1Dans un contexte d’hyperchoix marqué par une abondance de l’offre littéraire (Ducas et Pourchet, 2014), les lecteurs et lectrices de romans font également face à un vaste ensemble de discours prescripteurs portant sur les œuvres et leur permettant, a priori, de réduire l’incertitude pesant sur la qualité de ces dernières (Karpik, 2007). Ces discours émanent traditionnellement de prescripteurs professionnels – libraires et bibliothécaires (Berthou, 2014 ; Rabot, 2015), journalistes et critiques (Béra, 2003 ; Trenque, 2018), ou encore enseignants (Maridet, 2016), et sont doublés de pratiques de recommandations par les publics, qui à l’inverse des prescriptions traditionnelles, ne sont a priori pas fondées sur la compétence des intermédiaires. L’analyse des usages faits par les lecteurs de l’ensemble de ces discours montre que les sociabilités qui encadrent les pratiques de lecture sont primordiales dans les choix des lecteurs. En effet, si ces derniers ont des recours très variés aux médias ou encore aux conseils des libraires, les sociabilités, c’est-à-dire « l’ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupe » (Bidart, 1988, p. 623) encadrent la grande majorité des pratiques de lecture rapportées. Les sociabilités littéraires sont ici envisagées comme un mode d’accès aux romans — que ces derniers soient conseillés, prêtés ou offerts — ainsi que comme un filtre entre les œuvres et les lecteurs, comme c’est le cas dans le modèle du two-step flow développé par Katz et Lazarsfeld (1955).
2Dans un ouvrage montrant la grande diversité avec laquelle les pratiques de sociabilités littéraires se déploient en ligne, Jean-Marc Leveratto et Mary Leontsini (2008) développent une vision du Web collaboratif non dénuée d’un certain idéalisme. Ces espaces seraient à même de favoriser l’expression de jugements profanes et l’accès démocratique à de nouveaux contenus, dans un mouvement « bottom up » lié à la démocratisation de la participation publique et collective (Jenkins, 2004), et produiraient enfin les conditions d’une plus grande diversité culturelle. Ces promesses posent un certain nombre de questions, notamment adressées de façon critique par Bouquillion et Matthews (2010), qui, plus qu’un outil d’émancipation, voient dans le Web collaboratif la justification du libéralisme économique propre aux industries culturelles.
- 1 Qu’il s’agisse de la lecture ou de la consultation des avis, notes et critiques publiées sur des (...)
3On trouve dans la littérature portant sur les communautés en ligne des travaux analysant les usages du Web collaboratif par les lecteurs (Leveratto et Leontsini, 2008 ; Wiart, 2017). Bien que ces recherches nous informent d’une façon précieuse sur les modalités de participation des individus à la construction du sens et de la valeur des œuvres, ainsi que sur les usages que font les lecteurs des médiations en ligne, il est nécessaire de rapporter ces derniers à l’ensemble des usages qui sont faits de la prescription, afin de saisir la place qu’ils y occupent. Nous proposons donc, dans cet article, de revenir sur les usages et non-usages qui sont faits de la recommandation par les pairs en ligne1, en nous demandant si les nouvelles médiations liées au Web collaboratif permettent de renouveler les formes de prescription traditionnelles. Il s’agit également de situer ces usages en fonction, tout d’abord, de la position et trajectoire sociales des lecteurs, selon une tradition dispositionnaliste, mais également contextualiste (Bourdieu, 1979 ; Lahire, 2004), ainsi que de leurs préférences littéraires. Comme le rappelle Dominique Pasquier, « la culture se constitue précisément à travers les interactions qui représentent un mode d’appropriation par les individus » (Pasquier, 2009) ; ce travail suit à cet égard l’hypothèse selon laquelle la façon dont les individus s’engagent dans les sociabilités littéraires ainsi que la confiance qu’ils accordent à leurs pairs pour réduire l’incertitude pesant sur les œuvres diffèrent notamment selon leur origine et position sociales.
- 2 Dans cet article, et ce même lorsque le mot « livre » sera utilisé, c’est toujours la lecture de (...)
- 3 Les lecteurs inactifs n’ayant pas été interrogés en raison du plus grand temps libre dont ils di (...)
- 4 L’échantillon est composé de 42 % de lecteurs appartenant à la catégorie des cadres et professio (...)
