Ce dossier propose d’explorer les rapports entre le champ de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) et les technologies numériques. Comment l’appropriation des technologies numériques transforme-t-elle le champ de l’ESS ? Dans quelle mesure les technologies numériques permettent-elles aux acteurs de l’ESS d’atteindre leurs objectifs, notamment en matière de transformation écologique juste, de démocratisation de l’économie, de production et diffusion d’innovations sociales, et de changement systémique ?

Technologie générique (Jovanovic & Rousseau 2005) et donc omniprésente, le numérique joue un rôle clé dans la poursuite de la « grande accélération » conduisant l’humanité à dépasser plusieurs limites planétaires (Creutzig et al. 2022, Steffen et al. 2011, Rosa 2010). Pour autant, les outils numériques apparaissent parfois comme un réservoir de potentialités pour une transformation soutenable (Desbois et al. 2010), y compris pour faire advenir, à travers l’ESS, une société de post-croissance (Cassiers et al. 2018 ; Defalvard 2023). Les organisations de l’ESS se sont en effet développées dès le XIX^e siècle pour offrir des alternatives aux entreprises capitalistes et représentent un important vivier d’innovations sociales (Richez-Battesti & Bidet 2024 ; Bouchard et al. 2015). Aujourd’hui, celles-ci font un usage croissant des technologies numériques, mais il reste à savoir dans quelle mesure ces outils leur permettent d’atteindre leurs objectifs.

Dans cet appel, nous nous focalisons sur les technologies numériques, qui peuvent être des interfaces, équipements (terminaux, infrastructures, …), logiciels, ou services numériques. La nature du changement sociétal qui nous intéresse relève de la transformation vers la soutenabilité (Mazé & Ragueneau 2022), impliquant un changement systémique pour une transition écologique juste et la levée des obstacles à cette transition (Abson et al. 2017, Raworth 2017, Rockstrom et al. 2009, Richardson et al. 2023, IPCC 2023, Bansard et al. 2023). Quant à l’ESS, depuis 2014 elle est définie dans le droit français comme un « mode d’entreprendre et de développement adapté à tous les domaines de l’activité humaine » (Loi n°2014_856 du 31/07/2014). Elle réunit des organisations se donnant au moins un autre but que celui du partage des bénéfices. Celles-ci reposent sur une gouvernance se voulant démocratique et adoptent des modes de gestion destinés à pérenniser leurs activités développées. Institutionnellement, l’« ESS » regroupe ainsi les associations, coopératives, mutuelles, fondations et entreprises sociales.

Ces organisations sont souvent qualifiées d’hybrides car elles combinent projet socio-politique et activités économiques (Battilana 2018), et portent une attention particulière au choix et utilisation de leurs outils (Château-Terrisse 2015). Il est en effet crucial que ceux-ci permettent un développement de l’organisation dans ses dimensions socio-politique et économique, sans quoi ces organisations risquent une perte de sens (Ballon et al. 2024, Szostak et al. 2018, Rousseau 2007). Dans cet AAC, nous cherchons plus particulièrement à comprendre les liens entre organisations de l’ESS et technologies numériques.

Dans leur rapport publié en 2019, France Active et l’Institut d’Administration des Entreprises de Paris identifient trois grandes catégories d’acteurs de l’ESS en fonction de leurs rapports au numérique : (1) les organisations de petite taille qui par manque de moyens et/ou par réticence culturelle emploient uniquement des outils numériques basiques ; (2) les organisations, souvent de taille plus importante, faisant usage des dernières innovations numériques ; et (3) les organisations construisant elles-mêmes des innovations technologiques à finalité sociétale.

Si les auteurs soulignent les nombreux bénéfices du numérique pour l’ESS, tels que le renforcement de la relation avec les bénéficiaires, le renouvellement des processus internes ou encore les gains d’efficacité, le numérique se diffuse de façon très hétérogène dans l’ESS. Les outils numériques cristallisent, dans leur conception et dans leur utilisation, les nombreuses tensions traversant l’ESS : communauté/individualité, hiérarchie/démocratie, alternative/mainstream, économique/social (Audebrand 2017). Voilà pourquoi il est probablement nécessaire, et bienvenu dans le cadre de ce dossier, de replacer l’évolution des organisations de l’ESS dans l’histoire du mouvement associatif (Hély 2009).

