Introduction

3Cette heureuse exception des années 1970 avait été précédée d’un projet étonnamment similaire, développé lui, dans les règles les plus traditionnelles d’imposition, sans aucun débat, ce qui ne signifie pas sans aucune résistance. Ce projet que l’on pourrait nommer le SAFARI de 1941 avait été conçu dès les années trente, proposé au Front Populaire qui n’en voulut pas. Il fut toutefois adopté et mis en place sous le régime de Vichy dans toutes ses composantes : un répertoire de toutes les personnes résidentes en France, un identifiant national pour chacune, une base de données individuelles rassemblant par interconnexion des sources toutes les informations détenues par l’administration.

4Cette réalisation magistrale accomplie en si peu d’années est une illustration saisissante de ce que peut faire une approche technique d’un ingénieur, statisticien-économiste et contrôleur général de l’Armée, disposant de moyens considérables et d’une large autonomie dans le cadre du régime de Vichy. Toutes les questions qui seront débattues et tranchées à la suite de la révélation publique du SAFARI de 1970 avaient été « résolues » en 1941 comme autant de questions purement techniques. On est face à un catalogue de ce qu’on ne peut pas faire dans un système démocratique. Comment l’Insee, en 1970, a-t-il pu juger bon de reprendre le projet quasiment à l’identique, le remplacement de la mécanographie par l’informatique ne jouant que sur ses performances ?

5Cette histoire est peu connue. À la regarder aujourd’hui avec ce que l’on sait de l’informatique, de ses usages et mésusages, on rejoint la question toujours actuelle des rapports de la société avec ses systèmes d’informations.

La conception du système d’information : 1932-1940

7C’est l’élément le plus connu qui subsiste aujourd’hui de ses travaux puisqu’il décrit strictement notre numéro actuel de sécurité sociale. Il changera plusieurs fois de nom : à sa création, c’est le « numéro Carmille », il devient le « Numéro de Français » sous l’Occupation puis le « Numéro National d’Identification (NNI) de l’Insee à la Libération, enfin, en 1978, sur instruction de la Commission nationale Informatique et Libertés (Cnil), le « Numéro d’Inscription au Répertoire National des Personnes Physiques (abrégé en NIR). Mais, depuis 1946, il est plus connu sous le nom de « numéro de sécurité sociale », cet organisme l’ayant retenu dès 1945 pour identifier ses assujettis.

8Ainsi, une personne dont, par exemple, le patronyme est : Dominique, Lechoslawa, SZYMCZAK, née le 8 mars 1927 à Hazebrouck, aura comme matricule : 2 27 03 59 190 027 : elle est de sexe féminin, née en 1927, au mois de mars, dans le département du Nord, la commune d’Hazebrouck, et c’était la 27^e naissance enregistrée par l’état civil de cette commune en mars 1927.

12En 1933, il publie donc La mécanographie dans les administrations. Dans une première partie, il présente les machines (perforatrice, trieuse, tabulatrice, reproductrice, interclasseuse). Cette dernière lui permet de comprendre comment il est possible, à partir de deux fichiers, d’en faire un troisième à condition qu’il y ait un code commun entre eux. Le principe de l’interconnexion automatique est déjà là. Dans une deuxième partie, il donne des exemples d’utilisation dans la gestion des entreprises, ici, pour des établissements fabriquant des poudres ou de l’armement. Enfin, il expose l’intérêt de cette technique dans la gestion des administrations et, sur ce qui l’intéresse spécifiquement, la production d’informations statistiques à destination des décideurs de l’État. De même que la gestion moderne d’une unité de production va reposer sur un fichier du personnel, un fichier des heures travaillées par chacun sur les différents postes, un fichier des salaires et primes distribuées, etc., liés pour le même individu par un matricule commun, de même, pour une gestion moderne de l’État, il y aura un fichier de l’état civil, un autre de la scolarité, un troisième de l’emploi, etc., chaque fichier comportant le matricule de l’individu. L’échelle n’est pas la même, mais la mécanique et la logique sont, selon lui, analogues.

