Cette étude a bénéficié du soutien de l'Institut du Genre (2019-2020).
La méthodologie et les résultats n’auraient pu voir le jour sans l’implication assidue des élèves du master Médias, Genre et Cultural Studies de la Sorbonne Nouvelle avec qui nous avons patiemment exploré la manosphère. Nous remercions en particulier Charlotte Baix ayant suivi le projet manosphère et la mise en œuvre de l’enquête durant cette année 2020.

Introduction

1Comment les contre-publics se consolident-ils en ligne, et comment mobilisent-ils l’espace public numérique comme arène symbolique pour la production du lien social et la publicisation de leurs idéologies ? Cet article propose de comprendre les « rites de marge » dans les conversations en ligne comme des rituels qui visent tant l’identification et l’allégeance à une communauté que le cadrage discursif de ses participants, ici ceux de la manosphère, soit le contre-public antiféministe défendant le retour à un régime politique patriarcal et dont la valeur principale est sa relation contre le sens commun. À cet égard, les traces en ligne doivent à la fois être saisies en elles-mêmes et dans le cadre d’une stratégie politique largement pensée hors ligne. Cet article constitue une proposition méthodologique à l’analyse d’un contre-public dont les actions ont lieu hors ligne, lors de manifestations ou attentats, comme en ligne, sur les plateformes grand public (YouTube, Facebook, Twitter) ou plus marginales, voire radicalisées (4Chan, Parler, GAB…). Nous proposons une démarche novatrice combinant visualisation de données et approche ethnologique afin de comprendre les rituels liminaires et les ré-ordonnancements des discours, pour saisir les effets de cohésion et de radicalisation dans le domaine du genre.

2Nous savons désormais que les médias sociaux favorisent une forme d’entre-soi portant sur les goûts (ce qu’on consulte), identités (critères du compte utilisateur renseignés) et pratiques (usages des fonctionnalités de participation). De nombreux médias sont construits de sorte à assurer un usage continu du service offert à l’internaute en lui proposant de nouveaux contenus et de nouvelles relations relativement proches de ceux et celles qu’il aura déjà consommés ou consultées (Garrett, 2009). À ce titre, l’un des principaux débats académiques actuels est de comprendre les logiques de renforcement des comportements des utilisateurs, qui mènent pour certains à l’apparition de groupes, plus ou moins structurés, et favorisant la reproduction de valeurs et comportements. Les chercheurs spécialisés en analyse de réseaux tendent à penser ce phénomène en un terme actuellement débattu dans la communauté scientifique. Il s’agit de la « chambre d’écho », qui – si on souhaite la résumer – peut se réduire à une configuration des échanges (commentaires, tweets, etc.) renforçant l’homophilie et la redondance de l’information (Sunstein, 2007 ; Colleoni, 2014 ; Bruns, 2017). Comme nous le verrons, nous exploitons cette notion afin de construire un outil de sélection des commentateurs permettant d’identifier un public au profil atypique. Cette sélection, faisant passer la manosphère de « big-data » à un réseau de taille modérée, nous autorise à dérouler une enquête à la fois quantitative et qualitative dans le réseau des commentaires de la manosphère. 

3Notre proposition est construite en trois temps. Une première partie cadre la façon dont la manosphère peut être efficacement déconstruite en partant des travaux d’ethnologie des rites du folkloriste Arnold Van Gennep. Cette proposition invite à analyser les activités des personnes assurant un rôle particulier – des personnes à la fois très intégrées dans les communautés, mais aussi suffisamment en marge pour assurer une relation avec celles qui sont en dehors. Dans un second temps, nous présentons notre méthodologie basée sur deux corpus distincts de techniques d’enquête : d’abord, l’analyse de réseaux sociaux, utilisée pour identifier les chambres d’écho de la manosphère. Grâce à cette démarche, nous obtenons un réseau doté de logiques sociales et communicationnelles précises (consensus et redondance de l’information) et dont la taille ne constitue plus un obstacle à l’enquête qualitative. Ensuite, une grille d’analyse permet de lire les commentaires de ces chambres d’écho. Dans un troisième temps, nous présentons les résultats de notre enquête en discutant, d’abord, les propriétés structurales des réseaux des commentateurs et, ensuite, les résultats issus de notre analyse qualitative des commentaires.

