Introduction

2En avril et mai 2018, Marc Zuckerberg, fondateur et PDG de Facebook, est auditionné par le Sénat américain et le Parlement européen ; il admet que l’entreprise a collecté les données de 87 millions de comptes sans le consentement des utilisateurs. Le réseau social Facebook est condamné à une amende de 644 000 de dollars pour violation de la loi anglaise sur la protection des données (amende maximale prévue à ce moment-là par la loi de 1998 sur la protection des données). De son côté, CA se déclare en faillite et est forcée de cesser ses activités en 2018, pour ensuite renaître avec le nom d’Emerdata Limited. Une année plus tard, en juillet 2019, la Federal Trade Commission (FTC) condamne Facebook à payer une amende de 5 milliards de dollars pour la non-protection des données de ses utilisateurs.

3Le scandale est apparu dans la scène publique comme un révélateur du pouvoir politique des plateformes. La couverture journalistique a été massive (Pérez Lagos, 2020) et le public connecté s’est emparé de l’évènement sur Twitter, où il va débattre directement ou indirectement de la gouvernance d’Internet et donc de la responsabilité des acteurs impliqués, à savoir les plateformes, les États et les usagers. Comme nous essayerons de le montrer, les réactions des usagers témoignent d’une certaine tolérance à la collecte et au partage de données personnelles, ce qui a affaibli le mouvement de résistance incarné dans l’hashtag #DeleteFacebook (Mills, 2020). Car si une partie du public appelle à la rupture avec les plateformes, beaucoup d’usagers affichent une forme de résignation face à la marchandisation des traces numériques, une posture de « consentement résigné [...] dans un contexte d’absence de choix véritable » (Hémont et Gout, 2020, p. 37). Ce contexte renvoie à une culture de la surveillance ancrée dans le business model des plateformes (Aïm, 2020 ; Masutti, 2020 ; Zuboff, 2019) ainsi que dans la gouvernance d’Internet (Rapport du GTGI, 2005 ; van Eaten et Mueller, 2013).

4Le présent article a pour but d’explorer la réception du scandale dans la twittosphère francophone. L’hypothèse qui a guidé l’analyse est la suivante : les usagers ont globalement manifesté peu de surprise devant les faits attribués tantôt à CA, tantôt à Facebook. Autrement dit, la routinisation des polémiques liées aux scandales autour de la collecte des données a comme conséquence une acceptation résignée de la situation actuelle et une non-remise en question de la gouvernance d’Internet telle qu’elle se présente actuellement. Dans le but de prouver cette hypothèse, nous avons analysé manuellement un corpus exhaustif de tweets écrits en français, pour observer le positionnement discursif des énonciateurs.

La surveillance numérique au cœur de l’économie du Web

5L’économie numérique actuelle est établie sur l’extraction de données personnelles des internautes, une pratique rendue possible par l’architecture des infrastructures numériques et le modèle économique des plateformes. Ce modèle, selon lequel les données sont considérées comme « la matière première à extraire et les activités des usagers comme sa source naturelle » (Srnicek, 2018, p. 45), entraîne un abandon quasi total de la sphère privée en ligne où toutes les actions des usagers sont constamment surveillées. Contrairement au modèle foucaldien qui pointe une surveillance relativement centralisée illustrée par la figure du Big Brother, sur Internet il n’y a ni structure physique perceptible ni ombre du surveillant qui rendrait visible l’état de vigilance permanent auquel les internautes sont soumis (Lyon, 2018) ; de là son efficacité et sa banalisation. Un facteur clé du développement de la surveillance numérique est la démocratisation exponentielle des plateformes numériques dites « gratuites », qui ont donné lieu à des marchés dont la matière première sont les données des internautes : chaque clic produit une valeur commerciale (Cardon et Casilli, 2015). Les données récoltées sont ensuite traitées par des algorithmes qui vont permettre de prédire (data mining) et d’influencer (data analytics) les comportements. Grâce au traitement des données personnelles, il est possible d’identifier des cibles de consommation de plus en plus précises et de prédire de futurs comportements (Cardon, 2015). Ainsi, l’évolution socio-techno-économique de l’Internet a modelé une gouvernance qui repose sur la surveillance. Nous entendons par gouvernance de l’Internet “l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet” (Rapport du GTGI, 2005, p. 3). La surveillance numérique défie l’équilibre entre les acteurs, en donnant un pouvoir démesuré aux plateformes avec une certaine complicité des législations (Lyon, 2015), ce que dévoilent les nombreuses controverses sur le modèle économique des entreprises du Web (Musiani, 2018).

