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Dossier M@rsouin 2019 : la société numérique

L’espace agile, oasis ou mirage ?

Mise en perspective de quelques difficultés et paradoxes pour les travailleurs
The agile space, oasis or mirage?
Putting into perspective some difficulties and paradoxes for workers
Jean-Luc Moriceau, Madeleine Besson, Marie Bia Figueiredo et Géraldine Guérillot

Résumés

Que se passe-t-il concernant la vie au travail lorsque les locaux de l’entreprise sont conçus pour favoriser l’agilité organisationnelle ? D’un côté, les méthodes de management agiles promeuvent une reconfiguration permanente, un mouvement perpétuel, et valorisent la déterritorialisation et le nomadisme ; de l’autre, le tournant vers la spatialité rappelle l’importance du lieu où s’installer et du territoire. En prenant le cas d’un nouveau bâtiment d’une grande banque française conçu pour rendre agile l’espace de travail, nous contrastons les discours des managers et employés avec les affects qui naissent lors de l’observation dans les lieux. Les affects trahissent les créations d’espacements (spacings), les usages mineurs de l’espace commun régulé et policé par l’ordre agile. Les discours sur l’agilité ont tendance à effacer les multiples facettes de l’environnement de travail, en sous-estimant le rôle des affects, du territoire, de la mémoire et du statut. Les salariés peinent à vivre dans des espaces sans trace, sans histoire, ni investissement émotionnel. Pour être attractifs et habitables, les espaces du management agile gagneront sans doute à apprendre aussi à faire lieu, à se conjuguer avec des territoires et des mémoires.

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Texte intégral

Introduction

1Nicole arrive sur son lieu de travail. Elle s’enregistre, puis se rend vers le siège de l’open space qui lui est alors alloué et récupère en passant dans son casier les documents (papier) sur lesquels elle travaille en ce moment. Une fois à « son » bureau, elle sort son ordinateur portable pour le reconnecter au système informatique. Entre son arrivée dans le bâtiment et le moment où elle retrouve son environnement de travail, il s’est écoulé plus d’une demi-heure. Lorsqu’elle voudra passer un appel téléphonique pour vérifier directement certaines questions avec un expert, il lui faudra réserver un espace spécifique, les open spaces étant des lieux de « silence ». Le lieu a pourtant été conçu pour optimiser le travail dans ses nouvelles modalités numériques.

2Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à proposer des espaces de travail dont une caractéristique centrale est le « bureau flexible » : chacun se voit attribuer à son arrivée sur le site un emplacement sur lequel il pourra se connecter dans un cadre dépourvu de tout environnement personnel. C’en est fini du bureau sur lequel les photos des enfants rappellent une vie personnelle mise entre parenthèse durant la journée de travail, des dossiers ou des Post-it laissés sur le bureau comme « rappel » pour la suite du travail. Nous sommes ici à la convergence de deux tendances fortes des organisations. D’une part, ce dont les entreprises disent avoir besoin avant tout, du fait de la grande incertitude, des pressions concurrentielles et de l’évolution des pratiques, c’est de l’agilité opérationnelle (Joroff et al., 2003). D’autre part, l’espace de travail devient un outil de gestion à part entière. Les organisations cherchent à « aligner » l’espace, le travail et les technologies de l’information.

3L’espace et la matérialité impactent fortement la vie socio-organisationnelle (De Vaujany et Mitev, 2013). Architecture, séparations, acoustique, distances et proximités, agrément et esthétique, tout ceci influence l’activité, les rencontres, les humeurs, les échanges, etc. Espaces, lieux, bureaux sont habituellement synonymes de repères, de durabilité, d’un bout de territoire qu’on s’approprie comme base de son activité. L’agilité, au contraire, valorise la reconfiguration continuelle, l’organisation transitoire, le mouvement permanent des corps ainsi que dans les têtes. Alors que se passe-t-il concernant la vie au travail lorsque les locaux sont conçus pour favoriser l’agilité organisationnelle ? Nous explorerons cette question à partir de l’étude d’une direction des systèmes d’information après son emménagement dans un nouveau site conçu comme un lieu de transformation numérique.

