques de développement territorial et touristique.

Méthodologie

13Pour répondre à notre questionnement, nous nous appuyons sur la construction réactualisée depuis 2018 d’une base de données (BDD) d’espaces de coworkation, à l’échelle mondiale (dont quatre en France), issus des deux plateformes principales de référencement : Cowoli et NuMundo. Ont été exclus du recensement les espaces à vocation strictement commerciale de type hébergement hôtelier des grandes métropoles au profit de ceux indiquant vouloir privilégier les dimensions suivantes : travail, communauté, tourisme et découverte du territoire par les loisirs, éléments distinctifs des quart-lieux. Certains lieux cherchent en effet à « surfer » sur l’appellation coworkation pour attirer la clientèle en vogue des NN et des télétravailleurs sans proposer de prestations autres que de l’hébergement.

14La BDD est complétée par une analyse sémiologique de contenu des sites Internet des lieux qui montre par ailleurs qu’un espace sur trois s’adresse à des usagers ciblés (certains se recoupant) : freelancers, entrepreneurs, voyageurs, créateurs d’entreprise, télétravailleurs, artistes, startuppers, étudiants, etc., les autres affichent leur ouverture à tous les NN d’une façon plus générale. Outre les représentations et les imaginaires mis en avant, cette analyse permet également d’expliquer leur fonctionnement, leur histoire, leur environnement local et les soutiens et partenariats existants.

15Ces différentes données nous ont permis de repérer en particulier dix espaces (tableau 1) dans lesquels nous nous sommes rendus pour mener une enquête par entretiens semi-directifs entre 2018 et 2022 auprès des dix gestionnaires de ces lieux ainsi que de 23 nomades (28 entretiens in situ et 5 à distance) à l’étranger (Canaries, Algarve, Açores, Catalogne, Galice, Région de Berlin) et en France (Bretagne), dans une moindre mesure, du fait de leur rareté. Les espaces visités ont été choisis en fonction de plusieurs critères : spécificités propres, capacité à répondre à nos demandes, accessibilité liée à nos contraintes logistiques.

Tableau 1

Liste des quart-lieux visités

Conception : auteurs.

16L’ensemble de ces données a permis : 1) de comprendre l’origine des projets d’espaces et de leur succès, 2) d’identifier les liens entre usagers et fondateurs et les autres parties prenantes du territoire, dont les autorités locales, 3) d’analyser la contribution de l’action publique et l’intérêt qu’ils représentent pour le territoire. La retranscription intégrale des entretiens a été analysée par la méthode des regroupements thématiques (Fallery et Rodhain, 2007 : 9) permettant d’extraire les verbatim les plus représentatifs insérés plus loin dans la partie consacrée aux résultats.

Des tiers-lieux aux quart-lieux

17Une revue de littérature ciblée sur les TL, leur développement en France et la façon dont ils sont soutenus par les politiques publiques (voir ci-dessous section « Le tiers-lieu comme ‘faire ensemble'« ) est nécessaire afin de les mettre en perspective avec les espaces de coworkation, c’est-à-dire les quart-lieux et leur singularité (voir « Le quart-lieu : un tiers-lieu augmenté »). La spécificité du public-usager de ces quart-lieux justifie par ailleurs de revenir sur la définition des NN (voir ci-dessous « Nomades numériques, mobilité et territoires »).

Le tiers-lieu comme « faire ensemble »

18Historiquement, c’est le sociologue américain Ray Oldenburg (1989) qui a défini le terme de TL (« troisième lieu ») dans un contexte de désocialisation de la société américaine associée à une forme d’individualisation (extension pavillonnaire des villes, transports individuels, moyens de communication de plus en plus dématérialisés). En analysant les rapports sociaux et leurs défauts, il évoque le déclin de ces troisièmes lieux qui permettraient des rencontres informelles et l’échange de services non marchands, autrement dit des lieux où les personnes pourraient se rencontrer en dehors du domicile (premier lieu) et du travail (second lieu).

19Depuis, l’émergence des espaces collaboratifs, forme de TL, comme les espaces de coworking et les fablabs dans les années 2000 (2005 à San Francisco), a nourri de multiples travaux de recherche principalement en gestion, économie, sociologie et géographie-urbanisme (Scaillerez et Tremblay, 2017). Certains d’entre eux mettent en avant leur potentiel d’innovation collaborative pour les territoires (Suire, 2013 ; Le Nadant et al., 2018), d’autres insistent sur les enjeux plus généraux qu’ils soulèvent en termes de développement local (Besson, 2017a ; Moriset, 2017) et de mobilité (Flipo et Lejoux, 2020), mais aucune recherche à notre connaissance ne fait état de leurs relations avec le tourisme. Le TL se définit certes par un lieu physique, mais surtout par sa configuration sociale spécifique : rencontres informelles, interactions sociales, flexibilité, convivialité, carrefour de communautés, initiative, projet, etc. et ouverture sur son territoire (Burret, 2017 ; Fredriksson et Duriaux, 2018).

20Considéré comme un intermédiaire territorial, le TL est comparable à une plateforme d’intermédiation contribuant au développement de nouveaux nœuds et activant les relations sociales (Fabbri et Charue-Duboc, 2016) et des proximités (Le Nadant et al., 2018). Incubateur de projets en combinant connaissances et expertises diverses, le TL génère des externalités positives pour les acteurs et le territoire (Ferchaud, 2017). Anca Boboc, Kevin Bouchareb, Valérie Deruelle et Jean-Luc Metzger (2014) estiment pour leur part que la sociabilisation dans les TL découle précisément de quatre étapes : 1) coprésence dans un lieu, 2) affinités entre les membres, 3) entraide et partage de ressources et 4) coopération et développement de projets. Le TL serait même, selon Christine Liefooghe (2018), un nouvel outil du développement des territoires créatifs par leur position de middleground (Burger-Helmchen et al., 2013 ; Le Nadant et Marinos, 2020), c’est-à-dire situé à la croisée entre un monde productif, composé d’acteurs reconnus et de grande taille et une diversité d’acteurs à la marge, qualifiée de « foisonnante et exploratoire » (Gourlay et al., 2021).

