Navigation – Plan du site

AccueilNuméros140Dossier. Transition numérique et ...Bloc-notesThéorie délibérative des valeurs....

Dossier. Transition numérique et transition écologique : complémentarité, tension, opposition
Bloc-notes

Théorie délibérative des valeurs. De la valeur travail à un travail sur les valeurs

Dominique DESBOIS
Référence(s) :

Éric Dacheux et Daniel Goujon, Théorie délibérative des valeurs. De la valeur travail à un travail sur les valeurs. Presses universitaires de Provence, Aix-Marseille Université, 2024, 173 p., 16 euros.

Texte intégral

  • 1 Concept alternatif, proposé par Andreas Malm – maître de conférences en géographie humaine à l’univ (...)

1Cet essai coécrit par deux spécialistes, le premier des technologies de l’information et de la communication, le second de sciences économiques, entend ouvrir le débat sur la place de la valeur dans notre société, au regard de la triple crise – écologique, démocratique et économique – du « capitalocène »1 en particulier sur les problématiques suscitées par le développement de l’économie sociale et solidaire mais aussi (nous le pensons) par la numérisation de la sphère financière et économique.

2À une époque où la création de monnaie numérique devient un instrument des politiques économiques de puissance, de telles réflexions théoriques ne peuvent qu’inspirer l’analyse critique du secteur des actifs numériques. En effet, dans le contexte de l’adoption du règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (MiCA)2 adopté par le Parlement européen en 2023 et le futur déploiement de l’euro numérique à partir d’octobre 20253, il revient à la puissance publique d’organiser un débat démocratique délibérant sur les défauts des marchés financiers, autant au plan de l’environnement et de la protection des libertés individuelles que sur des problématiques d’inclusion numérique, de désintermédiation financière ou de lutte contre le crime organisé, afin d’arbitrer rationnellement entre développement durable, intégration économique, sécurité financière et libertés individuelles.

3La première partie de l’ouvrage resitue ces problématiques dans le débat classique en économie entre les tenants de la conception marxiste de la valeur opposée à sa conception libérale. Marx reprend la conception de Ricardo pour lequel le travail « productif » est la seule source de richesse, l’opposant au travail « improductif » susceptible de procurer un revenu mais pas de générer de la richesse. La vision de Marx se distingue de la vision ricardienne car, pour lui, la valeur n’est pas une propriété naturelle des marchandises mais c’est le fruit d’un rapport social, celui de l’exploitation du travail par le capital. L’ouvrage se fait l’écho des analyses contemporaines de cette « valeur travail », susceptibles d’éclairer les dysfonctionnements du capitalisme contemporain : celle de Jean-Marie Harribey (2013) qui prend en compte les richesses créées par le secteur public, celle de Jean Baudrillard (1976) qui souligne que la valeur d’usage est elle aussi le fruit d’un rapport social invisibilisé, et celle d’Anselm Jappe (2003) qui intègre la critique de Guy Debord (1967) sur la « société du spectacle » à la théorie de la valeur. Un second chapitre entreprend une critique de la « valeur utilité » comme nouveau régime de justification du capitalisme industriel, introduit par les économistes marginalistes comme William Stanley Jevons (1871), Carl Menger (1871) ou Léon Walras (1874), pour laquelle la valeur apparaît comme une qualité subjective émanant des attentes du consommateur : la valeur d’une marchandise se mesure par le prix payé qui est le reflet de son utilité pour le consommateur. Sont présentés dans ce chapitre, trois raffinements contemporains de la théorie de l’utilité : la valeur d’usage dans le contexte de l’économie de la fonctionnalité ; l’analyse fonctionnelle de la valeur conciliant les points de vue de l’offre (coût de production) et de la demande (utilité) ; enfin, la valeur écosystémique combinant valeur d’usage directe (prix de marché) et indirecte (coût hédonique, coût de transport) avec la valeur de non-usage liée à la valeur patrimoniale de l’environnement. Les auteurs présentent également les critiques formulées à l’encontre de l’approche évaluative de l’écologie.

