1Partant du constat que les technologies numériques ont un potentiel inédit pour mobiliser de larges communautés et pour partager des ressources, l’Agenda Digital de la stratégie Europe 20201 propose de soutenir les acteurs qui les mobilisent en vue d’apporter des solutions aux défis sociétaux contemporains. C’est dans ce cadre programmatique que la Commission Européenne (Programme CAPS)2 a financé une étude pionnière visant à identifier et cartographier ces innovations sociales numériques (ISN) en vue de soutenir l’expansion de celles jugées comme les plus prometteuses. Celles-ci sont définies comme « tout type d’innovation sociale et collaborative dans laquelle les innovateurs, les usagers et les communautés collaborent en utilisant des technologies digitales pour co-créer de la connaissance et apporter des solutions à des besoins sociaux à une large échelle »3. La délimitation du champ d’application et les contours de cette notion émergente apparaissent ainsi très extensives. Y sont regroupés, parmi d’autres projets, les plateformes de participation citoyenne ou bien encore l’utilisation de l’open data dans le domaine de la transparence des finances publiques (Stock et al., 2017, p. 12-17).
2D’un point de vue académique, la notion d’innovation sociale numérique reste un champ de recherche encore peu exploré. Une voie qui nous a semblé pertinente d’emprunter pour tenter d’y voir plus clair est de se focaliser sur une pièce de ce puzzle. La pièce que nous avons choisie de soulever est celle des lieux de fabrication collective, promoteurs des technologies open hardware, à l’instar des fablabs, qui ont été identifiés par ces travaux liminaires comme des espaces potentiels de déploiement de ces innovations sociales numériques. Ce choix s’explique aussi par une connaissance de ce sujet par l’auteur (Dechamp & Pélissier, 2018).
3L’objectif de ce papier est de mettre en évidence l’originalité des dynamiques d’innovation sociale numérique qui s’y déploient en montrant qu’elles reposent sur la promesse d’un système de production post-industriel créateur de communs de connaissance au sens défini par Coriat (2015). Deux parties structureront notre étude. Dans un premier temps, nous proposons de revenir sur la notion émergente d’ISN pour tenter d’en proposer un cadre conceptuel minimal et d’énoncer les enjeux socioéconomiques et techniques qui lui sont attachés. Ensuite, nous étudierons en quoi ces ISN qui se déploient dans l’univers de la fabrication collective ouverte et, en particulier, au sein des fablabs, peuvent se définir comme des dynamiques contributives originales productrices de communs de connaissance.
4L’innovation sociale numérique (ISN) est une expression popularisée très récemment au niveau de l’Europe. Elle s’inscrit dans une double trajectoire économique et technologique: le soutien récent accordé à l’innovation sociale comme levier pour une croissance durable et inclusive et les perspectives offertes par la transformation numérique pour atteindre ces objectifs.
- 4 « It covers enterprises for which the social or societal objective of the common good is the reason (...)
- 5 Guide to social innovation, 2013, p. 6.
5L’innovation sociale est au cœur de la politique économique définie par l’Europe dans le cadre de sa Stratégie Europe 2020 qui consiste à garantir et à favoriser une croissance durable sur le plan écologique et social, des emplois et une bonne qualité de vie en Europe. Partant d’initiatives provenant du public, du privé ou des entreprises sociales4, elle correspond au « développement et à la mise en œuvre de nouvelles idées (produits, services, modèles) en réponse à des besoins sociaux et qui créent de nouvelles relations ou collaborations sociales »5. Accompagnant ce discours, on voit apparaître progressivement la figure de l’entrepreneur social face à l’importance de créer un contexte favorable au déploiement de telles dynamiques innovantes et de donner corps à une économie sociale de marché hautement compétitive. Son rôle est de créer de la valeur sociale en agissant selon une logique entrepreneuriale classique visant à générer des revenus suffisants pour assurer la pérennité des projets menés, une aptitude à la prise de risque inhérente à toute activité d’innovation et une capacité à trouver des façons créatives de créer de la valeur pour des ressources inexploitées. Il doit recourir a minima aux subsides publics. En ce sens, l’entrepreneur social n’est pas complètement différent des autres entrepreneurs en innovant et en construisant de nouvelles opportunités (Bouttilier, 2008).
6Cette figure de l’entrepreneur social ne doit pas masquer l’importance d’autres déterminants dans les dynamiques d’innovation sociale comme le soulignent Nadine Richez-Battesti et al. (2012, 31) :
« l’innovation sociale ne concerne plus une catégorie de personnes relativement à une autre, mais elle caractérise le fait de mobiliser des ressources hétérogènes, dans des organisations participatives qui privilégient les coopérations (…). Elle est l’occasion de « faire ensemble » dans un processus participatif et inclusif, par un usage lui-même collectif et dont les effets dépassent la simple consommation individuelle ».