21Bien que ces espaces aient d’abord émergé dans les grandes centralités urbaines qui abritent un écosystème numérique et d’innovation (Suire, 2013), les espaces de coworking se sont également multipliés depuis la fin des années 2010 dans les villes moyennes et les territoires périurbains et ruraux (Flipo et Lejoux, 2020), en France comme ailleurs. Il faut également signaler qu’ils se sont diversifiés selon leur vocation et le type de professionnels accueillis, suivant une catégorisation plutôt techniciste (espace de coworking, fablab, hacker-space, marker-space, etc.). Aujourd’hui, la dichotomie entre TL urbains et ruraux reste encore marquée dans les typologies existantes (Levy-Waitz, France Tiers-Lieux, 2021).

22En France, cet engouement repose pour partie sur des politiques de soutien au développement de ces espaces de la part des collectivités territoriales d’abord et désormais de l’État qui s’est approprié les discours sur les effets vertueux des espaces de coworking sur le travail (plus « créatif », idéologie des industries culturelles dite créatives), les mobilités (moindres) et le développement des territoires (revitalisation des territoires – réduction de la fracture territoriale). En 2018, Flavie Ferchaud soulignait bien que les TL relèvent d’une action publique intersectorielle (municipalité-région-Europe) (Ferchaud, 2018 ; Marinos, 2019).

  • 4 Depuis 2019, le gouvernement français soutient le développement des TL : appel à manifestation d’in (...)

23Force est de constater que les TL sont désormais largement reconnus et soutenus par les politiques publiques4. Pourtant, parmi l’ensemble des enjeux mentionnés par France Tiers-Lieux, le lien entre TL et tourisme semble négligé, voire nul, comme en témoigne l’absence des expressions « tourisme », « nomade numérique » (ou digital) et « coworkation » dans le Rapport France Tiers-Lieux (Levy-Waitz, 2021). Les quart-lieux restent exclus, même si cela s’explique en partie par leur faible représentation. Ce manque d’attention semble paradoxal quand on connaît la place de la France dans le monde en matière d’attractivité touristique. Pourtant, comme nous le verrons plus loin, d’autres territoires se saisissent de cet enjeu en développant des politiques de soutien dédiées aux NN et à leurs lieux de séjour.

Le quart-lieu : un tiers-lieu augmenté

24Le terme de quart-lieu, que nous avons défini en nous basant sur notre approche des quatrièmes lieux développée antérieurement (voir Gourlay et al., 2021), se distingue de celles mentionnées précédemment (Morisson, 2019 ; Boltuc, 2022 ; Hardegger, 2022), même si certaines de ses spécificités sont identiques : même forme de décloisonnement entre temps personnel et professionnel ; même exigence de connexion Internet haut débit permettant une instantanéité des échanges numériques ; même désir de facilitation des échanges informels entre les usagers du lieu ; et même individualisation de leurs pratiques professionnelles numériques.

Schéma 2

Quart-lieu selon Morisson (2019)

Conception : auteurs.

25Le quart-lieu entretiendrait un autre point commun avec le TL de travail : il agirait comme un catalyseur des activités économiques et sociales nouvelles en accentuant la circulation des connaissances tacites pour les territoires concernés, favorisant ainsi leur développement (Avdikos et Merkel, 2020).

  • 5 Pratique qui consiste à partager un espace de vie en y ajoutant des services particuliers répondant (...)

26Qualifié aussi sous le terme anglo-saxon de coworkation (Wörndl et al., 2020), cet espace favorise l’émergence de nouvelles pratiques autour du triptyque « travail–domicile–tourisme ». Cette dernière dimension est, à notre connaissance, en partie absente de la définition des TL (voir schéma 2). Fusion d’un espace de coworking et de coliving5, l’espace de coworkation intègre de surcroît le vocable vacation. Il se distingue en ce sens par sa situation géographique : c’est un espace hors du territoire de vie habituel de ses usagers, et souvent hors de leur territoire d’origine. Principalement fréquenté par des NN, son fonctionnement et son aménagement tiennent compte de leur hypermobilité, de leur hyperconnexion aux réseaux numériques et de leur créativité obligée. Ses usagers y séjournent une durée limitée dans le temps (de quelques jours à plusieurs mois), ce qui leur confère un potentiel touristique qui mériterait d’être davantage reconnu (Chevtaeva, 2021 : 2).

27Dans leur mise en communication, ces lieux insistent sur des propositions d’activités extra-professionnelles issues des spécificités touristiques de leur territoire d’implantation (ibid.), et notamment sur le côté « inspirant » du site. Ils suggèrent ainsi l’idée d’un séjour créatif et productif, mais aussi la possibilité de profiter des dimensions touristiques et exploratrices variées. La recherche du « wanderlust » (Gray, 1981) confère au quart-lieu son caractère original et distinctif. La découverte, voire l’aventure et l’environnement et ses aménités apparaissent essentiels. Les loisirs (Cook, 2018) « outdoors » (randonnées, surf, etc.) vont de pair avec les activités communautaires et le partage d’expériences. Le tout renforcerait la créativité de leurs hôtes.

