Les coordinateurs du numéro :

Quel aspect de la gouvernance d’Internet vous inquiète le plus et pourquoi ?

Corinne Cath-Speth :

Le 5 octobre 2021, Facebook, Whatsapp et Instagram étaient injoignables. De nombreux usagers ont afflué sur Twitter, l’une des dernières grandes entreprises de réseaux sociaux à ne pas appartenir à Mark Zuckerberg, pour comprendre ce qui se passait. Twitter riait même de l’augmentation du trafic sur sa plateforme en tweetant  : « Bonjour, littéralement tout le monde ». Si Facebook a fait les frais d’innombrables blagues, son absence temporaire d’Internet est en fait une affaire assez sérieuse. Dans bien des régions, Facebook et ses différents produits sont synonymes d’Internet, et la panne a empêché ses usagers de gagner leur vie, d’être en contact avec leurs proches à l’étranger, d’obtenir des informations essentielles à leur sécurité physique ou même d’avancer sur des plans pour fuir l’Afghanistan.

La panne était due à une erreur de configuration de Facebook ayant pour résultat, en gros, que les routeurs qui coordonnent le trafic réseau entre leurs centres de données, et permettent aux usagers de se connecter à leur contenu, ne fonctionnaient plus. Selon Facebook, une erreur commise lors d’une opération d’entretien de routine avait « involontairement mis hors service toutes les connexions de notre réseau ‘backbone’ », et ainsi de facto déconnecté l’entreprise d’Internet. Ce n’est pas le seul exemple récent de panne mondiale due à l’infrastructure sous-jacente, et souvent invisible, d’Internet. En mai de cette année, une erreur de configuration chez un important fournisseur d’infrastructure Internet nommé Fastly a temporairement rendu indisponibles de nombreux grands sites Web, dont Reddit, PayPal, la BBC et divers sites gouvernementaux dont, notamment, celui sur lequel j’étais sur le point de réserver ma vaccination Covid-19. Ces deux incidents récents montrent combien il est important d’étudier le fonctionnement de la gouvernance d’Internet, et notamment de son infrastructure, et pourquoi il y a lieu de s’inquiéter de ses éventuels échecs.

Les coordinateurs du numéro :

Qu’entendez-vous par des termes comme « gouvernance d’Internet » et « infrastructure d’Internet », et pourquoi vous intéressez-vous à ces sujets ?

Corinne Cath-Speth :

Je conçois la gouvernance d’Internet comme la « coordination réflexive » (Hofmann, Katzenbach, et Gollatz 2017 : 1) nécessaire à l’organisation de la myriade de pratiques de routine qu’implique l’entretien d’Internet. Cette définition de la gouvernance d’Internet me permet de saisir les « ordres émergents qui président à l’élaboration des règles dans les contextes numériques et d’inclure les pratiques des usagers d’Internet, des fournisseurs et des autres parties prenantes en tant que composantes de la gouvernance d’Internet ». (Hofmann, Katzenbach, et Gollatz 2017 : 8). Dans cette définition, le terme de « pratiques de gouvernance » englobe rarement des perspectives anthropologiques sur les cultures de la gouvernance d’Internet – lesquelles sont pourtant nécessaires pour la théoriser pleinement (Scholte 2020). Ma recherche illustre l’importance de comprendre les relations interpersonnelles et le comportement social collectif pour expliquer comment les valeurs et la politique s’inscrivent dans l’infrastructure d’Internet.

Les entreprises qui assurent l’entretien et la normalisation des infrastructures Internet sont de plus en plus impliquées dans ces politiques et décisions au nom du public (DeNardis 2009, 2012, 2014 ; DeNardis et Musiani 2015 ; Donovan 2019 ; Gillespie et al. 2020 ; Harcourt, Christou et Simpson 2020 ; Musiani et al. 2015 ; Van Geuns et Cath 2020). Les entreprises d’infrastructure qui sous-tendent les services et les applications grand public d’Internet occupent de plus en plus le devant de la scène dans ces débats (Cath 2021a ; DeNardis 2009 ; Musiani et al. 2015). Les universitaires, les acteurs politiques et la société civile critiquent leurs interventions aléatoires et leurs politiques incohérentes ou opaques en matière de modération du contenu, d’accès à l’information, de droits fondamentaux et de liberté d’expression (Cath 2021a ; Taylor 2021).

