Introduction

1L’économie contemporaine est souvent citée comme une « économie de la connaissance », où les secteurs culturels et créatifs en seraient son apex, car le moteur de la croissance et de la compétition (Mould et al. 2013, p3). Si les politiques publiques en faveur du développement des industries créatives mettent surtout l’accent sur les grandes firmes, les chercheurs soulignent la part importante des « small businesses and freelancers » qui soutiennent ces firmes, mais qui restent les « invisibles » de ce secteur (O’Connor (2007), Mould et al. 2013).

2En France, le travail indépendant progresse, mais renvoie à des formes floues et des statuts très divers (Gazier, 2016, Félio, Ottmann, 2019) : micro-entrepreneur, portage salarial, affiliation à la Maison des artistes, etc. Il a été encouragé en France avec la création du statut d’auto-entrepreneur en janvier 2009 (Abdelnour, 2017). Porté par les politiques publiques, ce statut est présenté parfois comme une solution au chômage de masse (Abdelnour, 2014), au manque de croissance, voire comme une aspiration générationnelle à un travail « libéré ». Or, les discours autour de la libération de soi cachent une précarité importante (Amours (d’), 2009 ; Abdelnour 2017) voire de nouvelles formes d’exploitation (Amours (d’), 2010). Néanmoins, malgré une présence importante de ce sujet dans les champs médiatiques et politiques, le quotidien de ces travailleurs, leurs manières de « faire travail » restent peu étudiés (Saives et al, 2016, Ottmann, Félio, 2016).

3Cet article s’appuie sur un projet de recherche initié en 2018 visant à analyser les situations de travail des « web-créatifs freelance » travaillant depuis leur domicile ou dans des espaces de type co-working. Cette catégorie de personnes recouvre dans notre acception les travailleurs dans le domaine de la création numérique ayant un statut d’indépendant (infographistes, web-designers, youtubeurs, vidéastes, illustrateurs, etc.). Vingt-cinq « web-créatifs freelance » ont participé aux enquêtes mises en place et nous ont permis d’approcher leur quotidien marqué par une forte incertitude. Ces travailleurs doivent construire et arbitrer sur ce qui fait « situation de travail » pour eux, ce qui relève de leur activité professionnelle et/ou personnelle, de la valeur qu’ils accordent à leur production. Ils sont toujours en quête d’originalité et d’inspiration, tout en étant présents sur un marché très concurrentiel où la précarité sévit.

5Cette dualité nous semble heuristique pour décrire les conduites des travailleurs indépendants du domaine de la création numérique. En effet, cette injonction « à se penser à la fois comme une entreprise individuelle et comme le P.-D. G. de sa propre existence charrie une double logique, marchande et managériale » (Le Texier, 2005, p. 77). Sous l’aspect marchand, chaque travailleur indépendant doit trouver son client dans un contexte spécifique propre aux industries dites créatives caractérisé par une forte incertitude de leurs activités (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013) située à plusieurs niveaux : dans le cours de leur réalisation, dans la valeur qui leur est attribuée (valorisation des créations symboliques), dans un espace de concurrence et de sélection (Menger, 2018). Sous l’aspect managérial, chaque individu doit gérer, contrôler, organiser ses revenus et son temps de travail, la multiplication des activités et des « boulots alimentaires », une discontinuité excessive de l’activité, ainsi que de protection sociale dépendante des statuts choisis.

6Notre propos sera organisé en quatre temps. Dans une première partie de contextualisation, nous reviendrons sur la figure du freelance dans les industries créatives. Dans un deuxième temps, nous décrirons la méthodologie qui nous a permis d’approcher le quotidien de ces travailleurs. Dans la troisième et la quatrième partie, seront questionnées les stratégies (auto) managériales mises en place par ces freelances œuvrant dans un contexte incertain, en dehors d’un rapport de subordination et de la protection sociale du salariat. Après avoir analysé la nature de ces agencements organisationnels que nous qualifierons de disciplinaires (partie 3), nous montrerons comment ce contrôle du travail s’intériorise de plus en plus pour devenir un contrôle plus global de soi, de ses affects et désirs, de ses intérêts et engagements, bref de sa vie. Nous parlerons alors d’un entrepreneur de soi qui étend ses stratégies managériales à sa propre existence, se transformant ainsi en « manager de soi » (partie 4). 