28Le dernier élément distinctif réside dans le fonctionnement communautaire du lieu. Les usagers appelés « résidents » ou « nomades » partagent leur temps de vie de manière continue tout au long de leur séjour via le coliving, favorisant ainsi la création de liens forts (Jack et al., 2004) ; cela souligne une temporalité (Suire, 2013) singulière que l’on peine à reconnaître dans les TL (voir schéma 1).

29En résumé, plusieurs caractéristiques, que nos résultats confortent, soutiennent l’originalité des quart-lieux vis-à-vis des TL :

  • usagers particuliers, NN, non originaires du territoire ;

  • intérêt pour la découverte et la sortie du « quotidien » (i.e. wanderlust) ;

  • implantation dans des territoires touristiques et/ou périphériques ;

  • pratique de loisirs et d’activités typiques au territoire et aux NN (yoga, surf) ;

  • spatio-temporalité propre avec un large partage des temps et des espaces de vie.

Nomades numériques, mobilité et territoires

30Dans leur revue de littérature consacrée aux NN, Blair Wang, Daniel Schlagwein, Dubravka Cecez-Kecmanovic et Michael C. Cahalane (2018) les définissent comme des travailleurs mobiles, voyageant sans date de fin dans plusieurs destinations, tout en continuant à assumer des activités professionnelles nécessitant des technologies numériques.

31Tsugio Makimoto et David Manners (1997) ont prédit que l’essor de ces technologies annonce une nouvelle ère nomade. Vingt ans plus tard, comme le souligne de façon critique Pascal Lardellier (2017), « la mobilité, érigée en valeur cardinale de la société nomade, s’appuie désormais sur un arsenal de technologies (nouvelles et forcément progressistes), d’infrastructures (cf. le développement exponentiel de l’industrie du transport, autoroutier, ferroviaire, aérien), de discours politiques, médiatiques hyper-valorisant la mobilité ». Le nomade devient un symbole de flux, d’hybridité et de mobilité dans un monde globalisé. Fabiola Mancinelli (2020) retrace bien la construction intellectuelle de cette figure archétypale : héros post-moderne faisant le lien entre mouvement et liberté grâce au numérique, le nomade moderne crée « son mode de vie suivant les deux impératifs du néo-libéralisme : l’individualisme et la responsabilisation ». Si cette mobilité est avant tout professionnelle, elle est également migratoire… mais aussi touristique. Rien de surprenant à ce que le nombre de NN soit en constante augmentation. À l’origine, il s’agit surtout des habitants des métropoles connectés aux réseaux sans fil. Ces nomades individualistes emmènent leur travail avec eux en s’installant temporairement dans des lieux aux modes de vie et de loisirs attractifs, tout en gardant, grâce à leur connexion permanente, une sociabilité importante (Richards, 2015).

32Pour Giovanna Trimoldi (2018), les mobilités spécifiques des NN en font une catégorie de voyageurs à part entière qui essaient de s’intégrer à la communauté locale, tout en évitant les contraintes du « système » (Richards, 2015). Dès lors, on peut s’interroger sur le rôle des espaces de coworkation en tant que structure de médiation entre les NN et les parties prenantes du territoire.

Résultats : une intermédiation ambigüe entre communautés et territoires

Une histoire de communautés

Des quart-lieux difficiles à identifier

33En se penchant sur les caractéristiques de notre base de données, nous pouvons souligner plusieurs points expliquant les proximités avec les infrastructures touristiques classiques et la confusion que les quart-lieux peuvent impliquer.

34Sur les plans « accueil, hôtellerie, service », force est de constater que les modèles diffèrent largement, obéissant pour le moins aux modèles et à la classification de l’hébergement marchand classique : auberge de jeunesse, maison d’hôtes, gîte rural, hôtel de charme, surf camp, etc. Les services proposés et les équipements correspondent à des normes hôtelières classiques avec un volet qualité très présent, suivant ainsi les caractéristiques socioprofessionnelles de leurs clientèles évoquées ci-après. Ils peuvent se confondre avec les autres types de structures touristiques, ce qui force leur invisibilité. Pourtant, les espaces de coworkation s’en distinguent. Cela explique leur difficulté à faire l’objet d’un soutien ad hoc des pouvoirs publics.

35D’après notre base de données, l’implantation des quart-lieux suit, elle aussi, la logique classique de la mondialisation des destinations touristiques, même si volontairement sont évités les hauts-lieux du tourisme de masse à l’intérieur de ces mêmes destinations. À cette logique s’ajoute le fait que les gérants des lieux sont issus principalement des pays du Nord (Duhamel et Kadri, 2011), les habitants locaux étant souvent cantonnés aux tâches subalternes de services et d’animation. Cette distance implique des difficultés à se faire connaître auprès des administrations locales et du système d’accompagnement et de soutien. L’évolution de ces dernières années montre, néanmoins, une implication croissante d’habitants dans la création des quart-lieux, comme l’illustre l’exemple de Cowork surf, espace géré par Valentin, natif de Sagres (Portugal).

36Par ailleurs, l’étendue des activités souligne que beaucoup de formes coexistent. Les unes tendent vers des modèles classiques de tourisme d’affaires se rapprochant des lieux d’accueil de séminaires ou d’incubateurs, les autres, vers des formes hybrides beaucoup plus originales. Home 4 Creativity à Montalto Uffugo (Italie) témoigne de cette hybridité en proposant aux nomades en quête de connexion haut débit des promenades philosophiques au clair de lune. D’autres s’ancrent dans des territoires peu connus, suivant la logique pionnière des premiers touristes anglais dans leur « invention » des lieux (Boyer, 1996). C’est par exemple le cas de CocoVivo sur la petite île de San Cristobal, au Panama, accessible uniquement par embarcation légère. Cette pluralité de formes contribue à rendre les quart-lieux et leurs spécificités une fois de plus illisibles.