4La recherche dont cet article est issu porte sur les modalités du choix chez les lecteurs de romans2 dans le contexte d’une offre pléthorique, et interroge donc la réception par ces derniers des différentes formes de prescriptions littéraires et d’informations qui accompagnent la diffusion des œuvres. Bien que non spécifiquement centré sur la recommandation en ligne, ce travail permet de resituer les usages qui en sont faits par les lecteurs dans l’ensemble de leurs pratiques de recours à la prescription. Il est important de préciser que cet article ne s’intéresse pas aux formes de participations actives au Web collaboratif, mais plutôt aux formes invisibles de consommation des contenus, dont l’ampleur est difficile à mesurer (Beaudouin, 2016) ; les données produites sont donc déclaratives. Les lecteurs interrogés dans le cadre de cette recherche sont, au moment de l’enquête, âgés de 18 à 65 ans, résident à Paris ou en banlieue proche, ont lu au moins un roman au cours des douze derniers mois et sont actifs3. Pour les atteindre, 457 questionnaires ont été administrés dans un premier temps via des canaux diversifiés (librairies et bibliothèques, Salon du Livre de Paris, réseaux personnels par effet boule de neige, blogs de lecteurs et forums en ligne)4. Quelques 36 entretiens semi-directifs ont été conduits dans un second temps, en recrutant les enquêtés parmi les répondants au questionnaire avec le même souci de diversification de l’échantillon. Le questionnaire et le guide d’entretien étaient structurés autour de la trajectoire sociale des lecteurs, des modalités de leurs pratiques de lecture, de leurs goûts littéraires, ainsi que leurs pratiques de recours à la prescription. Les réponses recueillies ont systématiquement été analysées au prisme de leur origine sociale, leur position sociale actuelle, leur niveau d’étude, leur sexe et leur âge.
- 5 Qui pouvaient citer plusieurs réponses.
5Interrogés au sujet d’un roman lu au cours des six mois précédant l’enquête, les lecteurs5 ont dû indiquer « quel(s) facteur(s) [leur avaient] donné envie » de lire ce dernier, parmi un ensemble de prescriptions et recommandations (liées aux médias, professionnels du livre, pairs, critiques littéraires, etc.) et de « références objectives » associées aux œuvres (l’auteur, le titre, le genre, par exemple), (Legon, 2016).
Graphique 1. Influence comparée des prescriptions, recommandations, et références objectives sur la lecture d’un roman lu au cours des six derniers mois.
6Les réponses recueillies, illustrées par le graphique 1, indiquent une grande prédominance des sociabilités dans les choix de ces derniers : 37 % des romans cités ont été lus notamment en raison du conseil d’un ami/d’une connaissance, contre 19 % en raison d’une critique littéraire, 8 % du conseil du libraire, 7 % de l’interview d’un auteur, ou encore 4 % en raison d’un prix littéraire. Ces données, si elles ne disqualifient pas les effets de la prescription professionnelle, mettent en revanche en avant le poids du groupe de pairs dans la recherche de la réduction de l’incertitude portant sur la qualité des œuvres (Karpik, 2007).
7Pour expliquer l’influence de la recommandation par les pairs sur leurs lectures, les lecteurs interrogés mettent en avant la plus grande proximité ressentie vis-à-vis des lecteurs à l’origine de conseils que vis-à-vis de prescripteurs professionnels (critiques, libraires, journalistes, etc.), la personnalisation des conseils reçus, la possibilité de mieux connaître l’autre à travers les échanges littéraires, l’accès facilité aux livres (par le prêt et le cadeau), et la possibilité de s’engager dans des échanges au sujet de la littérature (en amont comme en aval de la lecture).
8Cette recherche a permis d’observer chez l’ensemble des enquêtés le grand rôle joué par les sociabilités dans leurs choix de lecture. En revanche, chez les lecteurs les plus diplômés et occupant les positions les plus hautes dans l’espace social, ces dernières se noient dans un ensemble très vaste de prescriptions consommées, qui se superposent et perdent individuellement de la force, alors que chez les lecteurs situés du côté le plus populaire et/ou le moins diplômé de l’échantillon, on observe une moindre diversité des prescriptions consommées, une plus grande attention portée à celles qui le sont, et une prédominance des sociabilités.
9En parcourant les sites de recommandation en ligne, les individus se confrontent à nouveau à l’expérience esthétique et aux goûts d’autres lecteurs – qui cette fois-ci ne font pas partie de leur réseau –, également perçus comme plus proches (en termes de goûts comme en termes de pratiques) que les prescripteurs traditionnels. Bien que les dispositifs précédemment évoqués soient impersonnels et que le partage effectif des goûts avec les auteurs des critiques lues pose question (Maisonneuve, 2019), il s’agit bien là d’une recommandation horizontale (Pasquier, 2014), qui suppose la mise en relation avec d’autres lecteurs, ce que les enquêtés semblent apprécier d’autant plus lorsqu’ils ne trouvent pas déjà dans leur entourage des marchés sur lesquels placer leurs discours (Bourdieu et Chartier, 2003) et qu’ils n’entretiennent pas de liens faibles au sein de leurs réseaux personnels les poussant à découvrir des œuvres littéraires ou même à échanger à ce sujet (Granovetter, 1973). En revanche, l’enquête montre que si ces formes spécifiques de recommandation sont appréciées par les lecteurs qui les emploient, elles sont peu fréquentes dans l’ensemble des pratiques de recours à la prescription : nous pouvons à cet égard lire dans le graphique 1 que 3 % des romans ont été lus en raison de la lecture d’un avis sur un site marchand, par exemple.