6Loin d’être des spectateurs passifs de ce système, les internautes y trouveraient également leur compte. Van Dijck (2014) utilise la métaphore du troc pour expliquer la complaisance des usagers face à ces pratiques : « Les utilisateurs fournissent des informations personnelles aux entreprises et reçoivent des services en retour » (van Dijck, 2014, p. 200). Cet échange entraîne ce qui est appelé le paradoxe de la vie privée ou privacy paradox (Barnes, 2006), qui montre l’écart entre, d’une part, l’inquiétude face à la perte de la vie privée en ligne et, d’autre part, l’augmentation de l’usage des plateformes (Schweitzer et Simon, 2021 ; Hérault et Belvaux, 2014). En effet, « dans la pratique, les bénéfices l’emportent sur les craintes et les individus laissent libre accès à leurs données personnelles sans réellement se protégere » (Pras, 2012 : 88). Bien que ceci ne relève pas uniquement d’un choix individuel plus ou moins conscient des internautes, les études empiriques montrent que les bénéfices l’emportent sur la peur du stockage, le traitement ou même la diffusion des données personnelles. Par exemple, Xie et Karan (2019) pointent à ce sujet que, malgré les mises en garde de la Federal Trade Commission (aux États-Unis) concernant les risques liés à la navigation en ligne, les consommateurs continuent de partager leurs informations personnelles, renonçant à la protection de la vie privée en échange des bénéfices qu’ils peuvent en tirer. Même si les internautes déploient des stratégies pour éviter les annonceurs (en protégeant les informations de contact), les informations concernant l’identité sociale, la vie quotidienne ou les informations de divertissement restent accessibles publiquement. On peut donc penser que, malgré une plus grande connaissance des mécanismes de surveillance, les internautes développent au fil du temps une plus grande tolérance.

7Les techniques de traitement de données et leur rôle dans la sphère politique sont actuellement indéniables (Ertzscheid, 2020). Nous pouvons citer le cas de la fonctionnalité mise en place par Facebook pendant les élections nord-américaines de 2000. Il s’agissait d’une image avec un lien menant vers une carte indiquant où trouver les bureaux de vote, un bouton permettant à l’utilisateur d’indiquer qu’il a voté et les photos profils de six amis ayant déjà voté. « L’expérience a porté sur 61 millions de personnes […] on estime que 340 000 personnes supplémentaires sont allées voter suite à la démarche de Facebook, ce qui est très sensible, compte tenu du fait que George W. Bush a remporté les élections présidentielles en 2000 à 537 voix près » (Nitot, 2006, p. 39). Pour sa part, Vion-Dury (2016) montre que la collecte, le monitoring et la corrélation de données aident à mettre en place des techniques d’influence par dissuasion ou encouragement. Facebook en particulier teste depuis longtemps sa capacité d’influence par différents moyens, comme les filtres dans les photos de profil, dont la propagation peut servir à mesurer l’influence d’une personne auprès de ses amis ou la popularité d’une idée (Vion-Dury, 2016, pp. 87-88).

