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Dossier

Risque politique et tourisme au Maghreb

Rivalités idéologiques et difficultés économiques
Mimoun Hillali
p. 37-43

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1Le Maghreb est une région économiquement bénie des dieux, mais elle est fatalement victime de malchance politique. Occupant une position géostratégique exceptionnelle, à la jonction de deux mers (la Méditerranée et l’Atlantique) et de deux continents (l’Afrique et l’Europe), le Maghreb jouit d’une grande diversité humaine et culturelle; des populations d’origine berbère, arabe, juive et noire s’y sont installées et ont fusionné depuis des siècles.

2Les richesses du sous-sol, très importantes tant par leur variété que par leur quantité et leur qualité (phosphates, pétrole, gaz, fer…), seraient, de l’avis des économistes avertis, en mesure de faire de cette contrée, si elle était unie et mieux administrée, une grande communauté prospère. Les conditions nécessaires au développement y sont réellement réunies. Malheureusement, le retard socio-économique, résultat de gouvernances autocratiques, persiste encore.

3Aujourd’hui, les maquillages doctrinaux habituels n’arrivent plus à dissimuler un tel retard ! Et d’aucuns pensent que les différends idéologiques inter-étatiques ont pour but de détourner le regard des populations des échecs internes propres à chaque pays.

4Ce n’est que tardivement que le suivisme économique s’est révélé fatal. Même (ou surtout) l’Algérie, qui avait affiché une volonté intraitable d’autogestion autarcique, a, aujourd’hui, une économie qui dépend, presque exclusivement, des hydrocarbures à hauteur de 90 %. En privilégiant « l’industrie industrialisante », la planification a négligé, puis détruit, un potentiel agricole remarquable, hérité de la période coloniale.

5Dans le domaine agricole, la Tunisie et le Maroc ont fait mieux, sans toutefois atteindre la performance, ni d’ailleurs l’autosuffisance alimentaire souhaitée, à cause de la persistance de féodalités de rente.

  • 1 La part du Maroc, dans le marché mondial du textile estimé à 159 milliards de dollars en 2002, n’es (...)

6De plus, les produits agricoles et textiles maghrébins1 n’ont pas libre accès au marché, tout proche, de l’Union européenne (UE). Certains pays de l’UE, surtout l’Espagne, appellent à l’exclusivité des privilèges juteux de ce vaste marché au profit des seuls membres de l’Union. Ils s’opposent radicalement aux importations (excepté des produits énergétiques) en provenance du Maghreb.

7Qu’en est-il alors du tourisme ?

Tableau 1 : Aspects géographiques et socio-économique de l’Union arabe du Maghreb (UMA)

Tableau 1 : Aspects géographiques et socio-économique de l’Union arabe du Maghreb (UMA)

Source : L’état du monde 2003, Paris : La Découverte, p. 104

Le poids du tourisme au Maghreb : plus qu’une source de devises, un secteur vital

8Après les indépendances, les destins des pays maghrébins se sont croisés dans une course ouverte au leadership (front de refus révolutionnaire contre clan modéré évolutionniste). Ces distinctions se sont traduites par des choix politico-économiques hétéroclites. Les modérés, Maroc et Tunisie, conseillés par l’expertise internationale — début 1960 : Organisation mondiale du tourisme (OMT), Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale…—, ont cherché à faire du tourisme le moteur de leur développement libéral. L’Algérie et la Libye ont choisi la voie du communisme et se ferment au tourisme. « L’Algérie de Houari Boumedienne avait pour slogan : “ne pas prostituer notre soleil” » (Escallier, 1995 : 215-290). Quant à la Mauritanie, maillon faible de « l’arène » maghrébine, elle symbolisera en permanence le risque politique (révoltes, coups d’État).

9Aujourd’hui, le secteur touristique joue un rôle primordial dans l’économie tunisienne, par ailleurs mieux équilibrée. En 20 ans, la capacité hôtelière de la Tunisie a été multipliée par 6, passant de 34 000 lits en 1981 à environ 210 000 lits en 2002; celle du Maroc n’a progressé que lentement, passant de 56 000 à 103 000 lits pour la même période (1981 et 2002). Avec un PIB (produit intérieur brut) de 6,8 % et 80 500 emplois directs, la Tunisie, petit pays de 164 000 km ? pour 9,5 millions d’habitants, a pu drainer 5,1 millions de touristes en 2000, dont 3,3 millions d’Européens, ce que les spécialistes n’hésitent pas à qualifier du miracle touristique tunisien.