10L’intérêt d’avoir mené une recherche comparative sur la réception de la prescription est en effet de pouvoir situer chaque influence dans l’ensemble des influences s’exerçant sur les lecteurs. Si l’on observe des usages de niveaux variables de la recommandation en ligne – de « coopérations faibles » (Aguiton et Cardon, 2013) à des échanges plus approfondis entre les lecteurs – l’enquête menée montre que le recours à ce type de recommandation est pour l’ensemble de l’échantillon relativement faible, la grande majorité des enquêtés privilégiant majoritairement d’autres types de prescriptions, évoquées plus haut. Ainsi, la réception des contenus publiés par des amateurs sur le Web collaboratif ne concerne pas de façon égale l’ensemble du lectorat.
11La plupart des lecteurs déclarant chercher des informations au sujet des livres en ligne sont tout d’abord de grands lecteurs, c’est-à-dire ceux pour qui le loisir littéraire occupe plus de place dans leur temps libre, et sont généralement âgés de moins de 40 ans. Parmi ces lecteurs, deux profils se dégagent particulièrement, suivant la même logique que chez les lecteurs de romans numériques (Guittet, à paraître).
12Un premier profil est constitué des lecteurs dont les préférences littéraires incluent de la littérature de « genre » ou des œuvres littéraires relevant du pôle de grande production (Bourdieu, 1971), comme des best-sellers (dont le succès repose beaucoup sur le bouche-à-oreille). Plus les genres privilégiés sont légitimes – et trouvent leur place dans les autres prescriptions – moins leurs lecteurs accordent de l’importance aux contenus publiés par des pairs en ligne : à titre d’exemple, 16 % des lecteurs de classiques accordent de l’importance à la lecture d’un avis positif sur un forum littéraire, contre 19 % des lecteurs de littéraire contemporaine, 27 % des lecteurs de science-fiction et fantasy, et 26 % des lecteurs de polars, romans policiers et romans noirs. Ceci peut s’expliquer par la plus grande visibilité offerte par ces espaces à des littératures de « genre » (Wiart, 2017) et à des littératures dominées (que par les médias notamment) ou encore par le relatif isolement dans lequel peuvent se trouver certains lecteurs de « genre » au sein de leur entourage.
13Un deuxième profil se retrouve chez les lecteurs les plus fortement diplômés et dotés en capital culturel – privilégiant des lectures et des prescriptions très éclectiques – qui consomment des contenus collaboratifs selon des modalités plus relâchées. Suivant la logique de cumul précédemment évoquée, ces derniers mobilisent un grand nombre de canaux pour s’informer, ce qui les amène parfois à oublier la source initiale des informations qu’ils détiennent. La recommandation en ligne, si elle peut figurer dans cet arsenal d’outils, voit dans le même temps son influence sur leurs choix diminuer. Le rôle de la prescription étant de diminuer le risque fréquemment évoqué par les lecteurs de perdre du temps et de l’énergie à lire « un mauvais livre », il est intéressant de constater que ceux pour qui ce risque est associé au coût le plus faible, parce qu’ils lisent beaucoup et qu’un mauvais livre sera noyé dans l’ensemble de leurs lectures, sont également ceux qui ont le plus de moyens à leur disposition pour atténuer ce risque, puisqu’ils maîtrisent les différents registres des divers discours produits sur les romans, et notamment les discours produits dans le contexte du Web collaboratif, ce que montrent Benhamou et al. (2012) au sujet de la recherche d’informations en ligne sur la bande-dessinée.
14En revanche, de nombreux lecteurs n’utilisent pas – parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt et/ou parce qu’ils n’ont pas ou ne se reconnaissent pas les capacités sociales, culturelles et économiques pour investir ces nouveaux espaces (Granjon, 2010) – le Web collaboratif à des fins de recherche d’informations sur les livres. On trouve en effet chez de nombreux lecteurs des réticences à utiliser les nouvelles technologies, ou à les utiliser dans cet objectif (argument mobilisé fréquemment au sujet de la lecture numérique). Ces réticences conduisent les lecteurs concernés à se raccrocher à des formes de prescription jugées moins intimidantes ou plus accessibles.
- 6 Cadres et professions intellectuelles supérieures, Professions intermédiaires, Étudiants.
15Les modes d’approvisionnement en livres ont subi, avec le numérique, de profondes mutations. Les librairies en ligne, dont la plupart sont en réalité des plateformes de vente en ligne, sont venues concurrencer le marché traditionnel du livre, et ce particulièrement auprès des femmes (60,3 % des acheteurs), des jeunes (les 18-29 ans en représentant 41 %), de Parisiens (27 %) (Chabault, 2013), et dans l’ensemble de lecteurs appartenant aux trois PCS occupant les positions les plus hautes dans l’espace social, et les plus fortement dotées, a priori, en capital culturel6. La visite de ces librairies et plateformes de vente de livres en ligne par les lecteurs interrogées, en tant qu’espaces d’approvisionnement ou de recherche d’informations au sujet des livres, est un des usages les plus courants relevés chez les lecteurs de l’échantillon déclarant utiliser Internet à des fins prescriptives. Ce sont alors les suggestions émises par les sites marchands, les informations au sujet des titres, ainsi que les notes et avis publiés par les autres consommateurs qui les y intéressent.
