1La gouvernance d’Internet (GI) est un domaine vivant et émergent, et le corpus de recherches qui l’explorent ne l’est pas moins. À la suite du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) initié par les Nations Unies, le Groupe de travail sur la gouvernance d’Internet (GTGI, 2005) – nous reviendrons plus tard sur ces deux entités – a fourni la « définition pratique » suivante de la GI : « Il faut entendre par « gouvernance de l’Internet » l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet » (GTGI, 2005). Si, passé le fait de reconnaître que la GI a pour objet de réglementer Internet, cette définition est peut-être trop large pour être utile sur le plan « opérationnel » en délimitant précisément les frontières du domaine, son caractère inclusif la rend néanmoins très consensuelle et elle fournit plusieurs éléments qui, bien qu’ils soient discutables, sont d’une certaine utilité.
2Premièrement, cette définition implique la participation d’une pluralité d’acteurs déployant une pluralité de mécanismes de gouvernance (voir, par exemple, Malcolm, 2008, Mueller, 2010, Weber, 2010). La GI est décrite comme un mélange de coordination technique, de développement de normes et de politiques publiques. La coordination technique est assurée, par le biais de normes et du marché, par les institutions en charge de l’architecture et des ressources techniques d’Internet. L’élaboration des normes est l’ensemble des processus par lesquels, au travers des standards et de l’architecture, les normes techniques pour le fonctionnement d’Internet sont convenues et mises en œuvre. La gouvernance des politiques publiques concerne l’élaboration d’instruments politiques internationaux – lois, traités, conventions –, et a tout particulièrement trait à la réglementation relative à des sujets comme les droits des usagers, et notamment la confidentialité en ligne. Les politiques relatives à Internet sont mises en œuvre aux niveaux national et supranational, et discutées au niveau mondial dans des lieux non décisionnels souvent soutenus par les Nations Unies, comme le Forum sur la gouvernance d’Internet (FGI).
3Deuxièmement, cette définition fait allusion à la fois à des « rôles » spécifiques aux différents acteurs et à des principes et normes « communs ». Cela reflète l’idée que chaque « détenteur d’intérêts » d’Internet devrait être en mesure de faire entendre sa voix dans le façonnement du réseau des réseaux ; des processus et des agoras devraient leur être fournis à tous afin qu’ils puissent le faire de manière coordonnée. Dans le contexte de la GI, la première application de ce concept de « gouvernance multipartite » a eu lieu dans le cadre du FGI. Salué au début des années 2000 comme la « méthode du XXIe siècle » pour participer à la politique mondiale, le modèle multipartite a fait, depuis, l’objet de critiques venant aussi bien de praticiens que de chercheurs (Drake, 2011). Bien qu’il ne soit toujours pas certain qu’elle permette de produire des changements politiques tangibles, elle continue d’être mise en œuvre, tant au sein du FGI que dans d’autres institutions telles que l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN).
4Historiquement, la communauté technique des architectes et ingénieurs d’Internet s’est principalement préoccupée de questions d’infrastructure. À mesure que l’accès à Internet s’est développé dans le monde, un certain nombre de questions réglementaires relatives aux contenus ont gagné en importance et sont devenues parallèles à celles liées à l’infrastructure. Les États, la société civile et les entreprises considèrent de plus en plus Internet comme un champ de bataille où l’accès au contenu et son contrôle sont essentiels à la production et au maintien de formes de légitimité. Aujourd’hui, les questions relatives à l’infrastructure d’Internet touchent à la fois à l’architecture et au contenu – et, de plus en plus, à l’architecture en tant que moyen de remplir des fonctions de médiation du contenu. D’un côté, les arguments des fournisseurs d’infrastructure sont souvent centrés sur les coûts associés à la fourniture d’un service égal aux clients sans tenir compte de leur usage ; de l’autre, les défenseurs de la liberté d’expression s’inquiètent de la tarification discriminatoire comme moyen de réduire certaines voix au silence en ligne. Symétriquement, les questions liées au contenu prennent des aspects architecturaux : l’identification et l’élimination des spams, des virus et autres contenus indésirables et malveillants d’une part, et, d’autre part, le fait de permettre aux forces de l’ordre de prendre les mesures appropriées lorsque c’est possible, nécessitent souvent des interventions architecturales – qui peuvent être exagérées ou mal utilisées au détriment de la stabilité, de la sécurité et de l’ouverture d’Internet.
