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Dossier
III – Le patrimoine face aux évolutions numériques

Les archivistes face au numérique : une autonomie à reconstruire ?

The archivists in the digital age: Autonomy to rebuild?
Maëlle Moalic-Minnaert

Résumés

Cet article interroge les effets du numérique sur l’autonomie des archivistes. Il s’agit tant d’explorer la manière dont le numérique reconfigure l’autonomie individuelle des archivistes dans l’accomplissement de leurs missions que d’interroger les positionnements des archivistes dans leurs interactions avec les informaticiens. Le numérique affecte l’autonomie dans le travail des archivistes au niveau individuel de manière différenciée selon les positions socioprofessionnelles des individus considérés. L’autonomie de la profession archivistique se voit quant à elle affectée de manière nuancée ; si les outils numériques imposent une refonte des procédures de travail en dialogue avec d’autres secteurs professionnels, la réflexivité des archivistes sur ces échanges imposés participe également d’une réaffirmation de la profession.

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Texte intégral

  • 1 Gaïa, l’un des logiciels métier archivistiques initialement les plus utilisés a longtemps été le fa (...)
  • 2 Par exemple : Banat-Berger, F. (2010). « Les archives et la révolution numérique ». Le Débat, 158, (...)
  • 3 Dans le cadre de cette étude, le choix a été pris de porter l’attention non seulement sur les perso (...)
  • 4 La recherche a été menée en collaboration avec Pauline Seiller, Hélène Marche et Vassili Rivron. Le (...)

1Les réflexions des sciences sociales sur les archives et les archivistes sont rares. Les enjeux pluriels de démocratie des droits et des savoirs liés aux archives invitent pourtant à s’intéresser à « cette activité publique, juridique et scientifique » (Duclert, 2015 ; Coeuré et Duclert 2019) et à ceux qui l’exercent. À travers l’exploration de l’Association des Archivistes de France, D. Hamard (2020) retrace l’histoire récente du monde archivistique et relève les caractéristiques – notamment une définition partagée de son cœur de métier, de son mandat (ses missions) et de sa licence (son droit d’entrée) (Hughes, 1996 (1958)) – qui permettent de considérer une frange des professionnels des archives comme relevant d’une « profession » (Champy, 2009). Le groupe professionnel des archivistes a toutefois connu un certain nombre d’évolutions dans les années 1970 avec la fin du monopole de l’Ecole des Chartes dans la formation des archivistes et l’émergence du nouveau support d’information que constitue l’électronique. Suite aux enquêtes qu’elle mène dans des services d’archives au début des années 2010, A. Both (2010 ; 2017) a décrit un monde professionnel en cours de transformation sans toutefois faire de l’introduction du numérique un aspect central de son analyse. S. Coeuré et V. Duclert identifient pourtant le numérique comme « un tournant majeur du métier d’archiviste » (2020). Il convient de signaler que les services d’archives publics sont affectés par l’introduction du numérique d’une manière plurielle. Les archives papiers peuvent être numérisées et les archivistes sont également amenés à prendre en charge un nouveau format d’archives contemporaines : les archives électroniques, produites par d’autres services de l’État et des collectivités territoriales dans le cadre de la « dématérialisation ». Ces professionnels sont par ailleurs, comme d’autres agents publics (Babinet, 2020 ; Pillon, 2015 ; Nonjon et Marrel, 2015) soumis à des logiques d’informatisation. Celles-ci constituent une modalité de mise en place du « Nouveau Management public » qui implique le déploiement de nouveaux outils et dispositifs de gestion dans les services publics. Au sein des services d’archives, on relève notamment la mise en place de logiciels métier dédiés : Mnesys, Ligeo, Arkheia (Médar, 2016)1. Les logiciels métier deviennent le support du traitement archivistique dans ses différentes phases : collecte, classement, conservation, communication. Depuis les années 1970, les évolutions en lien avec le numérique occupent une place centrale dans la littérature professionnelle archivistique2. Ces introspections en lien avec l’enjeu numérique expliquent vraisemblablement la sollicitation dont une équipe de sociologues localisée à l’Université de Caen est l’objet en 2021 ; le projet de recherche auquel je participe de janvier 2022 à juin 2023 est cofinancé par le ministère de la Culture et le service interministériel des Archives ; il vise à explorer les reconfigurations des métiers des archives3 à l’ère du numérique4. Dans le cadre de cette étude, le choix a été fait de porter l’attention tant sur les mutations de l’activité que sur les transformations du groupe professionnel. L’analyse exploratoire de la littérature professionnelle donne à voir combien l’émergence du numérique conduit, selon les archivistes, à des logiques accrues de coconstruction avec d’autres segments professionnels. Alors que la littérature a largement montré l’influence des technologies numériques sur les processus de travail (Boboc et Benedetto-Meyer, 2020) et a mis en lumière combien le numérique renouvelle les enjeux autour de la gouvernance des données (Babinet, 2020), il apparaît opportun de prendre en charge ce questionnement indigène. Celui-ci invite à une réflexion sur la redéfinition des responsabilités autour de la prise en charge des archives. Se pourrait-il que la « gouvernance de l’information » archivistique entendue comme le « cadre de responsabilité précisant les principes et règles de base, la structure de direction et les modalités de gestion de l’information [Lequel] précise les comportements attendus pour la création, le stockage, l’évaluation, la disposition, l’utilisation et le partage de l’information » (Maurel, Dufour, Zwarich, 2016) soit transformée de manière substantielle ? Cette redéfinition pourrait concerner le traitement des archives au sein des services avec une réécriture des procédures professionnelles ; elle viendrait également questionner le monopole de la profession archivistique dans la prise en charge des documents d’archives et des informations qui leur sont liées. Le numérique ne vient-il pas, en effet, élargir « le spectre des compétences requises pour la gouvernance de l’information » (Ibid.) archivistique ? Ce questionnement fait écho à des réflexions sociologiques qui donnent à voir la capacité des informaticiens à imposer des modes d’organisation du travail à d’autres segments professionnels (Berrebi-Hoffman, 2012 ; Rousseau et Ruffier, 2014). La sociologie du travail montre combien les outils relevant du « nouveau management public » auxquels peuvent être associés les logiciels métier sont pensés dans une logique de responsabilisation des agents (Pierru, 2007 ; Bezès, 2009) ; d’autres travaux donnent à voir combien ils participent d’une dépossession des agents de l’exercice de leurs missions (Dujarier, 2015 ; Xing-Bongioanni, 2020). La littérature scientifique qui resserre la focale sur l’introduction d’outils numériques montre les ambivalences entre développement de l’autonomie et contrôle renforcé (Gollac et Kramarz, 2000 ; Benedetto-Meyer et Boboc, 2020). Ainsi, si le numérique est analysé comme offrant une rationalisation du travail (Boullier, 2016), il est aussi souvent associé à des logiques de « segmentation du travail » (Muñoz, 2015), de standardisation et d’automatisation qui laissent peu de place à l’autonomie dans le travail. Le « passage d’un travail multidimensionnel à un travail technique » est communément mis en lumière suite à l’introduction de nouveaux outils en particulier dans les fractions dominées du salariat (Xing-Bongioanni, art. cit. ; Borelle, C., Pharabod, A. et Peugeot, V., 2022).