7Ces auteures soulignent que deux approches complémentaires cohabitent sur les ressorts des dynamiques d’innovation sociale, la première qui met l’accent sur les caractéristiques de l’entrepreneur social (son dynamisme, sa créativité, sa vision, son leadership) dans la réussite de l’innovation et la seconde qui souligne la dimension collective de l’innovation sociale. Cette nuance nous semble importe à noter car elle pourra éclairer les dynamiques d’innovation sociale numérique qui peuvent s’appréhender selon cette double perspective.
- 6 Growing a Digital Social Innovation Ecosystem for Europe. DSI Final Report, 2015, p. 8.
- 7 Research EU Focus Magazine, « Digital social innovation for sustainable societies », n°16, p. 8.
8L’environnement numérique constitue un nouvel écosystème qui peut contribuer à favoriser le déploiement de ce type d’innovation sociale. En particulier, les technologies digitales et internet modifient radicalement l’expérience humaine collective et, en ce sens, représentent une opportunité pour apporter des solutions nouvelles aux défis sociétaux contemporains. En particulier, il est souligné leur impact potentiel pour trois des challenges les plus importants auquel l’Europe fait face : « reinventing public services, often in less costly ways; reinventing community, and how people collaborate together; and reinventing business in ways that are better aligned with human needs »6. Telle est l’ambition visée par le projet « Collective Awareness Platforms for Sustainability and Social Innovation » (CAPS) défini dans le cadre de l’agenda digital de la stratégie européenne Horizon 2020. L’objectif de ce programme est de cartographier les projets relevant du champ des innovations sociales numériques (ISN), d’évaluer leurs ressorts et leur impact socioéconomique pour proposer in fine une politique visant à favoriser l’essor des plus prometteuses. Il va se traduire par trois appels à projets successifs (2014, 2015 et 2017) visant à promouvoir le développement d’innovations sociales au travers de l’émergence de plateformes numériques d’intelligence collective. Comme le souligne Fabio Sestini, manager en chef du programme CAPS : « It explores and stimulates innovative usages for combinations of existing or emerging technologies, with a view to overcoming societal challenges. It aims at creating social value rather than just economic value, which can also include new economic models, especially for SMEs and social entrepreneurs »7. Dans cette perspective, ces dispositifs sociotechniques sont appréhendés comme des formes d’input favorables aux dynamiques d’innovations sociales.
9Dans les différents rapports accompagnant ce programme CAPS, les ISN se présentent sous différents aspects que nous avons synthétisé sous la forme suivante : des dynamiques ouvertes, ascendantes et participatives. Ouvertes car dans un grand nombre de projets sélectionnés par le programme, les ISN constituent des manifestations des différentes tendances technologiques incarnant ce que l’on appelle le mouvement de l’Open et qui sont respectivement les infrastructures réseaux (matériel et logiciel), de l’information (données et connaissance) et de la sphère matérielle : « they are new forms of bottom-up innovation and social collaboration exploiting digital hyper-connectivity and collaborative tools based on open data, open knowledge, open source software and open hardware, harnessing crowdsourcing or crowdfunding models »8. Bien qu’étant un mouvement aux multiples ramifications, il incarne une volonté de systématiser la diffusion et le partage de biens « non rivaux », c’est-à-dire de biens qui peuvent être consommés sans diminuer la quantité disponible pour les autres. Tous les biens informationnels, par essence intangibles, sont des biens non rivaux. Le logiciel libre devenu une composante essentielle de l’infrastructure internet et constituant la majeure partie des briques de base des systèmes d’information qui composent le web (GNU/LINUX, Apache, MySQL, Php,…) en constitue une illustration exemplaire. Ce domaine repose sur l’utilisation de licences libres qui déterminent un ensemble de libertés, plus ou moins permissives, qui déterminent les conditions d’usage d’un logiciel : « les licences libres constituent des variation de quatre libertés fondamentales : liberté d’utiliser le programme, liberté de le copie, liberté d’en étudier le code source, et liberté de le modifier et de diffuser les versions modifiées » (Paloque-Bergès et al., 2013, 18).