Devenir agile et faire lieu

L’agilité, la reconfiguration permanente venue des systèmes d’information

4Le terme d’agilité est apparu dans la littérature managériale américaine dans les années 1980. L’agilité est aujourd’hui au cœur des discussions des praticiens et des chercheurs, présentée comme un impératif stratégique, un attribut essentiel de l’entreprise pour préserver sa compétitivité dans un environnement incertain et complexe. Appliquée à l’organisation, sa définition fait aujourd’hui l’objet d’un consensus, désignant » son aptitude à détecter et répondre aux opportunités et menaces avec facilité, rapidité et dextérité » (Tallon et Pinsonneault, 2011 : 464). Être agile, c’est être prêt à se réorganiser en continu, en dialogue avec les clients, avec tous les partenaires, dans un souci constant d’optimiser l’organisation (Sambamurthy et al. 2003).

5Parmi les différents leviers permettant à l’entreprise de gagner en agilité, de très nombreuses recherches ont mis en exergue la contribution des technologies et des systèmes d’information : pour détecter les changements dans l’environnement, pour y répondre en support aux processus opérationnels et décisionnels, pour collaborer avec les clients, pour élaborer l’offre de produits et services (Goldman et al. 1993 ; Sambamurthy et al. 2003 ; Overby et al. 2006). Ce rôle désormais central des technologies numériques et des systèmes d’information a emporté avec lui la volonté de diffuser de nouvelles méthodes de travail inspirées des méthodes agiles de développement informatique, développées depuis les années 1990. Ces méthodes, développées en réponse à un besoin accru de qualité et d’adaptation à l’incertitude, partagent un ensemble de valeurs et de principes, que certains praticiens appellent d’ailleurs « l’état d’esprit agile », en rupture avec les méthodes de développement traditionnels héritées du monde industriel. Ces principes et ces valeurs sont notamment : l’acceptation et l’adaptation au changement, la transparence et une collaboration étroite et quotidienne avec le client, un mode de développement itératif et incrémental fondé sur l’empirisme et l’apprentissage par essai-erreur, l’ouverture, le fonctionnement en équipes pluridisciplinaires autonomes et auto-organisées, l’ajustement mutuel par interactions plutôt que par les processus et les outils, etc. (Beck et al., 2001).

Espaces, lieux et territoires

6Les recherches sur le rôle de l’espace dans le fonctionnement des organisations sont sans doute moins connues, mais elles n’en sont pas moins stimulantes. Au départ, il s’est avant tout agi de montrer que certaines caractéristiques de l’espace entraînent des effets, souhaitables ou non, sur l’organisation. Par exemple, l’agencement de l’espace peut induire une amélioration de la performance, des changements dans les pratiques de travail ou transformer l’organisation (Yanow, 2006 ; van Marrewijk, 2009 ; Kingma, 2016). Mais il peut tout autant conduire à une perte de sens ou à une réduction de l’autonomie (Carter et al. 2011 ; Sewell et Taskin, 2015).

7Cependant, la relation s’est bien vite découverte plus complexe que cela. L’espace n’est pas seulement un contenant, une contrainte, mais il est aussi une production sociale de l’organisation (voir Lefebvre, 1974 ; Thrift, 2000). Nous ne sommes pas seulement situés dans l’espace, nous habitons également un lieu, singulier et local (Casey, 1996). Nous habitons et nous défendons un territoire riche d’une histoire, de relations, d’une atmosphère. Nous nous approprions l’espace, et ce faisant, nous le redéfinissons et le remodelons de façon ouverte, continue et plurielle (Brown & O’Hara, 2003). Par exemple, dans les tiers lieux et sites de coworking, les réappropriations de l’espace offrent des chances de rencontres inattendues (Fabbri, 2016).

8De l’organisation de l’espace, à l’appropriation du lieu et à l’habiter dans un territoire, les dimensions matérielles, affectives et politiques se mêlent et se concurrencent, elles rendent les relations entre espaces et organisations prégnantes et sensibles. Beyes et Steyaert (2011) insistent sur la possibilité de produire de l’« espacement » (spacing), détournement ou ajournement de l’espace policé par l’organisation pour y introduire de l’affectif, du créatif ou du rebelle. L’espacement n’est pas seulement l’appropriation, il est un usage mineur qui peut induire d’autres manières d’habiter l’espace commun et d’autres devenirs.

9Alors que le discours sur l’agilité prône un mouvement perpétuel, qu’il valorise la déterritorialisation et le nomadisme, le tournant vers la spatialité rappelle l’importance du lieu où s’installer et du territoire. Alors que le premier affirme le primat de l’ouverture, de l’efficacité et du collectif, le second met en avant l’affectif, le politique et le propre. Notre question est alors d’explorer ce qui se passe lorsque l’espace est organisé pour favoriser l’agilité.