Illustration 1 : La troupe Taskiouine, Festival de Marrakeck (Maroc)

Illustration 1 : La troupe Taskiouine, Festival de Marrakeck (Maroc)

Photo : Tourisme-marocain.com

  • 2 L’attentat contre l’hôtel Asni à Marrakech en 1994, perpétré par des Français d’origine algérienne, (...)

10Alors que les Français constituent la principale clientèle du Maroc (38 % de 1992 à 2000), les Allemands occupent le premier rang des touristes en Tunisie (plus de 20 %). Les entrées de Maghrébins, en Tunisie, ont atteint 1,4 million en 2000 contre 1,3 million en 1999 (+10,1 %) et à peine 33 000 en 1999, au Maroc, contre 32 000 en 2000 (-3,2 %). À ce propos, il faut rappeler qu’en 19912 le Maroc avait reçu 1 466 420 visiteurs algériens.

11L’importance économique du tourisme de ces deux pays n’est plus à démontrer; n’en demeure pas moins que les performances qualitatives par pays ne sont pas les mêmes. Avec plus de 2 milliards de dollars de recettes (près de 2,1 milliards de dinars, soit une croissance de 7,2 % par rapport à 1999), la Tunisie a exactement les mêmes recettes que le Maroc (environ 2 milliards de dollars par an en moyenne de 1992 à 2002) ! On parle alors (constat à nuancer) de tourisme de masse en Tunisie et de « luxe » au Maroc. Et, dans le même ordre d’idées, on pense que la clientèle marocaine serait plus sensible aux conflits.

12Par ailleurs, la Tunisie a fondé son tourisme sur le « balnéaire » (plus de 80 % de son hébergement) et cherche, à présent, à diversifier ses produits, en privilégiant la qualité. La part des hôtels 4 et 5 étoiles est passée de 16 % en 1990 à 35 % en 2002, contre 47 % au Maroc en 2002.

13Aujourd’hui, l’industrie touristique constitue l’un des piliers économiques du Maroc, avec environ 7,8 % du PIB. Elle totalise quelque 640 000 emplois directs et indirects. Le poids économique du tourisme se mesure par ses apports financiers, soit 12,5 % des recettes de la balance des paiements et 15,4 % des recettes courantes, ce qui représente en valeur absolue près de 21,6 milliards de dirhams en 2000.

14En 2002, la capacité hôtelière du Maroc s’élève à 136 000 lits au total, dont 103 000 lits classés. Compte tenu des normes de l’OMT qui retient le seuil de 150 000 lits comme plafond à atteindre pour qu’un pays soit classé touristique, le Maroc redouble d’efforts pour rattraper son retard.

15Alors, on peut légitimement se demander pourquoi le tourisme est aujourd’hui la cible du terrorisme.

Tableau 2 : Le tourisme su Maroc et en Tunisie de 1998 à 2001

Tableau 2 : Le tourisme su Maroc et en Tunisie de 1998 à 2001

Note : La durée moyenne de séjour ne prend pas en considération les RME (Résidents marocains à l’étranger) qui reviennent dans leur famille.

Source : Ministère du tourisme du Maroc et de la Tunisie

Le Maghreb, entre agitation et stagnation : un climat peu propice à l’épanouissement du tourisme

  • 3 Les attentats de Djerba ont fait 16 morts, dont 12 touristes, et ceux de Casablanca, 43 morts, 38 m (...)
  • 4 Attentats attribués à Al-Qaïda; ils ont discrédité les islamistes maghrébins qui les ont d’ailleurs (...)