L’analyse des rapports au numérique des organisations de l’ESS, notamment sous le prisme de ces tensions, apporterait des clés de compréhension complémentaires aux acteurs/actrices et chercheurs/chercheuses notamment en Sciences du numérique, Sciences de gestion, Sciences de l’information et de la communication, ou Sociologie des mondes associatifs et des organisations.

Liste de thèmes envisagés pour ce dossier :

- Usages et pratiques : le numérique est utilisé par toutes les grandes fonctions organisationnelles (planifier, organiser, diriger, contrôler (Robbins & Coulter 2021)), qu’en est-il dans les structures de l’ESS ? Comment les réseaux et métaorganisations de l’ESS mobilisent le numérique pour mieux atteindre leurs objectifs (e.g. les réseaux sociaux -Ozman & Gossart 2024a) ?

- Démocratisation des organisations via le numérique : repenser la gouvernance des organisations, décentraliser le pouvoir (Avelino et al. 2017), (re)donner voix au chapitre aux salarié.es/bénéficiaires dans les associations dans une dynamique d’empouvoirement, permettre aux parties-prenantes de participer plus activement à la vie des organisations, faciliter le partage d’informations entre les collectivités locales et les citoyen.ne.s, etc. Les enjeux de démocratisation sont au cœur du fonctionnement des organisations de l’ESS, cependant la vitalité démocratique tend à s’éroder notamment sous l’effet du temps et de la croissance des activités (Basterretxea et al. 2022). Dans quelle mesure les technologies numériques peuvent soutenir la démocratie des organisations de l’ESS ?

- Innovations sociales numériques (ISN) & ESS : Les ISN mettent les technologies numériques au service de la soutenabilité (Gossart et al. 2018, Dionisio et al. 2024). Quels sont les mécanismes de fonctionnement des ISN créées par les acteurs de l’ESS (Ozman & Gossart 2019, Smith & Raven 2012) ? Leurs secteurs d’application (santé, énergie, transport, alimentation, logement, catastrophes naturelles, migrations, handicap, participation citoyenne -Boulesnane et Bouzidi 2018) ? Quels écosystèmes responsables pour les ISN (Stahl 2022, Gossart & Srnec 2024) ? Quelles sont les spécificités des ISN de l’ESS (identités (Bonita et al. 2021), valeurs (Gebken et al. 2024), financements (Bocken & Short 2016, Logue & Grimes 2022), passage à l’échelle (Ozman & Gossart 2024b)) ?

- Fracture numérique & ESS : Parmi les effets délétères de l’adoption d’ISN par l’ESS (effets rebonds (Gossart 2015), technostress (Nastjuk et al. 2024), bulles informationnelles (Mercanti-Guérin 2021)), le numéro accueillera volontiers des contributions sur la fracture numérique (Plantard 2021) subie par les acteurs de l’ESS, et sur les limites de la digitalisation de ces acteurs.

- Communs numériques & ESS : Quel est l’état de l’art de cet objet de recherche récent (Clément-Fontaine et al. 2021, Desbois 2021) ? Le rôle du logiciel libre et des données ouvertes pourra être exploré. On pourra aussi s’interroger sur la propriété en construisant des communs numériques. La propriété et l’usage des données personnelles ont fait ces dernières années l’objet de règlementations notamment à l’échelle européenne, en parallèle des initiatives se multiplient afin de créer des communs numériques (Broca & Coriat 2015). L’objectif étant de gérer collectivement des ressources numériques afin d’éviter leur appropriation par un groupe restreint et d’assurer leur pérennité. Ces initiatives prennent des formes diverses et variées : coopératives de données, sciences citoyennes, etc. Les travaux de recherche analysant la constitution, le développement mais aussi les défis rencontrés par ces communs numériques sont les bienvenus.