Approcher en ligne un contre-public hors ligne

Un territoire numérique liminaire

4Composante de la sphère publique, YouTube est un espace de communication qui engendre la circulation de l’information, des idées et du débat (Dahlgreen, 2005). La « manosphère », quant à elle, désigne l’ensemble du réseau antiféministe en ligne qui comporte sites Internet, blogs, réseaux sociaux et vidéos, et sur lequel se retrouvent les défenseurs de la « cause masculine ».Le postulat philosophique, revendiqué de façon très répétitive, est celui de la « pilule rouge » visant à l’éveil masculin, en référence au film Matrix où le héros Neo est confronté au choix d’ingérer une pilule bleue pour continuer à vivre dans l’illusion de la Matrice ou une autre, rouge, pour accéder à la réalité de l’aliénation et de l’exploitation humaine par les machines. La manosphère se construit autour d’un ensemble de références communes promulguant l’idée selon laquelle nos sociétés occidentales seraient en fait « gynocentrées », c’est-à-dire organisées autour des intérêts des femmes, dont le premier tour de force serait de faire croire au patriarcat (Gotell & Dutton, 2016 ; Ging, 2017 ; Marwick & Caplan, 2018). La manosphère se divise en sous-groupes relativement identifiés qui se reconnaissent et, pour la plupart, s’estiment réciproquement : l’espace est partagé entre MRA et MRM (Men’s Right Activists et Men’s Right Movements), MGTOW (Men Going Their Own Way), le mouvement des Masculinistes, les Virilistes, les Hoministes, les PUA (Pick-Up Artists, ou Artistes de la drague) et les Incels (Involuntary celibates, les célibataires involontaires) (Messner, 2016 ; Menzies, 2007). Chacun de ces groupes défend des idéologies, des normes et des discours propres, tout en s’inscrivant de façon très solidaire contre une société faite « par et pour les femmes ». Une cartographie longitudinale multiplateformes entre les groupes a récemment révélé l’apparition de nouveaux sous-groupes plus radicaux, qui tendent à vider les précédents de leurs usagers. Ces flux migratoires témoignent d’importantes radicalisations (Horta Ribeiro et al., 2019), mais aussi de rites de passage et de recadrages idéologiques qui nécessitent une méthode d’analyse propre.

6Pour guider la lecture ethnologique de ce terrain masculiniste, nous proposons un paradigme de la liminalité. Van Gennep proposa dans son étude systématique des rites de passage une découpe du rituel d’intronisation en trois temps : celui des rites préliminaires, permettant de séparer l’individu de son groupe de référence, les rites liminaires reposant sur une marginalisation temporaire de l’individu, et les rites postliminaires composés de rituels d’agrégation au nouveau groupe de référence. Notre approche s’inspire de cette visée ethnographique en considérant la manosphère comme un monde de socialisation spécifique, pour observer et décrire ses figures de référence, ses logiques relationnelles et ses codes discursifs (idéologies, croyances, rapports, subjectivités).

7Nous nous intéressons plus spécifiquement à la liminalité, en partant du postulat que le collectif manosphère, et en particulier les conversations prenant place dans les espaces de commentaires YouTube, constituent un territoire numérique liminaire, où la structure sociale et sa hiérarchie cessent d’appartenir à l’ordre dit naturel : il devient légitime, et le plus souvent nécessaire, de signifier l’adhésion à la subversion en abandonnant, au seuil de l’espace de commentaires, ses tabous concernant la place des femmes, des hommes et de groupes aussi amalgamés que les « étrangers », les « Juifs », les « journalistes » ou les « musulmans ». Cette suspension opère le temps d’une conversation pour certains participants, mais constitue un parcours initiatique pour d’autres, avec de larges implications hors ligne : libération ou désensibilisation de la parole misogyne, techniques « de drague » valorisant en réalité agressions et viols, participations aux associations « des droits des pères » pour la reproduction d’un paterfamilias, jusqu’à des attentats visant et tuant spécifiquement des femmes (attentat de Polytechnique à Montréal, 1989 ; attentat en Pennsylvanie, 2009 ; tuerie d’Isla Vista de 2014 ; attentat d’Aztec en 2017 ; attentat à la voiture-bélier de Toronto, 2018 ; fusillade de Tallahassee en 2018).

8Si la liminalité est un outil pour penser la sociologie d’une contre-culture en ligne, la manosphère partage explicitement cette lecture rituelle et transformatrice de l’engagement au sein de ce collectif, ce dernier mobilisant un récit construit sur de nombreuses références au cheminement décrit par Platon dans l’allégorie de la caverne. En effet, les différentes étapes de participation à la manosphère sont particulièrement codifiées, selon (1) des phases d’ « éveil » distinctes, (2) des recours à un ensemble de textes canoniques au statut sacré, et (3) une hiérarchisation rigide des participants. En filigrane, l’argumentation, la rhétorique et le vocabulaire sont réglementés et témoignent d’une ritualisation de la participation, et la glorification de certaines figures comme Marc Lépine, auteur de la tuerie de Polytechnique (1989), ou Elliot Rodger, auteur de la tuerie d’Isla Vista (2014) et Incel revendiqué, agit comme un puissant maillon liant actions hors-ligne et liminalité en ligne.