Méthode : affects et défamiliarisation

10Notre approche est exploratoire. Il ne s’agit pas d’expliquer, modéliser ou préconiser, mais de montrer quelques problématiques qui se font jour lorsque l’on veut aménager l’espace de travail en vue de l’agilité. Nous nous fondons sur le cas d’un site récemment conçu pour y accueillir la direction informatique d’une grande banque française. Ce nouveau lieu se voulait suffisamment attrayant pour attirer une large population notamment d’informaticiens et de gestionnaires de l’information. Favoriser l’agilité organisationnelle était l’un des principes guidant la conception de ce lieu, que nous appellerons ici Oasis.

11Notre stratégie a été de rester aussi ouverts que possible aux différents arrangements matériels, discours, pratiques, affects et symboles. Nous avons ainsi analysé des documents institutionnels : site Web institutionnel et rapport annuel, vidéos institutionnelles (11 vidéos dont 5 vidéos spécifiques dans lesquels la direction (directrice du projet, architecte, directeur des SI, etc.) présente le site Oasis. À deux reprises (deux demi-journées), des chercheurs (7 au total) ont visité le site, certains d’entre eux à deux reprises. Ils ont déambulé dans différentes parties du bâtiment (parties communes et plateaux de bureaux). Des notes ont été prises de façon individuelle, les expériences décrites puis partagées. Nous avons également mené des entretiens auprès de managers de terrain (pour un total de 50 pages de retranscription), réalisé des observations sur place, pris des photos, et eu des échanges avec les travailleurs rencontrés sur place.

12Ces sources parallèles, ces expositions et les expériences des chercheurs visaient d’abord à trianguler les informations et à rendre nos récits d’expériences plus fiables (Denzin, 2007 ; Dumez, 2011). Ensuite, cela a permis de comparer les discours des cadres et les expériences des travailleurs. Nous avons ainsi pu mettre côte à côte la manière dont l’espace est censé influencer les nouvelles méthodes de travail, l’expérience d’être dans cet espace et les témoignages sur le travail dans cet espace.

13Assez vite, nous avons identifié un écart entre un discours officiel sur l’agilité, largement répété, et nos impressions sur place, nourries par de multiples petits signes qui semblaient nous indiquer que tout n’était pas si simple et faisant l’unanimité. Le discours sur la gestion et l’agilité est omniprésent de nos jours, et interroger les salariés sur le lieu même dont il était question n’aurait pas favorisé des confidences alternatives. Nous avons alors tenté de privilégier l’approche que Beyes et Steyaert (2013) appellent « unsitting » (à la fois l’opposé de s’asseoir et rendre étrange le lieu) qui tente de saisir ce que les habitués de longue date pourraient ne plus voir. Il s’agit de porter l’attention sur l’étrangement familier, autrement dit sur ce qu’il y a finalement d’étrange et d’étranger dans ce qui nous semble le plus familier, et qui est souvent révélateur de tensions difficiles à formuler.

14De cette manière, nous ne prétendons pas discerner le tout de l’expérience d’un lieu (qui regroupe plusieurs milliers de personnes et se veut justement changeant chaque jour), mais pointer certaines tensions, qui ne sont pas toujours formulables directement qui cependant révèlent certains enjeux potentiellement importants. Ces tensions se manifestent dans les affects qui surviennent en arpentant les lieux et en nous entretenant avec les employés. La recherche se situe dans ce qui est appelé le tournant vers les affects (Clough, 2007). Pour Stewart (2007), les affects sont ce quelque chose qu’on n’arrive pas à classer, mais qui nous met en mouvement, à la fois sentiments partagés qui circulent largement et dont nos vies intimes semblent être constituées. Il s’agit non pas de projeter nos attentes subjectives, mais d’exposer ces attentes et les discours qui circulent à l’expérience esthétique (Auteur, 2016), à l’atmosphère du lieu (Michels & Beyes, 2016), à ce que l’on ressent seulement en étant là-bas (Letiche & Lightfoot, 2014), pour détecter ce qui ne « colle » pas, l’incongru ou l’inattendu. Pour rendre sensibles ces tensions aux lecteurs, nous proposons de présenter successivement certains éléments du discours circulant dans Oasis, puis certaines notes impressionnistes prises lors de nos visites.