10Ces licences recomposent les termes classiques de fonctionnement des marchés et a favorisé l’éclosion de nouveaux modèles économiques qui constitue « un archétype de ce que l’on pourrait imaginer comme un modèle précurseur dans le cadre d’une économie fondée sur la connaissance » (Jullien et Zimmerman, 2002, 160). Dans le même ordre d’idée, pour Benkler, un des premiers théoriciens américain du mouvement open, le logiciel libre a ainsi ouvert la voie à une nouvelle économie informationnelle en réseau dont la particularité est « de reposer sur le partage des ressources et des produits entre des individus très éloignés les uns des autres, connectés les uns aux autres de manière informelle, coopérant les uns aux autres sans s’appuyer sur les signaux du marché ou sur des directives managériales » (2009, p. 100). Cette logique propre aux logiciels libres a ensuite été étendue à d’autres types de biens informationnels, comme les connaissances scientifiques, les bases de données, les biens culturels numériques (Pélissier, 2018). Dans chaque cas, des licences adaptées ont été créées et un écosystème socioéconomique inédit en a jaillit. Cette logique de l’open s’est aussi étendue à l’univers matériel au travers du concept d’open hardware qui « consiste à ouvrir les plans, schémas, principes et procédés de fabrication d’objets matériels, en adoptant des principes similaires à ceux du logiciel libre » (Ribas et al., 2013, 127).
- 9 Growing a Digital Social Innovation Ecosystem for Europe, DSI Final Report, p.16.
11Une propriété importante de ces technologies numériques ouvertes est leur plasticité : « elles sont non seulement interopérables et interchangeables, mais également adaptables à des configurations socioculturelles différentes liées à la diversité des besoins, des personnes et des contextes locaux » (Arnaud, Juanals, 2010, p. 93). Ces technologies ouvertes offrent un potentiel inédit pour la construction de dynamiques collaboratives activant de nouvelles formes d’intelligence collective sur la base des potentialités communicationnelles et informationnelles offertes par l’architecture décentralisée numérique : « By allowing new forms of communication, collective memory and algorithmically mediated attention, the Internet forms a natural digital substrate for collective intelligence »9.
12Cette approche de l’intelligence collective connectée n’est pas sans rappeler la définition pionnière de Pierre Levy pour qui tous ces nouveaux moyens de communication doivent permettre aux groupes humains de mettre en commun leurs imaginations et leurs savoirs afin de « favoriser la constitution de collectifs intelligents où les potentialités sociales et cognitives de chacun pourront se développer et s’amplifier mutuellement» (1998, p. 30). Selon lui, « mieux les groupes humains parviennent à se constituer en collectifs intelligents, en sujets cognitifs ouverts, capables d’initiative, d’imagination et de réaction rapides, et mieux ils assurent leur succès dans l’environnement hautement compétitif qui est le nôtre » (1998, p. 20).
- 10 Research EU Focus Magazine, op.cit., p. 16.
13Dans cette optique, ce ne sont pas tant les technologies numériques, et leur ADN, l’information, qui constituent en soi un potentiel socioéconomique inédit - comme pourraient laisser le penser l’expression tant popularisée d’une économie fondée sur la connaissance (Foray, 1999) - que leur activation au sein d’une économie relationnelle, d’une « économie de l’humain reposant sur des secteur de la production de liens » (Levy, 1998, p. 47). En ce sens, ces dispositifs ouverts peuvent être considérés comme de nouveaux procédés de pensée et de négociation propices à l’émergence de telles intelligences collectives en poussant les individus à développer des capacités d’initiative et de coopération mutuelles. Dans le même esprit, Philippe Béraud et Franck Cormerais désignent ces nouveaux modes productifs comme amorçant une nouvelle économie dite de la contribution car elle fait « surgir la figure alternative du contributeur qui articule participation choisie à l’activité, création de valeur sociétale et intérêt au désintéressement » (2011, p. 168). Le contributeur est celui qui s’emploie à diffuser et à s’approprier des connaissances. En reposant sur des régimes d’action et de valorisation différents, il s’immisce entre le producteur et le consommateur sans jamais se réduire à l’un ou l’autre. Ainsi, ces technologies ouvertes ont créé les conditions pour que cette figure du contributeur puisse naitre et rendre possible cette économie de l’humain. C’est là une dimension fondamentale attachée à la notion d’innovation sociale numérique : « The point is to empower citizens to make informed decisions about their consumption patterns, to foster behavioural changes and to bring about a more direct form of democratic participation »10.
- 11 Growing a Digital Social Innovation Ecosystem for Europe. op.cit., p. 16.
- 12 Growing a Digital Social Innovation Ecosystem for Europe. op.cit., p. 19.