9En bref, le rapport complexe entre les internautes et les plateformes peut être compris comme la conséquence du modèle économique des plateformes numériques qui repose sur la collecte, le traitement et la marchandisation des données personnelles. En 2018, par la mise en place du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), l’Union européenne a cherché à « rééquilibrer le rapport entre les individus et le pouvoir que confèrent les big data » (Masutti, 2020, pp. 400-401) tout en permettant un consentement éclairé de la part des usagers. Cependant, l’application du RGPD en Europe aurait provoqué une sorte d’augmentation du seuil de consentement qui pousse à la résignation (Masutti, 2020). Par ailleurs, comme le montre Musiani (2016), dans le cas du RGPD, le consentement préalable est difficilement applicable, vu la complexification des dispositifs techniques, l’opacité des conditions d’utilisation, les rapports de force entre les acteurs, la concentration des services rendus quasiment incontournables, la sous-estimation des risques et la gratuité des services en échange des données.

Les réactions au scandale

10Les médias d’information ont été l’une des arènes principales de la publicisation du problème public de la surveillance numérique. Pérez Lagos (2020) montre comment la couverture médiatique du scandale CA a contribué à rendre visible la problématique et à alerter sur l’étendue des pratiques des plateformes, entre autres par la nomination de l’événement, qui d’affaire est requalifiée en scandale lorsque les journalistes se focalisent sur le nombre de comptes siphonnés (87 millions). Le graphique montre l’importance que les médias francophones ont accordé à l’affaire, avec un pic au moment le plus intense de la couverture :

11Du côté des publics, il y a peu d’études consacrées à leurs réactions. González, Yu, Figueroa, et al. (2019) se penchent sur la façon dont les usagers de plusieurs zones géographiques réagissent sur Twitter au scandale CA. Leur approche repose sur l’idée que les individus de différents pays ont une perception hétérogène de la confidentialité en raison de leur culture, de valeurs et lois locales (Belanger et Crossler, 2011). Ils identifient trois thèmes présents dans les tweets écrits en espagnol et en anglais : l’impact de CA sur la politique, l’audience au Sénat de Mark Zuckerberg aux États-Unis et le RGPD. Ils concluent que les tweets en anglais attribuent souvent la responsabilité aux gouvernements et aux organisations tandis que les tweets en espagnol tendent à remettre en question les actions individuelles, ce qui met en évidence les diverses opinions liées à la vie privée entre des personnes de aires culturelles variées.

12En ce qui concerne les appels à l’action des publics connectés, le scandale a donné lieu au mouvement #deletefacebook, que Mills (2020) analyse comme une réponse au modèle de troc du capitalisme des plateformes mais qui, selon l’auteur, n’a finalement pas réussi à s’imposer comme un contrepoids efficace à la position dominante de la plateforme. Le mouvement était structurellement désavantagé en raison du modèle de troc, selon lequel les utilisateurs doivent choisir entre accepter la violation des données personnelles ou se retirer de la plateforme en renonçant aux services de Facebook. Cela réaffirme l’idée selon laquelle le scandale constituerait la partie émergée de l’iceberg d’un problème plus large, relatif au système économique des plateformes numériques. Pour Manokha (2018), ce modèle n’a pas été remis en cause après le scandale CA, lequel aurait au contraire permis de légitimer la collecte de données. L’auteur avance que, tant que la capitalisation des données n’est pas remise en question, il est difficile d’assurer le droit au respect de la vie privée.

13Pour conclure cette revue de la littérature, nous pouvons dire que la surveillance numérique s’est constituée ces dernières années en véritable problème public, mais que paradoxalement, elle n’a pas donné lieu à un changement des pratiques de la part des principaux intéressés : les usagers. Les études sur la question montrent que le système de troc donne lieu au paradoxe de la vie privée, autrement dit à une servitude volontaire contre laquelle il est difficile de lutter vu le rapport de force déséquilibré. La présente étude se propose de vérifier l’hypothèse selon laquelle lors du scandale CA, les appels à l’action n’ont pas abouti à cause d’une tolérance résignée devant la marchandisation des données, et ce malgré une forte attention médiatique autour de l’affaire.