« En réalité, il y a à tenir plusieurs fichiers différents concernant des objets très distincts et portant sur les mêmes personnes… Comme il y a plusieurs fichiers portant sur les mêmes individus, il faut pouvoir, à un moment donné, extraire de ces fichiers les cartes qui concernent le même individu, soit pour prendre des renseignements qui doivent être utilisés simultanément, soit pour constituer à l’aide des renseignements figurant dans plusieurs fichiers, un nouveau fichier synthétique groupant les caractéristiques qui se trouvent perforées sur les cartes d’un même individu appartenant à des fichiers différents. C’est pour cela que toutes les cartes doivent toujours porter le numéro d’identification de l’individu qui constitue la partie commune nécessaire au rattachement éventuel. De là, l’usage considérable que l’atelier doit faire de la machine dite interclasseuse dont nous avons parlé précédemment. » (p. 129-130).

15Pour René Carmille, il faut parvenir à une « statistique générale qui est l’aboutissement des statistiques administratives particulières ». Les pivots seront des identifiants universels et obligatoires, le « numéro matricule » pour les personnes. Carmille avait pour les entreprises un projet de même nature qui n'a pas connu le même succès.

16Toute cette conception date de l’époque où Carmille est directement rattaché au ministre des Armées, Édouard Daladier pour la dernière période du Front Populaire. À ce moment, ses thèses, publiées, présentées dans des conférences et dans de nombreux articles et rapports, ne furent cependant ni reprises ni mises en œuvres. Tout allait changer quand, après la défaite de 1940 et l’Armistice, le gouvernement de Vichy arriva au pouvoir.

La mise en œuvre : 1940-1945

Le contexte

19Le général Marie, qui s’exprimait en direction des membres d’une société savante de statisticiens, présente Carmille s’appuyant sur sa technicité pour mettre en œuvre son projet en s’inscrivant dans les circonstances du moment. Le nouveau pouvoir de Vichy entendait faire « table rase » de ce qu’avait fait la Troisième République et, par une activité réglementaire effrénée, « réformait » tous les domaines. D’autre part, la Convention d’Armistice en démobilisant l’armée rendait disponibles les bureaux de recrutement et leur personnel, comme elle rendait disponibles de nombreux officiers. Le ministre des Armées propose à Carmille de préparer des fichiers de mobilisation et, pour que ce soit « à l’insu de l’ennemi », Carmille définit une couverture plausible : un service civil de statistique, celui auquel il pense depuis plusieurs années.

21Robert Carmille, fils de René, devenu à un moment le responsable de l’atelier central de mécanographie du Service national des Statistiques (SNS) qui sera créé en 1941, soutient que

• 19 « Les services statistiques Français pendant l’occupation », déjà cité.

« dès le début août 1940, René Carmille a eu comme objectif de doter la France à la fois d’un Service militaire de Recrutement et d’un Service civil de Statistique modernisés par l’introduction de l’outil mécanographique »19.

22Pourtant, un peu plus loin, le même remarque :

« Lorsqu’en novembre 1942, René Carmille sut que ce fichier ne servirait pas, en famille, il ne parut pas être particulièrement découragé. Il devait réaliser qu’il construisait un service qui serait utile à la France, un jour ou l’autre.:» (p. 24).

23Ces deux objectifs, un militaire (dans une certaine mesure secret, mais d’emblée connu par des responsables de Vichy) et, en guise de couverture, un civil (public), compliqueront singulièrement le travail des historiens. L’information présente dans des archives écrites, sources privilégiées de ces derniers, se trouve parfois relativisée par des témoins d’époque faisant état d’instructions orales la contredisant et affirmant que ces notes « officielles » n’étaient que des leurres destinées à tromper l’ennemi. René Carmille appartenait depuis 1911 au service d’espionnage de l’armée (le 2^e bureau) et il a été jusqu’à son arrestation par la Gestapo début 1944 en liaison avec les services anglais. On peut donc supposer qu’il était formé à construire des leurres de ce type. Cependant, les consignes orales contredisant des instructions écrites étaient fragiles notamment du fait de la taille et de la dispersion géographique des services du SNS en une dizaine d’établissements.

Création du Service statistique et lancement des opérations

24Tout est allé très vite, incomparablement plus vite que sous la III^e République… et celles qui suivront.

 Le Service de la démographie (SD)

25Un Service de la démographie (SD) est créé par la loi du 14 novembre 1940 :

Article 1 : Il est créé au ministère des Finances un Service de la démographie.