Le « web créatif freelance » : figure invisible des industries créatives

7Le développement des industries créatives s’inscrit dans l’expansion de l’économie capitaliste dont il convient d’interroger les formes de production et de valorisation (Tremblay, 2008). Les industries créatives restent néanmoins difficiles à caractériser, car la nature même des activités qu’elles sont censées réunir varie, mais un consensus s’accorde sur l’idée qu’elles rassemblent des activités qui relèvent de la production symbolique (Bouquillion et al, 2013) et qui doivent concilier une double exigence esthétique et commerciale. Cependant, l’incertitude inhérente à la création conduit les grandes entreprises à laisser sa prise en charge et les risques qu’elle implique à de plus petites structures (Tremblay, 2008, p7). En effet, en termes de travail, plusieurs s’accordent sur deux caractéristiques dominantes des industries créatives : le travail en mode projet (Heusch (de) et al. 2011, Saives et al, 2016) et l’appel fréquent à des freelances pour un projet particulier (Amour (d’), 2010, Vivant, 2009, 2011, Saives et al, 2016).

8Selon l’Insee, il y avait 3,1 millions de personnes qui travaillaient en France avec un statut d’indépendant en 2016 (Le Boëtté , 2019), ce chiffre étant en croissance ces dernières années (Salembier, Théron, 2018) notamment dans le domaine des industries créatives. Cependant, malgré ce constat les travailleurs créatifs indépendants restent relativement invisibles des statistiques officielles (Mould et al., 2014). Plusieurs recherches récentes (Amours (d’) 2019 ; Dellot, 2014 ; Félio, Ottmann 2019) montrent que la notion même de travail indépendant ou « travail en freelance » reste très floue car elle couvre une « population insaisissable » (Tassé et al., 2013). À l’intérieur de cette notion, le travail créatif indépendant retrouve la même ambiguïté car noyé dans une grande variété de domaines (infographie, design, illustration, production audiovisuelle, etc.) et statuts (micro-entrepreneur, artistes-auteurs, portage salarial, etc.).

9Un consensus semble néanmoins se construire autour de quelques caractéristiques du travail freelance et créatif : la dimension temporaire de la tâche ou du projet du travail (Liegl, 2014), le fait qu’ils ne sont ni employés, ni employeurs, l’absence de relation de subordination et l’absence de protection sociale du salariat. Parmi ces caractéristiques, deux semblent définir l’identité professionnelle de ces travailleurs : le nomadisme et la précarité. Le nomadisme, au sens de travail affecté par une « discontinuité spatiale », « une interruption » ou un « changement significatif dans l’organisation ou les conditions de travail » (Liegl, 2014), a été certes facilité ces dernières années par le déploiement d’infrastructures de réseaux dans les territoires, le développement de technologies mobiles, la démocratisation de la vitesse de connexion Internet et la multiplication des tiers-lieux. Ensuite, plusieurs travaux le montrent, ces travailleurs sont, pour une grande partie, précaires. Une précarité qui est souvent absente des discours promotionnels autour de ce statut « libéré » (Vaujany (de) et al. ; 2018).

10Si, dans les industries créatives, tous s’accordent pour constater l’importance grandissante de ce que nous avons choisi d’appeler les « web-créatifs freelance », les étudier soulève donc plusieurs difficultés liées, d’une part, au flou qui entoure non seulement la notion de « créatif », mais également celle de « freelance », et, d’autre part, à l’influence d’un discours promotionnel autour de cette figure. C’est pourquoi, dans le cadre d’un projet de recherche démarré en 2018, nous avons mis en place un dispositif méthodologique combinatoire afin d’approcher au plus près les situations concrètes de travail de web-créatifs freelance des villes de Rennes et de Nantes.

« Faire voir » le travail des web-créatifs freelance

11Inscrit dans une perspective pragmatiste, notre projet de recherche vise ainsi à appréhender l’écologie des situations de travail en approchant le quotidien de ces web-créatifs freelance travaillant chez eux ou dans des espaces de type coworking. Nous avons pris en compte une variété de statuts (micro-entreprise, affiliation à la Maison des artistes, portage salarial, slashers, etc.) et plusieurs domaines de création numérique (infographistes, web-designers, vidéastes, youtubeurs, illustrateurs, etc.).

12Articulé autour de deux axes, ce projet de recherche interroge le processus d’organisation qualitative et spatio-temporelle du travail, pour comprendre les manières dont l’expérience affective de la vie sociale (loisirs, sociabilités, engagements affectifs) et l’expérience dite « insignifiante » de la vie sociale (rêverie, paresse, repos) affectent l’expérience de travail vécue. Il s’agit également d’interroger l’investissement subjectif de ces travailleurs dans leur activité qui se trouve mise en tension entre ce qui relève d’une activité autonome, d’un point de vue artistique et hiérarchique, et ce qui relève d’un marché concurrentiel et contraignant.