Corpus et méthodologie

15Nous avons adopté une démarche itérative pour analyser le corpus, lors de laquelle nous avons identifié de manière inductive trois grandes postures : résignation, constat et inquiétude face aux faits. Ces macrocatégories ont été affinées au fil des lectures, et ce en fonction de la récurrence de motifs, de la phraséologie, d’images ou de l’énonciation présente dans les tweets, y compris les hashtags et les liens. La lecture exhaustive du corpus a donné lieu à des sous-catégories et à une quatrième catégorie, plus minoritaire mais bien représentée dans le corpus. La grille de codage du corpus comprend ainsi quatre postures qui se déclinent en une dizaine d’observables :

Fig 2. Les différents observables regroupés en catégories 

1. Résignation	Ceci n’est pas un scoop	72
	Constat d’échec	152
	Ironie / humour	82
	La question du nom	9
2. Constatation	Énoncés constatatifs	203
3. Inquiétude	Préoccupation	301
	Focus sur les conséquences	130
	Appel à l’action	70
4. Surplomb	Déplacement de la responsabilité	84
5. Non-événement	Il n’y pas de scandale	16

16Le premier positionnement consiste en une attitude de fatalité voire de résignation face au scandale ; il se décline dans le corpus de quatre manières différentes :

• En affichant un manque de surprise face aux révélations,

• En constatant à l’avance l’échec du contrôle des plateformes, dont le business model s’appuie sur la collecte de données,

• En utilisant l’ironie ou parfois simplement l’humour, ce qui renforce l’idée que toute action est impossible et qu’il faut tout simplement accepter la situation,

• En mentionnant que l’entreprise CA revient sous un autre nom.

17Tous ces énoncés, sur un ton humoristique ou sérieux, renvoient à l’idée que la gouvernance numérique est inéluctablement aux mains des plateformes.

18Le deuxième positionnement est constitué d’énoncés purement constatatifs, dépourvus de subjectivité et d’axiologie. Cette variable réunit les tweets qui reprennent de manière factuelle les faits sans énoncer aucune surprise ni condamnation.

19Le troisième positionnement correspond à la manifestation d’inquiétude, qui se décline dans trois types d’énoncés :

• Ceux qui expriment une préoccupation ou une condamnation des faits constatés, 

• Ceux qui expriment la conviction que l’affaire aura des conséquences sur la gouvernance du numérique,

• Ceux qui mettent en évidence les actions possibles pour contrer les plateformes et protéger les internautes de la surveillance numérique.

20La dénonciation de l’affaire est le fil rouge de ces tweets, qui se trouvent à l’opposé de ceux de la première catégorie et qui font état d’une impossibilité de changer le système.

21Une quatrième catégorie a été ajoutée à la grille d’analyse, après avoir constaté que certains internautes ne se situaient pas dans le continuum résignation-constatation-inquiétude, mais adoptaient une posture de surplomb à partir de laquelle sont pointées, loin de tout pathos, les responsabilités des différents acteurs du scandale. Enfin, 16 tweets ont été classés dans une catégorie “non-événement” dans laquelle les internautes expriment leur indifférence totale face à l’affaire. Une fois la grille d’analyse terminée, les 1 119 tweets ont été classés dans la catégorie qui les représentait le mieux. Dans tous les exemples, l’orthographe originale des tweets a été respectée.

Résultats

22Le tableau suivant résume la présence dans le corpus des quatre catégories identifiées :

La résignation face à l’affaire

23Contrairement à notre hypothèse initiale, la résignation n’est pas le sentiment prédominant, même s’il apparaît en bonne place dans le tableau. Les énoncés classés dans cette catégorie se déclinent sous plusieurs formes. Tout d’abord, ceux qui rappellent que les révélations n’en sont pas vraiment car la situation était connue et avait été dénoncée notamment par The Guardian (72 tweets) :

• (1) Et évidemment Facebook suspend maintenant Cambridge Analytica, alors qu’ils étaient au courant des activités tendancieuses de l’entreprise depuis 2015 (18/03/2018).