- 7 F, 37, Prof. intermédiaires, Responsable SAV, Maîtrise en Droit des affaires, Père ingénieur en (...)
16Des ouvrages sont en effet suggérés aux lecteurs en fonction de leurs visites antérieures, via l’usage d’algorithmes de recommandation par les plateformes. Ces algorithmes laissent une grande partie des lecteurs sceptiques quant à leur pertinence – notamment en raison de leur caractère « commercial » (Maisonneuve, 2019) –, mais peuvent malgré tout être mobilisés plus ou moins volontairement par les usagers d’Internet à des fins d’exploration de l’offre (Beuscart et al., 2019). Ces derniers se déclarent donc emmenés, au fil de leur navigation, sur des pages dont ils n’avaient pas anticipé la visite. Ces suggestions se mêlent à l’ensemble des discours portés sur les œuvres et certains enquêtés évoquent la manière dont ces « égarements » leur permettent de découvrir de nouveaux titres, à l’instar de Géraldine7 pour qui les suggestions proposées par les plateformes de librairie en ligne constituent une très grande part de ses découvertes. C’est lorsque les avis sont suffisamment en grand nombre pour indiquer un intérêt collectif pour un livre, suivant la même logique que celle qui préside à l’achat de livres mis en avant comme « meilleures ventes » en librairies, que ces derniers vont avoir une influence sur son envie de les lire. Le succès commercial d’un roman est en effet un indicateur fort, pour certains, de l’intérêt que présente la lecture d’un livre. Dans le cas de ces « meilleures ventes » et des livres plébiscités par un grand nombre d’avis en ligne, c’est l’échelle de l’excellence démocratique (Legon, 2014) – selon laquelle « si un grand nombre d’individus s’accordent sur la qualité d’un bien culturel, alors cette évaluation est crédible » (Pasquier et al., 2014, p. 109) –, qui sert de mesure à la qualité des œuvres.
- 8 F, 21, Étudiante, Licence de psychologie (en cours), Père journaliste, Mère rédactrice en chef, (...)
17Au-delà de leur nombre, c’est souvent le contenu des avis qui intéresse les lecteurs. Les commentaires de lecteurs valorisant le style ou les effets que la lecture d’un livre aura eu sur eux sont particulièrement cités comme exerçant une influence sur les choix, mais c’est parfois également pour les informations dont ils regorgent qu’ils sont lus (qu’ils soient positifs ou négatifs). Pauline8 évoque la lecture d’un commentaire dont l’auteur écrivait : « J’ai rien compris » – commentaire l’ayant malgré tout amenée vers le livre en question, ce qu’elle explique par le fait que la lecture d’un roman à la narration non linéaire lui faisait envie. Le contenu de ces avis peut donc être une source d’information de première main, qui va leur permettre de découvrir, confirmer ou infirmer des informations détenues au sujet d’un livre (détails de l’intrigue, style de l’auteur, ton, niveau de difficulté, degré d’originalité, etc).
- 9 F, 36 ans, Cadre, Directrice marketing et commercial, Bac +5, Père mécanicien, Mère ouvrière en (...)
- 10 Notre enquête montrant par ailleurs que plus les lecteurs montent dans l’échelle sociale, plus i (...)
- 11 Comme chez la majorité des lecteurs présentant son profil.
18Mais, plus que l’intérêt portée par les lecteurs à ces indicateurs, c’est leur place dans l’ensemble des outils utilisés qui nous intéresse ici. Une autre lectrice de l’échantillon, Sabine9 déclare prêter une certaine attention à la fois aux suggestions opérées par les plateformes et à la note (sous forme d’étoiles) qui y est donnée aux romans par les autres lecteurs. La proximité entre ses pratiques déclarées et celles de Géraldine (citée plus haut) pourrait laisser penser qu’il s’agit de la même dynamique de recours à la recommandation en ligne. Or, plusieurs différences majeures sont à noter entre ces deux lectrices. Tout d’abord, le lieu d’approvisionnement en livres diffère : si Géraldine déclare se procurer tous ses livres à la Fnac ou sur la Fnac.com, et les découvrir également par ce biais, Sabine affirme acheter majoritairement ses romans en librairies indépendantes10, et anticiper la plupart du temps ses achats en ligne. Bien que toutes deux réceptives a priori aux mêmes éléments lorsqu’elles visitent une plateforme de vente de livres en ligne, ces mêmes éléments ne trouvent pas la même place dans leur pratique de recherche d’informations. Chez la première, ils représentent la quasi-totalité des découvertes, cette dernière ayant recours à quelques autres formes de prescription peu diversifiées (une faible réception des pages « livres » de quelques magazines féminins, et une écoute relative de quelques émissions littéraires). Chez la deuxième, ces éléments se perdent11 dans un vaste ensemble de prescriptions (réseau dense de sociabilités littéraires, connaissances personnelles sur les auteurs, coups de cœur et conseil des libraires, émissions de télévision littéraire, etc.). Une autre différence réside dans le fait que cette dernière questionne la pertinence des commentaires publiés en ligne et attache une importance à la manière dont ils sont rédigés (orthographe et niveau de langage, notamment), alors que la première attache essentiellement une importance à leur nombre et au fait qu’ils soient positifs. Ici comme ailleurs, on voit bien que l’omnivorisme (Peterson, 2004 ; Coulangeon, 2011) – observable à la fois du point de vue de l’éclectisme des genres privilégié par Sabine et de celui de la diversité des canaux d’information qu’elle privilégie, qu’il est possible de mettre en relation avec son capital culturel et scolaire (supérieurs à ceux de Géraldine) – joue sur sa réception des prescriptions.