37Même si la dimension touristique des quart-lieux reste une caractéristique essentielle de leur fondement et leur fonctionnement, il semble étonnant de voir leur faible nombre sur le territoire français, première destination touristique mondiale, et leur absence dans les stratégies de développement touristique et territorial, tous échelons confondus. En d’autres termes, pourquoi certains « coins de France » ne correspondent-ils pas aux attentes des NN du monde entier ? Avant d’apporter des éléments de réponse, il convient désormais de mieux caractériser les profils des résidents des quart-lieux, c’est-à-dire les NN.

Le quart-lieu comme porte d’entrée sur les territoires

38Nos entretiens avec les NN ont montré qu’au gré de leurs pérégrinations, ils développent plus de liens avec leurs pairs qu’avec le territoire où ils se trouvent : « Ce qui rend cet endroit spécial c’est la communauté ici, et le lieu, après, Javea c’est joli », témoigne ainsi Marie (résidente de Sun and Co., Javea). Cet exemple parmi d’autres indique que ce serait moins leur attachement au territoire que les traits du lieu et de la communauté qui sont importants à leurs yeux (Gouëset et Hoffmann, 2006), comme le confirme à son tour Jon, gestionnaire du lieu : « Les gens ne viennent pas à Javea, ils viennent à Sun and Co. ». Nous avons ainsi pu observer différentes logiques de communication chez les NN : 1) de recommandation, souvent dans des groupes fermés comme Digital Nomad around the World, Global Digital Nomad Network, Reddit, Coliving App, Digital Nomad Hub, ou par échange direct entre nomades : « Je suis venu à Sun and Co. parce que j’ai plusieurs amis qui me l’ont recommandé » (Cristy, Javea) » ; 2) de notation sur des plateformes dédiées (NuMundo, Nomadlist) ; ou encore 3) de labellisation (« awardisation ») internationale : « In 2021, we won the best community and user experience coliving space award » (site Internet de Sun and Co.).

39Ces éléments montrent que le territoire n’apparaît pas comme un facteur à part entière et suffisant d’attractivité pour les NN, c’est bien l’espace de coworkation et ses attributs qui attirent d’abord. Pour autant, les gestionnaires d’espaces ne s’interdisent pas de s’appuyer sur leur territoire d’implantation pour faire connaître leur lieu. Les outils numériques (réseaux sociaux, forums et sites Internet) interviennent dès lors comme une médiation indispensable.

40Utilisant de façon assidue le numérique pour communiquer, les NN et leurs quart-lieux produisent des données (commentaires et photographies géoréférencés) qui offrent une lecture singulière des territoires. L’effet de ces savoirs ordinaires qui circulent se renforce dès lors que les gestionnaires des quart-lieux développent à leur tour des techniques de marketing territorial pour capter ces individus. Jon, gestionnaire de Sun and Co., le souligne bien lors d’une entrevue retranscrite en français : « Avec le marketing territorial que nous faisons, nous attirons ce type de personnes […] les feedbacks sont très bons, nous faisons des raids sociaux […] 50 % des personnes viennent grâce à Google ». Les quart-lieux existent sur un territoire numériquement augmenté (Gourlay et al., 2021). Les plateformes dédiées aux quart-lieux et les pratiques en ligne des NN deviennent ainsi « descripteur territorial original, complémentaire des outils traditionnels de l’analyse spatiale » (Vienne et al., 2007).

La communauté qui prime sur le reste

41Ainsi, pour les NN, ce ne sont pas systématiquement les marqueurs du territoire qui déclenchent le voyage mais le quart-lieu lui-même. Émilie et Karl (Novovento, Açores) en témoignent en soulignant l’aspect fermé du groupe : « Il y a l’idée de petite communauté, donc on se sent à la maison, c’est un peu comme une famille, on fait des repas ensemble, des soirées barbecue. » Les quart-lieux sont ainsi des espaces confidentiels, où cette confidentialité se mesure aussi à l’indisponibilité de ces travailleurs comparés à des touristes : « ceux qui passent la journée ici sur plusieurs jours, je me dis ‘il reste 15 jours mais il ne va pas découvrir les Açores ?’ Je m’inquiète, je me dis ‘pourquoi il ne sort pas ?'«  (Karl, Novovento). Vus de la sorte, les quart-lieux seraient presque des emplacements marginaux qui viendraient en « contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons » (Foucault, 2001). Ils s’apparentent à des hétérotopies (« emplacements autres ») qui reposent sur le fait qu’ils sont des espaces fermés, pouvant avoir leur propre rapport au temps (les NN travaillent en fonction de leur time zone). Plusieurs NN rencontrés expriment d’ailleurs leur regard face à cet aspect « bulle » : « J’aimerais bien […] avoir une expérience beaucoup plus culturelle, parce qu’on est vachement entre nous quand même, on n’est pas très intégrés aux endroits, on l’est un peu […] je trouve que l’on reste pas mal entre nous » (Marie, Javea). Malgré des tentatives d’ouvrir les quart-lieux vers l’extérieur, ces espaces confidentiels demeurent à la marge des territoires sur lesquels ils sont situés (Michel, 2019).

42Ce rapport ambigu des quart-lieux aux territoires que nous avons tenté d’analyser justifie une proposition de réflexion sur l’opportunité d’une part et la difficulté d’autre part de l’élaboration d’une politique publique spécifique.

Soutenir les espaces de coworkation et attirer les nomades numériques ?

