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Quand la gouvernance d'Internet fait controverse
Libres propos

Les standards du Web : tenants et aboutissants des règles opératoires

Interview de Guillaume Sire par les coordinateurs du numéro

Résumé

Guillaume Sire est écrivain et enseignant-chercheur à l’Université Toulouse I-Capitole.

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Texte intégral

Les coordinateurs du numéro :

Qu’est-ce que la gouvernance d’Internet ? Qu’a-t-elle (ou non) de spécifique ?

Guillaume Sire :

Le fonctionnement d’Internet, « inter-networks », repose sur un principe indépassable : l’interopérabilité. Sans cela, les signaux produits par nos ordinateurs seraient des cris dans le néant, moins inouïs qu’inaudibles, alors que grâce à l’interopérabilité ils sont démodularisés, transformés, transmutés : le chaos a un sens, les cris une signification. La gouvernance d’Internet désigne tout ce qui rend possible l’interopérabilité : les infrastructures physiques et logicielles, les standards techniques, les grammaires sociales, et les entreprises et individus œuvrant d’une façon ou d’une autre à déployer les réseaux et à s’assurer qu’ils fonctionnent et, surtout, qu’ils fonctionnent ensemble, qu’ils se comprennent, qu’ils intéressent, inter-agissent, « inter-viennent ». Il s’agit de rendre possible l’action, et plus précisément de négocier la teneur exacte du répertoire — les modalités pratiques, le cadre juridique, les règles économiques — qui permettra ensuite à des milliards d’informations d’être chaque jour échangées par des milliards d’individus extrêmement différents les uns des autres, et plus ou moins compétents en informatique.

L’étudier revient à étudier ce qui se déroule dans les coulisses, parfois assez loin de l’utilisateur final, alors même que des décisions sont prises qui influencent directement ce que l’utilisateur final voit à l’écran, et ce qu’il peut faire. Une tectonique a lieu, où s’enrôlent des associations défendant la gratuité de l’accès à l’information, l’horizontalisation de l’espace public, la neutralité des réseaux et la transparence des procédures ; mais où s’enrôlent aussi des entreprises qui cherchent à faire respecter le droit d’auteur, à contrôler la circulation de l’information, et à en tirer parti financièrement. Pour le chercheur en sciences sociales intéressé par la gouvernance, il s’agit de voir comment le pouvoir s’exerce entre ces différents acteurs interdépendants, et quels sont les tenants et les aboutissants de leurs interactions en matière d’information et de communication.

Les coordinateurs du numéro :

Sur quel(s) sujet(s) portent vos recherches ?

Guillaume Sire :

Je m’intéresse en particulier aux protocoles standardisés au World Wide Web Consortium, lequel est le principal organe de gouvernance du Web (Sire, 2019). J’ai d’abord étudié une controverse concernant le protocole d’exclusion, voyant s’opposer les partisans du « robots.txt » aux partisans du « automated control access protocol ». Deux protocoles informatiques qui font la même chose, mais qui ne disent pas forcément la même chose. En faisant l’exégèse de ces deux protocoles, on se rend compte en effet qu’ils n’ont pas la même signification, alors qu’ils visent aux mêmes actions, ce qui peut avoir des effets à la fois sur le contenu (l’information), sur sa circulation (la communication), sur le statut juridique des voies d’accès, et sur la responsabilité de ceux qui produisent le contenu et qui opèrent les voies d’accès (Sire, 2015).

J’ai ensuite travaillé sur le HTML5, et en particulier sur la standardisation du module Encrypted Media Extensions, lequel visait à mieux contrôler l’accès et la circulation des contenus vidéos. Ce module a été défendu par Google, Netflix et les principaux producteurs de cinéma d’Hollywood. D’autres acteurs, comme la Free Software Foundation et l’Electronic Frontier Foundation, historiquement impliqués au W3C, s’y sont farouchement opposés, et ont fini par claquer la porte du W3C sous prétexte qu’aucune conciliation n’avait été possible entre leurs intérêts et ceux des producteurs de cinéma et des plateformes de contenus vidéos.

Après quoi, je me suis intéressé aux conflits entre les différents vocabulaires et syntaxes du Web sémantique. Là encore, il existe plusieurs façons de faire la même chose, à savoir de baliser les signaux pour les transformer en signes — trois façons de faire exactement — mais qui ne « disent » pas toutes la même chose et émanent de trois arènes différentes, ayant chacune son propre mode de gouvernance, plus ou moins inclusif, démocratique, transparent. Choisir une syntaxe, pour un développeur, c’est, sinon soutenir, en tout cas participer de cette arène, s’y agréger. C’est rejoindre cet acteur-réseau en particulier. Ce que j’ai voulu révéler autour de la question du Web sémantique, c’est la tectonique des acteurs-réseaux ainsi formés, et les effets concrets de cette tectonique en termes d’information et de communication (Sire, 2018).