• (2) Pourquoi Facebook n’a-t-il pas réagi ? Pourquoi est-ce que l’entreprise n’a pas tenté de détruire les données avant qu’elles ne soient revendues à un tiers ? Pourquoi n’ont-ils pas suspendu Cambridge Analytica après l’article du Guardian en 2015 ? (18/03/2018).

24La plupart des internautes (152) vont plus loin en exprimant le sentiment que le système est construit de telle manière qu’il est impossible d’échapper à la surveillance, car elle se trouve à la base du business model des plateformes (3). Ce modèle est décrit par des internautes comme un système de collecte de données fondé sur le digital labour qui favorise la manipulation des publics (4). Ceux-ci font également état d’une forte ressemblance entre l’affaire et des récits fictionnels bien connus (5, 6).

• (3) Cambridge Analytica n’est pas le problème. Ce qu’ils offraient de faire, FB le permet dans son business model, auprès de 2 milliards d’individus dans le monde. Après, on peut fermer les yeux très fort et se dire que tout ira bien et que c’est pas efficace, hein. (21/03/2018).

• (4) #CambridgeAnalytica résume quasiment tout : la gestion des données, les usines à fake news, l’hypocrisie des plateformes, la fragmentation sociale, le digital labor. Et à la racine, comme toujours : du travail bien humain, de l’exploitation bien humaine (18/03/2018).

• (5) Ce qui est bien avec Cambridge Analytica, c’est que j’ai enfin compris la saison 4 de House of Cards (19/03/2018).

• (6) #CambridgeAnalytica ça ferait un joli nom de série @NetflixFR ou @HBO non ? (21/03/2018).

25Ces analogies avec des récits dystopiques comme Big Brother (tiré du roman 1984), Black Mirror, Mr. Robot ou de manipulation politique tels que House of Cards ou Homeland peuvent être lus comme des hyperboles selon lesquelles la réalité dépasse la fiction.

26L’idée que le système va bien au delà des agissements des individus traverse les tweets de cette catégorie, caractérisée par un constat d’échec des instances régulatrices ou gouvernementales (7). Et si surprise il y a, c’est surtout face à celles et ceux qui persistent à croire que les internautes ont le contrôle de leurs données (8).

• (7) #cambridgeanalytica montre à quel point notre démocratie n’a plus de sens (20/03/2018).

• (8) Je suis... ébahi... devant tant de naïveté (ou de mauvaise foi ?) à croire que Facebook respecte ses CGU et ses utilisateurs. Tous les trimestres, un scandale prouve le contraire (Cambridge analytica n’étant que le dernier), mais tu persistes vraiment à croire le contraire ? (23/03/2018).

27Les tweets humoristiques (82 énoncés) ont été classés dans cette macrocatégorie car ils font état de la même résignation/fatalité que les autres, même si ce sentiment est atténué par l’ironie ou l’humour (9), une manière d’accuser réception du problème et à la fois constater l’inutilité des mesures. Le ton blasé domine lorsque les internautes constatent qu’il n’y aura pas de conséquences (10) et que l’entreprise CA, loin de disparaître, revient sous un autre nom (11) :

• (9) Le 9 avril #Facebook vous adressera peut-être un gentil message pour vous dire que vous faites partie des 211 667 comptes français que Cambridge Analytica a piqué. Gardez le sourire, vos petits-enfants pourront racheter un jour le book de votre vie dans les e-brocantes (06/04/2018).

• (10) Et Facebook ne souffrira d’aucune conséquence après l’affaire Cambridge Analytica (20/03/2018).

• (11) D’ailleurs, une nouvelle entreprise, enregistrée en août 2017, est prête à prendre le relais de Cambridge Analytica. Son nom ? Emerdata. Surprise : elles partagent le même organigramme (21/03/2018).

28Ce qui est primordial dans les tweets de cette catégorie est que malgré la dénonciation, on observe une absence d’indignation et de mobilisation de la part des internautes, pourtant caractéristiques des publics du Web (Castells, 2012).