43L’identification des quart-lieux, nouveaux espaces associés aux nouvelles pratiques professionnelles, touristiques et culturelles des NN, remet en question l’apport de ces lieux aux dynamiques socioéconomiques locales, régionales et nationales.

44Dans cette dernière partie, il convient donc de questionner la prise en compte dans des politiques publiques de la singularité de l’inscription territoriale des NN explicitée précédemment ; et notamment leur absence a priori d’ancrage territorial de référence. Par ailleurs, si les TL sont désormais bien repérés dans les politiques publiques comme des lieux d’innovation sur les territoires, en tant qu’espaces favorables aux interactions sociales et économiques influençant le dynamisme et l’attractivité territoriale (Levy-Waitz, Rapport France Tiers-Lieux, 2021), qu’en est-il des quart-lieux ? Comme nous l’avons vu, les espaces de coworkation sont des espaces hybrides où la dimension touristique vient s’ajouter à l’identité d’un TL plus « conventionnel », ils commencent dans certaines régions à être reconnus dans les stratégies et politiques publiques de développement économique et touristique.

Une approche multiscalaire

45À l’étranger, plusieurs niveaux d’intervention et plusieurs échelles peuvent être distingués. À l’échelle nationale d’abord, au-delà des politiques d’aménagement numérique du territoire qui sont décisives, les dispositifs publics s’adressent en premier lieu aux NN.

46De plus en plus de pays mettent en place des dispositifs d’accueil et des politiques fiscales accommodantes envers ces nouveaux nomades. Avec la COVID et la chute drastique de fréquentation touristique, certaines destinations ont vu, dans cette population active nomade, une façon de relancer leur économie, jouant ainsi sur la révélation (pour ne pas dire la révolution) sociétale du télétravail, qui, en ces temps de pandémie, a amené à reconsidérer l’ancrage territorial du lieu de travail. Ainsi, l’île Maurice, les Bermudes, la Barbade, la Dominique ou les îles Caïman, en perte de recettes pendant la pandémie, ont décidé d’une stratégie d’accueil et d’une politique fiscale accommodante pour attirer les NN en mettant en place des visas spécifiques pour ceux pouvant justifier d’un emploi à distance. Il s’agit pour ces destinations de pallier la baisse de fréquentation touristique « traditionnelle » par celle de nouveaux visiteurs, mais aussi de capter durablement un nouveau marché émergent. Pour un pays comme le Costa Rica qui a mis en place des visas spécifiques, la motivation est de diversifier sa fréquentation touristique, mais bel et bien aussi d’être reconnu comme une destination prisée par les NN. En Europe, l’Estonie, l’Allemagne et la Géorgie ont aussi mis en place un visa « freelancer », respectivement en 2019, 2020 et 2021, pour les NN, ceux-ci devant néanmoins justifier d’un certain niveau de revenus. Ces mesures s’accompagnent par ailleurs de dispositifs d’exonération fiscale intégrale comme en Estonie.

47À l’échelle régionale ensuite, l’accompagnement institutionnel dans le développement des quart-lieux s’est récemment illustré à travers la stratégie mise en place par l’archipel portugais de Madère. Ce dernier a converti tout un village en un ensemble d’espaces. En 2021, le gouvernement régional propose aux NN de séjourner dans le village de Ponta do Sol (8200 habitants) en mettant à leur disposition une place gratuite et garantie dans plusieurs espaces de coworking avec un accès libre au Wi-Fi, une mise en réseau (communauté Slack), ainsi qu’un accès privilégié aux structures d’hébergement touristique associées au projet. Les acteurs locaux organisent aussi des événements à destination des NN pour rendre la destination particulièrement « performante » et attractive pour la communauté. Comme pour les îles évoquées précédemment, il s’agit de pallier les pertes de recettes du tourisme « traditionnel », mais aussi de pérenniser un nouveau type de fréquentation en retravaillant l’offre territoriale et l’attractivité de l’archipel (Chamard, 2014). Ce type d’initiative à périmètre régional reste néanmoins marginal.

48À l’échelle locale, les politiques publiques sont davantage à remettre en question concernant l’aide apportée aux quart-lieux. Les situations territoriales, à savoir les configurations d’articulation entre le lieu et le territoire, sont plus complexes (Gourlay et al., 2021). En effet, la nature ambivalente des quart-lieux rend parfois difficile leur intégration dans des stratégies de développement territorial. À la fois lieux touristiques et espaces de coworking, ils n’entrent pas dans les « cases » de politiques de développement touristique. Dans nos enquêtes réalisées aux Açores et aux Canaries, il est ainsi ressorti que les gestionnaires des quart-lieux avaient rencontré des difficultés pour faire reconnaître leur spécificité auprès des acteurs publics locaux. Aux Açores, le cofondateur de Novovento explique qu’il n’a pas réussi à obtenir une aide financière destinée aux entreprises du tourisme de la part de la collectivité locale. En cause, la non-reconnaissance du positionnement spécifique de son activité : ni hôtel, ni auberge de jeunesse, ni chambre d’hôtes, son espace de coworkation n’a pu émarger aux dispositifs en vigueur dans l’archipel. Aux Canaries, la gérante de Nine Coliving a, quant à elle, la volonté de ne pas être référencée en tant qu’acteur de l’hôtellerie ; elle milite plutôt pour la reconnaissance de la spécificité de son activité hybride auprès des acteurs institutionnels locaux. Elle plaide pour la mise en place d’une labellisation propre à l’activité de coworkation au sein de la stratégie de développement touristique. 