13Le modèle d’analyse mis en place s’inspire de la « théorisation ancrée de données visuelles » (Grounded visual patterns analysis – GVPA) proposée par Shortt et Warren (2019). Cette méthode combine l’analyse qualitative des récits des photographes relatifs à la signification des images ; et l’analyse des « patterns » aux sens des significations sociales préexistantes et sédimentées dans les photographies - « sedimented social knowledge » (ibid, p. 542) qui se révèlent davantage lorsque les photographies sont visualisées ensemble. Les photos sont donc regroupées dans des « collections d’images » en créant ainsi des nouvelles façons de « voir » les phénomènes étudiés (Patrascu, 2020). L’analyse de ce matériau riche et varié met en évidence les stratégies auto-organisationnelles développées par ces créatifs freelance et leurs régimes de gouvernementalité (Foucault, 1975, 2004) sous-jacents. Nous montrerons ainsi dans un premier temps comment les travailleurs freelance se construisent un cadre normatif sécurisant en renouant avec une vision du travail héritée du fordisme. Dans un deuxième temps, nous montrerons que le contexte de forte incertitude dans lequel ces individus vivent, les poussent à déployer des stratégies managériales plus globales, traversant l’ensemble de leur existence. 

Un cadre normatif sécurisant calqué sur la vision héritée du travail fordiste

14Uniques responsables aussi bien de leur réussite que de leur échec (Vendramin, 2004), obligés à œuvrer avec l’instabilité et l’incertitude de leur activité, inhérentes à leur statut, les créatifs freelance cherchent à se construire un cadre normatif et sécurisant. Les données recueillies auprès de nos enquêtés montrent que ce cadre réactualise en permanence les normes et les valeurs instituées. Ainsi, quand il s’agit pour eux d’évoquer le « vrai » travail, c’est au salariat en entreprise qu’ils se réfèrent. On le sait, ces normes héritées du fordisme se sont construites autour d’un ensemble de mécanismes et d’agencements visant à séparer et à distinguer les diverses sphères de l’activité sociale (privée/publique/professionnelle) et donc à assurer « l’unité matérielle, spatio-temporelle et symbolique d’un espace-temps du travail strictement circonscrit des autres sphères d’activité sociale » (Patrascu, 2018). Le travail implique alors tout d’abord un lieu (3.1), délimitant le travail des autres sphères d’activité, une temporalité spécifique (3.2) – mesure du rendement de la productivité et une certaine sociabilité – des collègues de travail (3.3).

L’espace de travail comme frontière entre travail et hors travail

15Le travail implique tout d’abord un lieu, le délimitant des autres sphères d’activité en vue d’assurer une expérience de soi assujettie strictement à la production. Une littérature abondante notamment en géographie sociale (Saives et al, 2019) illustre l’importance du lieu de travail, aussi bien au sens de « territoire », que de « place » - en anglais, voire même de « lieuité » (Lévy, Lussault, 2003, Saives et al, 2016) pour les travailleurs indépendants. En effet, le lieu de travail agit sur les dispositions à travailler du travailleur, il « le sollicite dans ses choix, le trouble et le motive » (Nicolas -Le Strat, 2010).

16Les données recueillies à travers les entretiens de photo-élicitation, les fiches-activité-temps et les photos démontrent l’attachement de ces travailleurs à cette vision instituée du travail, mais aussi le « souci » pour l’espace de travail (Liegl, 2014). Comme le montre Liegl (2014), ce « care of place » peut être exacerbé dans le cas des créatifs freelance pour qui trouver le bon endroit pour travailler est le résultat d’un travail d’auto-observation et d’auto-interrogation. Quel est l’endroit qui me permettra d’être créatif ? Où placer mon bureau pour ne pas être interrompu/distrait par les autres (famille, coworkers, etc.) ? Aussi bien les enquêtés travaillant à domicile que ceux ayant investi les espaces de coworking, rendent compte de difficultés d’organisation et de « productivité » liées au manque d’un espace-temps de travail totalement séparé de celui de la vie familiale et sociale, à la dispersion de travail dans le contexte de l’hyper-connectivité. C’est pour certains l’un des motifs qui les ont incités à rejoindre un collectif de travail ou un espace de coworking. L’un nous dit : « il m’est devenu impossible de travailler de chez moi, je n’avais pas de bureau fixe ni de lieu…, je travaillais dans mon lit, dans mon salon. » Et pour un autre : « chez moi, je me trouvais toujours autre chose à faire, à manger, un café, du ménage ».

17Les photos recueillies surprennent par la normalisation esthétique des bureaux pris en photo par nos participants. Pour certains qui mixent les lieux de travail, les différences entre le bureau du coworking et celui de la maison sont minimes.