  • 5 En France, dans la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière, les emplois sont classés (...)

2J’entends donc explorer la manière dont le numérique façonne les responsabilités des agents vis-à-vis des archives et l’autonomie des archivistes entendue comme « la capacité d’un sujet [individuel et collectif] de déterminer librement les règles d’action auxquelles il se soumet, de fixer, à l’intérieur de son espace d’action, les modalités précises de son activité, sans qu’un extérieur ne lui impose ses normes » (Chatzis, 1999). La double perspective d’exploration à l’échelle du groupe et du collectif de travail apparaît d’autant plus stimulante que la littérature documente tant l’attachement des archivistes à s’affranchir de toute tutelle (Hamard, 2020) qu’elle explore l’attachement des agents des Archives à faire de la mise en œuvre de leurs missions des « affaires personnelles » donnant ainsi à voir l’autonomie dans le travail dont jouissent les archivistes (Both, 2010, 2017). Appréhender les archivistes au sens large en y incluant les agents de catégorie C5 nous apparaît heuristique à plusieurs égards ; cela permet tout d’abord de venir prolonger les études, nombreuses, qui ont étudié les effets du numérique sur les catégories subalternes du salariat tout en interrogeant simultanément les impacts sur des travailleurs de la connaissance, démarche moins fréquente. Au-delà d’une réflexion sur le travail archivistique et le groupe professionnel que constituent les archivistes, cela invite également à une réflexion sur la redéfinition de la « gouvernance de l’information » archivistique dans un contexte d’innovation technologique.

  • 6 Chaque AD constitue un service relevant d’une collectivité départementale.
  • 7 Cette analyse documentaire a été menée par Armand Bourdon dans le cadre d’un stage mené au CERREV a (...)

3La réflexion a été menée dans le cadre d’une enquête de terrain mise en œuvre en 2022. Une démarche d’immersion ethnographique a été conduite au sein d’un service d’archives départementales6 (AD) et des observations ponctuelles ont pu être menées dans trois autres services d’archives départementales. Les différentes phases du travail archivistique ont ainsi pu être observées in situ dans plusieurs espaces du travail (laboratoires de numérisation, salle de lecture, espaces de tri, bureaux, etc.) et auprès d’équipes prenant en charge différents fonds (contemporains, anciens etc.). Quarante-cinq entretiens semi-directifs ont été menés. Trente agents du terrain d’enquête principal et quinze exerçant dans d’autres services ont ainsi été interrogés. La presse professionnelle archivistique a été explorée dans le cadre d’une analyse documentaire7.

4L’analyse des matériaux de terrain permet à la fois d’explorer la manière dont le numérique affecte le rapport individualisé des archivistes aux documents d’archives et aux informations contenues en leur sein et la façon dont le numérique redéfinit le rapport des archivistes avec d’autres univers professionnels. Il s’agira donc dans un premier temps d’analyser l’autonomie dans le travail des archivistes au niveau individuel à l’ère du numérique, d’identifier des nuances et des facteurs explicatifs (1). Les nouvelles compétences requises en matière de gouvernance de l’information archivistique font émerger des logiques de coconstruction avec d’autres secteurs professionnels. Nous explorerons donc les reconfigurations de l’autonomie de la profession et la réflexivité des archivistes sur ces échanges. (2).

Vers la fin du travail archivistique pensé comme une « affaire personnelle » : une autonomie dans le travail reconfigurée

5Les travaux menés sur les services d’archives avant les années 2010 tendent à montrer l’autonomie professionnelle dont bénéficiaient traditionnellement les archivistes (Both, op.cit) ; l’ensemble des agents y disposaient d’un haut niveau de responsabilité dans la prise en charge des documents d’archives et des informations contenues en leur sein. Les logiciels métier archivistiques auxquels sont désormais confrontés les archivistes relèvent de « dispositifs de procédés » – (Dujarier, 2015) ; introduits dans une logique de néomanagement, ces outils sont réputés participer d’un encadrement accru du travail (Ibid). Qu’il soit ou non repéré comme une modalité du nouveau management public, le numérique au travail est tantôt identifié comme une source d’émancipation des salariés (Bobillier-Chaumon, 2003) au moins dans certaines conditions (Plantard, 2021), tantôt associé à un sentiment de dépossession du travail et des capacités d’agir. Le numérique est alors perçu comme réduisant les marges de manœuvre des travailleurs et leurs savoir-faire (Muñoz, 2015 ; Xing-Bongioanni, 2020). Comment l’autonomie au travail des agents des archives est-elle reconfigurée dans un contexte de développement de divers outils numériques ? Mettant à distance tout déterminisme technologique (Benedetto-Meyer, et Boboc, 2021), il ne s’agit pas d’envisager que le numérique impose une nouvelle organisation du travail impliquant une autonomie amoindrie des agents, mais bien de réfléchir à la manière dont les choix managériaux en lien avec le numérique questionnent cette autonomie.

