• 1 Pour des éléments de présentation et de remise en contexte, voir par exemple Murphy (2018).

2Les fictions du cyberpunk ont renouvelé l’esthétique de la science-fiction et certaines de ses thématiques, avec un mélange expressif de haute technologie, de déliquescence sociale et de néoféodalisme économique dans des environnements très souvent incertains et dangereux1. Une variété d’auteurs (William Gibson, Rudy Rucker, John Shirley, Bruce Sterling, Walter Jon Williams, Pat Cadigan, etc.) y abordait les transformations que pourraient amener les technologies numériques et leur généralisation dans les milieux les plus courants. Les visions du cyberpunk dépeignaient, voire soulignaient, les réagencements qui viennent avec la densification technique des conditions d’existence individuelles et collectives. L’exploration, de surcroît, n’était plus tournée vers les confins de l’univers, mais vers un autre espace, moins tangible et plus « virtuel » : celui du « cyberspace » ou de la « matrice », typiquement dans l’œuvre séminale et influente de William Gibson.

• 2 Pour un travail plus sérieux, voir Brown (2011).

5S’il n’y avait pas ces résonances persistantes avec une transformation qui semble se poursuivre, on pourrait se contenter des études qui ont déjà labouré le cyberpunk comme sous-genre de la science-fiction, souvent d’ailleurs en se focalisant sur l’œuvre de son principal inspirateur, William Gibson. Le recul temporel permet en fait de mieux discerner ce que les œuvres de ce courant avaient commencé à problématiser. Pour en tirer les multiples fils, il ne s’agit pas d’assimiler simplement ces représentations fictionnelles à une composante ou à une préfiguration de « l’imaginaire d’Internet » (Flichy, 2012), ou de rabattre leurs analogies spatiales sur un « imaginaire géographique » (Desbois, 2011). Beaucoup de travaux évoquant le monde des hackers ou d’autres activités troubles intervenant dans le cyberspace font par ailleurs un lien plus ou moins assuré avec le cyberpunk et ses personnages, voire y aperçoivent l’ouverture anticipée d’un nouveau terrain et de nouvelles possibilités pour une cybercriminalité à venir, mais montrent souvent une connaissance très superficielle des œuvres2. Il serait dommage de s’arrêter à ces appréhensions parcellaires, compte tenu de la diversité des enjeux thématisés. Certaines réflexions en sciences humaines et sociales les retrouveront par la suite d’une autre manière lorsque se développeront des incarnations plus concrètes de ce cyberspace. Qu’est-ce que vivre avec et dans le « virtuel » ? Quelles puissances et pouvoirs s’y greffent ? Quelles résistances s’y découvrent ? Ce qui, dans les récits, tend à être présenté est un espace à part entière, mais apparaissant comme détaché de l’espace physique, comme si une déterritorialisation de plus en plus poussée était le destin de l’humanité…

• 3 Pour une appréhension plus étendue des évolutions de son œuvre, notamment par rapport à la théma (...)

6Pour donner par la fiction une autre productivité à ces questionnements, nous nous appuierons sur un corpus des principales œuvres du genre et de leur paratexte, notamment la production des auteurs où les représentations d’un espace virtuel sont les plus présentes (William Gibson, Pat Cadigan, Jean-Marc Ligny) et qui s’inscrivent temporellement ou thématiquement dans le courant cyberpunk (donc plutôt les textes des années 1980 pour William Gibson, et notamment sa « Trilogie de la Conurb » [Neuromancien, Comte Zéro, Mona Lisa s’éclate], compte tenu de son glissement progressif de l’anticipation vers le contemporain3). Nous commencerons par appréhender les propriétés apparentes qui tendent à rendre singulier et original l’espace qui est ouvert. Nous verrons ensuite que cet espace, loin d’être sans frictions, apparaît aussi comme un champ de forces. Parce que des effets semblent imaginés dans une dimension plus existentielle, nous préciserons enfin comment ce nouveau type d’environnement, tel qu’il prend forme dans cet imaginaire, paraît susceptible de transformer les subjectivités.

• 4 Neuromancien, Paris, J’ai lu, nouvelle édition, 2001 (Neuromancer, New York, Ace Books, 1984), p (...)

