• 1 Buy American rule, Biden infrastructure plan; Made in China 2025; Atmanirbhar Bharat Abhiyaan, l'In (...)

2Cette rupture entre les principes énoncés et les pratiques renforce la tendance mondiale à repenser les souverainetés nationales. Tout en restant différentes sur le fond et dépendantes des régimes politiques, les pratiques étatiques tendent désormais vers une certaine autosuffisance avec l’adoption de programmes protectionnistes pour l’économie et les infrastructures1. En fonction des pays, il peut s’agir ainsi de se prémunir de vulnérabilités technologiques et d’éviter une interdépendance qui pourrait fragiliser les économies et déstabiliser en conséquence les systèmes politiques (Epifanova, 2020).

• 2 Digital sovereignty for Europe, 02.07.2020 https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2020/ (...)

3L’espace numérique occupe une place d’autant plus importante dans cette quête étatique de la souveraineté technologique qu’il se développe selon un schéma réticulaire, échappant ainsi à une structuration hiérarchisée. Les questions d’autonomie numérique sont ainsi évoquées de plus en plus souvent par des États, y compris dans l’Union européenne2. Cette recherche d’autonomie, sans être représentative et égale à l’échelle mondiale, semble renforcer la tendance à la fragmentation d’Internet et à l’alignement des frontières numériques sur les frontières des États (Mueller, 2017).

• 3 Poutine, Adresse à l’Assemblée fédérale, 2018, http://kremlin.ru/events/president/news/56957

4La Russie mène sa propre politique de souverainisation, tant dans le domaine de l’économie ou du droit qu’en matière de développement des technologies numériques (hardware, software) et de diffusion des informations. D’une manière générale, le Kremlin est conscient du fait que le leadership dans le développement des technologies numériques sera décisif dans l’exercice de l’influence géopolitique à l’échelle internationale. Le lien entre la souveraineté et la dépendance technologique est souvent évoqué dans le discours officiel défendant des options de plus en plus autarciques pour le développement du pays. Notamment, dans une intervention en 2018 devant les députés de l’Assemblée fédérale, V. Poutine fait remarquer que « l'évolution technologique s'accélère rapidement […]. Ceux qui tireront parti de cette vague technologique auront une longueur d'avance. Ceux qui ne le feront pas seront emportés et noyés par cette vague. Le retard technologique, la dépendance signifient une réduction de la sécurité et des opportunités économiques du pays, et par conséquent, une perte de souveraineté3 ».

• 4 Il s’agit d’abord de la Doctrine de la sécurité de l’information, un document exposant les points d (...)
• 5 Le site de la Douma d’État, chambre basse du parlement : http://duma.gov.ru (consulté le 20.03.2022

6Pour répondre à ces interrogations, dans un premier temps, je me suis appuyé sur une méthodologie qualitative d’analyse d’échantillons du discours officiel et de documents de doctrine produits par le Conseil de sécurité près le Président de la FR4. L’étude des représentations et des stratégies de réalisation de la souveraineté numérique s’est fondée sur la lecture dans l’application Telegram des chaînes personnelles des députés de la Douma faisant partie du Comité de la politique d’information, ainsi que des publications sur le site parlementaire russe5. Enfin, l’analyse de l’application des lois et de leur impact sur les acteurs d’Internet s’est fait à partir de l’observation de l’actualité juridique et judiciaire, sur des chaînes de Telegram spécialisées en droit et technologies numériques, et d’entretiens avec des experts et militants russes des droits numériques.

• 6 Il s’agit avant tout des déclarations de souveraineté adoptées, entre juillet et décembre 1991, par (...)
• 7 Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères entre 1996 et 1998, a marqué une rupture dans le (...)

7D’une manière générale, l’expérience traumatisante des « parades des souverainetés »6 de 1990-1991, ainsi que les tendances centrifuges qui ont accompagné la formation du fédéralisme en Russie postsoviétique ont amené les gouvernants russes à associer fermement la souveraineté de l’État à son intégrité territoriale (Kossov, 1999). Les deux expressions sont indissolublement liées tant dans le discours que dans les documents officiels, voire dans la Constitution de 1993. Même si aux termes de la Constitution, c’est le peuple multinational qui détient la souveraineté (Lesage, Gélard, 1994), c’est toujours l’État qui la protège, par tous les moyens, y compris militaires. Cette vision de la souveraineté se rapproche donc davantage d’une philosophie politique dans l’esprit de Bodin, où elle est l’attribut d’un État représenté par un souverain (Spitz, 1998), que du concept de Rousseau, avec une souveraineté émanant de la volonté populaire (Foisneau, 2007). À la fin de 1999, avec la « doctrine Primakov »7 en relations internationales (Raviot, 2016), puis en réaction aux révolutions de couleurs ayant eu lieu dans les pays de l’ex-URSS dans les années 2000 et aux critiques du régime venant de la communauté internationale, cette vision de la souveraineté se renforce et évolue vers le modèle westphalien, c’est-à-dire l'exercice exclusif des fonctions régaliennes par l’État, qui ne souffre d’aucune ingérence dans sa politique, extérieure comme intérieure ( March, 2017 ).