Voyage dans une oasis

Oasis dans le discours sur l’agilité

15Oasis est présenté comme un projet ambitieux et futuriste, visant à mettre en place un bâtiment dédié aux technologies et permettant « d’inventer le modèle (...) de demain ». Le PDG de l’entreprise le présente comme un projet incarnant la transformation numérique de l’organisation et chargé de transformer la culture de l’entreprise, reflétant l’engagement de la direction pour « profiter des innovations technologiques, (...) pour adapter nos pratiques aux usages de demain (...) et transformer nos modes de travail (…). Les collaborateurs, pour innover et inventer la banque de demain, doivent travailler de manière plus autonome, plus agile et acquérir de nouvelles compétences ».

16À l’intérieur, plus de bureaux individuels. À Oasis, tout le monde est en flex-office et réserve, à son arrivée sur le site, le bureau qu’il ou elle occupera pour la journée. Les open spaces, délimités en quartiers de 6 à 14 stations de travail, sont entrecoupés de petites salles et préservent le calme. Les espaces de travail ouverts sont ponctués « d’espaces collaboratifs », accessibles de manière flexible. Salles de cocréation avec des murs inscriptibles ou espaces collaboratifs avec des chaises mobiles, tous les espaces sont agencés de manière à « aider à faire mieux ce que je dois faire, plutôt que de se laisser contraindre par l’environnement de travail », explique le responsable du projet. Ainsi, la direction de l’entreprise revendique-t-elle également la promotion d’une « culture nomade » (Chen et Nath, 2005) : les collaborateurs peuvent « s’approprier d’autres espaces, aller travailler au restaurant de la société, aller au bar informatique quand vous en avez besoin, aller rencontrer des gens... ». L’agencement d’Oasis vise à « aligner » le matériel informatique, qu’il s’agisse de meubles ou d’infrastructures informatiques, avec l’agilité revendiquée dans la stratégie.

17L’agilité requiert ainsi que tout soit reconfigurable à volonté. Il n’y a plus de places attribuées, les places sont réattribuables et recomposables chaque jour en fonction des nouveaux impératifs et nouveaux projets. Cette mobilité spatiale est présentée comme favorisant une agilité mentale et cognitive favorable à l’innovation et correspondant aux nouvelles aspirations des employés.

18Ainsi donc, ce projet est présenté comme ambitieux et futuriste, dédié aux technologies et capable de créer les conditions permettant aux employés de travailler de manière agile. L’organisation de l’espace et des technologies informatiques a été conçue pour promouvoir la fluidité et l’agilité des équipes informatiques travaillant dans tous les domaines du site. L’agilité, très importante dans le bâtiment interne, se retrouve également dans l’architecture informatique, migrée vers le Cloud. Des analogies sont ainsi faites par des managers qui décrivent un bâtiment « tout aussi virtuel que le cloud ».

Carnets de voyage

19En regard de ce discours, nous rapportons quelques moments d’affects, pendant lesquels nous prenions conscience que ce qui semble si familier, si allant de soi et ainsi inaperçu, peut être en fait source de questions ou révélateur de tensions. Nous les livrons tels qu’ils nous sont apparus, avec la réflexivité qu’ils ont fait naître sur le coup. Nous en rapportons quatre, sélectionnés parce qu’ils nous semblaient particulièrement en décalage avec le discours précédent.

Entre ici et ailleurs

20Errer dans l’Oasis, c’est d’abord être frappé par une couleur. Blafarde, presque fantomatique, cette lumière qui vient du gris du ciel est relayée par les projections des écrans. Ces grands écrans absorbent l’esprit des gens, qui sont plongés dans une autre dimension, les yeux cernés. Ils sont là et ici, dans le réseau et sur leurs fauteuils, dans une présence absence caractéristique de ce que l’on appelle l’ubiquité. On nous rappelle de ne pas faire de bruit, de ne pas rire ; nous ne devons pas rappeler ici leurs esprits, partis dans d’autres connexions. Pourquoi tant de salariés semblent-ils être ailleurs dans un lieu conçu comme un environnement où il fait bon travailler et se rencontrer ?