18On le sait, « l’espace de travail ne peut se réduire à une simple question architecturale » (Pillon, 2016), car il porte l’empreinte d’une certaine vision managériale du travail traduite dans la matérialité des lieux. Le bureau de nos créatifs s’érige alors telle une frontière matérielle et symbolique visant à signifier, à soi-même et aux autres, la frontière entre le travail et le hors-travail et à assurer ou favoriser les conditions nécessaires pour la mise au travail. Dans cette même logique, les travailleurs ayant investi les lieux de coworking nous disent choisir généralement le même emplacement qu’ils vont s’approprier comme « leur bureau ». Celui-ci, certes fragile et éphémère, devient symboliquement le leur, renvoyant alors chacun à « sa place ».

19Les quelques photos révélant des situations de travail qui portent la trace de la vie sociale (ordinateur sur le lit, sur la table du salon, sur un guéridon, café, chat...) s’accompagnent de discours assez critiques visant à décrire les « difficultés » du travail au domicile, la fragilité de ces « lieux de travail » et les manières dont leur « bureau » est contaminé par des activités dont il devrait être séparé. 

20Cette gestion de l’espace, nous la qualifions à l’instar de Foucault de « disciplinaire ». La discipline implique pour Foucault (1975) un strict cadrage spatial visant précisément à établir des distances, à encadrer les individus et à régler leurs interconnexions. La discipline, selon Foucault, est avant tout une gestion du placement et dans le cadre des disciplines managériales – chacun doit trouver « sa place » de manière à assurer une production optimale.

Un rythme de travail à maîtriser 

21Cette organisation de l’espace de travail est prolongée par une gestion du temps. Les travailleurs indépendants se trouvent dans une situation en apparence libérée de contraintes temporelles imposées par un extérieur : pas d’imposition par un tiers de l’heure de début ou de fin de la journée de travail, pas d’emploi de temps imposé. Pour Moriceau et al (2015), le salariat impose une domination du temps et des existences. En revanche, « le précariat permet d’échapper partiellement à cette domination et d’ouvrir à d’autres expériences et aspirations subjectives ».

22Or, notre terrain montre que cette liberté reste difficile à gérer. Ils essaient alors de s’imposer un emploi de temps calqué sur celui de l’entreprise, à travers des stratégies conjointes visant à se construire un « espace-temps » dédié intégralement au travail. Pour certains, la recherche d’un « bon rythme de travail » est une autre motivation pour investir les lieux de coworking : « j’avais envie d’avoir un bon rythme, aller au travail vers 10 heures, rentrer le soir. » En découvrant les thématiques de l’enquête participative, et notre souhait de s’intéresser au hors-travail, une personne nous dit : « cela me fait peur, je vais prendre conscience du temps que je perds ». Une autre ajoute : « bah, tu vas voir il y aura beaucoup trop de Facebook. » Pour une autre graphiste : « Ça fait partie de mon caractère d’être organisé, j’arrive à voir comment m’organiser pour rendre mon travail à la date demandée. Je commence à 8h30 et je finis à 18 heures quand c’est une grosse journée. » Dispositif disciplinaire obéissant à trois grands procédés : « établir des sanctions, contraindre à des occupations déterminées, régler les cycles de répétitions » (Foucault, 1975, p. 175), l’emploi du temps devient pour nos participants à l’enquête « une garantie de non-oisiveté ; l’emploi du temps conjure le péril du gaspillage temporel » (Carayol, 2005).

Rompre l’isolement social 

24Somme toute, le travail ne demeure pas uniquement un espace quadrillé et une temporalité rationalisée, il renvoie aussi dans l’imaginaire dominant à une forme de sociabilité spécifique : les collègues de travail. Or, au-delà du mythe de l’entrepreneur libéré, la solitude est souvent pointée comme une difficulté inhérente au travail indépendant (Félio, Ottmann, 2019). 

25Plusieurs participants à notre enquête rendent compte des aspects négatifs de leur travail freelance. La solitude est fréquemment citée. Pour ces individus qui, pour la plupart, ont vécu une expérience en entreprise, le travail cesse d’être une expérience collective pour devenir un vecteur de réalisation individuelle dans laquelle le sujet est seul, face à lui-même, seul responsable, seul décideur. Or, cette solitude renforcée par le poids de la responsabilité est pesante pour une majorité des participants à notre enquête, mais la souffrance associée s’avère difficilement verbalisable : elle est considérée comme injustifiée car choisie. 