4La seconde partie de l’ouvrage entend dépasser ces visions économiques de la valeur élaborées sous l’égide du triptyque travail-utilité-rareté. Ce dépassement consiste en une appréhension plurielle de la valeur qui passe par un retour à la réalité de terrain des organisations productives, prenant en compte l’apport des sciences de gestion dans l’analyse des chaînes de valeur (Porter, 1985). Cependant, bien que prenant en compte la notion marketing de valeur perçue par le client, l’approche de Porter demeure centrée sur l’entreprise. Selon Jean-Joseph Goux (2020), il convient de reconnaître la singularité du modèle boursier des valeurs financières caractérisées par leur instabilité affectant l’économie dans la détermination de ce qui fait valeur. Ainsi, André Orléan (2011) propose de distinguer le marché des marchandises centré sur l’utilité et celui des valeurs financières centré sur la liquidité pour l’évaluation des biens et des services afin de ne pas postuler aveuglément l’équivalence entre valeur économique et valeur financière. En effet, la domination de la valeur financière sur la valeur économique peut devenir délétère pour les entreprises elles-mêmes, comme l’a illustré l’effondrement de l’action Danone provoqué par une crise de gouvernance après que l’entreprise ait opté pour le statut d’entreprise de mission. A contrario, selon les auteurs, il convient également de tenir compte de l’appréhension spécifique de la valeur par l’économie sociale et solidaire (ESS), secteur où se développent des alternatives concrètes aux dérives du capitalisme financier. En effet, dans leur recherche de cohérence entre valeurs, principes, règles et pratiques, les acteurs de l’ESS constituent des exemples concrets de pluralité dans la détermination de la valeur. Ainsi, le développement d’une « nouvelle économie fraternelle » à travers un secteur financier éthique met en exergue une valeur fondatrice de la République française.

5Le chapitre suivant examine les théories philosophiques de la valeur montrant que les débats sur la valeur économique reprennent en les simplifiant les termes des débats axiologiques en philosophie. Ainsi, l’approche économique de la valeur au fondement de l’économie politique classique s’inspire des philosophies objectivistes, Marx inclus. S’appuyant sur la philosophie subjectiviste, la conception marginaliste de la valeur s’ancre, elle, dans les préférences individuelles pour faire de l’utilité le résultat d’un calcul rationnel et non plus la résultante d’un choix moral, cette approche permettant l’ordonnancement des préférences selon une formulation mathématique. Cependant, d’après les auteurs, il convient de construire un paradigme qui embrasse les différentes conceptions de la valeur, tant économique que politique ou symbolique afin d’élaborer une théorie générale des valeurs.

6Aussi, dans une dernière partie de l’ouvrage rassemblant leurs réflexions propres, les auteurs proposent de « réencastrer la valeur économique dans une théorie générale des valeurs » afin d’assurer la transition vers une société plus écologique, solidaire et démocratique. Cette perspective fait écho aux thèses de l’institutionnaliste John Rogers Commons (1934) qui propose une économie de l’action collective intégrant le concept de « valeur raisonnable », c’est-à-dire librement déterminée par les parties prenantes à la transaction, mais respectueuse du bien public. Selon les auteurs, il s’agit de « sortir du positivisme pour adopter un nouveau cadre conceptuel de la valeur » pour s’ancrer dans l’épistémologie de la complexité et s’affranchir de l’individualisme méthodologique. Reprenant les critiques de la conception positiviste des sciences, les auteurs définissent un nouveau paradigme ancré dans l’épistémologie de la complexité : le « relationnisme », pour explorer les différentes conceptions de la valeur issues des recherches en sciences sociales. En effet, ces recherches permettent d’envisager les apports de la psychosociologie au concept de valeur, par exemple en se fondant sur la roue des valeurs universelles de Shalom H. Schwarz (2006). Dans le prolongement de l’approche culturaliste de la valeur, un certain nombre de travaux sociologiques peuvent être mobilisés au service d’une critique axiologique, à l’instar de celle formulée par Raymond Boudon (1999) sur les épaules des pères fondateurs que sont Durkheim (1911) et Weber (1922). L’ouvrage présente également trois approches pragmatiques développées autour de la revue du Mauss par Philippe Chanial (2015), Nathalie Heinich (2018) et Louis Quéré (2017) qui se démarquent de l’approche rationaliste prônée par Boudon pour défendre des approches centrées sur le contexte d’émergence des valeurs, inspirées par la philosophie de John Dewey centrée sur le caractère contextuel de la signification.