Trop propre pour être approprié

21Au détour de notre visite, voici une pancarte affirmant qu’une partie de l’open space est réservée à l’usage d’un département. Les collaborateurs déclarent qu’ils ont l’habitude d’occuper la même place plusieurs mois durant. On peut voir quelques effets personnels et des signes d’appropriation. Les open-spaces ne signifient donc pas qu’aucun territoire ne peut être aménagé, que le mode de vie nomade ne peut se passer de quelques colons ou périodes de peuplement, que l’utilisation, les habitudes ou les besoins spécifiques ne permettent pas de construire de nouvelles frontières – durables ou transitoires.

22Et pourtant, cette installation semble presque acte de rébellion. Ne pas laisser de traces, ne pas laisser de souvenirs, ne pas avoir lieu, voilà l’autre face de l’agilité. Oasis est un monde de sable, un monde effaçable, de l’éphémère. Du sable qui ne devrait jamais devenir ciment. On ne peut s’empêcher de se demander : comment réussir à créer des liens avec les autres, avec le passé, avec l’entreprise dans un espace non approprié ?

23Comme Serres (2008) l’a démontré, lorsque vous utilisez un endroit, une assiette, une serviette, vous le salissez ; et cela le rend inutilisable par quelqu’un d’autre. Paradoxalement, après de nombreuses études sur l’appropriation des technologies, l’agilité semble nécessiter des efforts et des règles pour que les espaces et les outils ne soient pas appropriés. L’espace, le mobilier, la décoration appartiennent au commun, donc à personne en particulier, et doivent être laissés sans tache, comme intacts, après utilisation. Comment un tel lieu de l’agilité, sans trace, sans mémoire, sans empreinte, pourrait-il alors gagner une âme ?

Construit sur du sable

24Les méthodes agiles reposent sur le principe de timeboxing qui attribue une période fixe, appelée timebox, dans les limites de laquelle l’activité planifiée doit avoir lieu. Les dépassements de temps sont proscrits. Alors que nous demandions à un collaborateur pourquoi un sablier figurait sur son bureau, il a expliqué que son temps était compté. En tant que membre du département des ressources humaines, il accueille quiconque veut lui parler, mais celui-ci doit faire valoir son point de vue dans le laps de temps écoulé, matérialisé par l’écoulement du sablier.

25En période d’accélération, comme l’a souligné Rosa (2005), faire les choses plus rapidement ne signifie pas que vous aurez plus de temps pour les interactions sociales ou pour vous reposer, mais que vous voudrez faire plus de choses au cours d’une période donnée. L’agilité prétend privilégier les interactions individuelles par rapport aux processus et aux outils, mais cette interaction reste soumise à des contraintes très fortes de temps. Et l’agilité signifie que vous devez accélérer, car vous devez être prêt à annuler ou refaire des opérations si les clients ou le contexte l’exigent. Vous devez savoir que vous pourriez bien être en train de construire sur du sable. Le temps des projets agiles ressemble à une succession de grains de sable, sans densité, sans durée, sans histoire, une quantité sans qualité.

L’imaginaire de la Silicon Valley

26L’omniprésence des sigles « Smile », avec leurs grandes formes en plastique jaune pop-art, ainsi que la présence d’une zone de sieste, d’un terrain de jeux et de nombreux autres détails, font référence à la Silicon Valley et à sa culture. C’est un imaginaire fort éloigné de celui du secteur bancaire traditionnel. L’agilité exige que tout soit adapté à chaque contrainte, événement, voire caprice, mais les normes sociales et culturelles passées, l’habitus et les pratiques ne suivent pas immédiatement. 

27En intégrant les signifiants d’une Silicon Valley, la direction tente probablement d’importer dans ces lieux la culture du geek décontracté, créatif et technophile. Cependant, on nous dit que les collaborateurs ont du mal à rompre avec les habitudes de travail du passé. Plusieurs histoires nous racontent que les cadres supérieurs ont dû donner l’exemple pour utiliser la salle de jeux ou la salle de sieste afin que les employés osent l’utiliser.

28Lorsque nous passons dans les différents espaces, parsemés d’injonctions Smile et conçus pour plaire au travailleur geek, c’est à peine si nous voyons des personnes sourire. Avec ce bâtiment, la banque veut paraître exemplaire, mais en voulant gérer l’exemplarité, elle nous donne le sentiment d’être dans un showroom. Le copier/coller de clichés étrangers, l’atmosphère aseptique, si propre et organisé, a quelque chose du non-lieu pensé par Marc Augé (1992). À vouloir faire la différence, le lieu finit par ressembler à beaucoup d’autres.