 Article 2 : Le Service de la démographie est chargé des opérations statistiques de toute nature intéressant la population de la France et notamment du recensement de la population et de la statistique de la main d’œuvre.

26Ce service, conçu au sein de l’Armée avec comme directeur le contrôleur général Carmille, est créé au ministère des Finances, à la fois parce que la démographie a évidemment à voir avec l’économie, mais aussi pour limiter les éventuels soupçons de l’occupant si le service restait rattaché à l’Armée. Les attributions de ce service, en particulier le recensement de la population, entraient clairement en concurrence avec un autre service, la Statistique générale de la France (SGF, créée en 1833) qui en était chargé jusque-là. Délais de dépouillement jugés trop longs, méthode de traitement jugée archaïque, Carmille s’en fait confier la responsabilité. Il ne tardera pas à obtenir que la SGF soit complètement absorbée au sein d’un Service national des Statistiques.

 Le Service national des Statistiques (SNS)

Article 1 : les informations statistiques nécessaires à la politique démographique, économique et sociale du gouvernement sont rassemblées par un organisme unique dénommé Service national des Statistiques.

28Cette centralisation s’oppose à l’organisation alors en vigueur dans laquelle chaque ministère disposait de son propre service statistique. Désormais, ces services ne sont plus que des « annexes » du SNS (article 3 de la loi).

29L’organisation autoritaire de l’État apparaît à chaque ligne. Carmille qui était directeur du Service de la Démographie, devient le directeur du SNS. Il absorbe la Statistique générale de la France, dirigée à l’époque par Henry Bunle, Alfred Sauvy en étant un des sous-directeurs. Ils récriminent mais s’inclinent.

31Le SNS connut une forte activité officielle, souvent sollicité par le gouvernement de Vichy, mais aussi clandestine, pour préparer la mobilisation que certains espéraient, et ceci jusqu’à l’invasion de la zone sud en novembre 1942. Parmi ces travaux, trois concernent directement le système d’information de Carmille, celui dont héritera le projet SAFARI de 1970 : un répertoire de la population, un recensement (dit des activités professionnelles) dans la zone sud, enfin la mise en œuvre d’une base de dossiers individuels.

Le « répertoire général de tous les Français »

34En haut, le département, la commune et l'année de naissance. Le numéro d'acte de naissance est celui du registre d'état civil de la Ville de Reims. Dans les 6 colonnes de droite, on trouve le n° d’identification : sexe, année, mois, département, commune, n° d'ordre. La colonne 5 répète le mois de naissance, la colonne 4, dite "quantième" prend les modalités 1, 2, 3, 4 dans la page reproduite. La signifacation n’a pas été retrouvée.Dans les deux dernières lignes de l'image, les informations sont rayées d'un trait noir signifiant que la personne est décédée. La date et le lieu de décès sont indiqués.

La controverse sur le numéro matricule

« [en mars 1941]… l’Administrateur Inspecteur Marie (Général Marie), en mission à Alger, étudie les dispositions à prendre pour l’application du statut des juifs en Algérie. Dans une note datée d’Alger le 31 mars et adressée au directeur régional d’Alger, il explique que, pour l’application de ce statut… il convient de séparer les juifs ayant jadis bénéficié du décret Crémieux (de 1870) et leur descendance. Il propose ensuite, pour pouvoir les distinguer, d’une part des Français, et d’autre part des indigènes musulmans, de modifier la composante relative au sexe dans le numéro matricule. Sous réserve de l’approbation de la Direction Générale, il prescrit l’utilisation du code suivant pour la première composante :

36« Ces dispositions sont approuvées par le Service de la démographie au retour du Général Marie d’Algérie. Le 15 avril 1941, une note de service reprend les propositions de l’Administrateur Inspecteur en mission. Ce nouveau code complété par des positions pour les étrangers et pour les statuts mal définis fait ensuite l ’objet d’une diffusion générale le 30 mai 1941 sous la forme suivante :

• 32 J.P. Faivret – J.L.Missika, « Informatique et libertés », Les Temps modernes, n°375, octobre 1977, (...)