8Ainsi l’espèce humaine aura-t-elle plusieurs mondes à sa disposition : un « réel » et puis d’autres possibilités qui s’en seront distanciées. Parmi les évocations du cyberspace, un passage définitionnel du troisième chapitre de Neuromancien, premier roman de William Gibson, est devenu une citation classique, dont une particularité était aussi de faire appel presque paradoxalement à un registre fortement visuel : « Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme des lumières de villes, dans le lointain… »4.

• 5 « Gravé sur Chrome », in Gravé sur chrome, Paris, J’ai lu, 1987 (Burning Chrome, New York, Ace B (...)
• 6 Mona Lisa s’éclate, Paris, J’ai lu, 1990, p. 22-23.

9Le cyberspace offre un nouvel espace où agir et interagir. La vision proposée (et un film comme Tron [Steven Lisberger, 1982] orientait déjà en ce sens) est une vision immersive. Être à l’intérieur, une fois pourvu(e) de l’équipement adéquat, donne l’impression de pouvoir en voir les éléments, les stocks de données typiquement : « La matrice est une représentation abstraite des relations entre les systèmes de données. Les programmateurs légitimes se branchent sur le secteur de leur employeur dans la matrice pour se retrouver entourés de structures géométriques brillantes représentatives des données de l’entreprise »5. Ces stocks de données semblent même finir par former comme une architecture : « Les gens s’interfaçaient pour pouvoir pirater. On se mettait les trodes et on était parti, toutes les données stockées dans le monde vous apparaissaient, empilées comme dans une immense cité de verre si bien que l’on pouvait les parcourir, avoir prise sur elles, visuellement du moins ; autrement, c’était trop compliqué d’essayer de retrouver telle ou telle donnée précise »6.

• 7 Mona Lisa s’éclate, Ibid.

10Dans ce cyberespace, les représentations semblent plastiques, puisqu’il apparaît possible de donner n’importe quelle apparence aux entités présentes, a fortiori pour les puissantes telles que les conglomérats : « L’Électro-nucléaire avait toujours ressemblé à une grosse pyramide aztèque rouge, mais si les gens de l’Électro-nucléaire le voulaient, ils pouvaient lui donner n’importe quel aspect. De plus, chaque entreprise était propriétaire de son image. Alors, comment s’imaginer que la matrice dans son ensemble puisse avoir une forme particulière ? »7 En tout cas, par ces aménagements visuels, cette construction immatérielle est un espace qui semble pouvoir être habité, comme pourra l’être d’une certaine manière le monde virtuel de Second Life dans les années 2000, même si l’expérience qui avait été construite par la société Linden Lab est depuis passée de mode.

• 8 « As a concept, cyberspace recreated the possibility of spatial exploration, and so helped to cr (...)
• 9 « In cyberspace the density of the central, inner, city became an analogy for the dispersed matr (...)

11En termes de représentations, il a déjà été largement relevé que Neuromancien comporte nombre d’analogies entre le cyberespace et l’espace urbain. Pour Scott Bukatman par exemple : « En tant que concept, le cyberespace a recréé la possibilité de l’exploration spatiale, et a ainsi contribué à susciter une confrontation avec le système de données mondial » (Bukatman, 2017, p. 55)8. Et il ajoute plus loin : « Dans le cyberespace, la densité de la ville centrale, intérieure, est devenue une analogie pour les matrices dispersées de circulation et de surcharge d’informations, tandis que le cyberespace lui-même présentait un urbanisme dépouillé de ses qualités cinétiques et monumentales. Le cyberespace a exagéré le vertige désorientant de la ville, mais il a également fait intervenir un puissant regard de contrôle. Les critiques du cyberpunk avaient tendance à mettre l’accent sur ses paysages urbains dystopiques, manquant la dialectique entre les deux modes d’existence qui se nourrissent mutuellement, urbain et électronique. L’espace urbain et le cyberespace ont chacun permis une compréhension et une négociation de l’autre » (Bukatman, 2017, p. 56-57)9.

• 10 Comte zéro, op. cit., p. 19.
• 11 Comte zéro, op. cit., p. 26.