14D’un point de vue macroéconomique, ces modes de production contributifs n’ont pas vocation à se substituer aux modes organisationnels standards que sont le marché et l’État. Ils s’enchevêtrent avec eux sous différentes combinaisons possibles comme le monde du logiciel open source l’a bien révélé. Toutefois, en arrière fond se fait jour un enjeu crucial associé au déploiement et au soutien des innovations sociales numériques. L’infrastructure informationnelle a été élaborée selon une logique d’ouverture et de décentralisation. Or, progressivement, il est fait le constat que les services commerciaux qui se sont construits sur cette infrastructure pour la plupart ont tendance à renforcer des organisations centralisées fonctionnant selon une logique top down et reposant sur l’enfermement de l’intelligence collective dans des logiques propriétaires. Ainsi, l’un des dangers potentiels pour les instances européennes est le suivant : « that firms capture collective intelligence via proprietary lock-ins, monopolistic behaviour and aggressive IP litigation rather than providing actual innovative services »11. Dans cette perspective, l’enjeu est d’arriver à développer, à côté de cette économie centralisée et monopolistique, une économie distribuée reposant sur les principes de l’intelligence collective et reposant sur des dynamiques d’innovation contributives : « The challenge for Europe is how it might acquire the competitive advantage in social innovation by developing distributed innovation ecosystems, rather than ‘winner takes all marketplaces whose dominant players set the terms of innovation and competition »12. En filigrane, l’enjeu est d’éviter qu’une poignée d’entreprises multinationales, de par leur pouvoir d’agrégation des données aujourd’hui inégalé, ne s’emparent aussi de ces questions et empêchent l’essor de projets décentralisés et multi-acteurs dans ces domaines.
15Les propriétés génériques des innovations sociales numériques ayant été mises en évidence il s’agit à présent de montrer comment les fablabs sont des lieux propices au déploiement de telles dynamiques.
16Les dynamiques de fabrication collective trouvent leur origine dans le laboratoire « Center for Bits and Atoms » du MIT dirigé par le physicien et informaticien Neil Gershenfeld (2005) qui eut l’idée de réunir en un même endroit tous les outils nécessaires et, en particulier les premières machines à commande numérique pour ses étudiants afin qu’ils puissent produire à peu près n’importe quoi (« how to make (almost) anything ») grâce à des séquences de prototypage rapide : « Suite au succès de ce cours, la National Science Foundation accorde son soutien financier à la poursuite des recherches du Center for Bits and Atoms du MIT. En contrepartie, les chercheurs sont invités à équiper d'autres populations du monde avec les machines testées aux États-Unis. En 2007, face au développement d'autres fablabs, une charte et un logo sont publiés par les chercheurs de l'université » (Ferchaud, 2018). Cette charte disponible en ligne13 constitue une forme de label, qui décrit les principes directeurs devant guider la création des fablabs. Assez rapidement, ce genre de lieu commença à se propager aux États-Unis puis en Europe. Dans leur rapport sur l’état des lieux des ateliers de fabrication numérique, Bottolier-Depois et al. (2014) en dénombraient 300. En 2015, le fablab de Barcelone14 a mis en ligne une carte dynamique interactive montrant leur expansion. Ils étaient alors plus de 500. Un engouement réel accompagne indéniablement ces lieux de fabrication pour le moins original. Notons toutefois que tous les fablabs existants ne se réfèrent pas tous à la charte et même parmi ceux qui y adhèrent il est possible d’y repérer une plasticité interprétative dans l’application de ses principes directeurs. Depuis lors, des essais de typologie ont été proposés distinguant les fablabs qui proposent une offre de service dans le champ du prototypage en louant généralement la mise à disposition des machines, d’autres qui, au contraire, reposent sur une logique visant à promouvoir des dynamiques d’innovations d’un genre nouveau (Bottolier-Depois et al., 2014 ; Eychenne, 2014).