5La définition et le périmètre de la GI sont l’objet de luttes entre différents groupes, le long de lignes politiques et idéologiques. L’un des principaux débats concerne l’autorité de certains types d’acteurs, tels que les gouvernements, les entreprises et la société civile. Les gouvernements remplissent certaines fonctions de GI, comme la réglementation des abus, la supervision des mesures antitrust et la réponse aux menaces de sécurité – et ils utilisent également des techniques de filtrage et de blocage des contenus à des fins de surveillance et de censure. Leur rôle dans la GI reste central et souvent ambigu. Cependant, d’autres aspects de la GI, tels que la conception des protocoles et la coordination des ressources critiques, ont historiquement été délégués à des entités institutionnelles transnationales et à l’entreprise privée (DeNardis, 2014).
6De plus, certains chercheurs (Goldsmith et Wu, 2006 ; Mueller, 2010) soutiennent qu’il faut se garder de souscrire à l’une des deux positions idéologiques opposées, avec d’un côté un déterminisme technologique enthousiaste, mais naïf – ou une croyance en une « révolution numérique » – ou, de l’autre côté, une simple reproduction des formes traditionnelles de souveraineté étatique appliquées à Internet. Il faut également prendre garde à ne pas réduire excessivement les débats sur la GI à l’une de ses composantes ou à l’une de ses arènes, comme lorsque les processus promus par les Nations Unies ayant conduit à la création du FGI ou de l’ICANN sont présentés comme « dirigeant Internet ».
7La GI est apparue simultanément « comme un label, un domaine de recherche et d’étude universitaire, et une arène du monde réel où les parties prenantes et les groupes d’intérêt s’affrontent et coopèrent » (Mueller et Badiei, 2020). Si certains affirment que des embryons d’au moins un de ces trois aspects étaient déjà présents dans les discussions sur les premiers principes de l’internetworking, ou dans la convergence de l’informatique et des TIC, il a sans doute fallu attendre jusqu’au début/milieu des années 1990 pour qu’il devienne clair qu’Internet pose des problèmes de gouvernance singuliers, à la fois en raison des protocoles qui le sous-tendent et de ses organismes et institutions de normalisation.
8Il est intéressant de noter que l’état de l"art dans le domaine universitaire montre que des travaux de recherche fondateurs ont contribué à codéfinir le concept de gouvernance mondiale d’Internet. Des approches pionnières de Milton Mueller, Lawrence Lessig et Tim Wu à The Internet in Everything de Laura DeNardis (DeNardis, 2020), la notion de GI a notamment évolué dans la pratique en raison des questions analytiques que les universitaires se sont posées au fil des ans sur son périmètre, sa nature et ses acteurs. S’il existe des différences dans les propositions de découpage en périodes de l’histoire de la gouvernance d’Internet en tant que concept (voir, par exemple, Bradshaw et al., 2015 ; Mueller et Badiei, 2020), quelques périodes et moments clés semblent faire consensus.
9La première de ces périodes est définie par l’existence de débats quant à la conception d’Internet en tant qu’espace à part entière, notamment du point de vue du droit et des juridictions. Si le premier document qui vient à l’esprit comme symbole de cette phase est la flamboyante « Déclaration d’indépendance du cyberespace » de John Perry Barlow en 1996, elle a globalement été marquée par des discussions plus générales et plus ancrées dans la question de savoir si Internet devait développer son propre système de régulation, plus décentralisé et multicentré, plutôt que de reposer principalement sur le contrôle étatique (Johnson et Post, 1997), ainsi que dans la question de la « souveraineté du cyberespace » (Wu, 1997). Ces débats ont alimenté l’analyse de l’Internet commercial qui naissait alors, et des questions telles que la propriété intellectuelle et la résolution des litiges en ligne sont alors devenues centrales.