26La fréquentation d’un autre endroit que le domicile (chez un client ou dans des espaces de coworking, par exemple) permet à nos web-créatifs indépendants de retrouver des « collègues » (bien que ce terme leur pose question). En effet, les espaces de coworking affichent souvent, en sus de la mise à disposition d’un espace de travail, la volonté explicite de « faire communauté » (Félio, Ottman, 2019). Cette coprésence sociale, qui se traduit dans les espaces de coworking par des formes souples et éphémères, est fortement recherchée par les participants à notre enquête. L’extrait du verbatim suivant illustre aussi de manière emblématique cette recherche d’un collectif : « En arrivant au Mabilay, je voulais retrouver l’ambiance avec les collègues même si ce n’est pas vraiment des collègues [...]. Ici, c’est que des gens tout seuls, en termes d’ambiance on fonctionne comme une petite boîte… On a une culture d’entreprise tous ensemble […]. On a des relations de complémentarité, ça fait un an que j’y suis, on a des relations amicales, on fait des choses en dehors. Pour le moment, je n’ai pas de relations de travail, pas de projets ensemble, mais ça pourrait se faire, mais ce n’est pas le premier critère. C’est d’abord la sociabilité et l’échange sur divers sujets. » Un autre « créateur web et graphiste » qui, après avoir travaillé huit ans seul chez lui, a décidé d’investir un espace de coworking évoque : « La dimension collective, c’est essentiel, c’est un espace de respiration, d’échange. La pause-café à 10 heures, c’est chouette, on nous pose des questions sur la communication, on a des échanges entre travailleurs indépendants. Mon expérience – seul... j’ai saturé. »

27Succinctement, la réactualisation de cette vision instituée du travail vise à conjurer la contamination de l’expérience de travail par le hors-travail, la perte du temps ou l’oisiveté et la souffrance engendrée par la solitude. À l’instar de Foucault, nous qualifions les stratégies mises en place par les participants à notre enquête d’(auto)-disciplinaires, au sens où la discipline implique un régime de gouvernementalité fondé sur des techniques de gestion visant non pas à réprimer les actions des individus, mais à orienter leur comportement. La discipline porte ainsi sur des virtualités ; les créatifs ont identifié des éléments (placement, temporalité, cadre social) potentiellement perturbateurs et mettent en place, comme nous venons de le montrer, des stratégies de gestion pour les contourner.

De la discipline au « management de soi »

29En mobilisant l’appareillage conceptuel de Foucault démontrant les liens entre néolibéralisme et subjectivité, nous essaierons de montrer dans cette partie comment les stratégies de construction de carrières professionnelles ou de maintenance sur le marché mises en place par les participants à notre recherche dépassent le niveau de l’auto-discipline pour devenir une démarche plus globale de « management de soi ». Nous mobiliserons ainsi plusieurs ressources analytiques du pouvoir chez Foucault : les analyses des disciplines et dispositifs disciplinaires dans Surveiller et Punir (1975), les analyses de la gouvernementalité néolibérale et plus particulièrement la figure de « l’entrepreneur de lui-même » développées dans Naissance de la biopolitique (2004), et les rapports entre fabrique du sujet et pouvoir dans l’organisation néolibérale du travail dans Le sujet et le pouvoir- Dits et écrits (1994). Enfin, plusieurs analyses post-foucaldiennes seront mobilisées en particulier celles réactualisant la problématique de la « fabrique du sujet néolibéral » dans les organisations contemporaines de travail (Dardot, Laval, 2009 ; Cukier, 2017 ; Le Texier, 2015 ; Paltrinieri, Nicoli, 2017).

30Les méthodologies logo-centrées mises en place – les fiches activités temps et les entretiens approfondis nous ont permis de prendre la mesure de l’étendue du travail d’auto-management mis en place par ces créatifs indépendants et de dépasser le premier niveau d’analyse – celui des disciplines auto-construites fondées principalement sur la gestion des espace-temps du travail.

31C’est dans ce sens que nous parlons d’une mutation des régimes de gouvernementalité qui prend la forme d’un déplacement d’une « discipline de soi » à un « management de soi » en passant par la notion foucaldienne “d’entrepreneuriat de soi”. Pour Michel Foucault, la « rationalité gouvernementale » est redéfinie dans le contexte du néolibéralisme par la généralisation de la « forme-entreprise » aux rapports sociaux. Celle-ci implique le développement de nouvelles formes de rapport au soi induites par des techniques de soi au sens de « procédures par lesquelles le soi se construit et se modifie lui-même » (Foucault 1994). C’est ce que Foucault appelle « l’entrepreneuriat de soi » et qui implique « de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » (Foucault, 1994, p. 247).