17Au travers de leurs discours enthousiastes, certains auteurs se sont fait les porte-voix de ce mouvement en y percevant l’espoir de mutations organisationnelles et de transformations économiques radicales, annonciatrices de l’avènement d’une révolution industrielle. Dans son ouvrage « makers : the new industrial revolution » (2012) Chris Anderson, l’ancien directeur en chef du magazine Wired, en fait une véritable apologie en présentant l’essor de la fabrication personnelle comme le pendant, dans la sphère matérielle, de la démocratisation permise par internet dans la sphère « immatérielle ». C’est, selon lui, une nouvelle organisation économique qui est en train de naitre reposant sur une multitude de petites entreprises innovantes, spécialisées dans la fabrication de produits personnalisés, et qui prendraient appui sur des communautés d’utilisateurs. De son côté, Jeremy Rifkin (2014) reprendra cette idée en présentant l’imprimante 3D, emblème de la fabrication collective, qui accompagne l’émergence d’une économie de l’internet des objets, comme un outil révolutionnaire qui permet de passer « d’une production de masse à une production par les masses » et de voir dans le fablab « le laboratoire de recherche et développement du peuple » (2014,144). Les avantages de tels processus de fabrication sont nombreux selon Rifkin : rapidité des cycles d’innovations, rapport qualité/coût des produits, réplicabilité et adaptabilité, distribution des moyens de production, durabilité des produits, utilisation de ressource recyclables… Une conception globale pour une production locale et personnalisée, telle est l’utopie concrète qui pourrait être rendue possible dans ces nouveaux lieux de fabrication. Couplée à la révolution de l’internet de l’énergie et des objets, c’est un nouveau type d’infrastructure de production industrielle décentralisé et distribué qui peut potentiellement émerger.
- 15 « Le Libre, né sous l’appellation Free Software, est né aux États-Unis, est dès son origine un mouv (...)
- 16 « Les composants électroniques (Arduino, Sparkfun), high-tech (OpenReflex, PhoneBloks), les véhicul (...)
18Le mouvement de la fabrication collective initié par les fablabs s’est fortement inspiré des principes et valeurs du monde du Libre15, lui-même incarnant une des manifestations du mouvement de l’open évoqué précédemment. Il partage une éthique du « Do It Yourself » incitant chacun à la création technique d’autant plus que désormais celle-ci est à la portée de tout à un chacun grâce à l’apparition de machines ayant un coût abordable (imprimante 3D, découpeuses laser, ...) : « Au fondement du fonctionnement des FabLabs et suivant la philosophie open source, il y a avant tout l’objectif de faire, de refaire, de défaire et de mettre à disposition de communautés des outils et des méthodes de production » (Suire, 2016, p. 83). Le second principe emprunté au Libre est le libre accès des machines. Les outils utilisés, matériels et logiciels, comme les artefacts produits doivent relever du mouvement du Libre, ce qui implique que « les caractéristiques techniques, le plan de montage et les composantes logicielles sont accessibles et auxquels s’appliquent par conséquent les quatre libertés du logiciel libre : utilisation, copie, modification, distribution » (Broca, 2013, 150). La première imprimante 3D, REpRap, et la carte de microcontrôleur Arduino, devenus les emblèmes de ce mouvement hardware, ont leurs plans sous licence libre afin de permettre à une communauté d’utilisateurs de pouvoir les réutiliser les modifier les transformer et de les associer comme des inputs dans d’autres projets créatifs et d’innovation: « De Jong and de Bruijn (2013) conducted a survey of the RepRap community and its 384 members. The study highlights the fact that members who are very connected to the community and have a lot of experience in building machines are those that innovate the most. The transmission of innovations in the community correlates strongly with the profile of the member instigating the innovation » (Liotard, 2017, p. 7). Les projets développés sur la base de matériels ouverts couvrent aujourd’hui de nombreux secteurs16.
- 17 Notre recherche, de type exploratoire, est basée sur des données empiriques récoltées lors de 14 en (...)
19Intéressons-nous à présent aux caractéristiques des dynamiques créatives et d’innovation se déployant dans ces lieux de fabrication collective. Nous allons montrer qu’elles partagent avec la notion d’innovation sociale numérique les mêmes caractéristiques génériques. Ici, nous nous intéresserons seulement aux fablabs qui adhèrent à la charte du MIT et qui se situent ouvertement dans une philosophie de l’open. Les propos avancés dans cette partie et la suivante découlent, en partie, de résultats issus d’une étude empirique réalisée auprès de 6 fablabs17. Dans ce travail de recherche préalable, nous avions travaillé sur le terrain des fablabs sous l’angle spécifique des conditions de création, de diffusion et d’enrichissement des communs de connaissance (Dechamp, Pélissier, 2018). Revenons à présent au fil de notre démonstration.