• 8 Zecchini Laurent, « Vladimir Poutine dénonce l’unilatéralisme américain », Le Monde, 12.02.2007.

8La nature monarchique de la souveraineté s’est affirmée au fur et à mesure du renforcement des pouvoirs présidentiels et de la mise au premier plan de la figure du chef de l’État, en tant que symbole et défenseur de cette souveraineté. Les particularités de ce régime politique qui s’inscrit dans le cadre du modèle de la « démocratie  souveraine » ont été conceptualisées par le conseiller présidentiel Vladislav Sourkov (Sourkov, 2006) et un groupe d’experts proches du Kremlin (Garadja, 2006). De cette conceptualisation se dégage un nouvel aspect de la notion de souveraineté, formulé par V. Poutine en 2007 dans son discours à la Conférence de sécurité de Munich8. Il s’agit notamment de la primauté donnée aux intérêts dits pragmatiques de la Russie et de la prise des décisions à l’international sans se conformer à la discipline des alliances contraignantes.

• 9 Poutine, « Conférence en ligne avec les utilisateurs d’Internet et la chaîne BBC », 06.07.2006, htt (...)
• 10 À ce propos, il convient d’évoquer l’article de D. Medvedev, alors président de la Fédération, « La (...)
• 11 Svoboda Interneta 2019 : plan « Krepost’ », rapport conjoint des ONG Agora et Roskomsvoboda, 2019, (...)

9Au cours des années 2000, le domaine numérique reste à la périphérie des intérêts de l’État (Vendil Pallin, 2017). En répondant aux questions des utilisateurs d’Internet en 2006, V. Poutine remarque : « Selon moi, moins il y a de restrictions [sur Internet], mieux c’est9 ». Même si les autorités évoquent la nécessité de soutenir le secteur des nouvelles technologies, elles pointent davantage l’enjeu de développer une économie innovante que le besoin d’encadrer et de réguler l’espace numérique10. L’Internet se développe donc de manière dynamique en Russie. Au cours de la première décennie, le nombre d’utilisateurs permanents est passé de 4 millions en 2002 à presque 50 millions en 2010, pour atteindre plus de 70 millions en 202011. Un véritable marché de produits numériques se met en place avec plusieurs milliers d’opérateurs et sociétés privés, divers services, réseaux sociaux, applications. Tout un écosystème horizontal internationalisé impliquant plusieurs acteurs voit le jour et pose, de ce fait, la question de l’implication de l’État.

• 12 Ce document réunit un ensemble de points de vue officiels sur la place de la Russie dans le monde d (...)

11Ce changement de point de vue sur la souveraineté se manifeste tant dans le discours, que dans la doctrine de la « sécurité de l’information »12. L’analyse comparée des textes de doctrine de 2000 et de 2016 montre l’accroissement de l’importance accordée à la souveraineté de l’information (Doktrina informacionnoj bezopasnosti, 2000, 2016). Le terme « souveraineté » est employé neuf fois en 2016 contre deux en 2000. Si, en 2000, la doctrine évoque la souveraineté dans son rapport avec l’intégrité territoriale, en 2016 l’occurrence la plus fréquente est « atteinte à la souveraineté » (podryv), suivie de près par « protection de la souveraineté » (zaŝita). La doctrine de 2016 devient beaucoup plus précise sur les potentielles menaces à la sécurité de l’information. Contrairement au document de 2000 évoquant d’une manière abstraite la protection de la politique et des industries d’information de l’État, le texte de 2016 pointe explicitement la nature des menaces, telles que des « influences à des fins militaires et l’implication des services spéciaux étrangers ». Le discours devient ainsi plus alarmiste sur le problème de l’ingérence étrangère dans la sphère de l’information et établit le rapport entre la représentation de la souveraineté au sens westphalien, et son extension au domaine de l’information, qui inclut l’espace numérique.

• 13 Rapport d’activité du Roskomnadzor pour 2008 ,https://digital.gov.ru/ru/events/20581/ , consulté le (...)
• 14 Rapport d’activité du Roskomnadzor pour 2020, https://rkn.gov.ru/plan-and-reports/reports/ , consul (...)
• 15 Svoboda interneta 2020 : vtoraâ volna repressij, Rapport de Setevye svobody, 2020, https://runet.re (...)