« En fait, le premier chiffre peut avoir dix valeurs et l’intention des concepteurs du numéro national d’identité était d’en faire un indicateur de sexe et de race. Le système avait alors la signification suivante : 1 (homme aryen), 2, femme (aryenne), 3 homme juif, 4 femme juive, etc. »32.

38La Cnil, dans son rapport annuel d’activité de 1999, dans un chapitre intitulé «Le NIR, un numéro pas comme les autres » reprend cette interprétation :

• 33 Commission nationale Informatique et libertés, Rapport annuel 1999, p.61.

« créé sous le régime de Vichy pour classer les fichiers administratifs et établir des statistiques démographiques, le NIR a été aussitôt utilisé pour distinguer « juifs » et « non-juifs » selon les critères des autorités antisémites de l’époque, la première position du numéro relative au sexe des personnes ayant été complétée sur cette base. Cette mémoire restera attachée au NIR »33.

 Le recensement des activités professionnelles (RP-AP)

41Les historiens s’accordent pour reconnaître que l’objectif principal était quelque peu différent : la récupiration à la fois des adresses et des qualifications professionnelles des hommes susceptibles d’être mobilisés… mais objectif n’est évidemment pas public. Le recensement, s’il est une opération statistique, est aussi la couverture d’un objectif à finalité militaire.

43Comme toujours dans les bulletins de recensements périodiques, on trouve l’adresse précise du logement, le nom, le(s) prénom(s), la date et le lieu de naissance. Ces informations servent à vérifier la qualité de la collecte, notamment son exhaustivité. Ici, elles servaient aussi (ou surtout) à la constitution d’un fichier « adressable » en vue d’une mobilisation.

44Ce qui est nouveau par rapport aux recensements précédents, c’est la zone en haut à droite où figure le bac à 13 cases pour recevoir le numéro d’identification du répertoire. Dès lors, le recensement n’est plus seulement une image prise en 1941 mais la première d’une série d’images de la même personne aux recensements (enquêtes, formulaires administratifs) ultérieurs. Le rapprochement d’informations que permet facilement ce numéro offre des possibilités d’analyse considérables sur les changements de domicile (y compris les migrations), les évolutions familiales, professionnelles, de secteur d’activité, etc. Plus généralement, c’est l’idée centrale du système envisagé par le statisticien Carmille : la présence du numéro d’identification permettra de rapprocher facilement toutes les informations d’un même identifiant, venant de différentes sources ou d’une même source à des moments différents. On verra que ceci lui permettra de constituer des « dossiers individuels » rassemblant les donnres pour chaque matricule.

45On note, en question n° 11 : « Êtes-vous de race juive ? ». Comme pour nombre d’autres questions du questionnaire, il n’y a pas de bac de chiffrement pour recevoir le code de la réponse et de colonne définie dans le dessin de la carte perforée correspondant à cette partie.

46On retrouvera cette même question dans plusieurs autres questionnaires ou formulaires du SNS. Comme l’écrit le rapport Azéma,

• 38 Rapport Azéma, p 52.

« Les administrateurs du SNS – comme les responsable de la quasi-totalité des administrations françaises – ont d’abord traitr la question juive comme une question parmi d’autres, d’autant que la plupart d’entre eux… ne s’opposaient pas a priori à l’idéologie vichyssoise »38.

47« Êtes-vous de race juive ? » dans un recensement relèverait-il d’une adhésion à l’antisémitisme du temps ou d’une question en lien avec les politiques publiques de l’époque ? Ou les deux ?

50Exploitée ou non en machine, si une réponse était donnée à la question « Êtes-vous de race juive ? » cela faisait courir un risque à la personne répondant positivement. Le recensement des activités professionnelles étant une opération administrative, exécutée par les mairies, avec obligation de réponse, les « agents recenseurs » recrutés pour l’occasion déposaient les bulletins dans les foyers, les reprenaient, vérifiaient leur remplissage. À la mairie, d’autres personnes les réceptionnaient, les contrôlaient de nouveau avant de les envoyer au SNS. Plusieurs personnes accédaient ainsi à la réponse quels que soient les traitements mécanographiques ultérieurs. En 1941, la solution finale n’était pas décidée, mais les politiques de discriminations des juifs concernaient déjà des composantes essentielles de leur existence. Et les dénonciateurs éventuels avaient là une information au potentiel destructeur.

