Lucien Castex :

Pouvez-vous vous présenter et expliquer ce qui vous a amené à participer à la gouvernance d’Internet ?

Anriette Esterhuysen :

Mon nom est Anriette Esterhuysen, je suis Sud-Africaine, j’ai vécu une grande partie de ma vie dans certaines parties d’Afrique et j’ai vécu en Amérique latine pendant un moment, mais surtout en Afrique. Mon implication dans la gouvernance d'Internet s'est construite à travers la participation dans les toutes premières phases d’Internet, depuis la fin des années 1980, en essayant de construire un réseau de messagerie, en travaillant avec l’ONU, avec l’Association for Progressive Communications et avec diverses universités en Afrique pour établir la connectivité. Ayant vu à quel point cela était important, j’ai rapidement réalisé qu’à moins d’une forme d’intervention au niveau politique, les individus ne seraient jamais vraiment tous en mesure d’avoir un accès au réseau. Nous avions besoin de décisions politiques au niveau du développement d’infrastructures, du coût, de l’accès, de la disponibilité, de la capacité de développement humain.

Je dirais qu’après environ dix ans de travail sur la technologie, la construction de réseaux en eux-mêmes et l’aide apportée aux gens pour l’utilisation de ces réseaux, j’ai réalisé qu’une viabilité de long terme nécessitait des interventions de politique et de gouvernance. Cette prise de conscience a coïncidé avec le Sommet mondial sur la Société de l’Information.

Lucien Castex :

Quelles sont les évolutions que vous percevez en ce qui concerne la gouvernance d’Internet, en vous projetant vers le futur ?

Anriette Esterhuysen :

La façon dont cette gouvernance a évolué et les défis que pose cette évolution pour les institutions et individus impliqués dans la gouvernance d’Internet sont vraiment fascinants. La gouvernance d’Internet a commencé en tant que concept quand Internet était encore tout nouveau et sa gestion, son administration, étaient en constante évolution, sous l’impulsion principalement de la communauté technique. À travers le Sommet mondial sur la Société de l’Information d’abord, puis plus tard par l’utilisation que les gens ont eu d’Internet et l’indépendance de l’Internet, elle est devenue bien plus large et l’éventail des institutions et particulièrement des gouvernements qui s’y sont intéressés s’est élargi.

L’évolution principale que nous observons est qu’il est devenu difficile de borner précisément le périmètre de la gouvernance d’Internet. La gouvernance d’Internet implique à présent tellement d’aspects de politiques publiques et de gouvernance liés non seulement au réseau lui-même et à son interconnectivité, et même à son ouverture que cela implique aussi l’utilisation d’Internet et la régulation des entreprises qui opèrent en ligne.

Cela implique de combattre les mauvais usages d’Internet. Sa gouvernance est maintenant opérée par tellement d’institutions différentes, à un niveau intergouvernemental – par exemple, par l’Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle – comme à un niveau institutionnel, industriel, au niveau de l’établissement de normes, et à celui d’utilisateurs qui s’impliquent dans la gouvernance d’Internet et sont touchés de plus d’une façon par les décisions qui y sont liées. Par exemple, les plateformes de réseaux sociaux et la manière dont elles fonctionnent, comment elles réglementent, comment elles s’autoréglementent, comment elles sont réglementées, comment elles corégulent, sont désormais des sujets qui entrent dans le cadre de la gouvernance d’Internet.

C’est donc parce qu’Internet est réticulaire et intégré à tellement d’autres procédures et processus, que sa gouvernance est maintenant si décentralisée ; elle est décentralisée, elle est aussi de certaines façons fragmentée, et nous parlons souvent de la fragmentation de l’Internet. Je pense qu’en ce moment je suis surtout véritablement inquiète en raison de la fragmentation de la gouvernance de l’Internet.

Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose, je pense que c’est une bonne chose, que c’est une chose naturelle, mais je pense qu’il est nécessaire de réfléchir à la façon d’y répondre. La gouvernance d’Internet devient plus décentralisée, plus diversifiée. Il devient donc d’autant plus important de disposer d’un espace commun où nous pouvons parler à propos de la façon dont les différents aspects de la gouvernance liée à l’Internet interagissent.