20Dans de telles structures, le processus de création de connaissance se déroule souvent selon une logique d’apprentissage de pair à pair, contributive, qui se déroule à plusieurs niveaux, localement mais aussi à distance via tout un ensemble de dispositifs numériques collaboratifs qui la facilitent. À l’échelle locale du fablab, il y a, à un premier niveau, une communication et un échange sur les projets entre les divers usagers, qui ont des profils hétérogènes où peuvent se croiser des amateurs experts, des étudiants, des communautés (association de logiciels libres par exemple) mais aussi des entrepreneurs ou bien encore des entreprises bien établies. Comme il est souligné sur le wiki Movilab, initié par le fablab de Saint Etienne et se présentant comme une forme de capital informationnel commun, « la présence de cette diversité des connaissances et des expériences favorise le dynamisme de la communauté et la confiance qui naissent dans ces lieux. Cette dernière permet la diffusion et le partage des savoirs. Le but est de faire, et d'apprendre avec les autres utilisateurs. Ainsi, le bénéficiaire devient acteur grâce à cette collaboration qui se crée au sein du FabLab »18. Au travers de ces échanges et apprentissages de pair à pair l’usager se transforme en contributeur comme l’a bien montré Burret : « L’usager est, de par son affiliation à la communauté du tiers-lieu, qualifié de contributeur. Ce glissement sémantique, pour autant symbolique qu’il puisse paraître, a son importance. L’usager utilise un service. Le contributeur participe à sa réalisation » (2017, 184).
21À un deuxième niveau, ces communautés apprenantes peuvent devenir une pièce maitresse dans les dynamiques de projet de concepteurs. En effet, il arrive souvent que ces derniers utilisent non seulement des logiciels et du matériel mais aussi qu’ils soient accompagnés, à différents niveaux, par l’expertise d’une communauté (celle-ci pouvant se réduire à une ou quelques personnes seulement suivant les cas). C’est ainsi que peuvent se mettre en œuvre des dynamiques collaboratives orientées vers le projet. Si les fablabs appliquent la logique du DIY, ils prescrivent aussi une logique du DIWO (Do It with Others). Il n’y a d’ailleurs pas de mécanisme de rétribution financière lors de ces apprentissages collectifs donnant lieu à des formes originales de modes de production. Cependant en échange, le porteur de projet est supposé donner de son temps, faire profiter de ses compétences les projets proposés par des tiers.
22Enfin, à un troisième niveau, les fablabs qui revendiquent leur filiation avec la Charte du MIT, doivent communiquer auprès de leurs usagers le fait qu’ils ont un ensemble de responsabilités parmi lesquelles le fait de « devoir contribuer à la documentation et aux connaissances des autres ». En effet, les connaissances produites au sein d’un fablab constituent autant de ressources destinées à être partagées avec la communauté l’échelle locale physique des fablabs mais aussi et surtout une échelle mondiale19. Autrement dit, les usagers d’un fablab bénéficient d’un accès à des ressources ouvertes (matérielles, logicielles) et des expertises gratuites et, par réciprocité, doivent mettre en partage les propres ressources qu’ils ont produites. Les fablabs mettent généralement à la disposition des contributeurs des dispositifs techniques, de type wiki, pour le processus de documentation qui s’apparente à de multiples égards à la production de connaissances ouvertes. L’étape ultime de cette dynamique contributive de création de connaissances peut aboutir, dans certains cas, à la création d’un produit et à une mise sur le marché. La valorisation économique peut s’opérer de différentes façons. Dans la lignée du logiciel libre, la valeur économique peut résider dans la monétisation de services additionnels (expertise, conseil, support, formation) ou bien dans le financement par une fondation. En revanche, on peut aussi trouver des modèles économiques reposant sur la commercialisation du matériel fabriqué (en kit ou préassemblés) car la grande majorité des utilisateurs « n’ont ni le temps ni l’envie de « sourcer » eux-mêmes les composants et matériaux pour économiser la marge du fabricant » (Tincq, 2014, p. 128).
23Dans ce dernier cas, « le cœur de la proposition de valeur de l’open hardware réside ici dans la garantie et la confiance apporté par la capacité à « ouvrir le capot » pour mieux comprendre le fonctionnement, voire modifier, le produit initial afin de l’adapter à un besoin ou un contexte particulier » (ibid.,). Le contributeur devient un entrepreneur au sens défini par Béraud, Cormerais et Jablanczy (2013) : « L’entrepreneur-contributeur déploie ses compétences à l’intérieur de modèles ouverts, marqués par la coopération et la densité des interactions. Il doit échanger avec les autres pour entreprendre et innover » (2013, 115). Fauchart et al. (2016) montrent que dans le cas de l’open hardware la commercialisation peut coexister avec une logique contributive mais seulement à condition certaines normes soient respectées (celles-ci étant la plupart du temps non dites explicitement) : « Specifically if commercialization is performed in a way that does not violate the fundamental principles of open communities and does not threaten the commons, it should be acceptable. Also, if commercialization brings benefits to the community that outweigh its disadvantages, it should be found to be acceptable » (2016, 5). En particulier, dans le cas de l’imprimante Reprap étudié au travers d’une étude empirique, la commercialisation est considérée comme acceptable si la firme qui a mis sur le marché le produit aide la communauté au développement de ses compétences et connaissances, cas typique d’externalités positives. En revanche, le fait de breveter les inventions contributives n’est pas acceptable pour la communauté car contraire à la philosophie de l’open.