12Le cyberpunk décrit des mondes imbriqués, où un environnement de simulation fait quand même intimement partie de la sphère quotidienne, où les frontières paraissent plus difficiles à cerner entre « réalités » physique et virtuelle. Josef Virek, le magnat de Comte zéro, même s’il n’a plus à proprement parler d’existence physique, a les moyens de recréer virtuellement la ville de Barcelone pour donner le cadre qu’il souhaite à l’entretien avec sa future employée, Marly Krushkova : « […] il a choisi de mener l’entrevue par l’entremise d’une liaison sensorielle »10. La précision du décor et de l’atmosphère est telle qu’ils en paraissent devenir presque réels, jusqu’aux sensations de la pluie sur le visage et aux minuscules détails présents sur le pavé. Lorsqu’un personnage apparaît et interagit en apportant un objet, là aussi l’illusion est maintenue, même si ce n’est qu’un « sous-programme ». Dans cette version où il n’y a pas besoin de s’équiper individuellement, le retour à la réalité peut en revanche être rapide et brutal : « […] soudain Virek et le parc Güell avaient disparu, et Marly se retrouva sur le siège de cuir bas, les yeux fixés sur des feuilles déchirées de carton maculées »¹¹.

• 12 Synners, New York, Bantam Spectra, 1991 (Les synthérétiques, Paris, Denoël, 1993).

13L’esprit semble pouvoir être détaché du monde matériel et être ailleurs. Ce n’est pas pour autant que la connexion reste toujours inoffensive, et le risque peut par exemple être d’attraper un virus qui aura comme conséquence fatale d’abîmer les neurones, comme dans Les synthérétiques de Pat Cadigan12.

• 13 Neuromancien, op. cit., p. 73.

14Ce bain d’informations et de sensations paraît exercer une emprise hypnoptique (Desbois, 2017). Il est aussi un refuge, d’autant plus tentant du fait de la dureté du monde extérieur. Le monde vécu n’est plus limité au monde physique. Ces technologies, ou plutôt la nouvelle dimension qu’elles créent, permettent d’oublier (a priori provisoirement) les enveloppes charnelles (la « viande », selon le vocabulaire utilisé dans Neuromancien, ou la « carne » dans Les synthérétiques). L’esprit peut partir explorer un espace apparemment infini. Ce sont les corps qui, eux aussi, sont déterritorialisés, détachés d’un seul espace physique de référence. Ce qui ne veut pas dire qu’il est possible de faire n’importe quoi sans danger ; Bobby Newmark, le hacker novice de Comte zéro, en fera l’amère expérience en échappant de peu à la mort après avoir tenté d’utiliser un logiciel pirate expérimental. Et lorsque des contingences physiques propres à tout être humain vivant (alimentation, déjections, etc.) sont évoquées, c’est davantage comme un reste de contraintes, qui n’empêchent guère que l’attention soit absorbée ailleurs, comme lorsque Case, hacker de bien plus haut vol, s’attache fébrilement à sa mission dans Neuromancien : « Ça y était. Voilà ce qu’il était, voilà qui il était, quel était son être. Il en oubliait de manger. […] Il y avait des moments où il répugnait même à devoir abandonner la console pour utiliser le W.C. chimique qu’ils avaient installé dans un coin du loft. […] Son dédale de pixels arc-en-ciel était la première chose qu’il apercevait à son réveil. Il filait droit à la console, sans même prendre la peine de s’habiller, et se branchait »13.

• 14 Comte zéro, Paris, J’ai lu, 1988 (Count Zero, London, Gollancz, 1986), p. 263.

15L’accès à un autre monde, celui du cyberespace, transforme les subjectivités et donne potentiellement un champ d’expression pour de nouvelles identités, plus facilement configurables parce que moins soumises à des déterminismes biologiques ou sociaux. À la limite, le corps n’est plus qu’une interface ou un intermédiaire pour accéder à cette autre réalité « virtuelle », où il devient même possible d’adopter une autre identité. Modifier les apparences personnelles semble de toute manière devenu une facilité routinière grâce à certains outils informatiques : « La plupart des programmes téléphoniques étaient équipés de sous-programmes vidéos cosmétiques rédigés pour mettre l’image électronique du propriétaire en accord avec les paradigmes les plus répandus de la beauté personnelle, effaçant les défauts et remodelant avec subtilité les traits du visage pour qu’il corresponde aux normes statistiques idéalisées »14. Aujourd’hui, plus de trente ans après cette vision spéculative, on parlerait de « filtres » pour désigner ce type d’option, maintenant couramment répandu sur les applications de partage de photos et de vidéos.

• 15 Comte Zéro, op. cit., p. 58.