  • 8 Les principaux logiciels utilisés dans les services d’archives départementales sont Mnesys, Ligeo, (...)

6La dimension expressive du travail archivistique se voit interrogée par l’introduction des logiciels métier. Composés de différents modules qui reprennent les grandes étapes de la chaîne de traitement archivistique, les logiciels métier mobilisés8 balisent le chemin à emprunter par les archivistes de par la standardisation des procédures qui lui est liée (1.1). La dépossession des agents de leur travail liée à la « visibilité généralisée » (Durand, 2004) rendue possible par les logiciels métier doit être nuancée (1.2). Le phénomène de dépendance aux autres agents, lié à la technicité des outils numériques apparaît très étroitement liée aux positionnements socioprofessionnels (1.3).

Un travail encadré par les logiciels métier : des marges de manœuvre limitées

7Par certains aspects, les outils numériques viennent renforcer les marges de manœuvre dont bénéficient traditionnellement des agents des archives dans l’organisation de leur travail. Ainsi, l’introduction des logiciels métier permet à chaque agent des archives de mener son travail dans un espace individuel plutôt que dans une salle de tri collective. Cette nouvelle configuration participe à octroyer aux agents des marges de manœuvre dans l’organisation du travail de tri et de classement : « J’ai ma grande table à moi, je fais mes piles [de documents], là je vais laisser ça comme ça et je recommencerai demain » (Leslie, agente archiviste, catégorie C, archives privées). Les archivistes conservent une grande latitude dans l’organisation de leur temps de travail et dans le traitement des documents. Ces démarches demeurent assez faiblement encadrées. Le travail d’élaboration des inventaires et instruments de recherche se voit davantage contraint par le logiciel métier. Les récits des archivistes laissent entrevoir la latitude dont ils et elles bénéficiaient dans la mise en œuvre de cette mission avant que l’usage des logiciels métier ne soit généralisé au sein des services. À titre d’exemple, les logiciels bureautiques mobilisés pour mener à bien le travail d’inventaire et de description des fonds étaient divers : Word, Excel... Chaque archiviste élaborait ainsi le plan de description du fonds pris en charge. L’exploration des instruments de recherche laisse entrevoir des variations très fortes en termes de longueur ainsi que dans leur conception. Certains archivistes développaient la description du contexte historique quand d’autres privilégiaient la description matérielle du fonds. Une directrice d’archives départementales signale ainsi :

  • 9 Afin de préserver l’anonymat des enquêtés, les noms ont été systématiquement modifiés. Les intitulé (...)

« On peut dire qu’il y avait autant de manières de faire un inventaire que d’archivistes ; quand j’ouvre un ancien instrument de recherche, j’arrive à savoir quel agent l’a élaboré ». [Aude, 43 ans, membre d’une équipe de direction]9

  • 10 Circulaire portant instruction sur le classement et la cotation des archives dans les services d’ar (...)

8En ce sens, le travail des agents des archives semblait davantage s’apparenter à celui d’un artisan qu’à celui d’un ouvrier dont les tâches seraient prédéfinies. La latitude laissée aux agents aurait été à l’origine de décalages vis-à-vis des normes édictées au niveau national ─ notamment la circulaire Archives Départementales de 199810 ─ et international ─ la Norme ISAD G. Le logiciel métier est un instrument parmi d’autres mobilisé pour normaliser les pratiques archivistiques. Dans un service, un « chargé de mission normalisation » est embauché. Ce dernier a pour mission « de tracer un chemin bien bordé et que tout le monde suive le mouvement » [Aude, directrice d’un service d’archives, 43 ans]. Les logiciels métier des services d’archives s’imbriquent donc dans des logiques visant l’harmonisation du travail avec des normes pré-établies difficilement discutables (Borraz, 2005). On ne peut donc pas parler de déterminisme technique. Le logiciel métier est la matérialisation d’une nouvelle conception du travail archivistique dans laquelle prévaut un certain nombre de normes. La prise en charge au quotidien des archives ne relève plus d’un travail quotidien individuel de (re)définition au fil de l’eau des procédures de travail. À l’heure d’élaborer un instrument de recherche, il est en effet attendu désormais des agents qu’ils remplissent des champs descripteurs dans un ordre prédéfini en respectant des normes très précises. Si les professionnels des archives signalent dans leur grande majorité le caractère « pratique » des logiciels métier dans la rédaction des inventaires et des instruments de recherche, ils sont aussi nombreux à regretter le déclin de l’exercice d’une gouvernance partagée des enjeux relatifs aux archives et à pointer les contraintes normatives qui pèsent désormais sur l’exercice de leurs missions :

« Pour moi qui suis historien, c’était vraiment un plus de pouvoir approfondir les recherches sur le fonds d’archives. Évidemment, je pourrais continuer à le faire mais après, il faut que je résume cela en deux lignes dans le formulaire… » (Pierre, Assistant archiviste, catégorie B, 40 ans)

9Le logiciel métier est ainsi perçu comme un frein à l’expression de leurs compétences. Leurs marges de manœuvre sont plus limitées que par le passé et leur créativité se voit, de fait, entravée. Le logiciel métier archivistique standardise la procédure de construction d’un inventaire. Au quotidien, la prise de décisions des agents vis-à-vis des fonds traités se voit amoindrie. Conformément à ce qui est communément repéré suite à l’introduction de nouveaux outils de gestion (Xing-Bongioanni, 2020), des agents des services d’archives signalent une moindre satisfaction trouvée dans le travail du fait de la guidance imposée à leurs gestes professionnels par les outils numériques. Toutefois, ils ne se représentent pas à l’instar d’autres professionnels impactés par l’introduction d’outils numériques comme des « robots » (Gaborieau, 2012). Cette ambivalence dans la représentation qu’ils se font des effets du numérique sur leur autonomie tient notamment du fait que ce n’est pas l’ensemble du travail archivistique qui se voit encadré par le logiciel métier. Ainsi, la construction de l’inventaire via le logiciel métier se fait concomitamment à des démarches de tri des documents, de conditionnement et de réflexion intellectuelle. Si le produit fini du travail – l’instrument de recherche – est standardisé, l’agent conserve une latitude dans l’organisation des démarches lui permettant d’aboutir à ce résultat final.