- 12 F, 31 ans, employée, agent d’exploitation informatique, licence d’archéologie, père cadre commer (...)
19Les plateformes de vente de livres en ligne peuvent également être utilisées par les lecteurs pour les options de centralisation de l’information qu’elles proposent. L’usage que déclare faire Émilie12 de la plateforme n’est pas sans rappeler l’expérience de choix que les lecteurs peuvent vivre en librairie : elle lit en effet sur ces pages l’équivalent d’une quatrième de couverture, a accès au visuel de la couverture, etc., et compare cette pratique au fait d’avoir « le livre dans la main ». La différence qu’elle note en revanche entre ces deux contextes de choix tient à la présence en ligne des avis d’autres lecteurs qui, en librairie, seraient éventuellement remplacés par le conseil du libraire, ce qui n’est pas (selon elle) sans poser problème. Au sein de l’échantillon, elle a la particularité de lire de la littérature de « genre » et de se construire en spécialiste de ces genres (elle déclare notamment lire de la « fantasy urbaine » et de la « romance historique »). Elle évoque avec colère le mépris qu’elle ressent de la part des professionnels du livre vis-à-vis de ses goûts littéraires, et présente la plateforme Amazon.com comme un espace lui donnant accès à des titres beaucoup plus spécifiques et à des genres moins présents dans les circuits d’achat traditionnels. Elle ressent également cet espace comme neutre de tout jugement à son égard, et qui lui permet alors de faire de nouvelles découvertes, de lire l’avis de lecteurs qui partagent ses goûts et de vivre pleinement sa pratique sans se soucier du regard d’autres lecteurs.
20Les réseaux socionumériques présentent également des prises aux lecteurs en recherche d’informations et de recommandations littéraires, ce dont ces derniers se saisissent suivant différentes logiques. Sabine13 utilise, parmi tous les autres canaux d’information auxquels elle a recours, le réseau social Twitter (mais des usages similaires ont également été relevés sur Facebook) pour suivre l’actualité littéraire et découvrir de nouveaux titres. À cet effet, elle déclare y suivre, sur le mode d’une veille d’information, une dizaine de comptes tenus par des auteurs, des blogueurs littéraires, mais également des maisons d’éditions ou des collections. Il s’agit ici d’un usage très faible de la recommandation sur des réseaux socionumériques, à l’image de l’ensemble des usages que cette lectrice déclare faire des différentes sources de prescriptions auxquelles elle a recours : chaque nouvel élément obtenu vient rejoindre l’ensemble des informations en sa possession (ce qui se manifeste notamment par sa difficulté à se remémorer leur provenance).
- 14 Réseaux socionumériques culturels (spécialisés en littérature pour Goodreads et Babelio) de cata (...)
- 15 F, 35 ans, employée, communication au musée du Louvre, master histoire de l’art, père vendeur, m (...)
- 16 Un utilisateur du site va par exemple créer une liste – parfois collaborative – de livres relati (...)
- 17 Les usagers de la plateforme littéraire Babelio y ont notamment accès à des fiches individuelles (...)
21Mais des usages beaucoup plus forts des blogs et réseaux socionumériques, type Goodreads, Babelio ou encore Senscritique14, sont également relatés par des lecteurs de l’échantillon. Louis Wiart, dans son enquête sur la prescription en ligne (2017, p. 9), distingue sur les plateformes les contenus de différents types (de nature descriptive, évaluative, éditorialisée ou automatisée) qui peuvent intéresser les lecteurs et que consomme Marie15, notamment, qui déclare utiliser systématiquement la plateforme pour découvrir, évaluer la qualité ou approfondir des lectures, en lisant les avis et citations publiés par des lecteurs. Le fait qu’un roman ait été apprécié par un grand nombre, qu’elle apprécie le ton de certaines critiques ou que soient rendues accessibles des citations issues des œuvres (en ce que ces dernières en laissent deviner le ton ou le style de l’auteur) sont des facteurs rendant plus probable la lecture effective des titres découverts par le biais de la plateforme. Elle utilise également les listes thématiques16 sur Babelio, forme ludique d’échange entre les lecteurs qui lui permettent de découvrir un certain nombre de romans dont elle n’aurait, selon elle, « jamais entendu parler autrement »17.