16Si l’on se laisse porter par les descriptions, on peut comprendre qu’avant de devenir un apprenti pirate, Bobby Newmark, le Comte Zéro du roman du même nom, ait logiquement pu trouver de quoi être impressionné : « Il était comme un gosse qui aurait grandi à côté d’un océan, le considérant aussi normal que le ciel mais ignorant tout des courants, des routes maritimes, ou des tenants et aboutissants de la météo. Il avait pianoté sur des consoles à l’école, des jouets qui vous embarquaient à travers les confins infinis de cet espace qui n’était pas l’espace, l’incroyablement complexe hallucination consensuelle de l’humanité, la matrice, le cyberspace, où les unités centrales des grosses boîtes brûlaient comme novas de néon, données si denses qu’elles vous flanquaient des surcharges sensorielles si vous essayiez d’en appréhender plus qu’un vague contour. »15

• 16 Neuromancien, op. cit. p. 58.
• 17 New York, Harper Voyager, 1998 (Paris, J’ai lu, 2002).

17Le développement du cyberspace et, surtout, l’absorption de la vie des individus en son sein soulèvent au surplus une question profondément existentielle : quel sens reste-t-il à l’existence si le temps de vie est majoritairement passé dans des mondes virtuels ? Dans ces conditions, l’existence virtuelle paraît peut-être moins précaire que l’existence physique. Voire moins plate et plus excitante, spécialement en termes d’investissement libidinal. C’est d’ailleurs une pique que lance Molly à Case, son protégé du moment, dans Neuromancien : « Je t’ai vu caresser ce Sendaï, mon vieux, c’était pornographique ! »16 Dans Tea from an empty cup17 (Vous avez dit virtuel ?) de Pat Cadigan, le comble de l’amusement est d’aller se distraire et éprouver des sensations fortes dans des mégalopoles post-apocalyptiques recréées virtuellement. Le passage dans cette dimension parallèle est ainsi susceptible de devenir une forme d’échappatoire à la « réalité », une possibilité attirante parce qu’elle permet d’occuper le temps à l’écart de la grisaille et de l’agressivité latente de cités soumises elles-mêmes à des fonctionnements machiniques. À défaut d’une libération des contraintes du monde « réel », le cyberspace paraît au moins offrir un espace d’évasion, un espace où les esprits peuvent se laisser aller provisoirement. Cette expérience peut même être à l’origine d’une forme d’excitation, par ce qu’elle stimule comme possibilités pour de nouveaux modes d’existence. La dégradation avancée, voire irrémédiable, de l’environnement et la disparition de la « nature » tendent à devenir des préoccupations presque superflues, puisqu’une autre forme de vie, détachée de certaines contingences corporelles et physiques, devient possible, dans le cyberespace ou d’autres mondes virtuels. Comme le résume d’une autre manière Jean-Yves Samacher (2017) : « Alors que, dans le space opera, le voyage était interstellaire, dans le courant cyberpunk, le trip est devenu intérieur. »

• 18 Comte zéro, op. cit., p. 173.
• 19 Comte zéro, op. cit., p. 241.

18De plus, les entités rencontrées paraissent plus variées que celles de la vie « réelle ». Non sans une part de mystérieux ou de fabuleux : « Ouais, y a des choses, là-bas. Des spectres, des voix. Pourquoi pas ? Les océans avaient bien des sirènes, toutes ces conneries, et nous on a eu une mer de silicium, vous voyez ? Bien sûr, c’est jamais qu’une hallucination sur mesure qu’on s’est tous payée d’un commun accord, le cyberespace, mais ceux qui s’y branchent savent foutre bien que c’est un univers entier. Et chaque année, il devient de plus en plus encombré […] »18. Pour croiser une intelligence artificielle, la « matrice » est aussi un lieu propice, peut-être même plus propice. Elles y sont d’ailleurs plutôt à leur avantage et, au fur et à mesure qu’avance la Trilogie de la Conurb, tendent même de plus en plus à apparaître comme des espèces de divinités. Les évocations parlent de « loa », et la dénomination fait effectivement penser aux esprits de la religion vaudou. Ou alors, ce sont d’autres entités, mais qui ne sont pas faites pour rassurer : « Il y a bien des programmes virus lâchés dans la matrice qui se sont dupliqués et qui sont devenus très malins… Déjà de quoi flanquer la trouille ; peut-être que les flics de Turing veulent pas l’ébruiter. Ou peut-être que les IA ont trouvé un moyen d’expédier des fragments d’elles-mêmes dans la matrice, ce qui rendrait dingues les Turing »19. Loin d’une rationalité totale, il semble rester un mélange d’étrangeté et d’indicible dans ce cyberspace, qui apparaît ainsi comme un espace accueillant pour de nouvelles formes d’altérités, de fait non humaines…

• 20 Sur cet aspect du cyberspace comme nouvelle frontière, voir notamment la deuxième partie du livr (...)