10À la fin des années 1990, les discussions sur l’exception d’Internet se sont « incarnées » en un débat sur la construction d’une nouvelle institution de GI, ou d’un ensemble d’institutions de ce genre. En effet, s’il y avait consensus quant à l’inadéquation des gouvernements et des organisations intergouvernementales existantes à la tâche de prendre en charge la politique d’Internet, il s’agissait alors de savoir comment construire un nouveau cadre de GI, et à qui il devait revenir de le contrôler ou de le coordonner. La création de l’ICANN, en 1998, a nettement fait ressortir ces questions (Mueller, 2002). S’il était novateur par sa capacité à coordonner les acteurs au niveau mondial autour des problèmes posés par les ressources critiques d’Internet, l’ICANN était en revanche controversé en raison de ses prérogatives et du rôle des États-Unis dans sa naissance. En tant que société privée, mais mondiale, à but non lucratif, l’ICANN a été habilité par les États-Unis à émettre des contrats privés comme moyen de résoudre des problèmes de politique publique, et à exercer une autorité exclusive sur la racine des noms de domaine et les espaces d’adresses Internet, tout en tentant de nouvelles « expériences démocratiques » telles que les élections mondiales des membres de son conseil d’administration. Les universitaires ont tour à tour mis l’ICANN en avant comme incarnation par excellence d’une nouvelle gouvernance en réseau pour l’ère numérique (Levinson, 2002), examiné le rôle des États dans la formation et le développement de l’organisation – et tout particulièrement de son Comité consultatif gouvernemental, qui a ses ambigüités (GAC ; Weinberg, 2011) – et critiqué la légalité et, plus fortement même, la légitimité du modèle de gouvernance qu’il propose (Froomkin, 2000). Des décisions de justice déterminantes ont également été rendues pendant cette phase : dans l’affaire de la Licra (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme et Union des étudiants juifs de France) contre Yahoo !, par exemple, un tribunal français ordonnait au géant d’Internet Yahoo ! de bloquer l’accès des internautes français à un certain nombre de ses sites de vente aux enchères d’objets nazis (Goldsmith et Wu, 2006).
11Le SMSI, un sommet des Nations Unies qui s’est tenu en deux phases, en 2003 à Genève et en 2005 à Tunis, est sans doute l’événement représentant le mieux le troisième volet de l’histoire de la GI : un processus autour duquel la réalité pratique de la GI et sa structuration en tant que domaine d’étude ont convergé. Tout du long, le SMSI a été le théâtre de débats houleux sur la définition de la GI, et toute une gamme de positions ont été défendues entre deux extrêmes, avec la seule gestion des ressources Internet critique par l’ICANN d’un côté et, de l’autre, la réglementation de l’ensemble du spectre des TIC. Le Groupe de travail sur la gouvernance de l’Internet (GTGI) mandaté par le SMSI en 2004, que nous évoquions en introduction de cet article, a apporté une contribution essentielle au travail de définition dans ces débats. Le nouveau dispositif de gouvernance multipartite est rapidement devenu un sujet de premier plan dans la recherche multidisciplinaire sur la gouvernance d’Internet (voir Raymond et DeNardis, 2015), où la capacité de la société civile à participer de manière tangible aux processus de GI a fait l’objet d’une attention toute particulière (Hintz, 2005). Le SMSI est à l’origine de la création du FGI, un espace de discussion mondial sur la gouvernance d’Internet qui est encore actif – et, d’ailleurs, critiqué – à ce jour (pour une analyse de ses débuts, voir Malcolm, 2008). Il est intéressant de noter que la principale association scientifique sur la gouvernance d’Internet, le Global Internet Governance Academic Network (GigaNet), est né du FGI et tient toujours sa conférence annuelle à la date anniversaire de la veille de son lancement officiel.
12Les débats sur la définition de la GI continuent d’être une question centrale en eux-mêmes. En effet, la phase actuelle d’une hypothétique périodisation de la GI est marquée par des discussions quant à son périmètre et l’inclusion de différentes questions aux moments où elles ont pris le devant de la scène politique mondiale. Pour plusieurs spécialistes, dont Laura DeNardis (2014), la GI en soi est à distinguer des pratiques des utilisateurs, des usages et de la création et la distribution de contenus sur Internet. D’autres soutiennent, en revanche, que la GI pourrait à plein titre intégrer la capacité d’action des concepteurs de technologies, des décideurs politiques et de certains utilisateurs, car les conséquences involontaires de leurs actions pourraient avoir des effets pragmatiques sur les équilibres de pouvoir sur Internet (Musiani, 2015). Certains universitaires ont aussi fait valoir que la nature distribuée et diffuse du pouvoir sur Internet peut conduire à un manque de clarté quant au siège de l’autorité réelle : la question de savoir « où se situe la gouvernance dans la gouvernance d’Internet (van Eeten et Mueller, 2013).
13Quelle que soit leur position dans ces débats, les universitaires reflètent une évolution cruciale de la GI : alors que les arènes politiques telles que le SMSI ou le FGI faisaient l’objet d’une attention scientifique minutieuse, les développements autour de plusieurs questions relevant de facto de la gouvernance d’Internet ont de plus en plus lieu « dans l’espace largement non institutionnalisé que forment les services et le commerce transnationaux en ligne » (Mueller et Badiei, 2020). Parmi ces questions, citons notamment la neutralité du réseau, la réglementation des contenus en ligne, la censure et son contournement, l’intermédiation et la réglementation des contenus et de l’infrastructure par le secteur privé, la cybersécurité et la sécurité de l’information, la responsabilité des intermédiaires en matière de diffamation, les violations des droits d’auteur et les litiges autour de pratiques commerciales en ligne.