16Le tourisme, secteur vital pour le Maroc et la Tunisie, ne s’est pas remis des conséquences d’une décennie de chocs économiques et de conflits militaires qui ont secoué (et continuent d’ailleurs de le faire) les pays arabes, en particulier, et le monde en général. Le drame algérien, le durcissement du conflit israélo-palestinien, les deux guerres du Golfe (1991 et 2003) et les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont soumis le tourisme maghrébin à rude épreuve. Les attentats du 11 avril 2002 contre la synagogue de la Ghriba à Djerba, en Tunisie, et du 16 mai 2003 à Casablanca, au Maroc3, n’ont fait qu’aggraver une situation déjà morose4. Ces deux pays viennent de connaître, après des décennies de stabilité politique hautement appréciée, des « sauvageries » commises par des extrémistes religieux, exaltés par des prêches virulents de maîtres à penser d’un « islam » intolérant. Ils ne cachent plus leur appétit pour le pouvoir et rêvent de régimes islamiques sans recours à la démocratie. Ils font de l’ébullition sociale attisée (fatwas et sermons incendiaires) et du sabotage économique occasionnel (agressions, attentats) une conduite nourricière du risque politique.

  • 5 « Nous tenons à souligner l’importance de la renaissance islamique au Maroc qui a fait preuve d’une (...)

17Pourtant, le drame algérien (assassinat des innocents, sabotage des institutions et des infrastructures publiques) a fortement discrédité le fondamentalisme « pur et dur ». De ce fait, ses combattants feignent, tactiquement, de se calmer. Ils agissent autrement pour négocier une recevabilité politique crédible dans l’attente de moments opportuns5, pour reprendre du « poil de la bête ». Actuellement, ils travaillent en sourdine et en profondeur (infiltration des secteurs sensibles) en visant en priorité l’enseignement et renoncent, provisoirement, à la violence crue au profit du marquage physique du champ social par des actes et des comportements ostensibles (voile, barbe, habillement particulier…) et du harcèlement politique circonspect (manifestations ou prières dans la rue, privatisation de plages…).

18Après les luttes féroces de l’époque du marxisme flamboyant — 1960 à 1990 —, la violence a, brutalement, changé de camp et de couleur. Une coalition « contre nature » où l’opportunisme idéologique a fécondé, pieusement, l’islam politique et l’islam fanatique par affinités de circonstances. « Il y a quelques années l’intellectuel arabe était sommé de prendre position par rapport au marxisme, aujourd’hui, c’est par rapport à ce que les étrangers appellent islamisme qu’il doit se définir » (Laroui, 1997 : 7).

19Ce recours perpétuel aux valeurs idéologiques ou théologiques d’importation a sûrement contribué au réveil de revendications identitaires d’obédience endogène (cf. mouvements berbéristes). Ces requêtes internes sont surveillées de près ou noyautées discrètement par des instances étatiques spécialisées, rompues aux pratiques de répression, de scission ou de récupération des forces d’opposition naissantes.

20Le fanatisme religieux, réactionnaire ou violent face à la démocratie et collaborateur ou partenaire des dictatures par « affinités » avait, largement, bénéficié de soutiens et de complicités étatiques, pour contrecarrer la virulence marxiste. Cette mouvance opportuniste a renié ouvertement son « mariage blanc » avec l’État, à la suite de la chute du communisme (1989). Elle a investi, avec force ou violence, le vide engendré par l’effondrement brusque des régimes marxistes (Algérie, Libye) ou des partis marxisants (Maroc, Tunisie, Mauritanie). Ces nouvelles violences nuisent en premier lieu au tourisme. Le cas algérien est à cet égard significatif : sur les 68 000 lits disponibles en 2002 en Algérie, seuls 5 000 sont exportables (Khaoua, 2003).

21Effectivement, le tourisme est visé pour deux fins : déstabiliser et médiatiser. Mais la Tunisie et le Maroc sont, malgré les derniers attentats, des pays sûrs, ce qui explique que les récents événements (Djerba et Casablanca) n’ont qu’un écho limité. Cette réputation de stabilité a aidé le tourisme à surmonter les plus abominables crises régionales des trois dernières décennies (1973-2003).

22Rappelons que le premier attentat de l’histoire du tourisme au Maroc est survenu en 1994. Les meurtriers, venus de France, ont subi un endoctrinement religieux saturé de haine. Les admirateurs du FIS (Front de salut islamique, Algérie) ont rêvé d’une révolution islamique sans frontière. C’était aussi le rêve du parti unique : « pour l’Algérie, tout au moins jusqu’à la disparition de Houari Boumediène en 1978, la révolution échouerait si elle devait s’arrêter à la frontière Ouest » (Lahouari, 1999 : 12-13). En Tunisie une attaque semblable, effectuée par un commando armé venu de Libye par Gafsa, a eu lieu en 1981.