Les logiciels métier : « visibilité généralisée » du travail et collectivisation limitée du travail archivistique

10Les logiciels métier ne transforment pas seulement le travail en standardisant les gestes professionnels ; ils réorganisent également les chaînes de travail et les interactions entre agents. La dépossession des agents de leur travail est parfois liée à des phénomènes de parcellisation du travail induits par la mise en place de logiciels métier sur lesquels l’organisation du travail est calquée (Muñoz, 2015). J.-P. Durand signale quant à lui que les logiciels métier en favorisant la collaboration au sein des services peuvent participer d’une « dépendance des uns des autres » et d’une « mise en convergence contrôlée des activités individuelles » (Durand, 2009).

  • 11 La mise à l’écart d’une frange des agents des procédures de définitions des paramétrages du logicie (...)

11De manière générale, au sein des services d’archives, on repère le maintien d’un fonctionnement « par portefeuille » : chaque fonds reste placé sous la responsabilité d’un agent qui est en charge de son traitement depuis sa collecte jusqu’à sa mise en ligne ou du moins pour plusieurs étapes (tri et conditionnement, collecte et réalisation de l’inventaire…). Toutefois, les logiciels métier archivistiques viennent façonner l’organisation globale du travail. Ces logiciels ne sont pas seulement des outils d’assistance à disposition de chaque archiviste ; ils rendent possible le partage des informations à l’échelle d’un service d’archives. En ce sens, ils s’apparentent aux groupwares qui facilitent un décloisonnement des activités et des individus au sein d’un collectif (Bobillier-Chaumon, 2003 ; Benedetto Meyer et Boboc, 2021). Le logiciel métier offre aux agents des archives la possibilité d’avoir une vue d’ensemble sur le traitement archivistique. Ils peuvent ainsi suivre le devenir des fonds d’archives traités ; ils peuvent également accéder à l’ensemble des fonds en cours de traitement ou traités par le passé par d’autres agents au sein du service. Cette « visibilité généralisée » n’est pas sans susciter ponctuellement le sentiment d’être en permanence contrôlés. Elle semble également remettre en cause le lien privilégié entretenu par les archivistes avec leur fonds : « Normalement, tu travailles pendant des semaines sur ton fonds et à la fin, les autres le voient » (Pascale, Agente archiviste, catégorie C, archives anciennes, 59 ans). Le sentiment de dépossession est d’autant plus marqué que le logiciel métier offre également la possibilité d’une intervention simultanée ou asynchrone sur un fonds d’archives en cours de traitement ou déjà traité. Il est ainsi possible de « poursuivre un inventaire commencé par un autre agent », de « reprendre un instrument de recherche », ou de « repasser derrière un collègue » pour reprendre une indexation. Chaque agent perd le contrôle sur le devenir de son travail puisque celui-ci peut être retouché à l’infini. Le logiciel métier participe à faire du traitement archivistique une activité collective conformément à la tendance qui voit émerger de nouveaux modes de management invitant à une plus grande transversalité (Dayan et al., 2008). Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, en collectivisant le travail, le logiciel métier remet en cause le lien particulier qui unit traditionnellement l’archiviste à un fonds d’archives, à l’inventaire qui s’y rapporte. En ce sens, le logiciel métier contribue à une dépossession précoce des agents de l’objet de leur travail. Il semble toutefois que les usages faits de cette fonctionnalité du logiciel métier s’inscrivent dans le prolongement des pratiques antérieures ; les interventions sont marginales. Si la « visibilité généralisée » permise par le logiciel métier, ne joue qu’un rôle limité dans un contrôle accru du travail, elle n’est pas non plus mise au service d’un élargissement de la gouvernance du traitement archivistique. Malgré la possibilité d’un partage des informations archivistiques par l’ensemble des agents du service, les instances visant à envisager des modifications de paramétrage du logiciel métier et donc des procédures de travail ne réunissent qu’une frange limitée des agents11.

Technicité des outils numériques et inégalité de l’accès à l’autonomie dans la réalisation du travail

12Si les outils numériques exacerbent une interdépendance des agents, le risque d’une remise en cause de l’autonomie des professionnels dans l’exercice de leurs missions apparaît moins lié à la visibilité généralisée qu’il relève de la technicité du métier imposée par les outils numériques. Des études en sociologie du travail montrent « l’inégale distribution des capacités d’agir autonome » qui accompagne les changements technico-organisationnels dans les sphères professionnelles (Lallement et Metzger, 2009). Sur les lieux de travail, la maîtrise de l’informatique est communément associée à la position occupée dans la structure ( Cézard, Gollac et Rougerie, 2000) et aux caractéristiques socioculturelles des salariés (Moatty, 2004). Au sein des services d’archives départementales qui regroupent des agents relevant de différentes catégories socioprofessionnelles, certains professionnels se sont appropriés les outils numériques dans un sens leur permettant de préserver leur autonomie ; les évolutions technologiques positionnent en revanche une frange des agents dans des situations de « dépendance » ou de « semi-autonomie » (Lallement et Metzger, 2009) vis-à-vis de leurs collègues dans l’usage de ces outils.

