Interview d’Ute Meyenberg, secrétaire nationale de la CFDT Cadres1 et vice-présidente d’EuroCadres2
Texte intégral
i) Comment la mise en œuvre de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui s’applique depuis le 5 janvier 2023, peut-elle favoriser la transition écologique à travers la prise en compte de critères extrafinanciers au sein des entreprises en Europe (46 000 entreprises concernées dont 6 000 en France) ?
La CSRD est l’instrument principal de la mise en œuvre d’une transition juste car elle propose des indicateurs dans le domaine de l’écologie, du social et de la gouvernance. Elle s’insère dans un complexe de directives et de règlements issus de la finance durable, qui sont le règlement Taxonomie, qui classifie les activités des entreprises en durables ou non, le règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR) qui vise à promouvoir la durabilité dans le secteur de la Finance et la directive sur le devoir de vigilance européen. Si la CSRD n’implique qu’une obligation de rapport (reporting), la transparence incite toutefois les entreprises à se montrer vertueuses, les encourageant « à bien faire ». La CSRD pourrait ainsi devenir un instrument stratégique permettant aux entreprises d’élaborer leur vision et leur plan d’action par rapport au changement climatique, tout en respectant des problématiques sociales et de gouvernance. Les obligations précises de rapport en matière de durabilité, les European Sustainability Reporting Standards (ESRS), sont déclinées dans le règlement délégué UE 2023/2772 du 31 juillet 2023 qui complète la directive 2013/34/UE, dite « Comptabilité ».
- 3 NdR : le sigle ESG (Environnemental, Social and Governance) est utilisé internationalement pour dés (...)
Les ESRS décrivent de façon précise les données, issues des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance appelées « ESG »3, que les entreprises doivent désormais fournir. En France, ces normes sont introduites progressivement, en commençant par les entreprises déjà soumises à la Déclaration de performance extrafinancière (DPEF), en pratique les grandes entreprises. Cependant, en 2028, même les filiales européennes d’entreprises étrangères seront concernées. Depuis l’entrée en vigueur de la directive CSRD, en janvier 2024, la DPEF a été remplacée par un « état de durabilité », les données fournies antérieurement par les entreprises sous le reporting au format DPEF n’étant pas suffisamment comparables. Or, la comparabilité des données est indispensable pour relever les défis que posent le changement climatique, la perte de biodiversité, la pollution et la raréfaction de l’eau et de l’économie circulaire, bref, toutes les problématiques environnementales.
Cependant, la poussée récente vers une simplification risque de nuire à la disponibilité des données : en effet, un certain nombre de grandes entreprises, notamment allemandes et françaises, soutenues par leurs États, contestent la nécessité et l’utilité de ces données et ne mettent en avant que le coût de mise en place. Pourtant, lors de leur adoption, tous ces groupes avaient soutenu la demande pour des indicateurs ESG ! La directive Omnibus promet la disparition d’un certain nombre de données, sous prétexte de simplification. Et notamment des données qui pourraient fâcher… car la transparence préconisée par la CSRD peut être perçue comme à risque de divulguer des informations sensibles. La CFDT en surveille attentivement les développements au niveau européen.
ii) Quels sont les éléments au sein de l’analyse de matérialité prévue par la CSRD sur lesquels la transition numérique est susceptible d’avoir une influence significative en particulier au niveau des données écologiques, sociales et de gouvernance (ESG) ?
L’analyse de matérialité est une analyse d’impact à la fois financier et ESG de l’activité de l’entreprise. Elle permet de déterminer ce qui est important (« matériel » en langage comptable) ou pas pour sa pérennité. Cette analyse doit impliquer toutes les parties prenantes dans l’entreprise et non seulement les actionnaires. Ces parties prenantes incluent la direction, les salariés via les instances représentatives du personnel ainsi que des entités externes comme les fournisseurs, les communautés locales, les pouvoirs publics et les instances de supervision. L’analyse de ce qui est important pour la stratégie de l’entreprise peut être effectuée au cours de réunions – mais cela prend trop de temps. Souvent, cela passe par des questionnaires administrés par Internet. C’est là où le numérique intervient, les cabinets d’expertise comptable développant des logiciels d’aide à l’analyse de matérialité pour la constitution de rapports de durabilité.
- 4 NdR : les accords de Bâle désignent une série d’accords internationaux successifs de réglementation (...)
Une fois collectées, les données obtenues par l’analyse de matérialité doivent être présentées au format informatique XBRL (eXtensible Business Reporting Language). Ce langage permet d’identifier précisément chaque information financière, à l’image de la révolution qu’a constituée le « code-barre » dans la distribution. Cette informatisation a pour objet d’effectuer des recherches et analyses plus précises et plus rapides pour constituer des portefeuilles d’investissement ESG. Le format XBRL est déjà utilisé par les banques centrales pour certains rapports relatifs à leur dotation en capitaux propres, conformément aux dispositions des accords Bâle II et IV4.