CALENDRIER

30 avril 2025	Date limite de réception des propositions d’articles (2 pages).
5 mai 2025	Date limite de réponse aux autrices et auteurs (sinon au fil de l’eau).
1er juillet 2025	Date limite de remise des articles complets*.
30 septembre 2025	Envoi des commentaires des évaluateurs.
31 octobre 2025	Envoi des articles corrigés.
30 novembre 2025	Publication des articles en ligne.

* Les Consignes aux auteurs sont sur le site de la revue.

-

Vous pouvez envoyer vos propositions d’articles à aacesstn@gmail.com.

-

Bibliographie

Abson D., et al. (2017). Leverage points for sustainability transformation. Ambio, 46(1), 30-39.

Audebrand L. (2017). Expanding the scope of paradox scholarship on social enterprise: the case for (re) introducing worker cooperatives. M@n@gement 4: 368-393.

Avelino F., et al. (2017). Transformative social innovation and (dis)empowerment. Technological Forecasting and Social Change 145: 195-206.

Bansard J., et al. (2023). Summary of the Tenth Session of the Plenary of the IPBES. Earth Negotiations Bulletin 31(70).

Ballon J., Boudes M., Vézina M. (2024). Gérer et militer : penser l’articulation entre les outils de gestion du sens. Le cas de Coopaname (à paraître dans Gérer et Comprendre).

Basterretxea I., Cornforth C., Heras-Saizarbitoria I. (2022). Corporate Governance as a Key Aspect in the Failure of Worker Cooperatives. Economic and Industrial Democracy 43(1): 362‑87.

Battilana J. (2018). Cracking the organizational challenge of pursuing joint social and financial goals: Social enterprise as a laboratory to understand hybrid organizing. M@n@gement 21(4): 1278-1305.

Bocken N., Short S. (2016). Towards a sufficiency-driven business model: Experiences and opportunities. Environmental Innovation and Societal Transitions 18: 41-61.

Bonina C., López-Berzosa D., Scarlata M. (2021). Social, Commercial, or Both? An Exploratory Study of the Identity Orientation of Digital Social Innovations. Information Systems Journal 31(4): 695-716.

Bouchard M., Evers A., Fraisse L. (2015). Concevoir l’innovation sociale dans une perspective de transformation. Sociologies pratiques 2(31): 9-14.

Boulesnane S., Bouzidi L. (2018). Les Innovations Sociales Numériques dédiées à l’e-participation citoyenne : Quelle place pour la CivicTech ? Terminal 122, http://journals.openedition.org/terminal/2551.

Broca S., Coriat B. (2015). Le logiciel libre et les communs : Deux formes de résistance et d’alternative à l’exclusivisme propriétaire. Revue internationale de droit économique 3: 265‑84.

Cassiers I., Maréchal K., Méda D. (2018). Vers une société post-croissance : Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux. Editions de l’Aube.

Château-Terrisse P. (2015). Les rôles des outils de gestion dans les organisations de l’économie sociale et solidaire. Vie & sciences de l’entreprise 199(1): 49-61.

Clément-Fontaine M., Dulong de Rosnay M., Jullien N., Zimmermann J-.B. (2021). Communs numériques : Une nouvelle forme d’action collective ? Terminal 130, https://doi.org/10.4000/terminal.7509.

Creutzig F. et al. (2022). Digitalization and the Anthropocene. Annual Review of Environment and Resources 47(1): Article 1.

Defalvard H. (2023). La société du commun : Pour une écologie politique et culturelle des territoires. Éditions de l’Atelier.

Desbois D. (2021). Les Communs : Des jardins partagés à Wikipédia [recension du livre de Jean-Benoît Zimmerman, Éditions Libre & Solidaire, Paris, 2020, 211 p.], Terminal 129, https://doi.org/10.4000/terminal.7334.

Desbois D., Gossart C., Jullien N., Zimmermann J.-B. (2010). Le développement durable à l’épreuve des TIC. Terminal 106/107, https://journals.openedition.org/terminal/1793.

Dionisio M. et al. (2024). The Role of Digital Social Innovations to Address SDGs: A Systematic Review. Environment, Development and Sustainability 26(3): 5709-5734.