Ainsi, si vous êtes concerné par le sujet de la gouvernance sur l’utilisation de l’intelligence artificielle et du machine learning, par exemple, ce n’est certes pas spécifique à Internet, mais c’est en relation avec Internet. Où pouvez-vous vous informer à ce sujet si vous n’êtes pas un expert de la réglementation et de la politique de l’intelligence artificielle ? Au Forum sur la Gouvernance de l’Internet (FGI). De façon similaire, s’il s’agit de la gouvernance de notre propre contenu, là encore : c’est un domaine très spécialisé, mais le FGI peut être l’endroit où nous nous réunissons, où nous participons et parlons à propos des conséquences possibles de ces flux séparés de gouvernance liée à Internet.

Lucien Castex :

Pour vous, quelles sont les controverses émergentes et le débat-clé au sujet de la gouvernance de l’Internet ?

Anriette Esterhuysen :

Je pense que la première est : qu’est-ce que la gouvernance d’Internet ? Nous ne sommes plus capables de répondre à cette questions de manière très simple car depuis environ 2005, depuis que la gouvernance de l’Internet a fait l’objet de débats, par les États membres, à Tunis durant le sommet de clôture de la seconde étape du Sommet mondial sur la Société de l’Information, chaque année la réponse à cette question est différente !

Pendant longtemps, la controverse a porté sur la transition IANA (Autorité chargée de la gestion de l’adressage sur Internet), de faire transiter l’ICANN (Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet) et l’IANA en dehors d’une relation contractuelle directe avec le gouvernement américain, et pour beaucoup de personnes, cela semblait être la grande controverse. Nous avons traversé cette controverse, elle a été résolue, peut-être qu’elle n’a pas été résolue de la manière dont tout le monde voulait. Je pense que la question reste posée : la gouvernance d’Internet est-elle complètement internationalisée ?

Mais, il y a tellement d’autres controverses maintenant, il y a tellement d’autres défis. Je pense donc que la controverse numéro un demeure : qu’est-ce que la gouvernance d’Internet, qui s’implique, et qui devrait s’y impliquer ? À mesure que la gouvernance d’Internet s’élargit, une seconde controverse qui émerge est : que voulons-nous vraiment dire par « approche multiparties prenantes » ?

Il y a beaucoup de rhétorique en soutien de l’approche multipartite, dans un sens traditionnel, qui est l’implication de la communauté technique, des gouvernements, des entreprises et de la société civile. Sans oublier la communauté académique qui est, je pense, extrêmement importante et, en réalité, j’aimerais voir celle-ci apparaître comme catégorie de parties prenantes à part entière… Mais, il y a une idée traditionnelle très attachée à la gouvernance qui est remise en cause dans le sens où la communauté technique semble pour l’instant être dans un cycle où elle se concentre davantage sur la gouvernance technique, est moins engagée dans ce champ croissant de la gouvernance d’Internet qui implique tellement de politique publique, une politique publique chevauchant Internet, qui n’est pas forcément uniquement concentrée sur l’Internet. Donc je pense que la façon dont nous percevons cette approche multipartite pourrait ne pas être une controverse dans le sens où il y aurait beaucoup de débat à ce sujet en ce moment, mais elle est importante parce que ce que je vois arriver dans une certaine mesure, avec ces reculs de l’approche multipartite, c’est que les gouvernements deviennent de plus en plus impliqués, et de plus en plus directifs dans la gouvernance d’Internet.

Cela peut être à certains égards positif car je ne pense pas que nous puissions combattre le pouvoir des multinationales de l’Internet et les atteintes qu’elles peuvent porter à un Internet ouvert, sécurisé et inclusif, sans l’intervention des gouvernements. Mais si les gouvernements dirigent ce processus vers plus de réglementation contraignante, je pense que nous pouvons aussi déboucher sur une approche qui cherche à réglementer l’Internet, plutôt qu’à réglementer le comportement d’institutions et d’entreprises et d’individus sur ce réseau. Souvent, quand les gouvernements parlent de la gouvernance d’Internet et de sa réglementation, ils ne font pas une distinction suffisante entre la réglementation du comportement et la réglementation du réseau lui-même.

La controverse au sujet de qui sont les institutions qui devraient diriger la gouvernance de l’Internet est d’une certaine manière plus polémique aujourd’hui que par le passé. Cela a trait à la controverse ou au problème de l’approche multipartite que j’ai mentionné. Je pense que nous avons besoin d’insister vraiment sur ce que nous voulons dire par approche multipartite et comment elle devrait évoluer.