Concernant les informations sur la cybersécurité ou l’utilisation de l’IA, rien n’est demandé par le reporting actuel selon la CSRD, or les normes sectorielles en cours d’élaboration pourraient introduire des indicateurs sur ces thématiques.
iii) Quels sont les leviers offerts lors des négociations professionnelles et les stratégies déployées par les syndicats en Europe (en particulier par la CFDT au niveau français) pour peser sur les orientations stratégiques des entreprises, en particulier au niveau social et environnemental ?
- 5 NdR : la deuxième norme ESRS E2 du volet environnemental des ESRS concerne les pollutions de l’air, (...)
La transposition de la CSRD demande explicitement l’implication des représentants du personnel qui doivent être consultés. En France, la transposition de la directive a complété l’article L.2312-17 du Code du travail sur les trois consultations obligatoires des comités sociaux et économiques (CSE) : stratégie, états financiers et social. Avec la loi Climat et résilience de 2021, les entreprises devaient aussi être consultés sur l’environnement. Cette législation a été renforcée en obligeant les entreprises à soumettre les données de durabilité au CSE lors de ces trois consultations obligatoires. Cependant, notons que ces données peuvent être mobilisées dans toutes les consultations ayant un rapport avec la transition écologique : par exemple, des données sur la pollution correspondant à la norme ESRS E25 peuvent être utiles lors de la discussion sur la santé au travail et sur le Document unique de l’entreprise.
iv) Quels sont les indicateurs issus des données ESG qui apparaissent les plus pertinents pour mobiliser les salariés au sein de ces entreprises en faveur de l'application des normes sociales et environnementales ?
Les indicateurs les plus pertinents vont dépendre de l’analyse de matérialité ! La matrice de matérialité va permettre d’identifier les sujets les plus pertinents, les plus préoccupants et les plus importants pour une entreprise. Ces sujets ne sont pas identiques pour toutes les entreprises car ils dépendent du secteur. Pour une entreprise qui produit l’électricité à partir du nucléaire, la sécurité va être une des premières préoccupations, et donc les indicateurs sociaux afférents comme les accidents du travail ; mais aussi la gestion de l’eau. Autre exemple, pour une entreprise de conseil comme Cap Gemini, c’est la protection des données et l’engagement des collaborateurs (aucun des deux n’étant un indicateur-type de la CSRD…).
v) Quelles sont les possibilités de contrôle des entreprises dans l’application de la CSRD offertes par le contexte juridique européen et en particulier par sa transposition en droit français ?
Les données ESG seront publiés dans le rapport de durabilité, accessible à tout public. C’est une section du rapport de gestion qui regroupe les comptes financiers avec les indicateurs et la politique de responsabilité sociétale de l’entreprise. Ces rapports sont audités en interne et certifiés soit par un commissaire aux comptes soit par des organismes tiers indépendants (OTI), l’exigence de fiabilité des données étant très élevée. Toute personne, sans limitation aux « personnes intéressées », pourra demander communication des informations en matière de durabilité.
La CSRD elle-même ne prévoit pas de mesures concernant les sanctions : elles sont à la convenance des États membres lors de la transposition en droit national. En France, la transposition rejoint les dispositions légales relatives à la sincérité des comptes : des sanctions civiles et pénales sont prévues en cas de non-conformité, telles que l’exclusion des marchés publics et des concessions. Le Commissaire aux comptes est obligé de révéler les manquements à la sincérité des comptes au procureur de la République. Sont encourus une peine d’emprisonnement allant de deux ans à cinq ans, assortie d’une amende allant de 30 000 euros jusqu’à 75 000 euros (en cas d’entrave aux vérificateurs) pour le dirigeant, et 375 000 euros pour l’entreprise. Cependant, pour une entreprise, la véritable sanction se situe dans l’atteinte à la réputation qui peut faire des ravages au niveau commercial ou en termes d’accès aux financements.
Notes
3 NdR : le sigle ESG (Environnemental, Social and Governance) est utilisé internationalement pour désigner les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance qui constituent généralement les trois piliers de l'analyse extra-financière.
4 NdR : les accords de Bâle désignent une série d’accords internationaux successifs de réglementation bancaire (Bâle I, II, III et IV) établis par le Comité de Bâle sur la surveillance bancaire (CBCB). Bâle I fixe un ratio de solvabilité minimum de 8% entre les fonds propres d’une banque et les risques de crédits accordés à ses clients. Bâle II incite les établissements bancaires à développer des méthodes d’évaluation interne de leurs risques. Bâle III fixe de nouvelles normes plus contraignantes en matière de fonds propres. Bâle IV vise à améliorer et homogénéiser l’évaluation du risque pour renforcer la stabilité financière du secteur bancaire.
5 NdR : la deuxième norme ESRS E2 du volet environnemental des ESRS concerne les pollutions de l’air, de l’eau et du sol, exigeant des entreprises qu’elles communiquent sur les substances préoccupantes qu’elles utilisent ou produisent.
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Référence électronique
Ute Meyenberg et Dominique DESBOIS, « Interview d’Ute Meyenberg, secrétaire nationale de la CFDT Cadres et vice-présidente d’EuroCadres », Terminal [En ligne], 140 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/11344 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13vi2
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