Les « dossiers individuels » (dits aussi, « carnets signalétiques »)

51Une troisième opération de grande envergure engagée par le SNS a consisté à établir des « dossiers individuels ». Chaque dossier, identifié par le matricule à 13 chiffres, recevait toutes les informations qui lui étaient relatives dans les fichiers provenant des différentes sources rassemblées par le SNS directement (à commencer par celle du recensement) ou obtenues des différents services de l’administration. C’était là l’aboutissement du système statistique pensé par Carmille.

52Le politiste Pierre Piazza a exhumé des archives du ministère des Finances la description du projet tel qu’il était envisagé du temps déjà du Service de la Démographie (SD) :

• 41 Pierre Piazza, « Système d’enregistrement d’identité, numéro d’identification et “carte d’identité (...)

« [Ce projet] vise largement à faire figurer sur ce nouveau document, composé d’une quinzaine de feuillets, un nombre considérable d’informations relatives à la plupart des aspects de leur existence. En effet, ces feuillets sont organisés en neuf parties : identification de la personne ; instruction générale et activité intellectuelle ; activité professionnelle ; profil psychologique ; casier judiciaire ; domiciles et résidences successifs ; relations avec l’étranger ; séjour dans les camps de jeunesse, organisations de scouts et activités sportives ; prévoyance sociale. En préconisant la création de ce carnet, le SD souhaite surtout “rattacher méthodiquement le renseignement à l’individu plutôt qu’à l’administration qui le délivre” et ériger ce titre en un “instrument indispensable au recensement permanent de la collectivité française, adapté à toutes les nécessités d’études de démographie statistique et dynamique” »41.

53Il n’est pas sûr que le projet ait été réalisé dans sa totalité, mais un témoignage nous est apporté par Alfred Sauvy qui le confirme :

• 42 Alfred Sauvy, « Heurs et malheurs de la statistique pendant la guerre (1939-1945) », Revue d’histoi (...)

« Il était prévu de donner à chaque Français un numéro de 13 chiffres permettant de l’identifier. Cette mesure a été appliquée et l'>est encore. En outre, pour chaque Français, devait être tenu un carnet où seraient portés, au cours de sa vie, tous les événements l’intéressant à divers points de vue : mariage, naissances, divorces (et finalement décès), vaccinations, maladies, accidents, diplômes scolaires, changements de domicile, changements de profession, etc. C’était là un projet d’une rare audace, facilitant la solution d’un grand nombre de problèmes42

55En 1943, il y avait plus de 1 600 personnes (environ 2 millions d’heures de travail par an) dans les directions régionales du SNS pour alimenter ces dossiers qui concernaient de l’ordre de 20 millions de personnes. Comme ils étaient régulièrement alimentés par les déclarations de changement de domicile dont il sera question plus loin, et que ces déclarations ont été supprimées, il été décidé de les détruire (« envoyés à la récupération » écrit le rapport Azéma). Aucun exemple n’a été produit du contenu de l’un ou l’autre de ces dossiers et il faut espérer que certains ont échappé aux incinérateurs et sommeillent dans les caves de l’une ou l’autre des directions régionales de l’Insee.

56Cet interclassement « à la main » par le personnel du SNS correspondait bien à l’idée du système de Carmille, mais à quel coût ! par rapport aux interclasseuses de la mécanographie exploitant des fichiers immatriculés avec le bon numéro ! Le projet d’une interconnexion automatique via le numéro avec des fichiers d’autres administrations a pu être réalisé lorsqu’il a pu convaincre le ministère de l’Intérieur de lui donner accès à deux sources pour lesquelles le matricule était adopté et les informations enregistrées sur des cartes perforées : les déclarations de changement de domicile et les cartes d’identité de Français.

Les déclarations obligatoires du changement de domicile

57Comme aujourd’hui, en 1940 on pouvait changer de domicile sans avoir à le déclarer à quiconque ni dans sa commune de départ ni dans sa commune d’arrivée. À partir du moment où, outre les criminels de droits communs, les services de police devaient rechercher des juifs, des francs-maçons, des tsiganes, des homosexuels et des terroristes (nom donné à l’époque pour désigner les résistants), cette liberté posait trop de difficultés.