24Cette dynamique entrepreneuriale peut donner lieu à la création d’entreprises d’un genre nouveau que certains ont choisi d’appeler des netup pour les différencier des startups qui n’intègrent pas cette dimension contributive (Burret, 2012) mais aussi pour montrer que « le modèle dessiné par la net-up semble dépasser une logique entrepreneuriale de capitalisation et de concurrence pour aller vers une production de bien commun » (Dechamp & Vez, 2017, p. 27). Ce bien commun serait alors représenté par l’ensemble des connaissances documentées et partagées entre tous les contributeurs des fablabs. Cette hypothèse a aussi été explorée par Isabelle Liotard qui propose de définir les fablabs comme « a new space for commons-based peer production » (2017). Toutefois, pour que ces dynamiques d’innovation contributives s’accompagnent d’une production de communs de connaissance véritables, deux conditions doivent prévaloir en référence à la théorie pionnière des communs fonciers d’Ostrom (1990) développée et enrichie dans le champ de la connaissance par Coriat (2015) : « les communs de connaissance doivent reposer sur une conception de la propriété inclusive, définie comme un faisceau de droits (et d’obligations) entre les différentes parties prenantes. Deuxièmement, leurs modalités de fonctionnement sont régulées par un système de gouvernance responsable de l’édiction de règles d’usage et d’arbitrages en cas de conflits ou de tension entre les membres, garant de leur soutenabilité » (Pélissier, 2018, 116).
25Sans le nommer explicitement il y a indéniablement dans l’esprit de la Charte et des valeurs défendues par les fablabs cette idée de connaissance partagée rendue possible par le processus de documentation, lui-même devant s’accompagner de l’utilisation de licences ouvertes (même si la charte ne formule pas les choses de façon explicite) : « les design et les procédés développés dans les Fab Labs peuvent être protégés et vendus comme le souhaite leur inventeur, mais doivent rester disponibles de manière à ce que les individus puissent les utiliser et en apprendre ». L’inventeur a effectivement une liberté de choix de la licence utilisée mais seules des licences libres permettent la réappropriation de connaissances sans en demander la permission. Alain-Diwo (2015) souligne à juste titre, en évoquant quelques cas typiques, toute la complexité de l’application de la propriété intellectuelle dans le cas des Fab Labs qui peuvent recouvrir des activités productives de nature très différentes. La charte stipule aussi que « les activités commerciales peuvent être prototypées et incubées dans un Fab Lab, mais elles ne doivent pas entrer en conflit avec les autres usages, elles doivent croître au-delà du Lab plutôt qu’en son sein, et il est attendu qu’elles bénéficient à leurs inventeurs, aux Labs et aux réseaux qui ont contribué à leur succès ». S’il n’est nullement exclu qu’une activité commerciale soit le résultat du processus de création de connaissance partagée dans un fablab, celle-ci doit se faire dans le respect des pratiques contributives et avec un bénéfice attendu pour les contributeurs. Toutefois, cette même charte ne précise pas quelles formes pourraient prendre ces bénéfices. Les entretiens réalisés avec les fabmanagers ont révélé que cette question de la propriété intellectuelle constitue une véritable pierre d’achoppement pour eux. D’une part, ils font le constat qu’ils ne sont pas spécialistes de cette question exigeant des compétences juridiques allant bien au-delà de la connaissance des licences dans l’univers du logiciel libre. Car dans un fablab, précisément on ne fabrique pas exclusivement que du logiciel. Celui-ci peut être une brique dans un processus de fabrication d’un artefact qui repose aussi des composants électroniques ou autres. Le processus de création articule une dimension intangible mais aussi une dimension matérielle. Or, au niveau des artefacts produits, la question de la propriété intellectuelle est plus complexe. En effet, il existe bien quelques licences de type open hardware20 mais, comme le souligne le juriste Lionel Maurel21 spécialiste des licences libres, la validité d’un point de vue juridique de ces différentes licences n’est pas certaine.