23À notre avis, ce secteur florissant paraît gêner les ultras conservateurs de tous bords qui craignent, en fait, une double réussite des loisirs et même, dirions-nous, des plaisirs :

  1. Le fanatisme a peur du tourisme, emblème de l’économie occidentale; c’est la seule activité capable, dans l’immédiat, de conquérir les pays en développement, après la chute du communisme. D’ailleurs, il est éclairant de rappeler que l’idéologie libérale et la théologie « partisane » ont lutté ensemble contre le « péril rouge » durant la guerre froide (capitalisme et islamisme : même combat). La puissance occidentale, forte de sa victoire sur le communisme, se trouve confrontée à l’islamisme, allié d’hier, qui réclame sa part du butin. C’est la mésentente ! Car les puissants vainqueurs pensent que ces petits « alliés » doivent se contenter d’une victoire symbolique. Erreur d’appréciation ou délit d’arrogance, la voie du dialogue est fermée. Et, fait surprenant, l’islamisme a le vent en poupe; il réussit à fédérer les mécontents d’une nouvelle génération de contestataires orphelins d’idéologie et de cadre de lutte, dans un tiers-monde majoritaire par sa démographie, sa superficie, sa pauvreté et même par l’ampleur de ses frustrations ou de ses humiliations. « C’est la transformation de l’islam en idéologie de combat à l’intérieur et vis-à-vis de l’extérieur » (Arkoun, 1991 : 369).

  1. Le conservatisme théologique craint aussi toute amélioration socio-économique des couches démunies; ce qui revient à soustraire aux prêcheurs des quartiers indigents une « clientèle » docile et fidèle, qui alimente leurs réserves en troupes, sorte d’Armée du Salut. Ces groupes de pression n’ont plus rien à perdre et ceux qui les manipulent ont tout à gagner. Les régimes maghrébins sont conscients du danger qui les guette, mais aussi des solutions efficaces pour y remédier : le partage du savoir et l’alternance du pouvoir. Malheureusement, l’importance des enjeux économiques et politiques les rend myopes et empêche de prendre les décisions qui s’imposent parce qu’elles s’opposent à leurs intérêts. Ils savent mieux que quiconque que le partage du savoir aboutit obligatoirement au partage du pouvoir, leur chasse gardée !

24Cependant, les derniers attentats de Casablanca ont prouvé au régime marocain que le terreau de la pauvreté et de l’ignorance ne produit plus la docilité; au contraire, il alimente la violence aveugle. De ce fait, la stabilité politique, jusque-là érigée en « exception marocaine » et partie prenante de son potentiel touristique, a reçu de plein fouet sa deuxième secousse, dix ans après les attentats de Marrakech en 1994.

25Alors, interrogeons le passé maghrébin pour mieux comprendre le risque politique du présent.

Aux origines du mal maghrébin : conservatisme contre modernisme ?

26Carrefour géographique, le Maghreb a connu, par le passé, des exodes sociaux hybrides, des flux culturels composites et des courants idéologiques antagonistes. Mis à part l’apport des populations noires venues s’y installer, à la suite de la dégradation des conditions climatiques au Sahel (5 à 3000 ans av. J-C.), ce sont globalement les civilisations méditerranéennes qui l’ont imprégné, sur les plans culturel et spirituel.

27Ce n’est que récemment (dix-neuvième et vingtième siècles) que la colonisation française est venue bouleverser un système de gouvernance, certes archaïque et théocratique, mais bien structuré. Elle opère une mutation relativement diffuse dans les structures tribales et ethniques, bouleversant ainsi la texture sociale et linguistique du Maghreb. Ce qui a incité les idéologues des mouvements de lutte pour l’indépendance (années 1940) à recourir aux référents socioculturels de la période pré-coloniale pour faire vibrer les masses, comme si la nostalgie du passé faisait déjà partie des fondements de la culture maghrébine.

  • 6 Le premier président de la Tunisie issu de la lutte pour l’indépendance a porté jusqu’à sa mort le (...)