11Cette étude s’intéresse notamment à ceux qui, bien qu’actifs sur une multitude de chaînes de la manosphère, parviennent à rester solidement installés dans les fils de discussion de chacune de ces chaînes. Ces utilisateurs occupent structurellement un rôle particulier dans ces réseaux de commentaires : sans eux les propos, opinions et éléments de langage ne circuleraient pas d’une chaîne à l’autre. Ces acteurs ne sont pas des porte-paroles élus, mais ils sont jugés « comme mieux immunisés que le commun contre [le] contact » avec l’Autre (Van Gennep, 37-38). Être reconnu par ces derniers revient à être agrégé à la communauté, et à faire sien et défendre les propos issus de ce nouveau groupe de référence. À la façon des ordres du discours étudiés par Foucault, il s’agit d’imposer aux individus « un certain nombre de règles et ainsi de ne pas permettre à tout le monde d’avoir accès à eux » (1970 : 38) : le jargon de la manosphère, particulièrement fourni, revêt précisément cette fonction de séparateur entre initiés et non-initiés, masculinistes aspirants et membres confirmés.

12Le profil sociologique que l’on peut deviner derrière cette description est celui de l’intermédiaire. Nous retrouvons d’abord cette figure dans la sociologie relationnelle de Georg Simmel où l’intermédiaire va – en raison de sa position – être amené à adopter un rôle pour ceux qui participent à un échange, oscillant entre médiateur neutre des opinions(le juge impartial) et agent perturbateur divisant pour mieux dominer (tertius gaudens , divide et impera) (Simmel, 1999 : 140). Nous la retrouvons également dans la notion de Gatekeeper du psychologue Kurt Lewin, caractérisant le rôle unique de ceux pouvant – de part une position unique – verrouiller la circulation de ressources matérielles (nourriture) ou immatérielles (information) dans un groupe social (Lewin, 1947). Une troisième illustration, empruntée à la sociologie des réseaux, est la position du broker proposée par Ronald Burt. Pour Burt, selon la forme que prennent les relations sociales d’un individu dans une organisation donnée, ce dernier pourra être amené à assumer une position unique de pont, assurant une coordination entre personnes ou groupes de personnes de part et d’autre d’un trou structural (absence de relation directe ou indirecte entre deux parties d’un réseau) (Burt, 2005 : 16).

13En un mot, ces individus assurent des positions dans la communication qui, si cette communication est correctement formalisée, peuvent être rendues visibles et sur lesquelles nous pouvons élaborer diverses statistiques. Si l’attention accrue sur ces intermédiaires a pour écueil le délaissement de l’économie globale des participants et des discours, elle a pour avantage majeur de comprendre comment la manosphère entreprend une séparation avec le reste de la société, tout en tirant profit des techniques et outils offerts par l’analyse de réseaux sociaux. La méthode présentée ici a moins pour objectif de produire une cartographie complète de la manosphère, ou même d’en disséquer les ressorts idéologiques, que de comprendre l’articulation entre réseaux de participants et logiques discursives.

Rituels liminaires et ré-ordonnancements des discours

15Mais sur le plan des discours, également, la manosphère apparaît comme une « contre sphère-publique » où les participants vont se réunir afin d’amorcer la séparation d’avec le monde précédent, et élaborer de nouveaux ordres discursifs préfigurant la société plus « équitable » de demain. Comme le notait Foucault, « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » (Foucault, 1970 : 11). Nous proposons ici de doubler l’approche ethnologique des rituels liminaires de Van Gennep avec une posture méthodologique attentive aux ré-ordonnancements du discours : quels sont les interdits et les injonctions ? Quelles procédures de contrôle du discours peuvent être identifiées ? Quelles répétitions du discours servent quelles relations ? Quelle place est donnée à la production de la vérité ?

16La manosphère est un groupe particulièrement hiérarchisé, où le paternalisme est revendiqué comme une valeur cardinale, quoiqu’oubliée de nos sociétés modernes. De fait, le processus d’attachement au groupe, et la subordination concomitante à ses logiques, passe par un cadrage spécifique du discours, qui rappelle les procédures de contrôle évoquées par Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France. La circulation des discours dans un contexte relationnel de radicalisation masculiniste répond d’abord à l’interdiction, par des forces extérieures, des énoncés indésirables, du rejet ou du partage, ou d’opposition entre vrai et faux. Elle dépend, ensuite, de fortes restrictions internes par des jeux de commentaires, d’attribution d’auctorialité et d’effets de disciplines. Enfin, la gestion des accès au discours apparaît comme un point chaud de la circulation. L’espace des commentaires tout entier agit comme un mécanisme de réactivation des discours énoncés à la fois dans la vidéo mère et dans les commentaires précédents, tant et si bien que « le nouveau n’est pas dans ce qui est dit mais dans l’événement de son retour » (27). Nous verrons combien la répétition des commentaires constitue une fonction importante de la liminalité. En réaffirmant les mêmes idées, le commentaire a pour objectif de cadrer le discours par, rappelle Foucault, « une identité qui aurait la forme de la répétition et du même » (31).