Dépendance et semi-autonomie dans l’usage des outils numériques pour une minorité d’archivistes

13Au sein des services d’archives, on peut trouver des agents dont l’autonomie dans la prise en charge des archives est remise en cause du fait des évolutions technologiques. Ainsi, quelques agents de catégorie C (agents archivistes) peinent à s’adapter au nouvel environnement organisationnel dans lequel le logiciel métier occupe une place centrale. Du fait de leur non-maîtrise de certaines fonctionnalités du logiciel métier, ces personnes doivent s’en remettre à d’autres collègues pour l’accomplissement de nombreuses tâches. L’incapacité de certains agents à procéder à la rétro-conversion de leurs inventaires dans la base de données du logiciel métier les dépossède de la finalisation de leur travail :

« Du coup comment ça se passe quand tu as fini ton inventaire sur Excel pour le mettre sur *** (logiciel de traitement des archives) ?

Ben écoute, dans ce cas-là, je préviens Alain que j’ai fini et puis quand il aura le temps, il s’en occupera » (Maude, agente archiviste, archives contemporaines, catégorie C, 47 ans).

14Le recours des agents à des collègues pour permettre l’accomplissement de leurs tâches ne découle pas d’une procédure officielle actée par la hiérarchie. C’est plutôt un arrangement mis en place par les agents concernés, dans le contexte d’une communication horizontale. Ces professionnels n’en restent pas moins dépendants d’autres collègues qui, comme dans le cas exposé ci-dessus, occupent des positions similaires dans l’organigramme, mais disposent de compétences numériques plus importantes. Le numérique impose à certains salariés de s’appuyer plus qu’auparavant sur des collectifs de travail les plaçant de ce fait dans une situation de « semi-autonomie » (Lallement et Metzger, 2009). Cette situation ne semble toutefois pérenne que pour une minorité d’agents, essentiellement des agents de catégorie C en fin de carrière. Pour ces derniers, le numérique vient accentuer leur position dominée au sein de l’organisation, tandis que pour d’autres il s’accompagne d’une « montée en compétences » valorisée.

Des trajectoires d’autonomisation permises par le contexte socio-organisationnel

15La plupart des agents des archives apparaissent autonomes dans leurs usages quotidiens des outils numériques. Ils maîtrisent en effet les principales fonctions des logiciels métier du fait d’un apprentissage sur le tas ou mené dans le cadre de formations dédiées. Conformément à ce qui est communément observé dans les entreprises (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019 ; 2021) les équipes encadrantes œuvrent en ce sens en accompagnant l’appropriation des outils et en favorisant la participation à des formations :

« Ça ne faisait pas deux semaines que j’étais là que direct Claire m’a inscrite à une formation logiciel métier » [Carole, agente archiviste en archives privées, catégorie C, 56 ans].

16Du fait de ces dynamiques d’apprentissage, pour ces agents, le travail de « classement », comme celui de recherche visant à répondre aux demandes du public, demeurent bien des « affaires personnelles » (Both, op.cit). L’accompagnement proposé permet pour la plupart des agents des archives le maintien de leur statut et de l’autonomie qui lui est liée.

Des archivistes spécialistes du numérique acteurs du changement technico organisationnel

17Au sein des services d’archives départementales, les agents spécialistes de l’archivage électronique ou de l’administration du logiciel métier (chargés de mission numérique) sont pleinement indépendants en interne dans leurs usages quotidiens des outils numériques. Ceux-ci ne sont pas seulement maniés avec aisance, ils sont également le support de nouvelles expérimentations. En d’autres termes, les nouveaux outils sont appropriés et réinvestis. Envisager de nouveaux usages des outils numériques, leur dépassement ou leur ajustement est au cœur de leurs activités :

« Voilà avec Cassandra [attachée de conservation en charge des archives numérique] on se fait des petites bidouilles, on essaie de trouver des petites astuces… » [Thibault, chargé de mission numérique, catégorie A, 37 ans].

18Les outils numériques sont appréhendés comme un moyen d’aller plus loin dans la réflexion archivistique. Cette configuration concerne essentiellement des agents de catégorie A.

19On voit donc que l’autonomie des agents des archives est travaillée par la technicité des outils numériques de manière contrastée. La socialisation antérieure des professionnels aux enjeux numériques joue un rôle fondamental dans le maintien d’une autonomie dans un contexte de changement technologique. On retrouve ici l’idée d’outils numériques comme sources de nouvelles opportunités pour les agents les plus dotés dans l’espace social quand ils sont davantage subis par les agents subalternes (Flichy, 2017). Il apparaît, en outre, que les conditions environnementales, et notamment l’organisation d’un accès à la formation, favorisent le maintien d’une autonomie au travail.

20Les travaux scientifiques sur l’évolution de l’autonomie au travail durant les dernières décennies indiquent des résultats contrastés. Les services d’archives ne font pas exception à la règle. En ce qu’ils incarnent matériellement et rendent possibles des logiques d’automatisation, de standardisation et de collectivisation des processus de prise en charge des archives, les logiciels métier mobilisés en leurs seins remettent en cause les marges de manœuvre des agents des archives. Assez classiquement, l’exercice dépendant de l’activité professionnelle apparaît renforcé pour les agents qui ne disposent pas des compétences requises en lien avec les outils numériques. L’enquête révèle toutefois combien l’investissement dans la formation des agents aux pratiques numériques permet d’infléchir la tendance.

Numérique et remise en cause de l’autonomie d’un groupe professionnel ?

  • 12 Naud G., Surcouf J., « L'informatique aux Archives : faits, tendances, questions. Une enquête de l' (...)