28En effet, les leaders nationalistes maghrébins ont dû cultiver, chez les combattants et leurs familles, un sentiment religieux coriace, fondé sur les principes du patriotisme, de résistance et du Jihad6, au nom de la patrie, de l’égalité, de la fraternité, de la dignité. Arrivés au pouvoir, à l’indépendance, ces orateurs, prometteurs d’unité et d’égalité, en majorité formés à l’école du colonialisme, ont vite, très vite même, oublié leurs promesses. Des promesses qui ont profondément fanatisé et mobilisé les masses !

29Comme il fallait s’y attendre, à l’héritage colonial controversé s’est ajouté l’échec cuisant des politiques nationales post-indépendantes. Cela explique, bien qu’en partie seulement, le sursaut des revendications nationalistes, régionalistes ou identitaires et, dernièrement, l’irruption de violences aveugles. Ces dernières, attribuées localement au désespoir, n’en demeurent pas moins le fruit des idées importées par les anciens Afghans du Maghreb et propagées par les admirateurs (souvent rémunérés en pétrodollars) du « Wahabisme » saoudien. Et même si, dans leur obscurantisme, ces mouvements mâtinés font souvent des revendications légitimes (celles abandonnées par les mouvements progressistes), la voie empruntée pour y arriver est, éthiquement et moralement, condamnable.

30A priori, certains groupuscules fanatisés privilégient la violence en réaction aux événements internationaux qui secouent violemment le monde arabe, un sentiment exacerbé par des déceptions sécrétées par une modernité prometteuse à l’indépendance, mais qui n’a fait, à terme, qu’exaspérer les rapports entre l’Homme et l’argent, entre les besoins et la consommation. Il en est résulté une acculturation qui n’est pas atténuée par un développement compensateur, autrement dit gratifiant économiquement et valorisant culturellement.

31Curieusement, cette pseudo-modernité, en fin de compte mal assimilée, a laminé des systèmes et des moyens de solidarité, de production et d’emplois propres aux activités et aux communautés traditionnelles. En conséquence, la désillusion s’est accompagnée de grands chocs. Pour les laissés-pour-compte, le salut du Maghreb passe par un retour, à reculons, à l’application d’un « islam pur et dur ».

32Toutefois, dans cette redistribution tactique de rôles, par conviction spirituelle ou par spéculation idéologique, la déception et l’espérance se mêlent dans un embrouillement confus. L’islam politique offre à beaucoup de monde (naufragés du marxisme, imposteurs des mafias, bourgeoisies déçues, élites menacées) une bonne occasion de réinsertion ou de réadaptation, de manipulation ou de transaction. Apparemment, ces positions ou ces oppositions s’organisent face à l’éventualité d’un recours à la démocratie.

33Ce constat sombre n’explique pas tout, mais il permet de mieux saisir les soubassements du risque politique au Maghreb.

  • 7 La théorie du complot est sur toutes les bouches, actuellement, dans le monde arabe.

34De plus, le fossé entre gouvernants et gouvernés se creuse davantage, à cause de la politique de « deux poids, deux mesures » pratiquée à l’égard du monde arabe par certaines puissances, ce qui est interprété par les peuples comme un complot ourdi contre l’islam7 et cautionné par leurs dirigeants. Ces derniers, acculés par les crises locales et les pressions internationales pour réagir, ont fini par prendre des mesures de sécurité draconiennes au détriment, très souvent, des attentes des peuples et des libertés individuelles. C’est le cercle vicieux : les grognes sociales se nourrissent de déceptions économiques; celles-ci alimentent, à leur tour, les désillusions politiques, lesquelles désillusions débouchent sur la colère. Et de là à s’investir dans la violence, il n’y a qu’un pas… qui est souvent franchi !

35Et, comble de l’absurde, l’attentat meurtrier aveugle, acte très inhumain, est commis au nom de la « justice » et de la « morale » !

36Dans ce cas, la cruauté serait le reliquat de passion primitive chez l’Homme inculte, dépourvu, pour cause d’ignorance, de raisonnement dialectique et d’épanouissement intellectuel, fournisseurs d’arguments approuvables et surtout indispensables à l’affrontement pacifique et raisonné de l’adversaire. Le recours à la violence est donc l’expression lâche de ceux qui sont à court d’arguments, d’où le recours aux raccourcis homicides. Pour la mouvance intégriste, la fin justifie les moyens !