Combiner visualisation de données, approche ethnologique et analyse discursive

Construction formelle du corpus

17Le terrain de la manosphère est propice au dépassement d’un impensé propre à l’usage contemporain de l’analyse de réseaux. Le développement du Web 2.0 a contribué à populariser l’analyse de réseaux comme méthode d’étude des données d’usage en sciences sociales. Il reste néanmoins délicat d’articuler correctement cette méthode à l’étude de la communication sur les médias sociaux : les programmes informatiques utilisés dans la recherche en analyse de réseaux (Pajek, Ucinet, Gephi) portent en eux cinquante années de sédimentation de concepts et équations, et proposent principalement des indicateurs et algorithmes pensés pour étudier le lien social, ses structures et leurs conséquences sur la rationalité des individus évoluant dans le réseau interpersonnel observé. Ainsi, si nous comptons étudier les processus de communication plutôt que les relations interpersonnelles, nous devons donc employer l’analyse de réseaux avec un paradigme où cette technique de formalisation puisse faire sens.

18Notre méthode repose sur une grille de codage permettant de caractériser la présence ou l’absence de conflit ; d’identifier les discours et leurs rattachements idéologiques ; et enfin, de répertorier les appartenances et étiquettes revendiquées et admises par ces individus. L’analyse s’attache à deux niveaux d’analyse. D’un côté, la distribution relationnelle du groupe est étudiée grâce aux apports de Van Gennep. De l’autre, la distribution discursive correspond, comme le défend Michel Foucault, à un ensemble de pratiques discontinues. Celles-ci sont imposées à un réseau qu’elles ne cachent pas en leur creux, mais qu’elles rendent précisément intelligible en même temps qu’elles se rendent possibles à travers lui. En l’occurrence, ces pratiques discursives sont rattachées à un réseau de relations, en vue de rituels liminaires.

20Dans notre réseau, les nœuds correspondent à des comptes d’utilisateurs de la plateforme et les liens aux échanges de commentaires dans les sections dédiées à cet effet en dessous des vidéos. Sur YouTube, la participation des commentateurs consiste à poster un message en commentaire en dessous d’une vidéo. D’autres utilisateurs, ou l’auteur initial du message, peuvent ensuite poster une réponse et ainsi ouvrir un fil de discussion. Ils peuvent sinon poster à leur tour un nouveau message qui restera donc isolé ou sera complété par un second message, et ainsi de suite. Une analyse de réseau complet pourrait en être tirée si l’ordre des commentaires au sein d’un fil était identifiable, mais YouTube structure ses données de commentaire en deux catégories seulement : le « top-comment » (un début de discussion) et le « comment » (une réponse à top-comment). La relation directe entre l’auteur d’un premier commentaire et le premier utilisateur qui postera une réponse est observable, mais il est impossible de savoir à qui vont s’adresser les commentateurs 3, 4, 5, etc.

21En raison de cette architecture, les données récupérées sur le site ne permettent pas de travailler sur un réseau interpersonnel conventionnel. C’est sans doute ici la raison expliquant l’absence relative d’étude de réseaux basées sur les commentaires sur YouTube : fondamentalement, ce que nous pouvons représenter avec nos données est essentiellement un réseau de coprésence au sein de fils de discussion, et non un réseau interpersonnel. Outre la particularité du lien pouvant être observé, YouTube est aussi un média où les profils des commentateurs ne laissent que peu de possibilités aux chercheurs. Comme le notait Lange (2007), les profils des commentateurs YouTube sont pauvres en information, réduits à une ébauche d’identité numérique pour la majorité des utilisateurs, entre le calculé (nombre d’abonnements, nombre de followers) et l’agissant (playlistes), sans attributs déclaratifs renseignant sur l’humeur, l’opinion ou la biographie de l’utilisateur. Le lien est donc uniquement déduit de la participation aux mêmes fils de discussion, et puisque nous ne disposons pas d’attributs associés aux nœuds (âge, genre, ville, goûts, projets, etc.) – attributs qui nous permettraient d’identifier quelle variable peut peser sur la répartition des relations entre membres du réseau – l’étude de ce lien sera elle aussi réduite à l’observation des propriétés de la conversation.

22Notre réseau de commentaires est composé des chaînes YouTube suivantes :

• Caputinanis – 33.700 abonnés – 60 vidéos

• Alexis Diorama - 24.200 abonnés – 38 vidéos

• Le cancan des pas contents - 2.440 abonnés – 17 vidéos

• Le café instantané - 3200 abonnés – 24 vidéos

• Séduction séduction - 57.300 abonnés – 189 vidéos

• Pocket Crowder - 65.500 abonnés – 25 vidéos

• DKK - 66.900 abonnés – 26 vidéos

• Le loup narrateur - 33.900 abonnés – 144 vidéos

23Ces huit chaînes ont été fouillées afin d’en retenir 30 vidéos, sélectionnées en raison du nombre de commentaires et de la répartition de ces vidéos tout au long de l’histoire des chaînes. Notre réseau final est composé de 12 238 commentateurs pour 12 478 relations (Fig. 1, Fig. 2).