Enfin, j’ai travaillé sur la standardisation du format ePub destiné à produire des livres numériques (ouvrage à paraître). Ce standard émanait d’une arène constituée par les acteurs historiques du monde de l’édition imprimée, l’International Digital Publishing Forum, qui a fusionné en 2017 avec le W3C. J’ai étudié pourquoi et comment cette fusion avait mis en tension la notion de « livre » en prétendant pouvoir la traduire dans l’écosystème numérique — et ce alors même qu’il n’existe aucune définition formelle exhaustive qui permettrait de dire à coup sûr dans l’univers du papier « ceci est un livre » ou « ceci n’en est décidément pas un ».

À présent, je commence un travail sur le groupe d’intérêt du W3C « Semantic Web Health Care and Life Sciences (HCLS) ». C’est le groupe où sont discutés les protocoles propres aux données médicales, et à la description du corps humains, de la psyché et des pathologies. L’enjeu pour la recherche médicale, mais aussi certains enjeux économiques liés notamment aux assurances et aux pharmaceutiques, ne sont pas moindres. Tim Berners-Lee a d’ailleurs prétendu en septembre 2021, dans une interview donnée au New York Times, que ces questions seraient décisives pour l’avenir du W3C.

Les coordinateurs du numéro :

Sur quelle(s) théorie(s) et méthode(s) vous appuyez-vous ?

Guillaume Sire :

Je me réfère en premier lieu aux approches des sciences de l’information et de la communication. Plus précisément, je me réfère à certaines approches héritées des sciences de la communication, qui consistent à étudier Internet comme un média, et à déployer les réalités socioéconomiques dans lesquels les réseaux sont encastrés. D’autre part, je m’appuie sur des approches héritées des sciences de l’information, notamment celle qui consiste à considérer le Web comme un ordre documentaire et à penser, à partir de là, les conditions de production, de transmission, d’archivage et d’accès des documents hypertextes. Enfin, je m’appuie également sur ce qu’on appelle la théorie des composites, en m’inspirant du travail de Joëlle Le Marec et Igor Babou. « Les « composites », écrivent ces derniers, caractérisent des situations au sein desquelles des individus mobilisent à la fois la signification d’objets matériels et des représentations, réalisent des actions et mettent en œuvre des systèmes de normes ou des règles opératoires. [...] Ces composites sont dynamiques : les éléments, actions et normes qui les constituent forment des systèmes se transformant au cours de l’évolution des tâches effectuées par les individus. » (Marec et Babou, 2003).

Grâce à ces trois approches : média/document/composite, je peux étudier la gouvernance d’Internet comme un système de normes et de règles opératoires, sans perdre de vue la question des représentations, ni celle de l’encastrement socioéconomique. En outre, je puise également dans l’outillage de la sociologie de l’innovation, en reprenant la notion de cadre de référence à Patrice Flichy, qui renvoie aussi bien à la communauté des inventeurs, des ingénieurs et des techniciens qu’à celle des usagers (Flichy, 2003). Chez Patrice Flichy, je reprends également les concepts d’« objet-valise », désignant une phase d’indétermination dans les choix technologiques, et d’« objet-frontière », désignant un projet concret résultant d’une négociation entre acteurs. Le passage du livre au livre numérique par exemple, et le passage de l’idée d’un standard commun à un standard effectif, peuvent en effet être décrits grâce à ces concepts. J’ai également recours à la sociologie de l’innovation pour décrire les scripts, et les processus de problématisation, d’enrôlement et de stabilisation (Akrich et al., 2006).

Enfin, je puise un certain nombre de mes références dans le mouvement des « Critical code studies ». Il s’agit « d’ouvrir le code », c’est-à-dire de regarder comment sont écrits les programmes et d’en faire l’exégèse, en cherchant à décrypter l’énonciation, exactement comme on le ferait pour un texte littéraire (Méadel et Sire, 2017).

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Bibliographie

Akrich M., Callon M., Latour B. (dir.), Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines de Paris, pp. 159-178.

Flichy P. (2003), L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation, Paris, La Découverte, coll. « Sciences et société ».

Méadel C., Sire G. (2017), « Les sciences sociales orientées programme. État des lieux et perspectives », Réseaux, n° 206, p. 9-36.

Sire, G. (2019). « Une histoire technopolitique du code HTML (1991-1999) », Le Temps des médias, 33(2), 187-205.

Sire G. (2018), « Web sémantique : les politiques du sens et la rhétorique des données« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n° 19, p. 147-160.

Sire G. (2017), « Analyse du processus de normalisation du code HTML5 et de la controverse « Encrypted Media Extensions » », Réseaux, n° 206, p. 37-60.

Sire G. (2015), « Inclusion exclue : le code est un contrat léonin. Enquête sur la valeur technique et juridique du protocole robots.txt » , Réseaux, n° 189, p 187-214

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Pour citer cet article

Référence électronique

« Les standards du Web : tenants et aboutissants des règles opératoires »Terminal [En ligne], 132-133 | 2022, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 09 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/terminal/8414 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.8414

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