37Faudra-t-il, à ce propos, présumer que le tourisme serait, pour tout « frustré », un excitateur (par ses extravagances) ou un incitateur (par ses apparences), à l’image de la femme sans voile (Fitna « provocation ») ? « Au fond, le tourisme, avec sa clientèle “oisive et luxueuse” fleurait bon le capitalisme, vieux complice du colonialisme » (Dalle, 2001 : 168). Cette réprobation serait-elle responsable des passions éveillées chez tout « impulsif » en mal de transition entre conservatisme et modernisme ? Aliénation responsable aussi de vagues instincts primitifs (instabilité, errance, égarement) ou de latentes survivances antiques (pitié, amitié, agressivité) ?

38Tentons une interprétation psychosociologique du phénomène : tourisme-terrorisme.

Illustration 2 : Femmes en hak, Essaouira (Maroc)

Illustration 2 : Femmes en hak, Essaouira (Maroc)

Photo : Tourisme-marocain.com

Des plaisirs exprimés et des désirs opprimés : les uns voyagent, les autres pas

39Au vingtième siècle le tourisme a, radicalement, amélioré l’image et la valeur du voyage. Il a merveilleusement réussi à tisser des relations tangibles et des liens fictifs, entre le voyage d’agrément et le bien-être physique et moral qu’il procure. Fort de ce brillant succès, le tourisme s’est mondialement imposé en imposant, à son tour aux sociétés modernes, par le biais du travail, une considération distinguée du temps libre et, par corrélation, une approche thérapeutique des loisirs. En somme, il est parvenu à faire du congé payé un médiateur temporel, entre l’individu dans son environnement de vie quotidienne (travail, routine, stress) et les bienfaits des vacances (repos, récréation, évasion, quiétude). Se tisse alors une relation, presque passionnelle, à la fois spirituelle et matérielle, entre, d’une part, le labeur qui nourrit simultanément le budget et l’envie de partir et, d’autre part, le bonheur du temps libre qui fortifie le moral et tonifie le corps. Une démarche qui va, à première vue, à l’encontre de ce que préconise la pudeur à l’état pur dans la majorité des pays islamiques.

40Le tourisme, à l’instar de religion ou de culture bien enracinée, a, désormais, ses canaux producteurs et ses mythes fondateurs, mais aussi ses inégalités fâcheuses et ses écarts frustrants. Et, comme toute chose qui arrive un peu tôt à maturité, il a, également, ses secousses structurelles et, surtout, fait grave, ses violences conjoncturelles. Plutôt victime que responsable des violences, le tourisme subit de plein fouet les conséquences des attentats, des prises d’otages et, surtout, des détournements d’avions. Comme le transport aérien est le nerf du voyage, ces pirateries ont un effet négatif sur le tourisme. Celui-ci, depuis les attentats du 11 septembre 2001, est en mauvaise posture et sa réputation de résistant aux crises économiques est quelque peu effritée. La surveillance et le contrôle renforcés dans les aéroports, le retard et la suppression des vols, la présence des gardes armés dans les avions civils ou leur escorte par des avions militaires n’aident pas à rétablir la confiance, du moins dans l’immédiat. Ce climat de suspicion est une arme à double tranchant est une arme à double tranchant : elle rassure à peine ceux qui sont dans l’obligation de voyager, mais dissuade, autrement, les hésitants. Plus grave, cette psychose fait le jeu des adeptes de la terreur. Ils ont là, sûrement, la preuve palpable que leurs actions subversives procèdent de la déstabilisation des États.

41De ce fait, le tourisme se trouve, très fréquemment, aux prises avec un terrorisme qui se sert de sa puissance médiatique pour agir ou réagir. À l’évidence, dans cette médiatisation macabre, le risque politique est clairement recherché par la pression ou la fragilisation économique.

42Pourtant, le tourisme est censé réduire les conflits et les autres violences dans le monde, par sa capacité supposée de cultiver le dialogue entre les cultures. Son échec viendrait alors du fait qu’en se ramifiant, culturellement et économiquement, il déborde sans peine les frontières des pays riches et pauvres à la recherche de nouveaux marchés, de nouveaux plaisirs et de nouvelles niches au détriment des principes éthiques, censés être les siens. Cela est perçu par certains comme de nouvelles conquêtes.