Détecter les chambres d’écho pour cartographier une contre-culture

24D’emblée, l’objectif de notre analyse fut de tirer le meilleur parti des représentations graphiques et des données de réseaux exotiques au regard des réseaux plus conventionnels. La stratégie consista à retenir les outils de réseaux comme entonnoirs pour filtrer l’information et aboutir ainsi à une articulation fine entre graphe, indicateurs statistiques et données qualitatives (Mesangeau, 2014). Cette approche nécessite de faire de constants allers-retours entre théorie, usages et données statistiques, et permet d’identifier quels individus possèdent les attributs d’une appartenance à ce que Cass Sunstein nomme une chambre d’écho (2007, 2017) : un groupe insulaire, composé de personnes partageant une homophilie de valeur (Lazarsfeld, Merton, 1954), mais aussi faisant circuler les mêmes informations et sources d’information, et privilégiant enfin la communication au sein du groupe plutôt qu’en dehors. Les critères retenus pour les repérer au sein de la manosphère étaient les suivants :

• appartenir à un groupe où les relations sont répétées (plus d’un échange sur un fil de commentaire, plusieurs fils de commentaire d’une même vidéo, ou fils de commentaire de plusieurs vidéos) ;

• appartenir à un groupe où les relations sont transitives (tout le monde communique) ;

• • 7 Une étude plus systématique et complète des chambres d’écho sur YouTube est en cours de parution, r (...)

  appartenir à un groupe dans lequel la majorité des commentaires sont publiés7

25Principalement pensée par Yvette Assilamehou, chercheuse en psychologie sociale, cette grille a pour particularité d’exploiter l’analyse de la pragmatique de la communication pour qualifier la présence ou l’absence du consensus. Elle permettait de rendre comparables des discussions où seule la forme de la communication était similaire, nous autorisant à mettre en comparaison les discussions associées à des vidéos aux sujets diversifiés et/ou issus de différentes chaînes d’information. Dans le cas de notre enquête sur la manosphère, la grille aide à qualifier la modalité de l’échange : point de vue exprimé (accord/désaccord) ; forme de l’approbation (soutien/solidarité) ; forme de l’opposition (désapprobation argumentée/sarcasme/attaque ad hominem). La grille originale interrogeait également l’identification des individus à un groupe d’appartenance précis.

26Toutefois, au fur et à mesure des trois phases de notre recherche, nous avons pu éprouver les limites d’une telle grille d’analyse bornant l’analyse à la pragmatique, nous obligeant à la faire évoluer en y ajoutant une analyse idéologique. En effet, l’intérêt de la grille réside dans la forme de la discussion sans prise en compte du fond, mais cela est aussi un problème pour l’étude d’un contre-public où les dimensions culturelles et identitaires déterminent précisément les positions des participants dans le processus d’intégration à l’une des communautés de la manosphère. Ce réseau est utilisé pour déterminer les ensembles de commentateurs répondant aux trois critères énoncés plus haut (très actifs ; intégrés dans des réseaux transitifs ; échanges dans un réseau où les membres échangent principalement entre eux).

27Les statistiques utilisées pour les visualisations sont basées sur deux réseaux. Dans un premier temps, la spatialisation (l’organisation dans l’espace) est décidée par un algorithme privilégiant le rapprochement entre individus similaires en termes de relations. Nous exploitons ainsi cette (relative) équivalence structurale (Lorrain, White, 1871) afin de proposer une image regroupant dans l’espace ceux partageant les mêmes pratiques de communication au sein de la manosphère. Pour que cette organisation du réseau soit précise, nous avons décidé de procéder à ces opérations en nous appuyant sur le réseau comptant l’ensemble des commentateurs (12 238 nœuds). Dans un second temps, nous avons retiré de ce réseau les commentaires isolés (sans réponse). Nous retenons un graphe composé de 29 % des nœuds (3 558) et 73 % des liens (9 228). Sauf mention contraire, les visualisations présentées dans cet article sont donc spatialisées en prenant en considération l’ensemble des données à disposition, mais représentées expurgées des nœuds isolés qui n’entrent pas dans le cadre de l’analyse.

Structuration des échanges et analyse qualitative des discours

Les intermédiaires et les gardiens de la manosphère

28Une fois les chambres d’écho et leurs membres identifiés, deux classes d’individus ont été guettées : les intermédiaires et les gardiens. Les premiers sont regroupés à partir de leur activité de commentaire soutenue dans plusieurs communautés de la manosphère. L’objectif était d’identifier quelqu’un d’a priori intégré dans les espaces de commentaire fréquentés, mais néanmoins en marge, ou tout au moins indépendant, capable de naviguer entre communautés parfois fort différentes. Un tel usage peut paraître commun, par exemple dans le cas de commentateurs fréquentant diverses chaînes consacrées à un centre d’intérêt précis, mais la manosphère est un espace particulier : une thématique est globalement partagée, mais la navigation entre l’éthique de la drague de la chaîne A et la lutte contre la misandrie de la chaîne B n’est pas forcément chose aisée car les valeurs, pratiques et projets ne sont pas les mêmes. À côté de ces intermédiaires, nous avons composé un groupe de « gardiens », c’est-à-dire d’individus étant au contraire quasi-exclusivement actifs sur une seule chaîne. Les gardiens publient au moins 90 % de leurs commentaires sur une unique chaîne tandis que les intermédiaires publient sur au moins deux chaînes, avec une concentration des commentaires ne pouvant excéder 89 % pour une chaîne.