58En mai 1941, une loi rend donc obligatoire les déclarations de changement de domicile, applicable à partir de mars 1942. L’amende encourue en cas d’omission de cette formalité est particulièrement élevée.

59Une collaboration est mise en place entre le ministère de l’Intérieur et le SNS. Ce dernier est intéressé à pouvoir disposer de quoi mettre à jour ses fichiers, d’une part celui des adresses des personnes pouvant être mobilisées, et d’autre part, celui des dossiers individuels.

61La loi du 30 mai 1941 stipule :

62Article 105 : « Tout Français qui change de domicile, même dans les limites d’une commune, doit le déclarer et indiquer sa nouvelle adresse, avant son départ, à la mairie de son ancien domicile et, dans les huit jours de son arrivée, à celle de son nouvel établissement ».

63En haut à droite, le SNS apparaît comme destinataire et, en dessous, on voit la zone de chiffrement du matricule à 13 chiffres de l’auteur de la déclaration. Dans le tableau, on retrouve les numéros d’identification pour les personnes concernées par le changement de domicile.

66Une controverse existe sur les rôles respectifs du SNS et de Carmille dans cette affaire (mais aussi dans l’affaire suivante concernant la « carte d’identité de Français »). Pour les uns, Carmille s’opposa autant que possible à cette loi :

• 48 Le 11 avril 1944, à la demande des résistants néerlandais, la 63^e escadrille de la Royal Air Force (...)

« La Gestapo, qui intensifiait la chasse aux résistants et aux Juifs, exigea de Vichy de rendre obligatoire et générale la déclaration de changement de domicile… Carmille s’y opposa le plus longtemps possible... Mais il dut finalement s’incliner devant l’ultimatum allemand »48

67Pour d’autres, comme Pierre Piazza ou le rapport Azéma notamment, le propos est très différent :

• 49 Rapport Azéma, p.49

« Carmille exerça des pressions pour que soit prise la loi du 30 mai 1942, qui astreignait tout un chacun à indiquer le moindre changement de domicile »49.

68Quoi qu’il en soit, le SNS s’est emparé de cette nouvelle source pour mettre u jour, automatiquement cette fois, les dossiers individuels. Il était trop tard pour mettre à jour le fichier des mobilisables l’invasion de la zone sud ayant mis fin au projet militaire.

La « carte d’identité de Français »

70La carte se plie par le milieu. En plus des informations traditionnelles (nom, prénom(s), date de naissance), on trouve la situation de famille, la profession, la nationalité et, au verso, le domicile et son éventuel changement. Dans l’exemple ci-dessus, des perforations forment la mention « JUIF », ceci pour remplacer le tampon à l’encre rouge utilisé précédemment et jugé facile à effacer. Ces informations provenaient des formulaires de la demande.

71En bas du volet de droite, on reconnait le numéro à 13 chiffres (2-27-12-50-129-253) provenant du répertoire : 2-12-27 indique que la personne est de sexe féminin, née en décembre 1927, 50-129 la naissance à Cherbourg (dans la manche) et les trois derniers chiffres que c’était la 253^e naissance du mois. Le numéro a été reporté par un tampon numéroteur (un composteur), il est en léger relief, là encore pour lutter contre les falsifications. Cette personne est résidente en France, elle a la nationalité française. Bien que juive, elle a un identifiant qui commence par « 2 ».(et non par « 6 »)

73Dans ces deux exploitations de fichiers, celui des déclarations de changement de domicile et celui des cartes d’identité, on voit la dangerosité d’une collecte statistique lorsqu’elle porte sur des données sensibles dans le cadre d’un régime autoritaire et raciste. La question se posait à l’époque et se pose toujours aujourd’hui même si le régime n’est plus celui de Vichy : pour un statisticien, toutes les données sont-elles bonnes à prendre dès qu’elles ont un intérêt pour la statistique ?

74Azéma, Lévy-Bruhl et Touchelay écrivent à ce sujet :

• 53 Rapport Azéma, p.49.