43Bien que le tourisme ne soit pas encore admis par tout le monde, les grandes démocraties en font un acquis social glorieux doublé d’un créneau économique précieux. C’est pourquoi il tend vers une sacralisation initiée par :

  • des mouvements rituels (modes et styles de vacances) qui aiment s’exhiber dans une ardeur économique insoupçonnée,

  • des acquis sensibles (citoyens libres, mentalités émancipées) qui sont érigés en signes discrets, mais omniprésents, d’un libéralisme triomphant,

  • des référents sensuels (corps bronzés, corps affranchis) qui sont devenus des symboles de rencontres, de liberté et de citoyenneté épanouies.

44Contre toute attente, cette triple libération du comportement, du corps et de l’esprit vient à fortes doses pour certains peuples et sociétés du tiers-monde où le tabou normatif (ou carrément répressif) a encore une grande emprise sur les mœurs et les us. On comprend que le prototype de liberté acquise, développé par les nations avancées et proposé à « l’exportation » au reste du monde, en guise de modèle universellement adaptable, voire imposable sans filtre ni cryptage, est plus ou moins contesté ou réfuté, particulièrement par des pays à majorité musulmane.

45Est-ce le début d’un bras de fer, où l’obstination des nantis et l’objection des démunis tendent à remettre à l’honneur un nouveau bipolarisme conflictuel entre mondialisation « démocratique » et conservatisme « théologique » ? Le danger, sur le plan international, réside dans le fait que chaque partie pense avoir raison au point de vouloir imposer par la force (terrorisme « traditionnel » de certaines grandes puissances et terrorisme « informel », par exemple la nébuleuse d’Al-Qaïda) sa vision ou sa conception du monde aux gouvernements et aux peuples.

46C’est peut-être ce que souhaitent, sans oser le soutenir publiquement, les deux antagonistes. Aux yeux des « gardiens » de l’authenticité spirituelle, la liberté « sans limite », tant vantée par les pays développés, porte de graves atteintes à la pudeur (problème du voile) et ouvre la voie à la dégénérescence des valeurs morales (films pornographiques). Pour ces ultras conservateurs, le recul de l’éthique (hospitalité, fraternité, solidarité) dans le Nord n’est pas compensé par les supposés bienfaits économiques d’un modernisme « froid » (liberté, efficacité, scientificité).

Illustration 3 : Le port d’Essaouira (Maroc)

Illustration 3 : Le port d’Essaouira (Maroc)

Photo : Tourisme-marocain.com

Conclusion

47Certains analystes n’hésitent plus à parler de conflits entre les civilisations. C’est un jugement à nuancer. La religion a toujours été instrumentalisée (cas de tous les fanatismes religieux) à des fins matérielles. Elle est un moyen de déstabilisation politique en vue de parvenir au pouvoir. Au Maghreb, deux types de violences sont pratiqués, depuis 1990, et la région demeure, malgré tout, épargnée par les attentats anti-touristes (le cas algérien étant particulier) :

  • En Tunisie et au Maroc, les extrémistes sont conscients de l’efficacité et de la puissance sécuritaire des régimes en place. Alors, ils agissent de façon conjoncturelle pour faire pression, voire diversion. En recourant à l’attentat ciblé ils signifient au pouvoir leur détermination et, en même temps, leur prédisposition à négocier. Effectivement, des négociations secrètes ou discrètes font office de trêves officieuses, entre les factions islamistes modérées et les hommes clés du régime (cas du Maroc). Quant à la Tunisie, elle opte, pour l’instant, pour la manière forte.

  • Dans le cas algérien, il s’agit d’un terrorisme structurel, mais décroissant, produit d’un parcours accidentel. Le processus des violences est engagé dans une guérilla d’usure visant à déstabiliser le pouvoir en place, quitte à ruiner l’économie nationale. Ce cas précis n’a pas pour but d’améliorer quoi que ce soit, mais vise à évacuer le système en place pour imposer sa vision idéologique de la société et de l’économie; une vision de gouvernance rétrograde, de surcroît floue : elle semble se situer à mi-chemin entre une idéologie du parti unique et une théocratie à l’Iranienne dans le meilleur des cas. Au pire, le modèle afghan des Talibans, version améliorée, sera tenté.