21La littérature montre combien l’introduction d’outils numériques dans les espaces de travail transforme non seulement les relations entre agents, mais signale également l’émergence d’interactions avec d’autres univers professionnels notamment les informaticiens (Dupuy, 2013 ; Roland, 2017). Il nous importe d’explorer en quel sens, à l’échelle des services d’archives, le renouvellement des interactions liées à l’utilisation du logiciel métier et à l’archivage électronique reconfigure l’autonomie et la reconnaissance de la profession. Les archivistes constituent un groupe professionnel ancien et établi dans l’espace des professions et qui bénéficie d’une socialisation professionnelle structurée. L’École des Chartes a longtemps eu le monopole de la formation des conservateurs du patrimoine. Le caractère établi de la profession archivistique tient aussi de l’existence de l’Association des Archivistes de France (AAF), une association professionnelle créée en 1904 dans la perspective de défendre les intérêts de la profession. Toujours en activité aujourd’hui, son travail de légitimation de la profession archivistique s’incarne dans une offre de formation, dans le maintien de relations plus ou moins formelles avec les services ministériels et dans des publications professionnelles (La Gazette des archives, Archivistes !) dans lesquelles la doctrine archivistique est défendue (Hamard, 2020). Par le biais de ces organes, la profession s’est précocement alarmée des potentiels effets de l’informatisation sur sa capacité à définir ses normes et ses procédures de travail. Dans un rapport issu d’une enquête de l’Association des Archivistes de France réalisée en 1984 et publié dans La Gazette des archives12, la crainte de voir les informaticiens occuper une place prépondérante dans la définition des procédures de travail est clairement exprimée. La sociologie ayant documenté la capacité des informaticiens à imposer des modes d’organisation du travail (Berrebi-Hoffmann, 2012 ; Rousseau et Ruffier, 2014), il apparaît opportun de questionner l’autonomie professionnelle des archivistes. Dans quelle mesure les archivistes demeurent-t-ils, à l’ère numérique, une profession entendue comme un groupe professionnel capable de garder la mainmise sur la définition de ses missions (« mandat ») et des droits d’entrée « licence » (Hughes, 1996 (1958)) ?

22L’enquête révèle l’émergence de dynamiques de coconstruction avec les informaticiens et les programmeurs des procédures de prise en charge des archives papiers et électroniques. (2.1). Dans ce contexte, l’informatisation des services d’archives et la prise en charge d’archives numériques semble toutefois au fondement d’une réaffirmation de la profession archivistique (2.2)

Des procédures de traitement archivistique négociées avec les informaticiens et les programmeurs

23Conformément à ce qui a pu être observé dans d’autres univers professionnels suite à l’introduction d’outils informatiques, la prise en charge informatique des archives papier et numériques (logiciel métier, logiciel de gestion des archives numérique, système d’archivage électronique) requiert un dialogue important des archivistes avec d’autres services et les secteurs professionnels qui leur sont liés : les services informatiques (DSI) des collectivités et les prestataires développeurs des outils numériques. Les représentations officielles de la relation entre les archivistes et les informaticiens tendent à renvoyer une image idéale d’archivistes qui seraient « maîtres d’ouvrage » à côté des informaticiens auxquels reviendrait un « rôle de maître-d’œuvre ». L’enquête de terrain montre la difficulté pour les archivistes de garder un rôle décisif dans les procédures de conception des logiciels et d’administration de ces derniers.

24À l’heure des choix en termes d’équipements numériques, les services d’archives vont tout d’abord se rapprocher des services informatiques de leur collectivité territoriale d’appartenance : les Directions de Services Informatiques (DSI) des conseils départementaux. L’analyse des matériaux recueillis dit combien les échanges avec les DSI visant à la mise en place d’outils numériques s’apparentent moins à un recueil des besoins centré sur les besoins des utilisateurs (Bour, 2019) qu’à des négociations dans lesquelles les archivistes ne sont pas toujours en position dominante. La crainte de ne pas être entendus par les services informatiques se manifeste dans le choix qui est fait par les archivistes d’être accompagnés par un membre de l’équipe de direction lors des échanges avec la DSI « Moi j’y allais pas seule » (Annie, assistante archiviste, archives contemporaines, 55 ans). On repère ici l’anticipation d’une situation de domination technique défavorable à la prise en compte des demandes du service d’archives. Les archivistes signalent un certain nombre d’incompréhensions et de dissensions. Ainsi à l’heure d’équiper les services d’archives en système d’archivage électronique, les informaticiens des DSI vont avoir tendance à orienter les archivistes vers des outils susceptibles d’être utilisés par d’autres services de la collectivité plutôt que de privilégier des outils spécialement pensés pour la prise en charge des archives. La capacité des archivistes à faire entendre les besoins spécifiques des services d’archives est inégale. Elle est étroitement liée à la formation des chargés de mission numérique et e-archivistes (cf. infra). Dans certains cas, du fait de la légitimité des DSI en termes d’expertise informatique, les services d’archives vont s’accommoder de leurs recommandations. Le choix des outils de prise en charge des archives échappe de ce fait en partie aux professionnels des archives.

25La nécessité de négocier avec les informaticiens est également repérable dans la phase de conception et de paramétrage des logiciels. Au début des années 1980, les AD de la Seine et Marne vont faire le choix de développer leur propre logiciel de gestion des archives ; d’autres services d’AD vont progressivement s’associer dans le cadre d’un « club utilisateur ». La démarche qui vise notamment à développer un logiciel dans le respect des normes archivistiques et permet aux archivistes d’être en position de force dans le dialogue avec les informaticiens va progressivement être délaissée. Les services d’archives départementales enquêtés recourent désormais à des prestataires privés spécialisés dans la conception des logiciels métier archivistiques ; ces derniers comptent toutefois très peu d’archivistes dans leurs rangs. Le recueil des besoins des archivistes et le suivi des demandes d’ajustements du logiciel sont pris en charge par des informaticiens. Une fois le logiciel mis en place, l’archiviste chargé de mission numérique des archives départementales peut envoyer des « tickets d’assistance » sur une plateforme dédiée. L’outil d’assistance en ligne sert aux archivistes à suggérer un affinage des fonctionnalités du logiciel, mais il n’autorise pas un véritable retour sur le cadrage ou sur le processus d’encodage mené en amont. L’insatisfaction exprimée par les archivistes à l’égard de certaines fonctionnalités du logiciel n’est pas sans rappeler celle des professionnels en proie avec des procédures pensées par des « planneurs » méconnaissant les subtilités du métier. (Dujarier, 2015). Les procédures du travail archivistique incluses dans les logiciels métier sont donc définies dans le cadre d’une coopération archivistes-informaticiens dans laquelle les informaticiens semblent dominer.