49Bien qu’elles ne concernent pas directement les quart-lieux, il faut néanmoins signaler l’émergence d’initiatives de certaines villes comme Buenos Aires6 visant à favoriser l’accueil des NN, en complément de la stratégie nationale argentine de visas spécifiques.

Un triangle stratégique : un lieu/un porteur/un territoire

50Dans plusieurs des lieux étudiés, l’inscription spatiale sur le territoire ne se traduit pas par le même degré de visibilité dans l’espace public, ce qui peut aussi participer à déterminer leur degré d’ouverture vis-à-vis des sociétés locales.

51En effet, au cœur de l’interaction entre le quart-lieu et le territoire, il y a le lieu physique lui-même. Il n’est ainsi pas rare que les espaces de coworkation réinvestissent des espaces délaissés – mais néanmoins emblématiques – du territoire : ancien hôtel, ancien bâtiment institutionnel, domaine agricole, etc. Pour les petites collectivités, ces lieux singuliers sont autant des marqueurs de l’histoire économique locale que des éléments de patrimoine. La remise en activité du bâti, au prix parfois de travaux importants, est un signal fort pour les élus et les habitants d’une évolution de l’activité, voire d’un renouveau économique.

52Nos enquêtes de terrain nous ont amenés à mettre au jour trois exemples qui apparaissent particulièrement emblématiques de ce triangle stratégique formé entre le lieu, le porteur et le territoire : Maison Glaz à Gâvres (Morbihan, France), Coconat dans la région de Berlin (Allemagne) et Swenson House à Audierne (Finistère, France).

53Maison Glaz a ouvert en 2020 sur le site d’un ancien centre de vacances de l’armée à la pointe de la presqu’île de Gâvres. Le centre de vacances ferme en 2010 en même temps que l’armée libère tout un ensemble de bâtiments répartis sur la commune. Pour l’équipe municipale, cette situation du retrait de l’armée, qui était jusqu’alors acteur socioéconomique clé de la vie locale, doit servir à recomposer une dynamique locale de la commune qui compte 60 % de résidences secondaires. La mise en place d’un espace de coworkation n’est pas énoncée en tant que tel par les acteurs du territoire. La stratégie est d’acquérir les bâtiments libérés puis de trouver des porteurs de projets qui intègrent dans leur démarche la création d’activités économiques qui s’étendent sur toute l’année. Pour l’ancien centre de vacances, la volonté des élus est de trouver un repreneur qui propose un projet garantissant l’accès au lieu par les habitants (entretien avec le maire de Gâvres). Dans ce cas précis, la conjonction entre la présence sur le territoire de porteurs d’un projet d’une part, d’un site emblématique disponible d’autre part, et des acteurs locaux accompagnant le projet est essentielle. L’actuelle gestionnaire prospectait en effet depuis 2018 dans la région pour trouver un lieu capable d’accueillir son projet, qu’elle adapterait aux critères de lieu ouvert aux habitants voulu par les élus. Une autorisation d’occupation temporaire (AOT) de douze ans lui est accordée. Entre l’achat du centre à l’État et les travaux, la commune investit 400 000 euros. La gestionnaire investit de son côté 280 000 euros. Parallèlement, la commune développe son activité et sollicite le label « fabrique de territoires » proposé par France Tiers-Lieux. En obtenant ce label, la gestionnaire légitime son positionnement hybride :

Cela nous a surtout apporté de la crédibilité vis-à-vis des pouvoirs publics (mairie, agglo, préfecture, agence nationale de cohésion des territoires), du réseau des TL (France Tiers-Lieux, Bretagne Tiers-Lieux, autres fabriques morbihannaises) qui ne nous connaissaient pas ou ne nous regardaient pas du fait de notre démarrage très rapide, et de l’intégration de l’activité hôtellerie dans le modèle économique du lieu.

54Autre espace de coworkation, Coconat est situé à une heure de Berlin dans un territoire rural préservé. Cet exemple pose la question du lien entre quart-lieu, porteurs et pouvoirs publics. Ce projet va faire revivre un lieu emblématique du territoire. Ici, son émergence résulte de la rencontre fortuite entre ses fondateurs, qui peinent à trouver le bâtiment correspondant à leur projet (assez isolé en forêt mais accessible et avec un haut débit Internet), et des acteurs locaux qui cherchent à réhabiliter un vaste domaine rural présent dans la ville thermale de Bad Belzig (Land de Brandebourg). Ils se rencontrent lors d’une foire commerciale où les premiers animent un stand présentant leur projet. Les élus de Bad Belzig insistent pour les faire venir sur leur territoire (Juliana, Coconat). C’est donc le croisement fortuit de deux volontés indépendantes l’une de l’autre qui permet la concrétisation du projet.

55Mais logique de développement du lieu et logique publique peuvent aussi s’opposer. Swenson House à Audierne (Finistère), troisième exemple, est un quart-lieu ayant lui aussi bénéficié d’une AOT (autorisation d’occupation temporaire) pour s’installer dans le bâtiment emblématique de la ville et du port, mais délaissé des affaires maritimes. Souhaitant faire évoluer son espace de coworking vers un espace permettant l’hébergement, Kevin, le gestionnaire, désire revoir le dispositif d’AOT pour évoluer vers un bail commercial. Il affronte un refus par des autorités locales ; il déplore ainsi :

Les conditions dans lesquelles nous positionne le propriétaire du bâtiment ne nous permettent pas d’envisager un quelconque développement serein avec une création de valeur qui pourrait nous appartenir, afin de continuer de proposer une expérience comme nous l’avions initié […], il faut que nous puissions développer nos projets de manière autonome sans être tributaires d’un tiers.