22La participation à des réseaux socionumériques peut également se faire dans la continuité de sociabilités déjà existantes, à l’instar Émilie18 qui suit, sur Goodreads, les lectures déclarées sur le site par des amis connus hors ligne, avec qui elle échange par la médiation du site des recommandations, des avis et des propositions de prêt. L’usage fréquent (et indissociable de sa pratique) que fait Émilie de ce réseau social correspond à la fois à une demande de recommandation très forte, et à un besoin d’inscrire sa lecture dans des sociabilités, ce qui peut s’expliquer par son âge (Gire et al., 2007), et se manifeste par une circulation privée et très nourrie des livres (Burgos, Evans et Buch, 1996). Les sociabilités sont – dans ce cas comme dans la plupart des pratiques déclarées par les lecteurs interrogés – préexistantes à l’usage des réseaux sociaux numériques, mais elles sont ici exacerbées par l’usage d’Internet à des fins de recommandation. Ces échanges en ligne ne présentent pas à proprement parler des formes si différentes des formes de sociabilités traditionnelles évoquées par les lecteurs, mais s’y ajoute le caractère d’immédiateté propre aux sociabilités en ligne : suivant le profil de ses amis sur le réseau, Émilie peut savoir ce qu’ils lisent, ce qu’ils ont lu ou encore ce qu’ils en ont pensé (s’ils ont indiqué une note pour ces lectures antérieures), informations auxquelles elle n’aurait pas accès de façon aussi immédiate et complète dans le cadre de la plupart de ses sociabilités littéraires ordinaires (et ce, bien que ces dernières soient très nourries). Les discussions relatives à la lecture de romans ayant lieu en ligne (ou faisant suite à des interactions en ligne) diffèrent alors des échanges traditionnels dans le sens où elles s’appuient sur les informations publiées par le biais de la plateforme, transformant ainsi des sociabilités pourtant déjà existantes.
- 19 H, 43 ans, employé, agent au service d’information aux personnels, bac+3, grand lecteur, père : (...)
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23Christophe19 – qui ne suit pas l’actualité littéraire et ne s’intéresse pas aux contenus portant sur la littérature dans les médias – mentionne notamment les blogs comme permettant des découvertes littéraires. Pour expliquer cet intérêt, il évoque – comme l’ensemble des lecteurs concernés par cette pratique – les goûts littéraires des blogueurs et blogueuses suivis, ainsi que son appétence pour leur écriture. Chez ces trois derniers lecteurs, l’intérêt pour la recommandation par les pairs s’accompagne d’une désaffection pour la critique professionnelle – jugée inadaptée à leurs goûts et/ou prétentieuse – ce qui est représentatif des mutations de la lecture évoquées par Sylvie Octobre (2013). La baisse de l’influence des critiques littéraires traditionnelles se retrouve chez de nombreux enquêtés, qui évoquent leurs difficultés à « faire confiance » ou à « se retrouver » dans des critiques top down valorisant un certain type de littérature parfois très éloigné des genres littéraires qu’ils privilégient (Verboord, 2010), et expriment alors leur volonté de suivre les conseils de lecteurs avec qui ils auraient « vraiment » des goûts en commun – que ces personnes évoluent dans leurs réseaux personnels, ou que leurs recommandations soient disponibles en ligne. En ce sens, la recommandation par les pairs suppose souvent soit la participation d’un grand nombre de contributeurs, soit la sur-participation de contributeurs « éclairés » à l’image des leaders d’opinions décrits par Katz et Lazarsfeld (1955). Ces lecteurs, très investis dans la recommandation (en ligne comme hors ligne)20, jouent dans leurs cercles sociaux ou sur le Web collaboratif le rôle de relais d’information entre les prescripteurs traditionnels et des lecteurs moins au fait de l’actualité littéraire (et généralement moins grands lecteurs et moins dotés en capital culturel qu’eux), ce qui n’est pas sans rappeler le rôle joué par certains amateurs de théâtre dans l’organisation de sorties théâtrales collectives (Pasquier, 2009).
24Les blogs et réseaux socionumériques littéraires rencontrent ainsi une diversité d’usages de la part des lecteurs : qu’il s’agisse de découvrir de nouveaux titres, de lire des contenus critiques sur des livres (déjà lus ou non), de jouer, d’échanger sur les forums, etc., ces plateformes offrent une alternative à la critique littéraire traditionnelle, aux avis de professionnels tels que les libraires, mais également aux réseaux de sociabilités classiques.
25Les contenus amateur publiés en ligne peuvent donc être envisagés comme un outil supplémentaire dont les lecteurs se saisissent – plus ou moins fortement, selon leurs profils – afin de se frayer un chemin dans l’offre littéraire. Mais ils produisent d’autres effets, tels qu’une plus grande mise en visibilité d’une partie de l’offre. Les lecteurs peuvent également s’en saisir à des fins de divertissement ou de confrontation de leur expérience de lecture avec celle d’autres lecteurs.