26À l’ère du numérique, la prise en charge des archives requiert le croisement de l’expertise archivistique avec l’expertise numérique des informaticiens. Les conditions organisationnelles de ce dialogue placent les archivistes dans une position subordonnée : la capacité pour les archivistes de produire les normes de leur métier se voit grandement questionnée.

La prise en charge des archives électroniques au fondement de nouvelles démarches d’affirmation d’un groupe professionnel

27Des dynamiques sont toutefois susceptibles de contrer ce mouvement d’affaiblissement de la profession archivistique. Les institutions qui structurent le monde des archives, qu’ils s’agissent de l’Ecole des Chartes, des masters spécialisées ou de l’AAF, vont largement intégrer les enjeux liés au numérique. Ce faisant, elles exposent leur souhait de conserver un rôle central dans la définition des missions des archivistes dans un contexte mouvant.

28Les formations en archivistique qui ont été créées au cours des années 1970 vont progressivement intégrer les enjeux numériques dans les curriculum. Les agents diplômés dans les années 2000 évoquent une initiation à la gestion informatisée des archives et indiquent avoir reçu des rudiments théoriques sur la prise en charge des archives électroniques. Les archivistes très récemment diplômés évoquent des formations plus abouties sur ces deux thématiques ; les unités d’enseignement sont très largement prises en charge par des archivistes en poste bénéficiant d’une expertise sur ces questions. L’école des Chartes a, quant à elle, mis en place un master intitulé « Technologies numériques appliquées à l’histoire ». Celui-ci est entièrement dédié aux questions d’informatique documentaire :

« Pendant la deuxième année du master […], on est ciblé que sur les enseignements purement informatiques. Donc tout ce qui est lié aux nouvelles technologies. Donc ça comprend des cours d’EXMAD, des cours de développement Web, des cours d’indexation, catalogage bibliothèque, développement projets, base de données, PHP, enfin la totale. Donc c’est assez dense ». (Camille, attachée de conservation, archives anciennes, 40 ans).

29La mise en place de cette formation vise à former des archivistes experts du numérique capables de faire valoir les besoins de la profession dans le contexte des échanges avec les informaticiens. L’accès aux positions nécessitant une expertise forte en archivage électronique est contrôlée par les institutions qui structurent traditionnellement le monde des archives.

30En faisant des enjeux numériques une thématique centrale de son programme de formation à destination des agents des archives, l’AAF participe également de la défense du territoire professionnel. Cette démarche se donne aussi à voir dans sa participation à la construction d’une expertise autour des enjeux numériques. À partir de la fin des années 1970, une frange notable des activités de l’AAF est consacrée à la question de l’informatique, puis du numérique. Ainsi, l’association met en place dès 1984 un « groupe informatique ». Un rapport sur « l’informatique aux archives » est rédigé en 1987. Les questions informatiques et numériques vont occuper une place grandissante dans les sommaires des revues professionnelles publiées par l’organisation. Une analyse du contenu de ces revues met en exergue la montée en puissance des sujets en lien avec l’informatique documentaire au fil des années 1990. Au cours des années 2000, on observe combien les articles traitant de l’archivage électronique prédominent. Un numéro de la Gazette des archives porte sur « Le goût de l’archive à l’ère numérique », une autre traite de la « place d’Internet dans les démarches archivistiques ». De nombreux portraits d’e-archivistes, d’archivistes chargés de mission numérique peuvent être repérés dans les publications professionnelles. Loin de déléguer les aspects numériques de la profession, l’AAF propose des espaces de réflexion sur la redéfinition des missions des archivistes dans un cadre en mutation.

  • 13 Aucun des agents de catégorie C rencontrés en entretien n’est membre de l’AAF ou ne suit de près le (...)

31Dans un contexte où la gouvernance partagée d’un certain nombre d’enjeux avec les informaticiens constitue un danger pour l’autonomie de la profession archivistique, la dynamique de structuration autonome de la profession notamment à travers une démarche d’auto-organisation se poursuit en intégrant largement les enjeux liés au numérique. Conformément à ce qui a pu être observé pour d’autres groupes professionnels s’apparentant à des « professions établies » (Dupuy, 2013) le numérique met à l’épreuve le groupe en questionnant notamment ses frontières, mais il le renforce en le contraignant à une réflexion sur la redéfinition de ses missions (« mandat ») et de la « licence » d’entrée dans la profession. Toutefois, les agents de catégorie C n’étant que très rarement partie prenante de l’AAF13 et des débats qui se tiennent en son sein, la réaffirmation de la profession intégrant les enjeux numériques tend à se faire autour du groupe des archivistes, entendu au sens restreint des agents de catégorie A et B ayant bénéficié d’une formation en archivistique.

