Les coordinateurs du numéro :

Qu’est-ce que pour vous la gouvernance d’Internet ? Qu’a-t-elle (ou non) de spécifique ? 

Romain Badouard :

La gouvernance d’Internet, c’est un ensemble hétérogène de procédures, d’arènes et d’acteurs qui a pour but d’organiser une gestion collective et démocratique du réseau Internet, qu’il s’agisse de ses ressources techniques (les câbles, les points d’interconnexion, le DNS, etc.), de ses protocoles, de ses normes, mais aussi de ses usages. Il est difficile d’en tracer un périmètre très clair : aujourd’hui, les enjeux de gouvernance d’Internet se sont par exemple étendus à la régulation des contenus (avec les enjeux de modération des discours de haine, des fausses informations ou de la propagande terroriste) ou à celle des plateformes (au travers des controverses sur les opérations d’influence étrangères ou du dossier sur les abus de position dominante). De la même façon, il est difficile de tracer des frontières nettes entre les acteurs légitimes pour intervenir dans la gouvernance d’Internet et ceux qui ne le sont pas. Avec Guillaume Sire et Clément Mabi, nous avons par exemple parlé de « gouvernementalité numérique » pour désigner la manière dont, sur Internet, le pouvoir échappe à toute forme de centralisation, et nécessite pour un acteur d’influencer le comportement des autres acteurs afin de les faire agir dans le sens voulu, via différentes méthodes et dispositifs, s’il souhaite parvenir à ses fins. Donc je dirais que ce qui caractérise la gouvernance d’Internet, c’est à la fois le côté mouvant de ses frontières, dans la mesure où les limites séparant ce qui doit ou peut être régulé ne cessent de bouger, et son ambition fondamentalement démocratique : à partir du moment où on considère Internet comme un bien commun de l’humanité, au même titre que les forêts tropicales ou les océans dont sa gouvernance s’inspire, alors il faut réussir à mettre d’accord des acteurs aux valeurs et aux intérêts divergents : les états, les entreprises qui gèrent les infrastructures, celles qui produisent des services, les internautes, les experts techniques, etc. 

Aujourd’hui, force est de constater que cette ambition initiale s’est soldée par un échec, car ce qui caractérise l’Internet du début des années 2020, c’est plutôt sa recentralisation, ou sa consolidation pour reprendre l’expression de l’IETF, sous le poids des géants du numérique. Ces grandes compagnies, comme Google ou Facebook, peuvent à la fois développer leurs propres infrastructures (avec les câbles sous-marins et les datacenters) indépendamment des pouvoirs publics, influencer le développement des standards techniques ou instituer de nouvelles politiques de régulation des contenus. Les partisans d’un Internet ouvert et décentralisé s’organisent pour riposter, mais nous constatons que la force de frappe commerciale des géants est sans commune mesure. 

Les coordinateurs du numéro :

Sur quel(s) sujet(s) portent vos recherches ? 

Romain Badouard :

Mes recherches actuelles portent sur la régulation des contenus, notamment sur les réseaux sociaux. En Europe notamment, plusieurs États, dont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, préparent ou ont voté des lois ces dernières années visant à faire pression sur les plateformes pour qu’elles modèrent davantage, et mieux, les contenus qu’elles hébergent. Ces nouvelles lois sont à double tranchant : d’un côté, elles incarnent une forme de retour de la puissance publique sur le dossier de la régulation, en cherchant à imposer aux plateformes des modes de fonctionnement plus démocratiques ; de l’autre, elles représentent également des dangers pour l’exercice de la liberté d’expression des internautes. J’observe comment ces lois se traduisent du côté des plateformes, comment elles adaptent leurs dispositifs de modération, comment elles développent de nouvelles politiques et de nouveaux dispositifs pour modérer les contenus qui sont produits par les internautes. Je m’intéresse notamment à l’automatisation de la modération, et au recours de certaines plateformes aux outils d’intelligence artificielle pour modérer automatiquement les conversations des internautes, ainsi qu’aux pratiques d’invisibilisation qui visent à jouer sur la visibilité des posts afin de paramétrer les publics qui y sont exposés. Cela paraît très spécifique, mais c’est en fait directement lié à un enjeu beaucoup plus important, qui est la forme que prend l’espace public en ligne. Comment les plateformes organisent le débat public sur Internet ? En quoi assiste-t-on à des formes de privatisation de la censure ? À quoi ressemblerait une gouvernance réellement démocratique de la parole publique sur Internet ? Ce sont quelques questions auxquelles j’essaie de trouver des pistes de réponse, et je m’intéresse notamment au rôle que la conception technique (le design) peut jouer dans cette régulation. 

Les coordinateurs du numéro :

Sur quelle(s) théorie(s) et méthode(s) vous appuyez-vous ? 

Romain Badouard :

Comme beaucoup de chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à ces questions, j’ai été marqué par les travaux de Lawrence Lessig sur le pouvoir des architectures techniques. Comment la technologie joue-t-elle un rôle de régulateur de nos comportements sociaux ? À la fois en les contraignant, mais aussi en les rendant possibles, et ce faisant, en leur appliquant un schéma de réalisation. Il me semble qu’apprendre à décoder les lois inscrites au cœur même des technologies s’accompagne d’un projet émancipateur, car déconstruire les technologies, c’est comprendre qu’elles peuvent être reconstruites autrement, pour instaurer de nouvelles normes par leur biais. Dans ce domaine, j’ai été très influencé par les travaux en Science and Technology Studies, qui en France (notamment avec les travaux du Centre de Sociologie de l’Innovation de l’École des Mines) comme dans le monde anglo-saxon, se sont intéressés à la manière dont les technologies incorporent des règles et des normes, et influencent nos comportements dans leur manière de nous imposer des modes d’emploi. À la croisée de ces deux approches (juridique et sociologique), les travaux plus récents de Francesca Musiani ou Laura DeNardis m’ont aussi beaucoup inspiré : comment nous passons d’une gouvernance des technologies, où l’on cherche à réguler le fonctionnement du réseau Internet par exemple, à une gouvernance par les technologies, où le fait, pour certains acteurs, de disposer de ressources centrales dans le fonctionnement du réseau, leur offre un moyen de réguler nos comportements sociaux, en nous incitant à adopter des manières de faire. Il me semble aujourd’hui que nous revenons à une forme de régulation des technologies, et que si le code peut faire la loi, pour reprendre l’expression de Lessig, la loi aussi peut faire le code, et imposer de nouvelles manières de faire. Les débats actuels, aux États-Unis, sur ce que pourrait être une infrastructure publique de réseaux sociaux, me semblent à ce titre stimulant. 

Côté méthode, je suis chercheur en Sciences de l’information et de la communication, mais je suis historien de formation. Je travaille beaucoup à partir de documents, notamment les documents des plateformes elles-mêmes afin de décrypter leurs politiques de modération et leurs modalités de mise en oeuvre. J’aime bien mettre le nez dans des bases de données également : concernant la modération par exemple, je me suis penché sur les données que Facebook et YouTube fournissent sur l’application de leurs standards de publication, même si ces données sont limitées, et qu’elles placent les chercheurs dans une situation de dépendance face aux plateformes. Enfin, faire des entretiens avec les acteurs me semble essentiel, pour saisir le sens que les individus donnent à leurs actions, leur perception des enjeux, les valeurs et principes qu’ils défendent. Combiner ces trois méthodes (analyse documentaire, étude statistique, entretien) permet d’allier objectivation et subjectivation, et sur des sujets aussi complexes que la gouvernance d’Internet, cela me semble nécessaire.