19Le cyberspace figure comme la nouvelle frontière20 et, à certains égards, il y a aussi une part de l’imaginaire du western dans le cyberpunk (Naidoo, 2002, p. 87). David Brande (1994, p. 531) notait que, par cette création fictionnelle, le travail idéologique fait par le mythe de la conquête de l’Ouest tend à être déplacé vers le paysage infini du cyberspace, ce qu’on retrouve aussi symboliquement avec le passage de la figure du cowboy sur son cheval à celle du hacker sur son clavier ou sa console. A fortiori parce qu’il n’est qu’esquissé, le cyberspace vient comme la promesse d’un espace à conquérir et de ressources nouvelles à exploiter, comme si les limites pouvaient toujours être repoussées.

• 21 « Johnny Mnemonic », in Gravé sur chrome, op. cit., p. 33.
• 22 « Neuromancer envisages a transformation of information from a passive commodity into an active (...)

20John Johnston (1997, p. 448) faisait remarquer que plus Neuromancien avance dans le récit, plus on s’aperçoit que le cyberspace et le Net sont devenus des endroits où de nouvelles forces se battent pour des enjeux qui peuvent impliquer des humains, mais qui ne sont plus interprétables complètement en termes humains. Le cyberpunk anticipait et soulignait déjà les enjeux politiques du cyberspace, précisément l’espace d’affrontement qu’il pourrait devenir sous l’influence de forces cherchant à obtenir son contrôle. Si ce nouvel espace est stratégique, c’est notamment du fait du type de bien qui y circule. Dans une de ses premières nouvelles, c’est ce que William Gibson fait dire dans une forme de monologue intérieur à Johnny Mnemonic, sorte de coursier qui transporte des données dans ses implants cérébraux : « Nous sommes dans une économie de l’information. C’est ce qu’on vous apprend à l’école. Ce qu’ils oublient de vous dire, c’est qu’il est impossible de se déplacer, de vivre, d’agir à quelque niveau que ce soit sans laisser des traces, des éléments, des indices, des fragments d’informations personnelles anodins en apparence. Fragments qu’il est toujours possible de récupérer, d’amplifier… »21 En enrichissant cet univers, le premier roman de William Gibson va largement approfondir cette veine, ainsi que le pointait également Joseph Conte : « Neuromancien envisage une transformation de l’information d’une marchandise passive en une force active, d’un contenu qui est échangé en un support substantiel à travers lequel on se déplace » (Conte, 2002, p. 207)22.

• 23 Comte zéro, op. cit., p. 56-57.

21Les choix individuels sont-ils vraiment libres dans le cyberspace ou sont-ils orientés ? Qui y aurait intérêt ? Ceux qui possèdent les vecteurs d’information et de communication ? Dans les textes, on discerne ces intérêts, même si on ne sait jamais vraiment où se trouvent les serveurs et comment sont déployées les infrastructures qui permettent de faire fonctionner l’ensemble. On sait toutefois que la surveillance y est potentiellement très présente : « […] et soudain ça ne lui parut pas si futé que ça d’utiliser sa carte. S’il s’était fait choper après sa tentative de passe avortée, ils devaient avoir son numéro de carte ; l’utiliser le ferait repérer par quiconque le pistait dans le cyberespace, aussi visible sur la trame de Barrytown qu’un projo d’autoroute dans un stade de foot éteint »23.

• 24 Neuromancien, op. cit. p. 37.