56Dès lors, l’aide originelle de la collectivité n’en est plus réellement une et le bâtiment emblématique de la commune devient un frein et une contrainte par rapport à l’évolution et à la montée en puissance du lieu. Finalement, aucune évolution ne sera négociée et le lieu fermera fin 2020.

57Ces trois exemples illustrent la complexité des relations entre les quart-lieux et les acteurs du territoire. Dans bien des cas, les premiers ne sont pas mis en visibilité à travers des dispositifs locaux de développement territorial. Dans d’autres espaces visités au Portugal ou en Espagne, il s’agit de maisons de villages ou hameaux isolés, peu ouverts et ancrés sur le territoire qui les abrite. L’imperceptibilité des lieux peut être recherchée par leurs gestionnaires et l’invisibilité fait parfois même partie de la prestation proposée à travers une recherche assumée d’offrir à leurs hôtes une forme d’isolement et de parenthèse vis-à-vis du « reste du monde ».

58Cette complexité s’explique aussi par l’intensité des relations avec le monde virtuel. Les communautés de NN et les gestionnaires des lieux entretiennent des liens avec leurs communautés sur Internet, parfois au détriment d’un ancrage local. Attirer, voire fidéliser une clientèle dont les décisions émanent d’informations disponibles sur Internet demande une forte présence sur les réseaux. Par ailleurs, l’organisation du temps s’avère très stricte pour les NN, laissant peu de temps à l’engagement local. Cette ubiquité numérique serait facteur de complexité supplémentaire.

59En revanche, lorsque la visibilité et l’ancrage local sont recherchés, comment peuvent se manifester le soutien et la mise en visibilité du lieu ? Les pouvoirs publics doivent-ils nécessairement intervenir ?

Des pistes de soutien ?

60Dans l’état actuel de nos recherches, nous nous interrogeons sur l’accompagnement du développement des quart-lieux sur les territoires. Il pourrait passer par plusieurs niveaux d’initiatives combinés le cas échéant :

  • Sans surprise et bien qu’il ne s’agisse pas du cœur de notre recherche, l’aménagement numérique des territoires avec un effort sur les zones blanches constitue l’élément indispensable pour attirer des NN. Compte tenu de la nature de leurs activités et de leur exigence de connectivité, il s’agit d’un élément perçu comme fondamental par les gestionnaires, les espaces recensés dans notre base de données allant jusqu’à afficher le débit Internet en direct sur leur site web.

  • En s’inspirant des expériences internationales, l’accessibilité et l’attractivité des territoires nationaux passent par la mise en place de politiques dédiées aux NN comme des visas spécifiques ou des régimes fiscaux accommodants, quoique maîtrisés.

  • Au niveau plus régional, il s’agirait d’élaborer des stratégies de développement territorial et touristique, à l’instar de Madère. Tout en s’appuyant sur les espaces de coworkation, ces mesures pourraient favoriser l’identification de destinations dans les réseaux des NN. Contrairement au tourisme de masse, elles soutiendraient un tourisme plus durable.

  • À l’échelle spécifiquement locale, cet accompagnement pourrait s’exprimer dans la revitalisation des territoires par la reprise de bâti et l’inscription du lieu dans l’écosystème économique et touristique, c’est-à-dire ancré dans la vie locale (Michel, 2019).

  • Un accompagnement local ajusté aux besoins spécifiques des porteurs de projets de quart-lieux qui intègrent des dimensions supplémentaires par rapport aux TL (gestion d’hébergement touristique, communication…), concernant notamment les compétences touristiques.

61En somme, contrairement à d’autres grands pays européens (récemment la Grèce et l’Espagne), dans le paysage français, la réflexion sur l’accessibilité et la mise en place d’une politique nationale propre aux NN n’est pas (encore) de mise. Au-delà de l’action potentielle d’une structure comme France Tiers-Lieux, force est de constater que l’accompagnement des projets de quart-lieux est porté de façon très variable selon les configurations territoriales.

62D’un point de vue critique, les quart-lieux, leurs gestionnaires et usagers peuvent aussi être considérés comme des facteurs de risque dans le cas où ils s’installent massivement. On observe déjà une sur-attractivité pour certains territoires qui conduit à des déséquilibres sociaux et économiques, comme le montre Marko Orel (2021) dans le cas de la Thaïlande : partage des ressources, conflits avec les habitants, etc. L’auteur incite à ce titre les autorités publiques à prendre les mesures nécessaires de régulation du phénomène, à la manière de ce qui existe déjà dans certaines destinations prisées pour les locations de courte durée.

Conclusion

63En définitive, nos deux hypothèses sont confirmées : bien que les quart-lieux constituent, selon nous, une nouvelle chance pour les territoires, notamment périphériques, l’absence de prise en compte de leurs spécificités dans les politiques publiques résulte au moins autant d’une volonté d’invisibilité de leur part et d’un entre-soi assumé que d’une forme d’impensé politique, renforcé par le caractère innovant de ces lieux. Cet impensé doit être mis en regard avec une faiblesse de la recherche académique sur les liens entre tourisme et TL de travail : si ces derniers sont largement étudiés depuis une dizaine d’années, ce n’est pas le cas des quart-lieux, sans doute du fait de leur émergence récente. Cette innovation organisationnelle mériterait à cet égard davantage d’attention de la part de la recherche en sciences sociales.

64Nos propos font écho à ceux de Bénédicte Aldebert (2008 : 381) qui insiste sur les effets des technologies numériques sur les nouvelles organisations touristiques. Les quart-lieux en sont une bonne illustration. À ce titre, Joffre Dumazedier estimait dès 1962 que les loisirs devaient être intégrés aux grandes problématiques contemporaines au même titre que le travail ou la politique. Les enjeux mis en évidence dans le cadre de nos investigations et la faiblesse de la littérature sur ces « objets touristiques non identifiés » incitent à approfondir la recherche sur les espaces de coworkation en poursuivant notamment l’analyse de leur rapport aux territoires et leurs parties prenantes.