32La mutation que nous souhaitons décrire, s’inspire de relecteurs de Foucault (Le Texier, 2015 ; Paltrinieri, Nicoli, 2017) qui proposent la notion de « management de soi ». Cette perspective nous permet d’insister sur la dimension managériale des logiques de gestion mises en œuvre par les participants à notre enquête qui articulent les principes-clé du management : « 1) la rationalité, 2) l’organisation, 3) le contrôle et 4) l’efficacité » (Le Texier, 2015, p. 78). Le passage d’une logique (auto) disciplinaire à une logique (auto) managériale implique ainsi un déplacement de l’objet de gestion, qui ne porte plus exclusivement sur les autres, l’environnement de travail ou les outils de travail, mais davantage sur les dispositions subjectives des individus (sur leurs envies et désirs, leurs affects, leurs imaginaires, etc.). Les stratégies de management de soi que nous tenterons de décrire, impliquent ainsi une stratégie globale de « managérialisation de l’existence » « par un travail d’auto-exploration, d’automodelage et d’expression » (Paltrinieri, Nicoli, 2017) qui sollicite « les capacités psychiques et communicatives du travailleur et demande une implication de sa personnalité » (Lazzarato, 1992). C’est alors le sujet lui-même qui est appelé à se transformer partout et tout le temps en « manager de soi-même » : c’est-à-dire qu’il est appelé à se connaître, à se contrôler et à s’organiser pour être plus efficace dans son travail, mais aussi dans sa vie. Pour le travailleur freelance, il faut apprendre à « manager » son comportement, ses émotions, sa motivation, ses compétences, ses opportunités, apprendre à s’organiser, à s’auto-évaluer continuellement, à se fixer des objectifs, à soigner son réseau (Le Texier, 2015).

33Dans les parties qui suivent, nous développerons cet argumentaire autour de deux dimensions : d’une part, des pratiques dites de développement personnel promettant à la fois la connaissance et le dépassement de soi (4.1), et, d’autre part, la multitude de formes d’engagements connexes participant au modelage continu de soi (4.2).

Des freelances à la recherche … de pratiques de développement personnel

34En décrivant la mutation du libéralisme en néolibéralisme, Foucault appréhendait l’émergence de « l’homo œconomicus - entrepreneur de lui-même » à travers les effets induits sur le sujet. « Étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de [ses] revenus » (Foucault, 2004, p. 232), l’entrepreneur de soi se retrouve alors dans une situation paradoxale – en apparence libéré de tout rapport de subordination et de toute forme de contrôle extérieur coercitif, il s’auto-contraint à mettre en place un système de « gouvernementalité de soi ».

35Plusieurs de nos participants à l’enquête semblent avoir intégré et intériorisé l’exigence de manager tout d’abord leur « âme » (Brunel, 2016). Plusieurs investissent dans des pratiques de développement personnel. Pour certains, celles-ci prennent la forme des lectures d’ouvrages consacrés au développement personnel et au « bien-être », d’autres consultent des coachs censés les aider dans cette démarche d’introspection ou encore pratiquent le yoga, la méditation ou la sophrologie. Ces pratiques, bien connues dans le monde des organisations qu’elles ont investi depuis les années 1990, visent à « restaurer l’estime de soi, la confiance en son propre potentiel, la capacité à être autonome, de décider de sa vie en faisant des choix éclairées », etc., (Ibid).

36Quinze parmi nos vingt-cinq participants à l’enquête s’inscrivent dans ce mouvement de recherche du bien-être et de développement personnel. Pour une personne interrogée, il existerait une cohérence réelle entre les métiers de la création numérique et de la communication et l’intérêt pour le développement personnel. Le cœur de son métier est « de vendre du bonheur, de la joie » et il faut se mettre en condition de performer et commercialiser ce discours à travers ses réalisations. Un autre travailleur est sur la même idée lorsqu’il affirme : « je recherche du bien-être au travail et la créativité pour moi est liée au bien-être. » 

37Pour la plupart, la démarche de développement personnel est subjectiviste et holiste, puisant dans les capacités individuelles à saisir les potentiels de développement et d’évolution qui l’entourent : « Moi, le développement personnel passe par un cercle intime d’amis, mon épouse, l’exercice physique, le plaisir contemplatif (dans la lignée du romantisme allemand c’est plutôt la nature). Je fais aussi du yoga. » La pratique est souvent régulière : « tous les matins : méditation et le soir, je lis environ 30 minutes un roman ou un essai de développement personnel », écrit un participant dans sa fiche-activité. Ces pratiques, qui impliquent tout d’abord un travail sur soi, sont revendiquées, voire recherchées, par nos participants à l’enquête qui semblent en faire une condition de réussite ou du moins d’empowerment. Ce qu’ils paraissent rechercher, c’est moins un « guide sur les chemins de la réussite » que le processus de connaissance de soi, « d’éclosion de l’homme-acteur de sa vie » (Dardot et Laval, 2009) promis.