Le ton constatif

29Cette catégorie rassemble les tweets très peu marqués énonciativement, c’est-à-dire dépourvus de « subjectivèmes » et de marqueurs d’énonciation. Les énoncés sont descriptifs, souvent en commentaire à un article de presse, focalisés sur les événements, mais sans manifestation de surprise, d’évaluation ou de condamnation. Le ton employé ne préjuge en rien de la pensée du locuteur, mais montre que beaucoup de twittos (203) peuvent se passer d’une énonciation axiologique. Après vérification, il s’agit plus particulièrement d’acteurs institutionnels (journalistes, femmes ou hommes politiques, entreprises ou CEO d’entreprises) ou plus globalement d’internautes qui, par leur métier ou leurs intérêts, sont particulièrement proches de la culture numérique (blogueurs, ingénieurs informatiques, entrepreneurs digitaux) :

• (12) #Zuckerberg convoqué par une commission parlementaire britannique suite à l’affaire #Facebook #CambridgeAnalytica (20/03/2018).

• (13) La Cnil britannique va demander dès demain un mandat pour perquisitionner les locaux de Cambridge Analytica (19/03/2018).

• (14) The Guardian a extrêmement bien résumé ce qui s’est passé avec #cambridgeanalytica dans une courte vidéo. À regarder absolument (19/03/2018).

30Même s’il y a un effacement des marqueurs énonciatifs, le partage de l’information implique la dénonciation des faits, qui sont plus largement expliqués dans les articles attachés. L’énonciation est donc indirecte et peut être interprétée comme un effacement volontaire dans le but de déployer un ethos objectif, voire professionnel à l’égard de la dénonciation.

L’inquiétude face à l’affaire

31Cette macrocatégorie comporte des énoncés qui manifestent, au niveau énonciatif, de l’inquiétude voire de l’indignation (501 tweets). Ce qui différencie cette catégorie de la précédente est que la dénonciation peut aller jusqu’à l’appel à la mobilisation. Les formes les plus courantes de cette inquiétude sont :

• la présence de mots à axiologie négative : quel merdier, business model machiavélique, un vrai fléau pour les démocraties, pillage de données personnelles, manipulation de l’opinion ;

• les augmentatifs : c’est très très gros, c’est assez énorme, c’est le feu, fuite monstrueuse, gravissime, Facebook dans la tourmente, triple scandale, badaboum, faille monstrueuse ;

• les exclamations de surprise, souvent exprimée avec des émoticônes : hallucinant, une histoire assez dingue, l’enquête n’en finit pas de nous retourner le cerveau, crise historique, incroyable papier sur les révélations...

32Certains internautes sont d’ailleurs surpris du peu d’écho que l’affaire a les premiers jours :

• (15) Pourquoi on entend pas plus parler du Cambridge Analytica ? Ce genre de scandale aux allures de house of cards ça choque personne ? (20/03/2018).

• (16) Un scandale qui passe un peu près inaperçu, mais qui mériterait bien pourtant la Une des journaux (20/04/2018).

33D’autres encore expriment la possibilité d’un changement de fond et s’attendent donc à ce qu’il y ait des conséquences suite aux dénonciations (130). Ces énoncés sont à l’opposé de l’attitude de résignation affichée dans la première catégorie :

• (17) Les masques commencent à tomber ! #fb #Facebook #CambridgeAnalytica Quand c’est gratuit, C’est que c’est toi Le produit…(20/03/2018).

• (18) Ces révélations sont choquantes. La fin est proche. #CambridgeAnalytica (20/03/2018).

• (19) En fait c’est bien que cela sorte maintenant, l’affaire #CambridgeAnalytica cela va peut-être éviter des choses encore plus graves (11/04/2018).