23Pour les puissances économiques présentes dans la matrice, la cybersécurité est évidemment un enjeu capital. Déjà dans le cyberpunk, il y avait cette idée que le cyberspace ne peut exister et se maintenir sans tout un agencement de dispositifs de sécurité informatique. Certes, le vocabulaire peut paraître inadapté avec le recul. Mais des représentations ont été activées, de la protection des systèmes jusqu’à leur piratage. Dans Neuromancien, la GLACE (« Générateur de logiciel anti-intrusions par contremesures électroniques »24 et, en version originale, ICE pour « Intrusion Countermeasures Electronics ») est une espèce de programme de protection contre les attaques et intrusions informatiques. Elle est censée fonctionner à l’image d’une barrière, avec même plusieurs couches pour les systèmes les plus perfectionnés.

• 25 Comte zéro, op. cit., p. 173.

25Le cyberspace, comme réceptacle pour tout un imaginaire, se prête bien à la figure du (cyber)pirate, avec ses allures presque romantiques et libertaires, naviguant sur d’autres flots faits de données (Douzet, Samaan et Desforges, 2009, notamment p. 179-180). C’est l’espace où peut s’exprimer ce qui ressemble à une forme de culture propre, comportant ses apprentissages, ses rites de passage, ses mythologies, etc. Métaphoriquement, William Gibson refait incidemment le lien avec le passé, notre passé aussi, celui qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, en rappelant à sa manière que les fils de ces histoires sont intimement liés : « Il y a des cowboys depuis qu’il y a des ordinateurs. Ils ont construit les premiers pour craquer la glace des Allemands, pas vrai ? Des briseurs de code. On peut même dire que la glace a précédé les ordinateurs, si tu veux voir les choses sous cet angle »25.

• 26 Neuromancien, op. cit., p. 9.

27Le rapport individuel au cyberspace tend à ressembler à celui du drogué à sa drogue et n’est pas sans évoquer a posteriori certains types d’addictions et de compulsions liés à Internet. C’est le cas pour Case, le hacker « qui n’avait vécu que pour l’exultation désincarnée du cyberspace »26 et qui, au début de Neuromancien, va vivre d’autant plus durement l’endommagement de son système nerveux après avoir essayé de doubler un de ses commanditaires. Comme le note aussi Thomas A. Bredehoft (2017) : « De bien des façons, le cyberespace ne peut être distingué des “espaces intérieurs” que le LSD est supposé rendre accessible ».

• 27 Neuromancien, op. cit. ,p. 183-184.

28Dans ce que l’on voit des comportements de Case, plaisirs de la technologie et plaisirs du sexe se ressemblent beaucoup. Le vocabulaire utilisé dans les descriptions joue fortement dans cet effet : « La drogue le percuta comme un express, une colonne de lumière chauffée à blanc qui lui remonta la moelle épinière depuis la région de la prostate, illuminant ses sutures crâniennes des rayons X d’une énergie sexuelle court-circuitée. Ses dents se mirent à chanter dans leurs alvéoles comme autant de diapasons, chacune parfaitement accordée et limpide comme l’éthanol. Sous la brumeuse enveloppe de chair, ses os étaient chromés et polis, les articulations lubrifiées d’une fine pellicule de silicone. Des tempêtes de sable faisaient rage sur le plancher décapé de son crâne, générant des ondes de parasites aiguës et fines qui venaient lui éclater derrière les yeux, sphères du plus pur cristal, se gonflant… »27

• 28 Les synthérétiques, tome 2, op. cit., p. 29.
• 29 Inner City, Chambéry, Éditions ActuSF, réédition 2016 (Paris, J’ai lu, 1996), p. 9.
• 30 Ibid.

31C’est ce qui peut se passer en effet à force d’être connecté(e) : la pratique intense peut aller jusqu’à l’addiction. Ou au moins un état qui s’y apparente fortement, comme dans Les synthérétiques de Pat Cadigan : « Le temps qu’il passait hors connexion se fondait en ternes parenthèses d’ennui où il prenait son mal en patience en attendant de se câbler à nouveau et de grandir encore. Le câble lui faisait du bien, lui filait un coup de main, lui montrait comment s’étendre un peu plus chaque fois, l’aidait à mieux se couler dans son contexte. Comme s’il se retrouvait chez lui »28. Dans Inner City de Jean-Marc Ligny, c’est même devenu un travail d’aller chercher les personnes trop enlisées dans la « Haute Réalité » (ou, plus précisément dans « l’abîme virtuel » de la « Réalité Profonde ») et de les ramener dans la « Basse Réalité »29. La tentation de l’immersion est forte, mais le risque de ne pas pouvoir sortir également : « Il faut dire que de plus en plus d’inners déjantent… […] Quoi qu’il en soit, les inners visualisent leur propre inconscient, leurs fantasmes, leurs désirs, mais aussi leurs angoisses, leurs frustrations, etc. »30.