38Quant à savoir ce qui pousse les individus à faire appel à ces pratiques, plusieurs hypothèses semblent se dessiner. Pour un certain nombre, il y a un lien entre ces activités et le constat subjectif de l’absence d’un autrui sur lequel s’appuyer. La terminologie anglophone de self-help utilisée pour désigner le développement personnel renvoie ainsi à cette hypothèse. Seul décideur, à la fois sujet et objet de son travail, l’individu cherche à prendre appui sur un autre (un coach, un manuel, une méthode). D’autres sont influencés par les discours promotionnels de ces pratiques et la promesse de l’accomplissement de soi associée.

S’accomplir, se développer à travers d’autres activités et dans la rencontre avec les autres

39À la recherche de la performance ou de l’accomplissement de soi, ces individus semblent ainsi chercher à maximiser leur capital humain dans plusieurs domaines. C’est dans la même lignée du développement personnel et la recherche à la fois de la performance et de la jouissance que s’inscrivent les diverses pratiques associatives, culturelles, civiques et politiques dans lesquelles nos participants à l’enquête sont inscrits. La grande majorité des enquêtés (vingt-deux sur vingt-cinq) ont une activité connexe importante notée dans leurs fiches-activité-temps. Ces activités sont diverses, mais toujours collectives. Dans une cartographie succincte des pratiques mentionnées, par nos participants à l’enquête on retrouve : des pratiques de bénévolat dans des associations d’utilité sociale (soutien aux migrants et mineurs étrangers isolés, aide aux personnes sans domicile fixe, Médecins sans Frontières), des pratiques associatives dans le domaine de l’économie sociale et solidaire (coopératives et magasins écoresponsables, apiculture, jardinage urbain, compostage), des engagements civiques à dimension politique (club de lecture féministe, participation à un groupe de débat politique), pratiques artistiques (collectif de musique, cours du soir en techniques manuelles d’impression, cours du soir en dessin, club photo, écriture de poésie).

40Pour Dardot et Laval (2009), c’est le modèle entrepreneurial néocapitaliste qui place chaque individu dans une perspective de dépassement de soi, de quête de performance et d’innovation qui motive le recours généralisé à des dispositifs techniques d’amélioration et d’optimisation de soi. Se former en permanence, s’ouvrir, apprendre sont mentionnés par nos participants à l’enquête qui semblent avoir intégré l’idée de leur vie comme un « work-in-progress, une œuvre de perfectionnement permanent de soi » (Paltirieri, Nicoli, 2017) comme le dit l’un d’entre eux, qui dispose à la fois d’un statut de salarié et d’autoentrepreneur : « Une seule vie professionnelle ne peut pas suffire à remplir un homme, ça peut être une prison, il ne faut pas être unidirectionnelle… on est appelé à devenir une œuvre vivante et tout y participe : le travail, les enfants, les relations avec les autres… ».

41Ces activités connexes présentent une réelle importance au point de devenir pour certains des participants à l’enquête une des raisons du choix du statut d’indépendant. Ils investissent du temps, ils poursuivent des formations et construisent généralement un cercle social important autour de cette activité. Une illustratrice nous dit : « C’est une passion, je ne vends pas de miel, j’ai fait une formation il y a quelques années pour apprendre l’apiculture auprès de professionnels. J’ai appris les bases pendant deux ans, un samedi tous les quinze jours. C’est un lien social que j’en tire, grâce à cette formation j’ai rencontré des gens avec la même passion que moi. » Enfin une autre personne nous dit : « J’ai fondé un club de lecture féministe à Rennes avec une rencontre hebdomadaire que je dois préparer. J’y tiens énormément, j’ai rencontré plein de personnes sympas. » Enfin, la fiche-activité-temps d’une autre personne montre que son activité de bénévolat auprès des jeunes exilés lui prend beaucoup de temps et d’investissements (plusieurs soirs par semaine, parfois les weekends).

42Ces activités sont partie intégrante des processus de « subjectivation » (par lequel le soi se constitue soi-même en sujet de son action) à travers lesquels les individus accroissent le potentiel de leur « soi », mais en même temps renoue avec un « vrai » sens à donner à leur activité et transversalement à leur vie.