34Dans cette macrocatégorie, on retrouve enfin des twittos qui ne se contentent pas de dénoncer et de manifester leur inquiétude, mais s’engagent pour un changement de fond en relayant des appels à l’action (notamment via le hashtag #deletefacebook), mais leur quantité est négligeable par rapport à la totalité du corpus (70 tweets) :

• (20) #Aufait, si vous me cherchez sur @facebook, vous ne me trouverez plus. Depuis hier j’ai #DeleteFacebook « Cambridge Analytica m’a tuer » (06/04/2018).

• (21) Avis à mes (vrais) amis et contacts : je viens de désactiver mon compte Facebook à cause de son rôle dans l’affaire Cambridge Analytica. Vous pouvez toujours me suivre sur Twitter et Google + (21/03/2018).

• (22) Un bon conseil : suite à l’affaire Cambridge Analytica, vérifiez les données que Facebook a sur vous ! Hallucinant ! (Allez dans Paramètres puis Général et téléchargez une copie de vos données Facebook). A FAIRE SEULEMENT SUR ORDINATEUR (15/04/2018).

La posture de surplomb

35Dans cette catégorie, nous avons identifié 84 tweets où les énonciateurs ne se placent pas dans une posture de dénonciation (résignée ou indignée), mais se situent en surplomb du cadre actantiel du scandale pour observer tous les acteurs, sans se focaliser sur l’action de CA. Plus concrètement, ces internautes vont déplacer la responsabilité de l’affaire (qu’ils ne nient pas) de CA à d’autres acteurs, principalement Facebook (23), mais aussi les usagers (24), le marketing politique, notamment dans la campagne d’Obama de 2008 (25) ou les médias d’information (26) :

• (23) #FakeNews @RTLTVI -- « La société Cambridge Analytica est accusée ». Non, #Facebook & #Obama sont accusés ! (20/03/2018).

• (24) Assez parlé de Facebook et Cambridge Analytica, Parlons de vous. Vous souciez-vous que votre vie privée a été et sera percée à plusieurs reprises - et que tout ce que vous partagez (volontairement ou non) sur Internet peut et sera utilisé contre vous ? (21/03/2018).

• (25) Probablement le meilleur article sur cette affaire de Facebook et Cambridge Analytica. TL ;DR Non, FB ne vend pas les données. Quand Obama utilisait des app similaires (mais sans se cacher derrière un faux quiz) on trouvait ça génial (23/03/2018).

• (26) Trump n’aurait pas gagné si les médias américains n’avaient pas parlé du « scandale » des e-mails de #Clinton en boucle pendant un an. Les Russes, Facebook, Cambridge Analytica, c’est peut-être scandaleux légalement et éthiquement, mais c’est aussi peanuts électoralement (20/03/2018).

36Dans cette catégorie, d’autres internautes remettent en question l’effectivité des campagnes politiques via les RSN, avec l’idée que celle-ci doit être relativisée pour se tourner vers d’autres facteurs :

• (27) Pourquoi personne ne pose LA question : à quel point les campagnes de Cambridge Analytica sont-elles aussi efficaces qu’on nous le dit ? (20/03/2018).

37L’énonciation est celle d’un observateur non naïf qui identifie les mécanismes invisibles aux yeux des autres. L’intérêt de ces tweets dans la conversation autour du scandale est qu’ils introduisent les enjeux de la communication politique comme facteur central de l’événement. Ils sortent ainsi du continuum résignation/dénonciation, en pointant la multiplicité des responsabilités et notamment le fonctionnement propre aux campagnes politiques digitales. D’où la remise en question de l’efficacité de la manipulation de CA pendant la campagne américaine, argument que l’on retrouve également dans la littérature académique. Richterich (2018), par exemple, remet en question l’efficacité des messages ciblés pour influencer les résultats des élections, car cette explication ignore l’autonomie et la liberté de choix des électeurs, ainsi que la complexité multifactorielle du phénomène.

L’affaire comme non-événement 

3816 internautes expriment leur sentiment d’indifférence face à l’affaire, soit parce qu’il s’agit d’un mensonge (28), soit par un manque d’implication dans le scandale et ses conséquences (29). Pour ces twittos, il n’y aurait pas de raison d’en faire un scandale.