« Soulignons – et cette remarque est évidemment très importante pour le sujet qui nous importe [i.e. le SNS a-t-il collaboré ?] – que personne n’a reproché au SNS, après la Libération d’avoir fonctionné comme une officine directement policière, en communiquant notamment des renseignements qui auraient permis de confondre celles et ceux qui s’étaient confectionné des faux papiers ; le SNS procéda, sans nul doute, à des enquêtes, souvent par l’intermédiaire des maires, lorsqu’il ne pouvait identifier un individu et il est certain que les dites enquêtes inquiétèrent vivement les personnes qui en étaient l’objet, alors qu’elles vivaient sous une fausse identité ; mais nous n’avons trouvé aucune trace que les services de police aient été alertés. Cela souligné, et Alfred Sauvy ne se priva pas ultérieurement de dénoncer ce qu’il considérait comme des dérives perverses, les responsables du SNS ont pris un certain nombre de risques et certaines de leurs initiatives ont pu être instrumentalisées par les services répressifs de Vichy »53.

75Avec ces trois sources, le recensement, les changements de domicile et la carte d’identité, toutes les trois articulées par le numéro du répertoire, le SNS s’était donné les outils pour interconnecter automatiquement les données au niveau individuel. C’est ce que voudra reproduire l’Insee en 1970 avec le projet SAFARI à ceci près que l’informatique allait remplacer la mécanographie. Dans ce projet des années 1970, années de l’épanouissement de l’idée de plans à la française et de modernisation de l’administration, toutes les options d’ingénieurs prises par le SNS ont été reprises apparemment sans discussions, au motif, probablement, que le régime politique semblait désormais garantir les libertés individuelles.

Conclusion

76Que retenir de cette partie de « l’Histoire » ?

77Celle d’une réalisation monumentale, conduite très rapidement pour des projets de très grandes envergures, administrativement complexes, techniquement innovants. En trois ans, le travail accompli nécessiterait dans les conditions d’aujourd’hui des délais incomparablement plus longs. Cette rapidité a probablement été facilitée par le cadre autoritaire, « libéré » des exigences démocratiques dans lequel il a été développé.

78Le projet relève d’une conception alors hégémonique de subordination de l’individu à l’État. Il est imprégné de culture militaire. Depuis le concepteur-réalisateur-maître d’ouvrage-et-maître d’œuvre jusqu’aux agents d’exécution, en passant par l’encadrement supérieur, tous sont des militaires démobilisés par l’Armistice. Le « numéro Carmille » sera nommé longtemps « numéro matricule » comme dans les bureaux de recrutement et les bataillons. La relation du service statistique avec les autres administrations était conçue sur le modèle de l’obéissance aux ordres… sous peine de sanctions disciplinaires ; la statistique de l’État était considérée comme une transposition du système d’information d’une entreprise.

79Il ne fait aucun doute que les projets statistiques du SNS servaient de couverture à une préparation des fichiers de mobilisation d’une armée qui auraient pu servir si les conditions s’en trouvaient à un moment réunies (ces fichiers seront détruits début 1943 lors de l’entrée de l’occupant en zone sud). Mais, manifestement, la mise en place de son système d’information ne peut être réduite à un simple leurre, couverture de la préparation d’une mobilisation militaire. Les travaux d’identification, la constitution d’un répertoire exhaustif et de fichage des « dossiers individuels » de plusieurs millions de personnes, le démontrent amplement.

80Des décisions aussi importantes que le recensement et l’immatriculation de la totalité de la population, l’obligation de déclarer les changements de résidences, d’avoir obligatoirement une carte d’identité, etc., se prenaient dans des cabinets de Vichy, en dehors de tout cadre démocratique, parfois à l’instigation du SNS lui-même, et toujours au minimum sous la surveillance de l’occupant.

81Le SNS a collecté, vérifié et classé une masse impressionnante d’informations sur ses contemporains. Certaines, particulièrement sensibles. Le fait que sous la direction de Carmille en France, à la différence de Jacob Lentz aux Pays-Bas, la statistique n’ait pas fournie de liste de juifs (au moins pour ce qu’on en sait), ne dit rien de ce qui se serait passé si les autorités l’avaient contraint à en fournir.

Épilogue

84Dans le présent article, c’est cependant l’action de René Carmille pour la constitution de son système d’information à partir des grands fichiers qui nous a intéressés dans la mesure où ces travaux ont constitué l’héritage qui sera repris dans la conception du projet SAFARI au début des années 1970.