L’infrastructure d’Internet – que je définis dans mes recherches comme les « aspects fiables, transparents et largement partagés d’Internet, qui deviennent visibles pour les utilisateurs lorsqu’ils tombent en panne » (Plantin et al. 2018 : 7) –, est si importante que les ramifications d’une simple erreur technique dans une seule entreprise peuvent être gigantesques. Cette définition ne limite pas l’infrastructure Internet à un nombre déterminé de technologies. Au contraire, cette approche expansive me permet d’inclure l’« essentiel émergent » (Sandvig 2013 : 6) : les lignes, protocoles et politiques qui font fonctionner Internet, de l’électronique à l’hébergement. Cette définition souple, axée sur la fonctionnalité, rend compte de la nature constamment changeante d’Internet (Gillespie et al. 2020 ; Plantin et al. 2018 ; Plantin et Punathambekar 2019 ; Sandvig 2013). Elle me permet également d’inclure tout un groupe de personnes dans l’infrastructure d’Internet, des ingénieurs et concepteurs aux militants qui se battent pour l’inclusion de considérations relatives aux droits de l’homme dans les normes. Il est important d’étudier les fournisseurs d’infrastructure Internet, même s’il est difficile de le faire car ces entreprises manquent souvent de transparence et les chercheurs n’y ont que peu d’accès direct.

Les coordinateurs du numéro :

Où et comment étudiez-vous l’infrastructure d’Internet ?

Corinne Cath-Speth :

J’adopte dans ma recherche une approche ethnographique de la gouvernance d’Internet, ce qui signifie que j’étudie ces entreprises de près. Je vois l’ethnographie comme la science du récit. Holloway suggère également que les ethnographes sont des conteurs d’histoires (1997 : 1), qui mettent en lumière des événements et des narrations individuelles de situations pouvant sembler disparates afin d’en découvrir les motivations sous-jacentes. En définitive, les ethnographes triangulent ces fragments narratifs avec d’autres sources de données afin de raconter une histoire ayant un pouvoir explicatif (Davies 1998 ; Hess 2001). Mon travail s’appuie sur les quelques enquêtes ethnographiques portant sur les effets politiques des aspects humains de la gouvernance d’Internet (Mathew 2014, 2016 ; Milan and ten Oever 2016 ; Myers-West 2018 ; Sowell 2012), et met particulièrement l’accent sur l’Internet Engineering Task Force (IETF).

Pour ce qui est du « où », je me suis concentrée sur l’IETF, un organisme privé de normalisation d’Internet. Fondé en 1986, l’IETF est l’un des plus anciens organismes de normalisation : il s’est développé directement à partir d’Arpanet. Certaines des plus grandes entreprises mondiales de matériel et de logiciels Internet, dont Apple, Cisco, Cloudflare, Facebook, Google et Huawei, participent à l’IETF. Je les qualifie d’entreprises d’infrastructure Internet non seulement parce qu’elles participent à produire les technologies qui font fonctionner Internet, mais aussi parce qu’elles participent – notamment par le biais de leur participation à l’IETF et à d’autres organismes publics-privés – à façonner les règles politiques qui régissent l’infrastructure Internet.

Le fonctionnement interne de ces sociétés d’infrastructure est souvent opaque et difficile d’accès pour les chercheurs. Cela signifie que le travail des entreprises d’infrastructure ne fait pas l’objet d’un examen aussi minutieux que son importance pour les usagers d’Internet l’exigerait. Ma thèse de doctorat (Cath, 2021b) présente une nouvelle façon de développer cet examen et cet accès, en montrant que certaines des politiques des entreprises d’infrastructure privées peuvent être révélées par une étude ethnographique de leurs actions au sein d’organismes de gouvernance ouverte. La participation de ces entreprises d’infrastructure Internet à des organismes de normalisation relativement ouverts comme l’IETF ouvre une fenêtre importante sur la façon dont leur fonctionnement, leur politique et leurs technologies orientent l’avenir d’Internet.

Les coordinateurs du numéro :

Quelles méthodes utilisez-vous pour étudier la gouvernance d’Internet ?