• 31 « When I was writing ‘Synners’ I realized that I was delineating two different types of people. (...)

33Dans la manière dont Pat Cadigan dit l’avoir envisagé, le cyberspace ne produit pas tellement d’effets en lui-même et, à la suivre, ce qui compte davantage, c’est l’utilisation qui est faite de ses possibilités : « Lorsque j’écrivais Synners [Les synthérétiques], j’ai réalisé que je dépeignais deux types de personnes différents. Un type, comme Visual Mark, voulait se glisser dans la réalité virtuelle et fermer la porte derrière lui. L’autre, comme Gina, voulait se hisser dehors et tout sortir avec elle. L’afficher à l’extérieur. Il y a donc le dirigé vers l’intérieur et le dirigé vers l’extérieur. Ce que je voulais montrer dans Synners, c’est que dans certains cas, le cyberespace ou ce que vous choisissez d’appeler cette technologie, rassemblera les gens et dans d’autres cas, cela divisera les gens, cela isolera les gens. Encore une fois, cela dépend toujours de la façon dont il est utilisé. C’est aussi bon que la ou les personnes qui l’utilisent »31.

• 32 Cf. « 5. Le corps surnuméraire du cyberspace », in Le Breton (2015).

35Le cyberspace du cyberpunk se révèle être bien plus qu’un dispositif technique outillant un peu plus les existences. Il apparaît comme une nouvelle dimension de ces dernières. Ce qui est décrit est un nouvel espace d’expérience, laissant même entrevoir des effets qui en font un facteur crucial d’une évolution potentiellement profonde de la condition humaine. Cette construction fictionnelle donnait une représentation d’un espace à part, mais aussi de ce que pouvait être un « corps surnuméraire », ou au moins celle d’un corps qui, plongé dans une réalité devenue virtuelle, tend à perdre son attachement à la matérialité au profit d’une relation plus cérébrale à une espèce de monde flottant32. Le cyberespace semble fournir un milieu d’accueil où consciences (humaines ou non) et flux de données peuvent être en contact presque direct.

• 33 Paris, Robert Laffont, 1996 (Snow Crash, New York, Bantam Books, 1992).

42Le cyberespace du cyberpunk n’est toutefois pas celui du « capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2017) que nous connaissons aujourd’hui avec l’évolution d’Internet et qui, se diffusant dans les existences par un nouveau type d’intermédiaire, utilise massivement les données des utilisateurs comme ressources, valorisables souvent à leur insu. Par contraste, cette version imaginaire apparaît également peu balisée par les tentatives commerciales (à la différence du Métavers [Metaverse] de Neal Stephenson dans Le samouraï virtuel33 par exemple quelques années plus tard). Ce qui ressemble au cyberspace aujourd’hui a en fait largement approfondi et étendu la société de consommation en ouvrant un nouvel espace aux sollicitations marchandes (Schiller, 1999). L’entrée dans le world wide web se fait par des points particuliers. Les parcours dans le monde numérique s’apparentent de plus en plus à des itinéraires où les utilisateurs sont guidés sans qu’ils en soient nécessairement conscients. Et, aussi original que fut l’imaginaire du cyberpunk, il n’allait pas jusqu’à concevoir que la dépendance au cyberspace puisse être entretenue par des forces économiques souhaitant profiter de marchés fortement rémunérateurs et prêtes à cyniquement manipuler pulsions et frustrations (voir par exemple Alter, 2017). Il y a toutefois la perception ou l’intuition que la dynamique du capitalisme est une dynamique fondamentalement expansive et qu’il a un perpétuel besoin de territoires à coloniser, ce que représenteront effectivement de plus en plus les masses de données prises sans scrupules comme des ressources brutes à collecter (Couldry and Mejias, 2019). En glissant avec les personnages à travers la forte protection dont les stocks de données bénéficient, on pressent déjà, par l’imaginaire fictionnel, que ces derniers sont le substrat d’une forme de pouvoir, peut-être même au moins autant que le pouvoir procuré par l’accumulation du capital. Et surtout avec l’emploi qui pourrait être fait de ces données grâce à des intelligences artificielles…