Lucien Castex :

Quelles sont vos opinions sur le futur de la gouvernance d’Internet ?

Constance Bommelaer de Leusse :

La gouvernance d’Internet est un concept global qui recouvre plusieurs sujets, de la liberté d’expression à la cybersécurité, au commerce en ligne, à la vie privée et à la surveillance, au routage et à la sécurité des réseaux, sans oublier l’Internet des Objets, et d’autres sujets encore. Il est important de noter qu’Internet lui-même – le réseau global qui connecte des milliers de réseaux indépendants –, est différent du contenu partagé sur Internet (par exemple, les plateformes), même si les questions de gouvernance d’Internet traitent souvent des deux.

À Internet Society, nous avons œuvré pour la promotion d’un Internet inclusif fondé sur une gouvernance multi-parties prenantes pendant presque trente ans. Aujourd’hui, les idées sur la façon dont Internet devrait être gouverné varient beaucoup. Au moins trois visions majeures et concurrentes de la gouvernance d’Internet existent aujourd’hui : une gouvernance à faible régulation, promue par beaucoup de personnes aux États-Unis, une gouvernance plus réglementée, souvent avancée par l’Europe de l’Ouest, et une gouvernance autoritaire, hautement contrôlée, poussée par d’autres gouvernements. Beaucoup d’autres pays ont adopté des visions de la gouvernance d’Internet qui combinent des pans de ces trois idéaux majeurs, souvent en fonction de questions particulières. Un pays peut décider que la liberté d’expression en ligne devrait être largement libre de réglementation, mais prôner une réglementation forte en matière de cybersécurité, par exemple.

Le problème avec ces visions concurrentes de la gouvernance d’Internet est qu’Internet ne tient pas compte des frontières entre pays – sa vision du monde est celle d’un réseau global. Un billet de blog partagé par un utilisateur au Nigeria peut être lu par des utilisateurs d’Internet au Royaume-Uni, au Brésil, à Singapour et au Costa Rica. Les conceptions concurrentes de la gouvernance d’Internet, chacune mettant en avant différentes réglementations et limites quant à son utilisation, menacent de briser Internet en en créant plusieurs versions séparées en fonction des activités autorisées dans tel ou tel pays.

Alors que de nombreux gouvernements mettent en avant leur propre version de la gouvernance d’Internet, une série de scandales a soulevé la possibilité d’une régulation plus forte afin de répondre aux défis du monde connecté. En 2018, un ancien employé de la société de conseil britannique Cambridge Analytica a révélé que l’entreprise avait recueilli les données personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook, sans leur consentement, dans le but de les cibler avec de la publicité politique. La suite sans fin de cyberattaques majeures a poussé de nombreux pays à étudier de nouvelles réglementations en matière de cybersécurité, et les menaces constantes de terrorisme et autres activités criminelles les ont conduit à envisager des pouvoirs de surveillance en ligne accrus.

De nombreux gouvernements veulent être perçus comme agissant contre ces menaces en créant de nouvelles réglementations. Comme nous l’avons déjà noté, cependant, Internet est un réseau global, et les réglementations d’un pays isolé n’auront qu’un impact limité dans la résolution du problème ciblé à une échelle globale.

Une approche pays par pays de la gouvernance d’Internet, sans un regard vers sa nature globale, n’est pas la bonne solution. Internet Society soutient un processus mondial, multipartite qui reconnaît la nature globale d’Internet. Un tel processus ne devrait pas seulement inclure les gouvernements et les représentants d’entreprises, mais aussi les consommateurs, la communauté technique et les représentants de la société civile, des groupes qui sont souvent négligés ou sous-représentés dans de nombreuses discussions relatives à la gouvernance.

Lucien Castex :

Comment les parties prenantes peuvent participer efficacement ? Pourquoi est-ce important ?