Discussion

29Notre étude ne permet pas d’évaluer l’efficacité de la gestion agile de l’espace, et sa contribution à la stratégie d’ensemble de l’entreprise. Nous proposons, ci-après, quelques réflexions à partir des moments d’affects décrits précédemment, puis plus généralement sur l’utilisation agile de l’espace.

30La conception de l’espace dans le but de favoriser l’agilité à Oasis part d’une conception de l’espace comme d’un container. Plus les « ressources spatiales » pourraient être reconfigurées de façon dynamique, adaptées à la stratégie, aux collaborations ou aux possibilités d’optimisation, et plus elles pourraient contribuer à l’agilité organisationnelle. L’espace vécu par les employés est bien différent. Les collaborateurs qui travaillent dans ce bâtiment veulent faire avancer leurs projets, mais ils s’efforcent aussi d’habiter leurs lieux de travail. Ils développent des comportements qui contrarient la réorganisation agile et constante de l’espace, dans le but de le rendre habitable. Le management agile voit dans Oasis un vaste espace où inventer en continu une redistribution optimisée des ressources, mais ces réaménagements constants permettront-ils que se constituent des territoires, de faire lieu, comme semblent le vouloir les employés ?

31Dans une perspective managériale favorisant l’agilité, l’espace doit être aussi libre d’engagement que possible : sans aucune trace d’appropriation afin d’être chaque fois ré-attribuable, sans investissement émotionnel pour pouvoir être remplacé à merci, sans histoire afin de pouvoir être ré-inclus dans le récit du moment. Et pourtant, pour apporter différenciation et fierté, le site ne doit pas être neutre. Le lieu doit avoir un style, raconter une histoire, adopter une forme, mais l’agilité opère comme une injonction à l’homogénéité et à la mise en œuvre d’une culture, connue de tous, mondialisée, ce qu’Augé (1992) appelle un non-lieu. Ici, tout ce qui fait un lieu doit pouvoir être reconfiguré dans l’instant. Pas de trace, pas de territoire, pas de mémoire, pas d’habitude, pas d’errance au hasard.

32Il ne s’agit pas de dire que les anciennes hiérarchies, les silos, les places attribuées, les places défendues étaient préférables, mais il s’agit de sentir ce que la gestion agile de l’espace révèle de problématique. Il y a dans le mouvement agile une force que Deleuze appellerait de déterritorialisation, autrement dit de retrait de ce qui fige à une place, une identité, une appartenance, ouvrant ainsi plus de possibilités à de nouveaux agencements. Seulement à Oasis, il n’y a presque plus de possibilités de reterritorialisation. L’ordre et le pouvoir du chef dans un lieu sont remplacés par ceux du client et de la stratégie agile qui se propagent dans toute l’organisation, ordre et pouvoir qui ne sont pas moins strictes et qui n’ont plus de visages.

33Dans l’espace lisse de l’agile, il y a beaucoup moins de chefs et de fiefs, mais également moins de recoins où se réfugier, où inventer d’autres projets, d’autres départs, d’autres pensées. Aussi des stries se forment sur la surface lisse : malgré l’injonction à l’homogénéité, des tentatives de création de lieux sont visibles partout. Un chef d’équipe nous livre à propos de ses équipes « [...] j’ai des cas où il y a des personnes qui se déplacent pour aller travailler dans d’autres équipes. Mais c’est objectivement très confidentiel, c’est à la marge. Par contre les locaux le permettent. » Des groupes placent une pancarte pour indiquer qu’il s’agit de leur territoire. Des objets standards sont réarrangés dans une configuration personnalisée ou amusante.

34Le sablier permet de limiter le temps de parole des intrus et la salle de sieste d’être utilisée comme lieu de rencontre. Si ces efforts d’appropriation, de re-signification, de relations affectives doivent alors être compris comme de la joyeuse contrebande, un détournement dans la vie quotidienne d’usages trop strictement réglementés (De Certeau, 1990 ; De Vaujany, 2005), sont-ils la manifestation d’une tentative de retour en arrière, d’une volonté de restituer un peu ce que l’agilité menace d’effacer, ou bien ce qui le rend vivable, et donc acceptable, ce qui risquerait sinon d’être inhumain, au premier sens de l’absence de qualité de vie humaine au travail ? 