29Le coefficient clustering est l’un des critères utilisés pour relever les configurations des conversations favorables aux effets de chambre d’écho décrits dans notre méthodologie. Il permet d’identifier les ensembles d’individus liés de façon transitive, une transitivité qui permet selon notre modèle une redondance de l’information et le renforcement des opinions et valeurs d’un groupe. De façon plus prosaïque, le clustering renseigne sur la tendance à l’enfermement dans un groupe cohésif.

30L’emploi du coefficient de clustering pour comparer les intermédiaires et gardiens donne un résultat intéressant. Il était logique qu’étant des commentateurs très actifs et spécialisés sur une seule chaîne, le coefficient de clustering moyen des gardiens serait élevé, mettant en évidence un environnement plus transitif, où tout le monde en vient à échanger avec tout le monde. En parallèle, nous pouvions supposer que les intermédiaires, ayant de multiples engagements sur des chaînes aux publics différents, auraient un coefficient plus bas que nos gardiens. Au contraire, les gardiens ont un coefficient de clustering de 0,0293, et les intermédiaires un coefficient de 0,0458. Comme précisé, le taux de clustering est ici calculé sur la base de l’ensemble du réseau de 12 238 nœuds.

31Ce résultat est surprenant : les intermédiaires ont des réseaux certes dispersés, composés d’ilots de commentateurs sur de multiples chaînes. Ce réseau s’avère pourtant, en moyenne, plus transitif que le réseau de nos utilisateurs n’évoluant que sur une chaîne. Bien que dans une position de passeur qui s’accompagne en règle générale d’une faible intégration dans les structures sociales de type communautaires (voir la configuration de brokerage de Burt, 2005 : 19), les intermédiaires parviennent à s’intégrer – au sein des espaces de commentaire fréquentés – à des groupes dotés d’une vraie cohésion. Ils font cela en s’engageant très directement dans des espaces de discussion, partageant leurs sentiments d’expérience et leurs visions du monde, mais surtout en s’affirmant contre une doxa féministe :

« ton discours de "sa fait peur le soir..." Le nombre de fois où je me suis fait casser la gueule sérieux, la vérité c’est que dehors la nuit c’est dangereux pour tout le monde pas plus pour les femmes que les hommes ».
« je suis d’accord avec t’es cinq premières lignes mais quand tu dis qu’on a les mêmes droits et lois je pense que tu vis dans le monde des bizounours mon pote, tu peux te faire violer et la justice ne fera rien, ta petite amie peut ruiner ta vie avec une accusation à deux balles sans aucune preuve. Moi j’appelle pas ça l’égalité ».
« Réagir c’est bien mais on attends toujours les textes des loisqui oppriment les femmes depuis des millénaires...la rome antique ? cette blague la rome antique ou les femmes riches étaient transportées par des esclaves dans des litières à travers la ville ? saleté d’esclave mâle oppresseur ! c’est que tu vois dans la rome antique valait mieux être une femme libre qu’un homme esclave,vois tu tout est échelle de valeur et de contexte historique ».
« c’est plus dur pour les femmes c’est elles qui font le ménage les repas" mais oui bien sur c’est bien connu les hommes célibataires ne font pas le ménage et ne mange jamais ce qu’ils ont préparé eux meme hein.mais ce que tu es idiote ... »

32Une seconde observation est tout aussi surprenante. Si la grande majorité des intermédiaires semble adopter une position d’accord avec les valeurs de la manosphère, nous observons que près de la moitié des gardiens sont, en réalité, de patients et farouches opposants aux thèses de la manosphère. Les « anti-manosphère » adoptent donc des pratiques de commentaire finalement similaires à celles des acteurs les plus intégrés : ils se spécialisent sur une chaîne, où ils travaillent sans relâche à confronter les individus masculinistes – soit de façon frontale en désignant leurs positions comme intolérables, soit de façon plus diplomatique, ou du moins raisonnée, en opposant des arguments antisexistes.

« Non je suis une femme qui n aime pas des propos toxiques qui pollue l air et l âme »
« Les femmes ont le droit de parole et de s exprimer sans se faire bitcher comme vous faites »

33Comment un réseau uniquement composé de gardiens, des intermédiaires, puis de ces deux publics regroupés opère-t-il ? L’indicateur utilisé – la densité – est calculée sur la base de ces derniers, et de ces derniers seulement. Première observation : sur un réseau de 126 nœuds et 110 relations, le réseau des gardiens est doté d’une densité prévisiblement basse (0.007). Chaque gardien étant spécialisé sur une chaîne, on pouvait s’attendre à retrouver un réseau composé d’individus globalement isolés – les publics très investis ne transitent pas, ou peu, entre domaines de la manosphère. Nous avons en revanche été surpris de constater que les opposants font, eux aussi, communauté avec le reste des commentateurs.