48C’est dans un tel contexte que les acteurs de l’islam politique se positionnent sans véritable projet de développement social et économique pour occuper du terrain. Ils ont la conviction d’avoir raison, de détenir la vérité, toute la vérité et rien que leur vérité. En conséquence, ils n’hésitent point à brandir un plan directif de nivellement normatif par (et de) l’islam et, partant, de l’« Umma islamia », nation islamique (Burgat, 1988 : 41), un projet qui n’a pas abouti par le passé à cause du parti unique (communisme) et de la pensée unique (capitalisme).

49À l’évidence, le Maghreb est confronté à un marasme économique doublé d’un malaise social, où les causes et les conséquences du mal ont fusionné et tendent vers l’explosion pour cause d’absence de renouveau socio-politique rassurant. Car « des pouvoirs sans partage » (Balta 1991 : 357) ont longtemps veillé à protéger de la démocratie en bouchant, en guise de remparts, les horizons y compris ceux qui s’ouvrent sur l’avenir.

50Aujourd’hui, le Maghreb est dans l’impasse et doit choisir entre la démocratie et le chaos.

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Bibliography

Arkoun, Mohammed (1991), « De l’islam à l’islamisme, de la religion à l’idéologie », dans Camille et Yves Lacoste (dir.), L’état du Maghreb, édition la Découverte, p. 369-374.

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Notes

1 La part du Maroc, dans le marché mondial du textile estimé à 159 milliards de dollars en 2002, n’est que de 1 %. Le marché européen absorbe 90 % du textile marocain.

2 L’attentat contre l’hôtel Asni à Marrakech en 1994, perpétré par des Français d’origine algérienne, avait fait deux morts (deux touristes espagnols) et avait entraîné la fermeture des frontières et l’imposition des visas aux ressortissants des deux pays.

3 Les attentats de Djerba ont fait 16 morts, dont 12 touristes, et ceux de Casablanca, 43 morts, 38 marocains et 5 résidents étrangers au Maroc.

4 Attentats attribués à Al-Qaïda; ils ont discrédité les islamistes maghrébins qui les ont d’ailleurs condamnés avec véhémence. En plus, les violences du Moyen et du Proche-Orient ont dominé la scène internationale, reléguant au second plan la situation au Maghreb.

5 « Nous tenons à souligner l’importance de la renaissance islamique au Maroc qui a fait preuve d’une grande maturité et a enregistré un équilibre satisfaisant en prenant racine dans le tissu social. » D’après Tayeb Moubarak, chercheur algérien (2004 : 8).

6 Le premier président de la Tunisie issu de la lutte pour l’indépendance a porté jusqu’à sa mort le titre de « Al Moujahid al Akbar » (combattant suprême). Pour rappel, le mot Moujahid dérive du « Jihad ».

7 La théorie du complot est sur toutes les bouches, actuellement, dans le monde arabe.

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List of illustrations

Title Tableau 1 : Aspects géographiques et socio-économique de l’Union arabe du Maghreb (UMA)
Credits Source : L’état du monde 2003, Paris : La Découverte, p. 104
URL http://journals.openedition.org/teoros/docannexe/image/3124/img-1.png
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Title Illustration 1 : La troupe Taskiouine, Festival de Marrakeck (Maroc)
Credits Photo : Tourisme-marocain.com
URL http://journals.openedition.org/teoros/docannexe/image/3124/img-2.jpg
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Title Tableau 2 : Le tourisme su Maroc et en Tunisie de 1998 à 2001
Caption Note : La durée moyenne de séjour ne prend pas en considération les RME (Résidents marocains à l’étranger) qui reviennent dans leur famille.
Credits Source : Ministère du tourisme du Maroc et de la Tunisie
URL http://journals.openedition.org/teoros/docannexe/image/3124/img-3.jpg
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Title Illustration 2 : Femmes en hak, Essaouira (Maroc)
Credits Photo : Tourisme-marocain.com
URL http://journals.openedition.org/teoros/docannexe/image/3124/img-4.jpg
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Title Illustration 3 : Le port d’Essaouira (Maroc)
Credits Photo : Tourisme-marocain.com
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References

Bibliographical reference

Mimoun Hillali, Risque politique et tourisme au MaghrebTéoros, 23-1 | 2004, 37-43.

Electronic reference

Mimoun Hillali, Risque politique et tourisme au MaghrebTéoros [Online], 23-1 | 2004, Online since 20 November 2017, connection on 20 May 2025. URL: http://journals.openedition.org/teoros/3124

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