26La gouvernance de ces ressources est une question plus problématique car rien n’est dit explicitement à ce propos dans la charte. Or, on sait maintenant que le succès des logiciels libres et leur expansion s’expliquent aussi par l’existence de règles définissant des droits et des devoirs pour l’ensemble des contributeurs permettant ainsi un enrichissement continu du commun. Ceci a très bien été montré dans le cas du logiciel libre (Mangolte, 2015) mais aussi pour d’autres types de communs de connaissance comme Wikipédia. Dans ce dernier cas, Cardon (2015) a bien montré comment la coordination des interactions individuelles au niveau de l’écriture collaborative est guidée par une logique procédurale et processuelle. Ainsi, des règles relatives au processus d’écriture et de surveillance ont été codifiées progressivement sans injonction hiérarchique par les membres de la communauté. Il souligne aussi la performativité de l’interface wiki qui aide à guider et contrôler les actions décentralisées pour qu’elles s’orientent vers l’objectif requis. Elle participe à l’intériorité des valeurs de la communauté et à la mise en discussion au niveau de l’écriture collaborative : « c’est le wiki qui rend encyclopédiste » (2015, 18). Ainsi, cela nous amène à penser qu’à côté de la question épineuse de la propriété intellectuelle, un des enjeux qui conditionne le déploiement de telles innovations sociales numériques productrices de communs de connaissance est d’inciter les fablabs à favoriser non seulement une dynamique de documentation systématique et, dans cette perspective, de s’interroger sur les nombreux freins qui ont pu être mis en exergue. En effet, comme les modalités de l’archivage, de l’écriture et de la mise en visibilité des connaissances produites sont laissées à l’arbitrage de chaque fablab, les contributeurs ont un degré de liberté très grand sur la façon dont ils « racontent » leur projet. Cet éclectisme nuit fortement à la mise en visibilité des projets conçus et réalisés dans un contexte de fabrication collective qui a vocation à partager les connaissances produites grâce à ce type de dispositif d’intelligence collective. Dans notre étude (Dechamp & Pélissier, 2018), nous avons pu montrer que la plupart des dynamiques d’innovation contributives qui se déroulent dans un fablab ne reposent pas, pour l’instant, sur la création de tels communs de connaissance.
27Depuis leur émergence, les technologies numériques ont toujours été porteuses d’espoir, de promesses, d’utopie. Mais on sait surtout que l’avenir qu’elles esquissent est conditionné par les usages qui en sont faits. Beaucoup portent en elles un potentiel inédit pour instaurer un monde de collaboration et de partage. Mais l’intelligence collective qu’elle rend possible n’est pas mécaniquement orientée vers un monde meilleur, plus juste plus inclusif et soutenable. Des inquiétudes montent devant le monopole grandissant de quelques entreprises à l’instar des GAFAM qui règnent en maitre sur ces nouveaux marchés informationnels et communicationnels. D’où l’intérêt et le soutien apporté par des institutions comme l’Europe pour accompagner à faire éclore d’autres initiatives qui activeraient le potentiel de l’intelligence collective connecté et distribué au bénéfice des défis sociétaux contemporains. La promotion des innovations dites sociales et numériques devient alors un enjeu de premier ordre. Il s’agit alors d’identifier de cartographier les projets qui pourraient y correspondre pour mieux les accompagner. Beaucoup s’inscrivent dans ce que l’on appelle le mouvement open.
28Dans cet article, nous avons choisi d’explorer cette proximité en choisissant le domaine de la fabrication collective déployé dans les fablabs, considérés comme un des lieux emblématiques aujourd’hui de la mise en visibilité et de la valorisation du mouvement open. Nous avons alors montré comment ces structures qui connaissent un engouement manifeste depuis quelques années, disséminées sur de nombreux territoires ici comme ailleurs, sont des lieux propices au développement d’innovations résultant de dynamiques d’intelligence collective ouvertes et contributives originales dont la valeur sociale réside dans la création de communs de connaissance. Des projets apportant des solutions originales à des défis sociétaux non résolus peuvent se construire sur cette base. Mais, ce potentiel est encore aujourd’hui sous-exploité, menacé aussi par différents freins qui peuvent constituer autant d’obstacles à l’expansion de ces dynamiques d’innovation sociales numériques. Tout d’abord, le processus de documentation, clé de voute d’un processus de partage et de réappropriation des connaissances élaborées de façon contributive, constitue un enjeu fondamental du développement des innovations sociales numériques dans les Fab Labs. Or, à ce jour, tant d’un point de vue technique qu’organisationnel, on a pu observer une faible incitation à le faire et lorsque c’est le cas des modalités de mise en œuvre singulières sont clairement apparues. Ensuite, nous avons observé que la question de l’adaptation du régime des licences libres adapté à ce contexte de production contributive est complexe, encore inaboutie. Ainsi, la gouvernance des connaissances en accès partagé dans ce type de structure reste un obstacle à lever avant d’espérer une diffusion massive des innovations sociales numériques.