***

32L’introduction du numérique dans les services d’archives agit comme une réforme managériale ; ce ne sont pas uniquement les tâches qui se voient transformées mais également la structuration du système d’action et de décision autour de la prise en charge des archives. Au sein des services, la prise en charge de chaque fonds d’archives est moins que par le passé une « affaire personnelle ». La gouvernance des fonds d’archives requiert en outre des compétences qui impliquent d’intégrer d’autres corps de métier dans la définition des procédures de prise en charge. Le métier archivistique comme la profession qui lui est liée connaissent donc des mutations importantes qui questionnent l’autonomie des agents dans leur travail et celle de la profession. L’analyse conduit toutefois à nuancer l’idée d’une mise sous contrôle du monde archivistique liée aux outils numériques. Au-delà du fait que les transformations s’inscrivent dans des réformes managériales et organisationnelles qui dépassent l’enjeu numérique, la nuance caractérise les effets du numérique en termes d’autonomie. Avec l’introduction du numérique, le travail des archivistes s’apparente moins que par le passé à celui d’un artisan conduit à construire ses propres réponses, en termes d’outils, de corps et de matières en l’absence de dispositifs et de solutions préconçues. Il leur reste toutefois des marges de manœuvre. En outre, si l’autonomie des professionnels dans le traitement de chaque fonds peut apparaître questionné, à l’échelle du service d’AD, les décisions concernant l’ensemble des fonds traités à l’échelle d’un service d’archives relèvent plus que par le passé d’une gouvernance partagée entre différents niveaux d’agents. L’exploitation de l’ensemble des possibilités techniques offertes par les logiciels métier permettrait d’accentuer la coconstruction des solutions de prise en charge des archives à l’échelle du service. Si l’on considère la prise en charge des archives de manière plus globale, il apparaît que celle-ci requiert dorénavant un dialogue avancé avec d’autres secteurs professionnels. La profession a su se doter de garde-fou pour envisager un dialogue bientôt égalitaire avec les informaticiens. L’autonomie des archivistes est moins mise à mal qu’elle n’est en cours de redéfinition. Si l’autonomie des archivistes entendue comme la capacité à déterminer les procédures de l’activité professionnelle demeure, celle-ci trouve à s’exprimer dans un contexte plus contraint puisqu’il s’agit de prendre en compte l’activité des informaticiens et des développeurs. La réflexivité des archivistes sur leur propre activité n’est pas remise en cause tant si l’on considère le groupe professionnel que si l’on resserre la focale sur les archivistes en tant qu’individus. Toutefois, en résonance avec ce qui est observé dans d’autres univers professionnels, l’autonomie des franges dominées du groupe professionnel – les agents non diplômés en archivistique – apparaît davantage heurtée.

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Notes

1 Gaïa, l’un des logiciels métier archivistiques initialement les plus utilisés a longtemps été le fait d’un « club utilisateurs » composé de représentant∙es des services d’archives. Les services d’archives vont progressivement se tourner vers des prestataires privés pour construire leurs systèmes d’information numérisés.

2 Par exemple : Banat-Berger, F. (2010). « Les archives et la révolution numérique ». Le Débat, 158, 70-82 ; Guyon C., (2015), « La pratique archivistique publique en France, entre adaptation et négociation. Expériences et réflexions d’une archiviste », Les cahiers du numérique, 2015/2, pp. 77 à 114 ; Guyon C., (2020). « L’archivage comme dispositif de transformation de la nature intrinsèque d’objets nativement numériques ». Balisage, la revue de l’ENSIB, n° 1 2020.

La place du numérique dans la presse professionnelle a fait l’objet d’une étude spécifique dans le cadre du projet. Les principaux résultats sont regroupés dans un rapport : Bourdon, Armand (2022). Les archives, le métier darchiviste et le numérique. Rapport de Recherche, CERREV, Caen, Juillet 2022.

3 Dans le cadre de cette étude, le choix a été pris de porter l’attention non seulement sur les personnels des services d’archives disposant d’une formation en archivistique (Ecole des Chartes, Institut National du Patrimoine, master en archivistique, master patrimoine…), mais également sur l’ensemble des agents des services qui œuvrent dans la chaîne de traitement archivistique de la collecte à la mise à disposition auprès du public. La recherche inclut donc les archivistes, les attachés de conservation, les agents archivistes, les e-archivistes, les chargés de missions numérique et les opérateurs de numérisation.

4 La recherche a été menée en collaboration avec Pauline Seiller, Hélène Marche et Vassili Rivron. Les principaux résultats de la recherche ont fait l'objet d'un rapport disponible en ligne : Moalic-Minnaert M., Seiller, P., Rivron, V., et Marche H., (2024), Une réforme numérique ? Les mutations du travail archivistique dans les services d’archives départementales, Rapport Ministère de la culture | SIAF | DEPS, 166 p.

5 En France, dans la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière, les emplois sont classés selon leur niveau de recrutement en trois catégories, A, B et C. Les agents de catégorie C exercent des missions d’exécution. Les agents de catégorie A exercent des fonctions d’encadrement. Les agents de catégorie B occupent des postes intermédiaires. Au sein des services d’archives, les agents de catégorie A peuvent être issus de l’école des Chartes, de l’INP ou être diplômés de master du patrimoine. Les agents de catégorie B disposent également très souvent d’une formation en archivistique de niveau master.

6 Chaque AD constitue un service relevant d’une collectivité départementale.

7 Cette analyse documentaire a été menée par Armand Bourdon dans le cadre d’un stage mené au CERREV au printemps 2022.

8 Les principaux logiciels utilisés dans les services d’archives départementales sont Mnesys, Ligeo, Arkheia. Ils appartiennent à une deuxième génération de logiciels métier, les premiers ayant émergé au début des années 1990.

9 Afin de préserver l’anonymat des enquêtés, les noms ont été systématiquement modifiés. Les intitulés de poste ont parfois été modifiés afin qu’ils ne permettent pas d’identifier un service en particulier.

10 Circulaire portant instruction sur le classement et la cotation des archives dans les services d’archives départementales.

11 La mise à l’écart d’une frange des agents des procédures de définitions des paramétrages du logiciel métier a fait l’objet d’un précédent article : Moalic-Minnaert Maëlle (2023). « Les archivistes à l’épreuve du « logiciel métier », Socio-anthropologie, 47, pp. 115-128.

12 Naud G., Surcouf J., « L'informatique aux Archives : faits, tendances, questions. Une enquête de l'Association des archivistes français » In: La Gazette des archives, n°124, 1984. pp. 27-45.

13 Aucun des agents de catégorie C rencontrés en entretien n’est membre de l’AAF ou ne suit de près les activités de l’organisation. Les agents archivistes (catégorie C) ne sont pas non plus des lecteurs de la presse professionnelle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maëlle Moalic-Minnaert, « Les archivistes face au numérique : une autonomie à reconstruire ? »Terminal [En ligne], 139 | 2024, mis en ligne le 07 décembre 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/10491 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132j2

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Auteur

Maëlle Moalic-Minnaert

Docteure en science politique
Postdoctorante au Cerrev, (UR 3918)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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