65Dans cette perspective, nos propos ont montré que les espaces de coworkation, en tant qu’innovation, remettent en question les nouvelles pratiques de travail mais aussi les politiques de développement territorial et touristique. S’ils peuvent constituer des relais de diversification pour les territoires (Achin et al., 2015), notamment les plus éloignés des lieux de commandement de l’économie mondialisée, leurs retombées peuvent tout à fait être captées par des acteurs extérieurs, ne laissant que les externalités négatives aux locaux.

66Comme démontré par la littérature pour la catégorie des TL, leurs liens avec le territoire d’accroche et l’écosystème socioéconomique local peuvent en outre être renforcés par les politiques publiques actuelles et passent souvent par l’allocation de ressources qui permettent notamment la réaffectation d’un lieu emblématique du territoire. S’agissant des quart-lieux, les situations observées restent différentes. Encore très faiblement reconnus en France par les acteurs publics, ils constituent souvent des espaces assez fermés sur leur environnement immédiat au profit d’une ouverture numérique et mondialisée. En décrivant les modalités de fonctionnement de la communauté des NN, il convient de nuancer leur proximité au territoire.

67En effet, les NN voyagent, se posent, travaillent, se reposent et repartent, s’ancrent temporairement dans le lieu puis se désancrent. S’ils sont a-territoriaux et leur accroche au territoire local fragile, voire inexistante, les NN s’interrogent pourtant dans un contexte de crise sanitaire, comme l’illustrent les propos de l’un d’entre eux : « Nous sommes pour la plupart jeunes, en bonne santé et insouciants, mais que se passera-t-il quand on sera vieux, malades, sans jamais payer des cotisations en France ? [La] COVID nous a montré une chose : quand le monde va mal, chaque pays ne s’occupe que de ses résidents. Les autres sont invités à… rentrer chez eux. » Ce constat réaliste remet en question la vision mondialiste des NN. Dans un contexte où les voyages et leur impact sur l’environnement sont débattus, ceux-ci pourraient être contraints de rester dans leur région d’origine en relocalisant de fait leur mobilité hybride (travail et vacances) tout en s’inscrivant davantage dans une démarche de tourisme durable.

68En somme, les espaces de coworkation et leurs NN pourraient offrir de nouvelles opportunités pour les territoires touristiques à la recherche de diversification, même s’ils restent encore globalement ignorés (Chevtaeva, 2021). Ils constituent une nouvelle strate dans des stratégies de développement touristique, qu’elles soient simplement orientées vers l’attraction de touristes d’un nouveau genre ou plutôt vers la recherche d’un ancrage socioéconomique plus solide et durable. Une accélération trop forte constitue aussi un risque de tensions, notamment sociales et environnementales, qu’il convient de maîtriser quand le phénomène vient à se développer de manière massive. Il s’agit selon nous de nouvelles perspectives de recherche à explorer.

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Notes

1 Les termes « quart-lieu » et « espace de coworkation » seront utilisés de manière indifférenciée dans le cadre de cette recherche.

2 <https://francetierslieux.fr/rapport-tiers-lieux-2021/>, consulté le 5 novembre 2022.

3 En 2022, 75 % de ces lieux proposent un espace de coworking, ce qui justifie notre positionnement adoptant une conception du tiers-lieux (de travail) comme quasi-synonyme d’espace de coworking (<https://francetierslieux.fr>, consulté le 5 novembre 2022).

4 Depuis 2019, le gouvernement français soutient le développement des TL : appel à manifestation d’intérêt « Fabriques de territoires » (budget de 45 millions d’euros), politique interministérielle lancée en juin 2019, « Nouveaux lieux, nouveaux liens », prévoyant à terme un budget de 130 millions d’euros par an pour le déploiement de mesures spécifiques pour les TL.

5 Pratique qui consiste à partager un espace de vie en y ajoutant des services particuliers répondant aux besoins des usagers (<www.coliving-france.fr>, consulté le 5 novembre 2023).

6 <https://baglobal.buenosaires.gob.ar/nomades-digitales>, consulté le 9 mai 2023.

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References

Electronic reference

Florence GOURLAY, Claire MAHÉO, Clément MARINOS and Julie PASQUER-JEANNE, “Espaces de coworkation et nomades numériques : des objets touristiques non identifiés”Téoros [Online], Articles en prépublication, Online since 15 April 2025, connection on 21 April 2025. URL: http://journals.openedition.org/teoros/13122

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About the authors

Florence GOURLAY

Maître de conférences, chercheure en géographieUniversité Bretagne Sud, Laboratoire Géoarchitecture,florence.gourlay@univ-ubs.fr

Claire MAHÉO

Maître de conférences, chercheure en information et communicationUniversité catholique de l’Ouest, Laboratoire PREFICS
(Pôle de recherche francophonies, interculturel, communication, sociolinguistique), claire.maheo@uco.fr

Clément MARINOS

Maître de conférences, chercheur en économie régionaleUniversité Bretagne Sud, Laboratoire LEGO
(Laboratoire d’économie et de gestion de l’Ouest), clement.marinos@univ-ubs.fr

Julie PASQUER-JEANNE

Maître de conférences, chercheure en information et communicationUniversité catholique de l’Ouest, Laboratoire PREFICS
(Pôle de recherche francophonies, interculturel, communication, sociolinguistique), jpasquer@uco.fr

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