Gebken L., Schirmer I., Simon J., Drews P. (2024). Value-Sensitive Digital Social Innovations for Marginalized Individuals: Towards a Research Agenda. Academy of Management Proceedings 1: 16334.

Gossart C., Srnec C. (2024). Responsible innovation and digital platforms: The case of online food delivery. Journal of Innovation Economics & Management 1(43): 215‑246.

Gossart C., Ozman M. (2020). The dynamics of knowledge flows in online communities: The case of digital social innovation. Presentation given at the 36^th EGOS Colloquium.

Gossart C., Jullien N., Massé D., Özman M. (2018). Panorama des innovations sociales numériques. Terminal 122, https://doi.org/10.4000/terminal.2299.

Gossart C. (2015). Rebound Effects and ICT: A Review of the Literature. In L. Hilty, B. Aebischer (Eds), ICT Innovations for Sustainability, Springer, pp. 435-448.

Hély M. (2009). Les métamorphoses du monde associatif, Presses Universitaires de France.

IPCC (2023). Summary for Policymakers. In H. Lee, J. Romero (Eds.), Climate Change 2023: Synthesis Report.

Jovanovic B., Rousseau P. (2005). General Purpose Technologies. In A. Philippe, N. Steven (Eds), Handbook of Economic Growth, Elsevier, pp. 1181-1224.

Logue D., Grimes M. (2022). Platforms for the people: Enabling civic crowdfunding through the cultivation of institutional infrastructure. Strategic Management Journal 43(3): 663-693.

Mazé C., Ragueneau O. (2022). La solidarité écologique de la science à l’(in)action publique. VertigO (Hors-série 37, décembre), https://doi.org/10.4000/vertigo.38499.

Mercanti-Guérin M. (2021). La viralité d’un contenu est-elle climato-sceptique ? Une illustration par les bulles de filtre. Revue des Sciences de Gestion 309-310(3): 11‑20.

Nastjuk I. et al. (2024). Integrating and synthesising technostress research: A meta-analysis on technostress creators, outcomes, and IS usage contexts. European Journal of Information Systems 33(3): 361-382.

Özman M., Gossart C. (2024a). Interorganizational Network Portfolios and Social Media Adoption by Nonprofit Organizations. VOLUNTAS 35(2): 374‑85.

Ozman M., Gossart C. (2024b). Scaling in Social Enterprises: The Case of Digital Social Innovations. Management International 28(4): 55‑67.

Ozman M., Gossart C. (2019). Digital Social Innovation: Exploring an emerging field. SSRN Working Paper, https://ssrn.com/abstract=3434363.

Plantard P. (2021). La fracture numérique : mythe ou réalité ? Éducation Permanente 226(1): 99‑110.

Raworth K. (2017). Why it’s time for Doughnut Economics. IPPR Progressive Review 24(3): 216-222.

Richardson K. et al. (2023). Earth beyond six of nine planetary boundaries. Science Advances 9(37): eadh2458.

Richez-Battesti N., Bidet E. (2024). L’innovation sociale : Expérimenter et transformer à partir des territoires, Les Petits Matins.

Robbins S., Coulter M. (2021). Management. Global Edition #15, Pearson.

Rockstrom J., et al. (2009). A safe operating space for humanity. Nature 461(7263): Article 7263.

Rosa H. (2010). Accélération : une critique sociale du temps. Paris : La Découverte.

Rousseau F. (2007). L’organisation militante. Revue internationale de l’économie sociale 303: 44-66.

Smith A., Raven R. (2012). What is protective space? Reconsidering niches in transitions to sustainability. Research Policy 41(6): 1025‑1036.

Stahl B. (2022). Responsible innovation ecosystems: Ethical implications of the application of the ecosystem concept to artificial intelligence. International Journal of Information Management 62: 102441.

Steffen W., et al. (2011). The Anthropocene: From global change to planetary stewardship. Ambio 40(7): Article 7.

Szostak B., et al. (2018). La dynamique d’appropriation des outils de gestion dans le champ de l’ESS. Management & Avenir 100(2): 111-133.