Corinne Cath-Speth :

J’emploie diverses méthodes qui découlent de mon ancrage méthodologique dans l’ethnographie. Je mène des entretiens semi-directifs avec des cadres d’entreprise, des observations participantes (y compris en « suivant » les participants lors de recherches sur le terrain) et des analyses d’archives. Les deux premières méthodes dérivent de ma méthodologie ethnographique et de mon orientation constructiviste critique. J’ai ajouté des analyses de documents et d’archives, y compris des listes de diffusion en ligne, car ces ressources constituent une source de données cruciale pour comprendre l’histoire culturelle et politique de la gouvernance d’Internet (Baym 1994 ; Braman 2011). Cette approche est courante pour les anthropologues du numérique qui étudient les élites, du fait des difficultés d’accès à leurs organisations et à leurs motivations (Gusterson 1997).

Tout au long de mon travail de terrain, j’ai eu recours à l’observation participante, qui est « une stratégie en plusieurs volets contenant une variété de techniques de collecte d’informations, qui impliquent diverses formes d’observation, allant de l’observation discrète à la pleine participation » (Ervin 2000 : 142). Dans ma thèse de doctorat, j’ai complémenté l’observation participante par une approche consistant à « suivre » les participants à la recherche (Burrel 2009 ; Marcus 1995). L’observation participante se caractérise par la participation aux processus et aux organisations étudiés en s’impliquant activement dans leur culture (Atkinson et Hammersley 1994) et leur milieu (Taylor et Bogdan 1984). Dans mon étude de cas, l’observation participante était une nécessité. L’IETF est un monde social complexe et, étant donné sa formation historique chaotique, ses processus de travail informels et l’absence de limites dans sa conception, il est difficile de comprendre sa culture de l’extérieur.

Comme mon observation participante se passait aussi bien hors ligne qu’en ligne, ma collecte de données a nécessité un processus de collecte sur-mesure. Je ne pouvais pas me fier uniquement aux méthodes traditionnelles, telles que la prise de notes et les mémos quotidiens à la fin d’une journée d’observation participante (Rabinow 1977). Pour la composante hors ligne, j’ai suivi le rythme d’un travail de terrain ethnographique classique : au quotidien, lors de réunions de l’IETF, je notais l’apparence, le comportement et les conversations des participants, ainsi que d’autres aspects du travail quotidien au sein de l’organisme. Mon observation participante en ligne consistait principalement à suivre les listes de diffusion et les réunions intermédiaires.

Au cours de mon travail de terrain, j’ai mené plus de 60 entretiens semi-directifs avec des personnes haut placées. J’ai transcrit les entretiens enregistrés et les ai analysés en utilisant un codage manuel ainsi que le logiciel de codage qualitatif NVivo. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs, plutôt que directifs, afin de donner autant d’opportunités que possible aux personnes interrogées de me donner des aperçus de leur monde, tout en m’assurant que la conversation soit guidée par les paramètres de ma recherche (Kvale 1996). Enfin, j’ai eu recours à l’analyse d’archives et de documents. Bien qu’il ne soit pas traditionnellement associé à l’ethnographie, le travail d’archives m’a aidé à comprendre l’histoire de l’IETF. Prises ensemble, ces méthodes constituent une approche complémentaire pour étudier la gouvernance d’Internet.

Les coordinateurs du numéro :

Quels seront les sujets à approfondir à l’avenir ?

Corinne Cath-Speth :

Actuellement, les valeurs et les préoccupations qui guident les décisions des entreprises fournisseuses d’infrastructure Internet sont trop peu connues. Lorsqu’elles décident de fournir un soutien infrastructurel ou d’y mettre fin, ce manque de connaissance a pour corollaire un manque ou une absence de recours pour les personnes subissant les conséquences négatives de ces décisions. J’espère que mes recherches permettront de mieux comprendre comment et pourquoi les architectes d’Internet prennent des décisions politiques ou décident de construire des systèmes ou d’établir des normes Internet comme ils le font. Ce type de recherche sera essentiel au développement de cadres théoriques et politiques à même de déterminer la responsabilité des entreprises au sein de systèmes distribués, et donc de rendre les entreprises d’infrastructure Internet responsables du pouvoir qu’elles exercent.