35Ces efforts nous apparaissent avant tout comme la création d’espacements (spacings) comme les ont théorisés Beyes et Steyaert (2011). Inventions d’un usage mineur de l’espace commun, de l’espace régulé et policé par l’ordre agile. Espacements pour des projets à soi, espacements où le temps s’écoule autrement, où des traces rappellent des souvenirs, où des marques trahissent des appropriations, où l’on peut pleurer, pester ou sourire sans obéir à l’injonction ‘smile’. Si l’espace est complètement accaparé par un ordre agile, alors il n’est plus l’espace des affects, de la mémoire, de l’être-ensemble.

36C’est peut-être même pour mieux accomplir son projet de bousculement des hiérarchies et de créativité organisationnelle que l’agile gagnerait à ne pas occuper tout l’espace. Espacements, territoires, lieux chargés d’affects, de souvenirs et des stries inscrites par les histoires dans l’organisation sont tout aussi nécessaires à la créativité, et ils le sont à l’humanisation du travail.

Conclusion

37Ces dernières années, l’agilité s’est imposée comme un impératif aux yeux des entreprises et les « méthodes agiles » ont gagné une popularité très importante. Souvent décrites comme un vecteur d’innovation, de qualité, de réactivité, mais aussi d’attractivité pour les nouvelles générations de salariés, les entreprises s’en saisissent pour repenser complètement leur organisation et leurs méthodes de travail. Cette quête d’agilité s’exprime souvent jusque dans les espaces de travail, notamment sous la forme du “bureau flexible”. Pourtant, à l’instar de beaucoup d’autres modes managériales, certains chercheurs commencent à pointer les dangers d’un mimétisme « aveugle » qui consisterait à adopter les méthodes agiles sans réfléchir aux conditions, aux modalités dans leur contexte spécifique (Cram et Newell, 2016). En particulier, des études commencent à questionner les effets de la mise en œuvre de ces méthodes dans les organisations en montrant par exemple les contradictions vécues par les salariés et les tensions induites par les contraintes structurelles et les modes de management préexistants (Boboc et Metzger, 2020). Sans préjuger des apports ni des limites de ces méthodes en tant que telles, notre recherche s’inscrit dans cet effort de distanciation et d’analyse critique.

38En effet, notre questionnement initial portait sur ce qui se passe lorsque l’espace est organisé pour favoriser l’agilité. Nous avons vu comment les discours ont eu tendance à effacer les multiples facettes de l’environnement de travail, en sous-estimant le rôle des affects, du territoire, de la mémoire et du statut. Dans ce contexte, les salariés peinent à vivre dans des espaces sans histoire. Notre étude d’Oasis montre l’existence de tentatives de contournement de la contrainte d’un espace libre d’engagement, sans trace d’appropriation, sans investissement émotionnel, et sans histoire.

39Menée de façon directive et trop uniforme, la contrainte de l’agilité dans l’espace de travail ne semble pas apte à encourager une vie collective, et elle est mise en cause par la réappropriation de certains lieux ; le concept d’agilité suppose probablement que l’agilité soit elle-même gérée et encouragée de manière agile.

40Nous avons essayé de nous ouvrir le plus largement possible aux multiples facettes de l’expérience d’espace et d’organisation et de trianguler les expériences subjectives des différents chercheurs. Le choix de la méthode des affects ne permet pas d’identifier les points forts et les points faibles des espaces agiles, et nous ne pouvons pas nous prononcer globalement sur l’agilité, ce qui constitue une limite de la recherche. Par ailleurs, il est probable qu’une exposition ethnographique plus longue et d’autres modes d’interaction avec les travailleurs enrichirait notre compréhension de la performativité de l’espace et de l’espacement et de ses liens avec l’agilité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Moriceau, Madeleine Besson, Marie Bia Figueiredo et Géraldine Guérillot, « L’espace agile, oasis ou mirage ? »Terminal [En ligne], 128 | 2020, mis en ligne le 09 novembre 2020, consulté le 18 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/6537 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.6537

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Auteurs

Jean-Luc Moriceau

Université Paris-Saclay, Univ Evry, IMT-BS, LITEM, 91025, Evry-Courcouronnes, France

Madeleine Besson

Université Paris-Saclay, Univ Evry, IMT-BS, LITEM, 91025, Evry-Courcouronnes, France

Articles du même auteur

Marie Bia Figueiredo

Université Paris-Saclay, Univ Evry, IMT-BS, LITEM, 91025, Evry-Courcouronnes, France

Géraldine Guérillot

LEGO-Marsouin, IMT Atlantique, 29200, Brest, France

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