34Seconde observation : pour un réseau de 91 individus et 169 relations, le réseau des intermédiaires est logiquement doté d’une densité plus élevée (0,019) que celui des gardiens. Les intermédiaires sont donc très liés et beaucoup plus connectés entre eux que ne le sont les gardiens.

35Nous pouvons enfin relever que les intermédiaires contribuent au maillage des relations entre les acteurs les plus ancrés dans leurs communautés. En effet, lorsque l’on regroupe gardiens et intermédiaires dans un réseau unique, composé de 217 nœuds pour 425 relations, nous obtenons une densité en légère augmentation (0,009) par rapport au réseau des gardiens seuls. En ce sens, comme cela est illustré dans le graphe ci-dessous, les intermédiaires, de par leur position, sont en mesure de faire transiter certaines informations d’un espace à l’autre du graphe, y compris auprès des acteurs gardiens les plus intégrés au sein d’une seule chaîne de commentaire. Étant majoritairement en accord avec les idéologies de la manosphère, leur présence est d’autant plus structurante. Elle est enfin complémentaire à celle des gardiens qui affrontent localement des opposants remettant en cause la légitimité même des thèses, discours et éléments de langage de la manosphère :

« Ca fait même un moment que "le monde parti en couille" s’est tapé l’incruste. Au moins une quarantaine d’années. Mais Depuis l’ère d’internet, on le voit plus clairement.» Vous avez vous même les réponses à vos questions, ne vous faites pas plus bête que vous ne l’êtes... »
« Lorsque tu dis que ceux qui sont au pouvoir sont incompétents, je pense que c’est une erreur. Ils ne sont pas incompétents au contraire, ils savent parfaitement ce qu’ils font et en sont très conscients. Dire ils sont incompétents, c’est escamoter le diagnostique qui est : TRAHISON ».
Non je suis une femme qui n aime pas des propos toxiques qui pollue l air et l âme
Les femmes ont le droit de parole et de s exprimer sans se faire bitcher comme vous faites

Les cadrages discursifs de la manosphère : une liminalité prédominante

« vu les dégâts que fait le gauchisme aujourd’hui ne pas mettre les gens dans des cases est bien la dernière chose dont je me préoccupe »,
« Et toi tu as aussi la même réthorique qu’un gauchiste, tu nies l’évidence »,
« Le gauchisme est une forme de cancer du cerveau. »,
« on peut pas nier que la gauche a tendance à vivre un peu éloignée du réel. »,
ou un autre, évoquant les violences faites aux hommes :
« je te conseille de vérifier tes chiffres parceque les viols d’hommes sont BEAUCOUP plus courants que tu ne semble l’imaginer (de l’ordre de 2 viols d’hommes pour 3 de femmes aux USA). » ;
« Je viens d’aller checker les stats 41 % de femmes lesbiennes subissent des violence dans un couple contre 21,7 % dans les couples hétérosexuels, c’est bizarre tient... » ;
« les femmes se font plus violées mais des gens pensent et disent que les hommes violés n’existent pas et que si ils existent ils se font violés par d’autres hommes ».

37Ces commentaires témoignent d’une sphère de discussion cumulant conflictualité forte et expression personnelle répétitive, ce qui semble caractéristique à la fois d’une contre-culture en état de définition et d’individus mobilisés à en défendre les modalités discursives.

38De fait, ainsi que le montre le Tableau 1, la création de cette sphère de commentaires sert à formuler son opinion et partager son expérience (30 %), à saisir une justification extérieure ou à mobiliser des normes (24 %), ou encore à argumenter sa désapprobation quant à d’autres commentaires (15 %). Les vidéos YouTube sont, on le sait, des supports de discussion : ici, parmi les commentaires en soi minoritaires évoquant l’auteur ou le contenu, la moitié (50 %) servent en fait à ré-invoquer l’opinion personnelle ou à partager son expérience. Dans le même temps, ces commentaires ne servent aucunement à formuler une désapprobation, circonscrite à des discussions entre commentateurs.

39Quelles sont les répartitions et les conditions de ces marques de consensus, de dissensus ou de neutralité ? En quoi sont-elles symptomatiques d’une communication typique ou atypique des rites liminaires ? Servent-elles des cadrages discursifs, et si oui, sur quel niveau du conflit genré contemporain ? Nous distinguons ici trois niveaux (Morin, 2017) : les idéologies et les croyances (société gynocentrée, défense de la famille patriarcale, « Red Pill »…), les conflits sociopolitiques (victimisation des hommes, complémentarité des sexes, inégalités de paroles, hypergamie féminine…) et les subjectivités évoquées (virilisme, capitaux esthétiques, reproduction masculine, liberté sexuelle…).