26La hiérarchie entre les genres serait moins marquée sur le Web collaboratif, la littérature « de genre » y parvenant à une plus grande visibilité qu’au sein des médias traditionnels (Wiart, 2017, p. 276) : sur Babelio, 15 % des critiques seraient notamment dédiées aux littératures de l’imaginaire, contre 2 % des critiques médias.
27Les prescriptions traditionnelles et professionnalisées ont par ailleurs le point commun de focaliser leur attention sur les nouvelles sorties. La valeur des œuvres y est construite sur le temps court propre à l’actualité (Bourdieu et Delsaut, 1975). Or, les enquêtés évoquent bien souvent la lecture de romans qui n’ont pas été publiés récemment, sans pour autant constituer des classiques. Le prix littéraire par exemple – forme la plus marquée de la nouveauté littéraire – est un facteur jouant très peu dans les lectures (4 % des romans déclarés comme dernière lecture par les lecteurs interrogés par questionnaire ont été lus – entre autres facteurs – parce que le roman en question était primé, cf graphique 1). Le statut de nouveauté, voué à se périmer, fonde l’identité des œuvres couvertes médiatiquement dans le cadre des rentrées littéraires ainsi que leur valeur à un moment donné. De nombreux lecteurs n’envisagent d’ailleurs pas le statut de nouveauté comme un gage de qualité, et semblent plutôt y percevoir un phénomène de mode, dont le fondement serait plus économique que littéraire. La plupart d’entre eux, et ce quel que soit leur profil, déclarent garder en mémoire un certain nombre de romans à lire — sous forme de listes imprimées, en ligne, ou encore de “piles à lire” — et mettre parfois plusieurs années à entamer la lecture d’un roman. Que ce dernier leur ait été conseillé, offert, qu’il ait été acheté sur un coup de cœur, ou d’après la recommandation d’un critique, un roman lu l’est rarement immédiatement après son achat (et ne l’est parfois même jamais) ; pour être lu, il est le plus souvent choisi deux fois, au moment où les lecteurs se le procurent (celui « de la recherche et de l’achat ») et au moment où ils le lisent effectivement (celui de la « délectation privée »), comme l’écrivent Maisonneuve et Hennion au sujet du disque (2000, p. 233). Par ailleurs, les enquêtés déclarent majoritairement – bien que ce soit moins fréquent chez les plus grands lecteurs – préférer attendre qu’un livre ait été lu par suffisamment de personnes pour récolter des avis à son sujet. Ainsi, la plupart des romans lus par les lecteurs interrogés ont été publiés au cours des vingt dernières années.
28Ce constat n’indique pas que la prescription professionnelle n’a pas eu d’effets sur leur élection par les lecteurs – ces derniers déclarant retenir longtemps les titres de livres au sujet desquels ils ont consommé des prescriptions –, mais plutôt que face à une offre de romans pléthorique, ainsi qu’à un ensemble très important de prescriptions, certains lecteurs parmi les moins qualifiés à se repérer dans l’offre éditoriale comptent également sur le temps pour que se construise la valeur des œuvres.
29Les réseaux socionumériques, ainsi que les plateformes marchandes et les blogs de lecteurs, permettent ainsi à des discours portant sur des œuvres non récentes d’exister en ligne, bien que ces derniers permettent surtout de reproduire en ligne une notoriété construite par les médias, « les titres les plus plébiscités sur Babelio [étant également] ceux qui jouissent déjà d’une couverture médiatique importante dans les médias traditionnels » (Wiart, 2017, p. 270). En revanche, lorsqu’un avis est publié, il reste disponible aux lecteurs cherchant des informations sur le livre ainsi critiqué ou qui souhaitent explorer des genres ou l’œuvre d’auteurs en particulier. Les réseaux socionumériques présentent donc cet avantage – par leur présentation sous forme de moteur de recherche – de donner accès à des informations sur les livres, y compris plusieurs années après publication.
30Bien que tous les lecteurs ne soient pas concernés par le recours à la recommandation en ligne, cette dernière peut ainsi pallier des manques, tant dans la couverture médiatique que dans le réseau relationnel des lecteurs, sous réserve que ces derniers se saisissent de ces espaces.
31Il serait tentant de n’envisager la prescription que comme une ressource à la disposition des lecteurs, libres de s’en saisir pour faire des choix ainsi éclairés ou, à l’inverse, comme une force s’exerçant sur eux de manière invisible et les dirigeant, passifs, au sein de l’offre. Or, l’ensemble des prescriptions – qu’il s’agisse des avis sur les réseaux socionumériques, des échanges en ligne, mais également des émissions littéraires, des recommandations des libraires et bibliothécaires, ou encore des discussions avec des proches – servent également des fonctions de divertissement, permettent au loisir littéraire de se jouer sous des formes diversifiées et prolongent les expériences de lecture en amont et en aval du moment de la lecture effective. De la même manière que les publics se divertissent en explorant l’offre, lorsqu’ils regardent ou en écoutent une émission littéraire – sans que le visionnage ou l’écoute ne soient conditionnés par l’envie de choisir un livre in fine – les lecteurs, lorsqu’ils naviguent sur des sites ayant trait à la littérature, font un usage de divertissement des différents contenus consultés. Il est en effet difficile d’estimer la part de lectures découlant effectivement de la visite des blogs, forums et réseaux socionumériques, puisque les lecteurs interrogés, à l’instar de Christophe, évoqué plus haut, évoquent plutôt le plaisir à lire ces contenus que leur effet prescripteur ; la navigation entre les sites et les pages, ainsi que la lecture des critiques, semblent être recherchées pour elles-mêmes, et parfois déconnectées d’un besoin de recommandation.