Alors qu’Internet et sa gouvernance ont considérablement évolué au cours des vingt dernières années, je ne pense pas que l’approche multipartite de la gouvernance de l’Internet ait évolué suffisamment en réponse à ces mutations. Certes, nous avons des forums sur la gouvernance de l’Internet, nous avons cette grande tradition d’ouvrir des débats inclusifs, mais je ne pense pas que nos processus de prise de décisions ou nos processus visant à responsabiliser les acteurs pour conserver un Internet ouvert aient suffisamment évolué pour soutenir le respect des droits humains et de toutes ces valeurs dont nous nous soucions tant.

Une autre controverse tourne autour des principes. C’est assez intéressant parce que nous pourrions penser qu’au bout de vingt ans de débats multi-parties prenantes de la gouvernance d’Internet, nous aurions établi plus de principes communs. Or, je pense qu’il y en a certains qui, à l’instar de l’approche multipartite, font plus ou moins consensus. Mais celui-ci, par exemple, est interprété de manières grandement différentes par différents pays, gouvernements, secteurs de la société civile et même par la communauté technique.

L’autre principe, qui a été largement accepté, est que les droits de l’Homme devraient également être respectés sur Internet. Bien sûr, c’est interprété de bien de différentes façons, et quand il s’agit de la notion d’un Internet ouvert, d’un Internet qui permette l’innovation, je ne pense pas que nous ayons un principe très clair qui puisse le soutenir, parce que d’un côté, vous avez le concept d’innovation sans permission, mais d’un autre côté, ce que l’on constate comme résultat d’une innovation sans permission est, je pense, de plus en plus d'exploitation par ceux qui ont les moyens – particulièrement les dernières grandes plateformes de réseaux sociaux – d’innover de façons qui peuvent vraiment avoir des conséquences assez nocives : des conséquences sociales, économiques et politiques, mais aussi des conséquences pour l’Internet en tant que plateforme ouverte où n’importe qui peut innover et où n’importe qui peut s’en servir d’une façon qui pourrait aider à résoudre leurs problèmes ou créer… par exemple un art meilleur ! Ou une meilleure musique, ou de meilleurs liens avec ceux qui leur sont proches, sans compter des solutions de santé publique et des administrations gouvernementales et publiques, des solutions de formation, ou encore des solutions pour les militants qui se servent d’Internet pour lutter pour la démocratie et les droits humains.

Le manque de principes reste selon moi quelque chose de controversé et il est possible que le Pacte mondial, avec le Digital Compact (Pacte Numérique Mondial) qui est référencé dans l’Agenda commun du Secrétaire général de l’ONU, soit l’occasion d’examiner ces principes. Je pense que le Network Deal nous a donné un ensemble de principes, mais ils n’ont jamais été acceptés par les gouvernements. Cela reste une controverse très importante que nous devons affronter : comment pouvons-nous nous mettre d’accord en tant que parties prenantes venant de différents secteurs avec des intérêts différents, sur des principes communs qui peuvent déboucher sur la gouvernance d’Internet, ou des processus progouvernance d’Internet et des approches de la gouvernance d’Internet.

Pour moi, cela ne tient qu’à une chose, et je pense que c’est la grande controverse sur laquelle j’aimerais que nous travaillions dans les prochaines années : qu’est-ce qu’Internet ? Quelle est la nature fondamentale d’Internet ? Est-ce une route mondiale publique ? Est-ce un bien commun mondial ? Si ça l’est, qu’est-ce que cela signifie pour la manière dont il devrait être gouverné et régulé, notamment au regard de son caractère global, de son caractère transfrontière, mais aussi de sa nature de bien commun auquel tout le monde devrait avoir un accès pratique ? Tout ceci est en partie lié à l’idée d’un Internet en tant que bien commun ou bien public mondial et je pense que le lien entre les différents concepts que nous devons examiner est l’importance d’un accès équitable. Presque la moitié de la population mondiale vit toujours sans accès à Internet. Je pense que c’est un défi pour la gouvernance d’Internet aussi. Les décideurs publics et les praticiens n’ont toujours pas répondu efficacement au problème des inégalités d’accès au réseau.