7Afin de réencastrer la valeur économique dans une théorie générale des valeurs compatible avec leur vision de notre société démocratique, les auteurs proposent de mobiliser le mode de régulation spécifique à la démocratie qu’est la délibération pour élaborer une conception délibérative de la valeur économique qui s’inscrive dans une théorie délibérative des valeurs. Le concept d’encastrement de l’économie dans les relations sociales (Polyani, 1944) présente trois dimensions : la non-séparation (l’économie n’est pas isolée du social) ; la hiérarchisation (la sphère marchande est subordonnée à la sphère économique, elle-même subordonnée à la sphère sociale) ; l’imbrication (le secteur social inclut le secteur économique qui lui-même inclut le secteur marchand). Le postulat du « délibéralisme » prôné par les auteurs stipule que la délibération entre égaux dans l’espace public doit s’appliquer à l’économie en tant que mode de régulation. Les initiatives solidaires fournissent de nombreux exemples d’applications de ce principe. Sur cette base, l’ouvrage esquisse les prolégomènes à une théorie délibérative de la valeur économique, abordant le problème d’une politique monétaire compatible avec les ambitions écologiques et les solidarités sociales d’une société radicalement démocratique. Selon les auteurs, il faut démocratiser la monnaie en l’assujettissant aux décisions citoyennes et en ouvrant la possibilité collective de créer des communs monétaires ; ce contrôle citoyen de la monnaie devrait également s’accompagner de limites à l’extension de la sphère monétaire.

Haut de page

Bibliographie

Boudon, R. (1999) Le Sens des valeurs, PUF, Paris.

Baudrillard J. (1976) LÉchange symbolique et la mort, Gallimard, Paris.

Chanial, P. (2015) « L’éthique de la mutualité et l’esprit du capitalisme. Don et care ou les faces cachées de la valeur », Revue française de socio-économie, n°2, pp. 187-199

Commons, J., R. (1934) Institutional Economics, Macmillan, New-York.

Debord G. (1967) La Société du spectacle, éditions Buchet/Chastel, Paris.

Durkheim, E. (1911) « Jugements de valeur et jugements de réalité », Revue de métaphysique et de morale, https://obtic.huma-num.fr/obvil-web/corpus/critique/html/durkheim_jugements-de-valeur.html

Goux, J-J. (2020) Frivolité de la valeur. Essai sur limaginaire du capitalisme, Blusson, Paris.

Harribey, J-M. (2013) La Richesse, la valeur et linestimable, Les liens qui libèrent, Paris.

Heinich, N. (2018) « Pour une sociologie axiologique », Questions de communication, n°33, pp. 153-168, https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.12288

Jappe, A. (2003) Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle critique de la valeur, Éditions Denoël, (rééd. La Découverte, 2017).

Jevons, S. W. (1871) The theory of Political Economy, Macmillan, New-York, https://historyofeconomicthought.mcmaster.ca/jevons/TheoryPoliticalEconomy.pdf

Menger, C. (1871) Principles of Economics (traduit de Grundsätze der Volkswirtschaftslehre), https://cdn.mises.org/principles_of_economics.pdf

Orléan, A. (2011) Lempire de la valeur, Seuil, Paris.

Polyani, K. (1944) La Grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.

Porter, M. (1985) Competitive Advantage: Creating and Sustaining Superior Performance, Free Press, New York.

Quéré, L. (2017) « Comment “pragmatiser“ le champ de la valeur ? », Questions de communication, n°32, pp. 195-218, https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.11502

Schwarz, S., H. (2006) « Les valeurs de base de la personne », Revue française de sociologie, vol. 47, n°4, pp. 929-968.

Walras, L. (1874) Éléments d'économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale, Guillaumin, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1181431v

Weber, M. (1922) Economie et Société, Plon, Paris, 1992

Haut de page

Notes

1 Concept alternatif, proposé par Andreas Malm – maître de conférences en géographie humaine à l’université de Lund, à l’anthropocène proposé par Paul Crutzen, géochimiste. Cf. The Editors (2018) « The Term “Anthropocene” Is Popular—and Problematic », Scientific American, 1er décembre, https://www.scientificamerican.com/article/the-term-anthropocene-is-popular-and-problematic/

2 Le règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (Markets in Crypto-Assets), adopté le 20 avril 2023 encadre les crypto-actifs ne relevant pas des règlementations européennes existantes en matière d’instruments et produits financiers : il définit un cadre européen apportant une sécurité juridique et favorisant l'innovation au sein de l'Union européenne. Le MiCA prévoit un agrément obligatoire pour les prestataires de services sur crypto-actifs et protège les investisseurs en renforçant la transparence des opérations financières sur les crypto-actifs pour leurs émetteurs et les prestataires de services associés. https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/actualites/marches-de-crypto-actifs-le-reglement-mica-adopte-par-le-parlement-europeen

3 https://www.economie.gouv.fr/cedef/euro-numerique

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique DESBOIS, « Théorie délibérative des valeurs. De la valeur travail à un travail sur les valeurs »Terminal [En ligne], 140 | 2025, mis en ligne le 01 avril 2025, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/11352 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13vi4

Haut de page

Auteur

Dominique DESBOIS

Membre du comité de rédaction de Terminal, (dominique.desbois0517@orange.fr)

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search