40Les marques d’accord, de désaccord ou de neutralité reposent d’abord et avant tout sur l’approbation et la solidarité, et l’opinion personnelle et le partage d’expérience, bien plus que sur l’identification groupale, ou dans une moindre mesure la justification extérieure et la référence aux normes (Tableau 2). Ces deux premiers marqueurs apparaissent comme des signes de rites liminaires, où la cohésion de principe basée sur le partage d’expériences ressenties comme similaires prime encore sur l’adhésion idéologique ou normative. De façon corrélée, l’identification groupale est ainsi sous-représentée, le signe là aussi d’un rite liminaire et d’une institutionnalisation inachevée. Cela est confirmé en retour par l’inscription radicale de l’identification groupale (100 %) avec le niveau « méta-expérientiel » des idéologies et croyances (ainsi, un participant revendiquant n’être « ni féministe, ni masculiniste, mais HUMANISTE »), plutôt que des conflits sociopolitiques ou des subjectivités (Tableau 3).

41Comme détaillé dans le Tableau 3, les discussions révèlent pour points chauds les conflits sociopolitiques (56 %), puis les subjectivités (25 %), enfin les idéologies et croyances (19 %). C’est précisément dans les discussions autour des conflits sociopolitiques que se retrouvent les communications les plus virulentes (75 % des provocations, insultes et menaces, 63 % des désapprobations, 57 % des sarcasmes et condescendance).

42Dans ce domaine, le cadrage du discours se produit ainsi majoritairement sur des registres communicationnels vindicatifs plutôt qu’idéologiques : rares sont les commentaires disqualifiant les autres participants sur le principe d’une incompréhension des valeurs patriarcales ou masculinistes (alors qu’en creux, quelques occurrences jouent justement de l’opposition institutionnalisée entre gauche et droite). En revanche, de nombreux autres rejettent la validité, non pas du discours des participants en situation de dissensus, mais de leur participation même à la sphère publique des commentaires, en les enjoignant de partir ou de se taire, en les insultant, ou en les rabaissant comme des traîtres à la cause (des « cucks », insulte répandue dans les milieux d’extrême droite pour désigner des hommes faibles).

Conclusion

43La méthode proposée dans cet article se joue en trois temps, selon des logiques de resserrages permanents du corpus. Elle consiste à mobiliser l’analyse de réseaux sociaux, la visualisation de données pour ensuite identifier les chambres d’écho, et discriminer les types de participants qui y circulent (gardiens ou intermédiaires), afin finalement de produire une analyse relationnelle et discursive affinée.

44Sur le terrain de la manosphère, comment le « contre-public masculiniste » revendiqué comme tel se construit-il ? Les résultats développés dans cet article montrent que c’est au cours de discussions internes que le contre-public produit sa ligne de front, laquelle revêt trois fonctions : mener le combat idéologique, rallier des membres à la cause en scindant les « alliés » et les « traîtres » à la cause masculine, et régir les discours autorisés. En creux, sont rendus essentiels la solidarité des membres, la construction d’un « autre » avec procédures d’exclusion, la répétition du vrai et du faux, la raréfaction des sujets parlants et la détermination d’un jargon fourni. Si les marques d’accord restent minoritaires, elles se produisent avant tout sur la base de l’opinion personnelle et du partage d’expérience plus que de l’identification groupale. Les désaccords ou la neutralité, prédominants montrent pour points sensibles de la manosphère les conflits sociopolitiques. En la matière, les commentaires montrent une contre-culture en construction, où la validité des discours est peu remise en cause, mais où la participation elle-même est subordonnée à la reconnaissance d’autrui.

45Le recours à la chambre d’écho comme grille de lecture nous permet d’emprunter les techniques de l’analyse de réseaux en subordonnant ces dernières à l’étude d’un phénomène que les sciences de l’information et de la communication – en raison de leur interdisciplinarité - peuvent efficacement interroger. Ce faisant, d’outils principalement utile à des fins d’étude du capital social, l’analyse de réseaux devient instrument d’analyse d’un entrelacement complexe de logiques sociales (homophilie), psychologiques (normes de communication) et sociotechnique (poids de l’algorithme sur le choix des contenus consommés). Le dispositif donne, dans l’ensemble, des résultats encourageants. Toutefois, pour affiner davantage l’étude de la liminalité dans une subculture en ligne, il serait nécessaire de mieux affiner la description du processus suivi par les intermédiaires et gardiens pratiquants à la communication sur les médias sociaux. Une étude des parcours de vie serait particulièrement indiquée.

46En conclusion, en guettant les logiques d’appartenance, les rituels et les ordres discursifs dans un contre-public particulièrement attaché à la tradition et à la représentation de cette tradition, les méthodes de visualisation de données que nous proposons permettent de situer le discours social dans une économie relationnelle que l’architecture même des réseaux sociaux rend atypique. Une fois couplées, la carte des structures des conversations et la labellisation des nœuds la qualification des propriétés des liens (approbation, opposition) permet de représenter l’organisation des opinions et clivages de groupes entre participants de la manosphère, fournit un outil utile à la narration des résultats. Dans le cas d’un contre-public en construction comme celui de la manosphère, c’est bien un processus qui se donne à voir à l’occasion d’un continuum « hors ligne – en ligne ».