14Parmi les questions relatives à la GI, celle de la surveillance et de la vie privée en ligne, qui trouve ses racines dans des débats ayant lieu depuis longtemps autour des données personnelles, de l’identité et de la cryptologie – et a été catalysée par les révélations d’Edward Snowden – est sans doute celle qui a le plus marqué la dernière décennie. En révélant l’étendue de la surveillance mondiale omniprésente en ligne, l’ancien employé de la NSA a sans doute inauguré l’ère d’une « politique Internet post-Snowden » (Pohle et Van Audenhove, 2017), où le monde a pris la pleine mesure de l’autorité mondiale que les États-Unis exercent de fait sur Internet et de la profondeur des « liaisons dangereuses » qu’entretient le gouvernement américain avec des intermédiaires privés (Musiani, 2013). Cela a déclenché une crise de légitimité vis-à-vis de la perpétuation du rôle des États-Unis comme principal acteur de la GI. Même si ce processus était déjà en cours avant Snowden, il est raisonnable de soutenir que ses révélations ont contribué à la « transition IANA », le processus au cours duquel les États-Unis ont renoncé à leur contrôle de la racine du DNS, qui a mené à des réformes importantes au sein de l’ICANN.
15En parallèle, les années 2010 ont également vu la montée et/ou la stabilisation de nouvelles « superpuissances » de la GI, notamment la Russie et la Chine (voir, par exemple, Litvinenko, 2020 et Negro, 2017), en quête de « souveraineté numérique » : l’idée que les États devraient réaffirmer leur autorité vis-à-vis d’Internet et protéger l’autodétermination de leur nation dans la sphère numérique en augmentant leur degré d’indépendance et d’autonomie aux niveaux technique, économique et politique. Des outils juridiques tels que le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne (RGPD, entré en vigueur en mai 2018) ont imposé de nouvelles conditions à la fois à la protection des données et à la gouvernance des plateformes, présentant ainsi un défi réglementaire majeur pour les entreprises dont le modèle d’affaires repose sur la récolte de données en contrepartie de services « gratuits ».
16Aujourd’hui, la GI est un ensemble de controverses et de batailles techno-politiques autour de « points de contrôle » allant des couches les plus profondes de l’infrastructure d’Internet au « dernier kilomètre » avant l’accès des utilisateurs au réseau. Ces controverses doivent nous amener à repenser le rôle de production de politiques publiques que les intermédiaires privés de l’information jouent de facto lorsqu’ils rassemblent, collectent, agrègent, sélectionnent des données et les présentent aux acteurs de la chaîne de valeur d’Internet, exerçant ainsi une gouvernance en matière de vie privée, de liberté d’expression, de diversité culturelle et de réputation (DeNardis, 2014).
17À la suite des révélations sur la surveillance, les questions de vie privée, de sécurité, d’anonymat et de « droit à l’oubli » ont pris encore plus d’importance en tant que sujets de débats. L’avènement du big data et l’utilisation de vastes ensembles de données complexes pour obtenir des connaissances sur des groupes et des individus planent sur ces questions. Toute une nouvelle catégorie d’utilisateurs non humains fait également son apparition, dont notamment « l’Internet des objets », des appareils dotés d’une adresse IP unique qui communiquent entre eux. Associées aux technologies de filtrage et à la volonté des entreprises de fournir ces technologies aux gouvernements qui cherchent à limiter l’accès aux contenus ou leur production par les citoyens, ces caractéristiques ont le potentiel d’optimiser la censure, la manipulation et l’espionnage, comme l’illustrent différents scandales, de Cambridge Analytica (2018) à Pegasus (2021).
18La gouvernance d’Internet est une « idée régulatrice en mutation » (Hofmann, 2007). En effet, la recherche de concepts et d’outils permettant de donner un sens à la gouvernance d’Internet au XXIe siècle, à la fois en tant qu’ensemble de pratiques et de technologies et en tant que domaine d’étude universitaire, est ouverte et problématique. Les technologies et les arrangements politiques de la GI continueront probablement à être soumis à diverses contraintes dans le futur proche : une pression croissante pour introduire davantage de réglementation aux points d’interconnexion ; un contrôle gouvernemental accru ; des menaces à la vie privée directement intégrées à la technologie ; un affaiblissement de l’anonymat et ses conséquences sur la liberté d’expression ; une perte d’interopérabilité entre les plateformes ; et enfin, des usages « créatifs » – et parfois abusifs – de l’infrastructure Internet et leur impact sur la sécurité et la stabilité du réseau.