Constance Bommelaer de Leusse :

Les processus de gouvernance multipartite actuels fonctionnent, et leurs résultats seraient encore meilleurs si les organisations liées à Internet utilisaient plus souvent le retour des utilisateurs d’Internet du quotidien, y compris les jeunes.

Le cadre actuel de la gouvernance multipartite est formé de trois éléments : une innovation à visée ouverte et libérée, des institutions de gouvernance décentralisées, et des processus ouverts et inclusifs impliquant les utilisateurs.

Internet est ouvert, décentralisé, interconnecté et transnational. L’approche multi-parties prenantes de la gouvernance d’Internet a grandi en reflétant cette réalité et est en fait ce qui lui permet de prospérer. Internet Society soutient la prise de décision multi-parties prenantes parce qu’elle est responsable, durable et efficace. Meilleures sont les contributions et plus inclusif est le processus, meilleurs seront les résultats et leur application.

Il y a de nombreuses organisations engagées dans des activités relatives à la gouvernance où des utilisateurs d’Internet peuvent s’impliquer. Internet Society en est une, bien sûr, mais il y en a beaucoup d’autres : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) qui se focalise sur une mise en œuvre stable et sécurisée d’Internet ; Internet Engineering Task Force (IETF) qui vise à créer des standards technologiques relatifs à Internet ; et le World Wide Web Consortium (W3C), une autre organisation de standardisation. La plupart de ces organisations cherchent des volontaires, des experts sur un sujet donné, ou des membres, et l’ICANN, par exemple, tient des réunions régulières où les gens peuvent participer.

De plus, les utilisateurs d’Internet peuvent, dans de nombreux pays, débattre avec les décideurs publics au sujet des réglementations touchant Internet. Dans les pays démocratiques, par exemple, de nombreux législateurs ont des processus en place pour dialoguer avec les électeurs, comprenant courriels, réseaux sociaux et séances d’auditions publiques. De nombreux parlementaires ne sont pas experts sur les sujets liés à Internet et les remarques publiques peuvent influer sur leurs décisions. La contribution du public peut mener à de meilleures politiques.

Lucien Castex :

Quelles sont les problèmes essentiels de réglementation émergeant aujourd’hui en Europe ?

Constance Bommelaer de Leusse :

Tandis que la France prend la présidence du Conseil de l’Union européenne dans la première moitié de 2022, l’Union européenne est en train de développer plusieurs réglementations liées à Internet pour créer une économie globale plus productive et robuste. Si elles sont correctement conçues, elles pourraient résoudre de nombreux défis qui ont été identifiés : le Digital Markets Act (DMA) (législation sur les marchés numériques) vise à réguler les services en lignes majeurs d’Internet – ceux qui jouent un rôle de contrôleur d’accès – pour créer un terrain de jeu numérique juste ; le Digital Services Act (DSA) (législation sur les services numériques) se concentre sur la protection des droits des utilisateurs et crée de nouvelles règles pour retirer les contenus illicites ; le Data Governance Act (DGA) (législation sur la gouvernance des données) promeut la réutilisation sécurisée de certaines catégories de données du secteur public, pour soutenir de nouveaux modèles d’affaires. Il y aura aussi un nouvel ensemble de règles de cybersécurité, appelé la Directive Network and Information Security (NIS2) (Directive sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information).

Il y en a quelques autres, mais celles-ci sont les plus pertinentes. Il est important de reconnaître qu’elles sont toutes sensées. Leurs objectifs sont clairs. Cependant, il est important de veiller à ce qu’elles soient bien écrites. C’est pourquoi impliquer les parties prenantes dans le processus de rédaction est si important. Les réglementations qui ne sont pas bien réfléchies peuvent tout simplement se révéler contre-productives.

Lucien Castex :

Comment l’Internet Society aide à la résolution de ces problèmes ?

Constance Bommelaer de Leusse :

En interagissant avec les gouvernements et les sociétés de gouvernance autour du globe, l’Internet Society promeut le développement d’Internet en tant qu’infrastructure technique globale, en tant que ressource enrichissant la vie des gens et en tant que force bénéfique pour la société. Notre organisation œuvre avec les gouvernements pour garder un Internet ouvert, connecté globalement, sécurisé et de confiance.