43Ces dernières observations viennent interroger ce que Foucault (2004) dans Naissance de la biopolitique appelle la démultiplication de la forme-entreprise au niveau de l’individu. Pour l’« entrepreneur de soi », dont le créatif indépendant en demeure ici la figure principale, il s’agit de bien plus que de s’inspirer des méthodes managériales néolibérales pour les appliquer à soi-même. C’est dans ce sens que nous avons préféré utiliser la notion de management de soi proposée par les relecteurs de Foucault à la notion d’entrepreneur de soi. Cette nouvelle logique managériale, liée à l’évidence à la sphère marchande et aux logiques entrepreneuriales, induit si nous reprenons Dardot et Laval, une « nouvelle raison » d’être qui implique une modification profonde « de la manière dont nous vivons, dont nous sentons, dont nous pensons » (Dardot, Laval 2009, p. 402). Dans cette perspective, « ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de notre existence, c’est-à-dire la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter aux autres et à nous autres ».(Ibid) . Ainsi, la forme-entreprise évoquée par Foucault correspond pour nos freelances non seulement à une « forme de rapport social » (Cukier, 2017), ou à un « nouvel esprit capitaliste » (Boltanski, Chiapello, 1999) spécifique, mais surtout à un type de rapport à soi-même. (Dardot, Laval, 2009, p. 409).

Conclusion

44Cet article a abordé les tensions organisationnelles qui traversent les situations de travail des travailleurs indépendants du domaine de la création numérique. En mobilisant une méthodologie combinatoire fondée sur des photos-participatives, des fiches-activités et des entretiens de photo-élicitation et compréhensifs, l’analyse du travail créatif freelance s’est focalisée sur les situations de travail circonscrites, construites et « montrées » par les travailleurs eux-mêmes.

45L’analyse a mis en évidence deux niveaux qui illustrent l’étendue de leurs stratégies et techniques d’autogestion.

46À un premier niveau, nous avons analysé les stratégies qualifiées d’auto-disciplinaires mises en place par ces travailleurs qui se construisent un cadre de travail sécurisant en réactualisant les cadres dominants du travail hérités du fordisme. Le travail devient alors un espace-temps clos (différencié des autres sphères d’activités), un rythme spécifique (mesure du rendement de la productivité) et une sociabilité spécifique (porteuse d’une « atmosphère » de travail). À l’instar de Foucault (1975), nous avons qualifié ces stratégies d’(auto)-disciplinaires, au sens où la discipline implique un régime de gouvernementalité visant non pas à réprimer les actions des individus, mais à orienter leur comportement. La discipline porte ainsi sur des potentialités ; les créatifs hors cadres managériaux imposés de l’extérieur ont identifié des éléments (placement, rythme, cadre social) potentiellement perturbateurs et mettent en place des stratégies de gestion pour les contourner et pour réactualiser le modèle dominant du travail salarié en entreprise.

47À un second niveau plus profond, on retrouve une hétérogénéité plus large de techniques et de stratégies d’organisation que nous avons intégrées, en déplaçant le cadre d’analyse de Foucault, dans ce que nous avons appelé le « management de soi » (Le Texier, 2015 ; Paltrinieri, Nicoli, 2017). Ce déplacement permet de mettre en évidence une mutation de régimes de gouvernementalité. En effet, pour ces individus œuvrant dans un contexte extrêmement angoissant, car incertain et dans un domaine très concurrentiel (Caves, 2002) exigeant l’expression d’une singularité pour satisfaire à la production d’un contenu symbolique (Bouquillon, Miège, Moeglin, 2013), gérer leur cadre de travail (le lieu, le rythme, la sociabilité spécifique) ne suffit pas. Le management de soi, tel que nous l’avons défini, implique par rapport à l’autodiscipline un déplacement de l’objet de gestion, qui ne porte plus exclusivement sur l’espace-temps du travail, les outils, l’environnement de travail au sens large, mais davantage sur les dispositions subjectives des individus (sur leurs envies et désirs, leurs affects, leurs imaginaires, etc.). Il s’agit d’une intériorisation de la logique managériale qui s’immisce dans tous les interstices de la vie. Nous avons ainsi exploré l’hypothèse selon laquelle la spécificité du travail de cette population la subordonne plus particulièrement à cette capillarité de la logique managériale. En effet, l’incertitude de la création conduit à intégrer cette quête d’inspiration dans tous les plis de l’existence, les expériences diverses, et conduit parfois, à ne plus distinguer le travail du reste de la vie. Les différentes pratiques observées comme l’engouement pour le développement personnel, le coaching, le yoga, la sophrologie, la multiplicité des activités connexes (pratiques de loisir, engagements associatifs, politiques, etc.) s’inscrivent dans une démarche plus globale d’amélioration permanente de son « capital humain » que nous avons qualifié de « management de soi ». Ces caractéristiques observables font écho, plus globalement à un niveau macro, aux discours idéologiques accompagnant les mutations du capitalisme sur l’économie dite « créative » (Schlesinger 2007 ; Tremblay 2008). Ces représentations mettent en effet en scène les externalités positives supposées pour le reste de l’économie de la figure du créatif motivé, passionné, mobile, flexible, capable d’articuler une double exigence esthétique et entrepreneuriale, et qui deviendrait la figure emblématique du nouveau travailleur (Menger, 2002).