32Malgré le caractère a priori périphérique de cette question, cette fonction de divertissement est en réalité fondamentale dès lors que l’on souhaite comprendre les motivations des lecteurs à être également des consommateurs de prescriptions. Comme le relevaient très justement – au sujet de la critique cinématographique amateur – D. Pasquier, T. Legon et V. Beaudouin (2014, p. 146), les enjeux de la rédaction de critiques par les amateurs est « activité culturelle en soi, fondée sur le plaisir d’écrire et l’approfondissement d’une expérience cinématographique ». On retrouve la même démarche chez les lecteurs de ces critiques amateurs en ligne, pour lesquels il s’agit bien souvent d’autre chose que de chercher à réduire l’incertitude liée à une offre pléthorique. Qu’il s’agisse de se lancer des défis (via les challenges proposés sur les forums littéraires), de jouer en répondant à des quiz (parfois seul en ligne, mais parfois à plusieurs devant un même écran), ou encore de participer à la constitution de listes thématiques sur ces réseaux, ces usages sont clairement évoqués par les enquêtés comme une forme de divertissement, ce qui n’empêche pas ces pratiques de déboucher, éventuellement, sur la lecture effective de certains romans.
- 21 F, 35, employée, communication au musée du Louvre, master histoire de l’art, grande lectrice, pè (...)
- 22 H, 42, cadre, chargé d’études documentaires, bac +5, faible lecteur, père professeur des écoles, (...)
- 23 Même lorsqu’elle lit des romans primés, elle privilégie des prix de lecteurs, tels que le Goncou (...)
33C’est également une fois la lecture d’un roman terminée que certains lecteurs interrogés déclarent consulter les avis et critiques publiées en ligne à son sujet, comme le remarque Maisonneuve chez des amateurs de musique évitant la lecture de commentaires avant l’écoute pour ne pas se « faire influencer », mais qui la recherchent après une écoute ayant suscité de l’émotion, pour conforter leur expérience (Maisonneuve, 2019). À nouveau, ce n’est pas la réduction de l’incertitude qui sert de principe à la recherche d’information ; il s’agit ici de confronter son expérience d’une lecture à celles qu’en ont faite d’autres lecteurs, comme déclare le faire régulièrement Marie21, et comme le fait également Stéphane22 avec les critiques professionnelles. À l’instar de la consommation de la prescription à des fins de divertissement, les lectures de confrontation peuvent concerner toutes les formes de prescription ; à nouveau, ce qui distingue les enquêtés, ce sont les lecteurs vers lesquels ils se tournent pour effectuer cette confrontation : si Marie, issue des classes populaires et ayant vécu une mobilité sociale, recherche toujours l’avis d’autres lecteurs23, Stéphane, enfant d’enseignants et fortement doté en capital culturel, recherche le jugement de la critique professionnelle, qui lui sert de point de référence.
34Les lecteurs de romans, face à une offre pléthorique, font des usages différenciés et distinctifs des critiques et avis amateurs en ligne, bien souvent en fonction de leur capital culturel et de leurs préférences littéraires. Il ressort de cette enquête que, pour certains – et notamment les lecteurs de littérature de « genre » ou de littératures relevant du champ de grande production (Bourdieu, 1971) –, le Web collaboratif offre l’accès à une plus grande variété de contenus, puisque la visibilité d’œuvres occupant peu d’espace dans les médias peut y augmenter. Mais, il est difficile de mesurer l’influence que la recommandation en ligne peut avoir sur les consommations effectives de romans. Bastard et al. (2012) ont notamment montré dans le domaine de la musique que cette visibilité nouvelle – marquée par la présence d’artistes sur le Web collaboratif – ne s’accompagnait pas d’une plus grande notoriété et d’audiences plus larges.
35Nous avons également montré qu’au-delà de la réduction de l’incertitude, les lecteurs consomment la recommandation pour elle-même, à des fins de divertissement, et trouvent dans l’exploration des contenus amateurs portant sur les romans l’occasion de confronter leur pratique et leur expérience littéraires à celles d’autres lecteurs.
36Rappelons enfin que le recours à la recommandation en ligne est loin de toucher l’ensemble du lectorat, et que les lecteurs concernés par ces pratiques sont souvent déjà les mieux informés par ailleurs. Si certains se saisissent de ces nouveaux espaces pour découvrir de nouveaux contenus et élargir leur pratique, le numérique n’est pas le moyen d’une démocratisation nouvelle du livre.