Pour aider à l’analyse des réglementations et politiques liées à Internet, nous avons récemment mis au point Internet Impact Assessment Toolkit (IIAT) (boîte à outils pour l’évaluation de l’impact sur Internet), un ensemble d’outils pratiques pour aider les utilisateurs à évaluer si une proposition de loi, une décision commerciale ou une technologie pourrait avoir un impact sur Internet et comment l’empêcher de nuire à ce dont Internet a besoin pour se développer.

J’ai mentionné plus tôt la Directive NIS2. Nous avons analysé les aspects critiques de son ébauche, en utilisant l’IIAT, et nos experts ont conclu que certaines des propositions diminueraient en fait la sécurité du réseau, au lieu de l’améliorer. Nous avons partagé nos recommandations avec les décideurs politiques de l’Union européenne, afin qu’ils puissent prendre une décision éclairée.

Nous avons aussi une communauté de 82 400 citoyens impliqués qui rejoignent Internet Society autour du globe. Ils constituent nos Chapitres locaux ; il y en a 110, sur tous les continents. Nous renforçons notre communauté à travers des programmes éducatifs, afin qu’ils aient les outils pour discuter avec leur gouvernement local au sujet des politiques qui touchent Internet. Cette approche bottom-up est cruciale pour s’assurer qu’Internet reste une force bénéfique pour tous.

Lucien Castex :

Quels sont les risques d’une réglementation qui ne serait pas bien définie ?

Constance Bommelaer de Leusse :

Un des problèmes majeurs avec les réglementations qui ne sont pas bien pensées est la fragmentation d’Internet. Si chaque pays a des réglementations séparées, particulièrement des règles sur le contenu auquel les utilisateurs d’Internet peuvent avoir accès et qu’ils peuvent publier, nous obtenons un Internet fragmenté avec un filtrage de contenus à chaque frontière nationale. Cela va à l’encontre du concept d’un Internet global et libre.

De plus, des réglementations mal élaborées peuvent nuire à Internet, et indirectement aux utilisateurs, de plusieurs autres façons. Des pays peuvent adopter des lois qui limitent l’étendue d’Internet en restreignant les types de fournisseurs de services Internet qui peuvent exister. Certains pays choisissent de ne pas investir dans des services de haut débit. Certaines lois limitent la possibilité qu’ont les utilisateurs d’accéder à certains types de contenus, d’autres lois permettent à des gouvernements ou à des sociétés privées de pister l’activité en ligne des utilisateurs sans leur permission. Sur le revers de la médaille de la vie privée, certaines personnes estiment que de strictes réglementations de la vie privée peuvent limiter le nombre de services gratuits ou à bas coût disponibles en ligne.

Dans nombre de cas, les efforts des législateurs pour réglementer Internet ont pour origine une volonté de résoudre un problème, mais dans certains scénarios, de nouvelles réglementations mènent à des conséquences non voulues qui nuisent involontairement à Internet ou à un certain groupe d’utilisateurs d’Internet. La manière dont les gouvernements décident de mettre en œuvre les politiques liées à Internet est cruciale pour les utilisateurs et pour Internet. Alors qu’il y a une myriade de façons de faire des choix qui sont nocifs pour Internet, nous devons tous nous efforcer à prendre les meilleures décisions ; et la bonne façon de prendre des décisions concernant le futur d’Internet implique des choix réfléchis, conscients avec une évaluation éclairée des impacts que ces choix ont sur Internet.

Les réglementations peuvent aussi toucher le type d’innovation qui a été la marque de fabrique d’Internet au cours des trente dernières années environ. Les tentatives de décideurs politiques visant à maîtriser certains types de contenus, services ou business plan peuvent mener à un Internet stagnant qui devient moins utile pour tous.