• (28) Presque tout ce qu’on raconte sur Cambridge Analytica est faux... #vulusu https://twitter.com/​pablojensenlyon/​status/​980089238334132224 (31/03/2018).

• (29) Et tu penses quoi des deux affaires concernant Facebook (Cambridge Analytica notamment) sur la fuite des données privées des ut... - Bah je m’en fous pas mal (14/04/2018).

39Le faible nombre de tweets appartenant à cette catégorie montre que l’attitude dominante est celle de la dénonciation de l’affaire, quel que soit le ton adopté par l’internaute.

Discussion

40Les variables d’analyse ont été dessinées pour savoir si la résignation l’emportait sur la surprise et l’inquiétude face aux révélations du scandale CA. La littérature présentée dans la première partie faisait état d’une certaine lassitude face aux abus des plateformes, ainsi que d’une acceptation de la gouvernance d’Internet, dominée par la collecte des données des internautes. Avec le temps, cette tolérance aurait augmenté devant le manque de régulation gouvernementale ainsi que par la démocratisation de l’usage des réseaux sociaux numériques. À la suite des études existantes, nous avons voulu vérifier si ce nouveau scandale, d’une ampleur sans précédent, générait une prise de conscience et une mobilisation à hauteur des événements ou, au contraire, était l’occasion pour les publics connectés de manifester leur fatalisme face au pouvoir des plateformes.

42Au vu de l’exhaustivité du corpus, qui rassemble tous les tweets francophones contenant cambridge + analytica pour la période étudiée, nous pouvons dire que ces trois attitudes sont représentatives de la conversation numérique au moment de la collecte, c’est-à-dire pendant la mise en lumière publique du scandale. Une quatrième posture identifiée correspond aux énoncés qui redistribuent la responsabilité à d’autres acteurs, notamment Facebook, les usagers et le marketing politique, ou qui remettent en question l’efficacité de la manipulation en temps de campagne électorale. On peut dire qu’ils adoptent une posture moins déterministe en relativisant la portée de la technologie et en se focalisant plutôt sur le comportement humain. La dernière catégorie identifiée (l’affaire comme non-événement) est trop négligeable et confirme par contraste le poids des postures dominantes.

43Globalement, le corpus montre une dénonciation importante de l’affaire, avec deux postures majoritaires : l’acceptation résignée et la dénonciation plus ou moins active du scandale. Si la première posture s’appuie sur le sentiment que la gouvernance d’Internet est non modifiable car les mécanismes de régulation n’y peuvent rien contre le business model des plateformes, la seconde est au contraire fondée sur une indignation qui pousse les internautes à espérer des changements, voire à les provoquer eux-mêmes. Dans ce cas, la gouvernance d’Internet telle qu’elle existe maintenant est remise en question, même si les internautes pointent notamment la responsabilité des entreprises du Web et ne parlent quasiment pas de celle des internautes et de l’État. Le même constat s’applique aux twittos adoptant un ton neutre. C’est ici que la quatrième posture identifiée dans le corpus introduit des éléments novateurs, en pointant la responsabilité des différents acteurs qui jouent un rôle dans la gouvernance d’Internet.

44Nous pouvons conclure que l’hypothèse est partiellement vérifiée, car si la posture d’acceptation résignée est bien présente dans le corpus (confirmant l’étude de Hémont et Gout, 2020), elle reste critique et coexiste avec une dénonciation active du phénomène de la surveillance. L’analyse montre également que beaucoup d’internautes espèrent un changement, même s’ils ne prennent pas de mesures particulières, faisant comprendre que le changement doit venir des instances de régulation du Web. Cependant, seules des études diachroniques nous diront si l’attitude de dénonciation, voire de résistance, se développe ou au contraire diminue dans le temps par la mise en place du RGPD et au fur et à mesure que l’emprise des plateformes se confirme dans le paysage médiatique mondial.