13L’adoption de nouvelles lois régulant le domaine numérique s’accélère à partir du début des années 2010. Ce processus législatif intense s’accompagne de la mise en place en 2008 de l’agence gouvernementale Roskomnadzor (RKN) chargée de surveiller la sphère de l’information et de la communication et l’implémentation des lois. Les activités du RKN prennent de l’ampleur, se diversifient progressivement, et mettent l’agence en interaction avec diverses structures de force (silovye struktury), comme la police, le FSB, la prokouratoura, d’une part, et des acteurs privés de l’autre. Si en 2008, RKN fait état de 49 avertissements aux médias pour diffusion de matériaux extrémistes, propagande en faveur des drogues, pornographie ou violence13, en 2020, il s’agit déjà de plusieurs centaines de milliers de sites Internet qui sont bloqués par l’agence14. Les pratiques de blocage s’appuient sur le processus de l’adoption de nouvelles lois par la Douma dont la progression est assez spectaculaire entre 2011 et 2017, l’année où le pic est atteint avec 114 initiatives législatives portant sur la régulation d’Internet15.

• 16 « Mincifry planiruet načat’ učët transgraničnyx linij svâzi », TASS, 21.10.2021, https://tass.ru/ek (...)
• 17 Texničeskie sredstva protivodejstviâ ugrozam, Moyens techniques de réaction aux menaces.
• 18 Entretien du 2.11.2021.
• 19 Timberg Craig, Dixon Robyn, De Vynck Gerrit, Albergotti Reed, « Human rights advocates decry Apple, (...)
• 20 Iasakova Ekaterina « Sud zapretil Instagram i Facebook. Čto èto značit dlâ pol’zovatelej», RBK, 21. (...)
• 21 « Roskomnadzor načal proverku kačestva blokirovki zapreŝënnyh resursov u operatorov svâzi », HABR, (...)

16Concernant l’usage du droit, nous pouvons distinguer plusieurs groupes de cibles ou sujets de la souverainisation, dont diverses entreprises numériques (FAI, opérateurs, propriétaires des points de trafic, etc.), des médias et journalistes, des organisations militantes, et enfin de simples utilisateurs d’Internet. Les FAI et opérateurs numériques ont été les premiers concernés par la législation qui leur impose le filtrage des contenus, avec la loi de 2012 (139-FZ) et la loi Lougovoï de 2013 (398-FZ), les lois Iarovaïa (374-FZ, 375-FZ) apportant l’obligation de stocker les données numériques, et enfin la loi dite « sur l’Internet souverain » (90-FZ) qui remet entre les mains de l’État le contrôle des points de trafic transfrontalier. Un registre des lignes transfrontalières sera prochainement établi et tenu à jour par RKN, en application de la loi 319-FZ entrée en vigueur le 2 juillet 202116. La nouvelle réglementation autorise l’État à modifier le routage et à surveiller les contenus. La loi prévoit l’installation du matériel TSPU17 chez tous les grands opérateurs. D’après un expert russe, l’accès au boîtier TSPU, fourni par l’État et enfermé à clé dans les locaux techniques des FAI, n’est accordé qu’aux employés du RKN qui assurent son entretien et sa maintenance technique18. Ce matériel utilisant la technologie DPI permet de ralentir le trafic de certaines plateformes, comme ce fut le cas pour Twitter à l’été 2021, ou encore de couper l’Internet mobile dans certaines zones et à des moments précis. Ce nouveau moyen de contrôle du trafic constitue ainsi un moyen de pression sur les grands acteurs du numérique comme les GAFAM, dont les ressources et les bénéfices peuvent être impactés par le ralentissement du trafic. C’est probablement par cette menace que les autorités russes ont obtenu le retrait de l’application Smart Vote, de Navalny, des stores de Google et Apple, pendant les élections législatives de l’automne 2021, même si divers observateurs évoquent comme raison principale de cette mesure la menace de poursuites pénales contre les employés russes des deux géants américains19. Avec le début de la guerre en Ukraine commencée le 24 février 2022, le RKN s’attaque directement à Meta Platforms Inc. reconnu « organisation extrémiste » par un tribunal de Moscou. Cela conduit au blocage par l’intermédiaire du matériel TSPU de Facebook depuis le 4 mars 2022 et d’Instagram depuis le 21 mars20. De plus, toujours en mars 2022, le régulateur russe organise une série d’inspections auprès des opérateurs de taille intermédiaire visant à contrôler la qualité générale des blocages de ressources interdites21.

• 22 La loi fédérale 100-FZ adoptée le 1.04.2021.
• 23 Les formations militaires créées en 2016 sur la base des troupes du ministère de l’Intérieur russe (...)
• 24 Il s’agit des lois 32-FZ adoptée le 4 mars et 63-FZ datant du 25 mars 2022 introduisant l’article 2 (...)
• 25 Entretien avec un avocat de Roskomsvoboda réalisé le 19 juillet 2021

18Outre cette emprise sur l’infrastructure d’Internet et sur les acteurs économiques, le processus de la souverainisation touche un groupe plus large d’utilisateurs, dans le but de réguler par le droit certaines questions relevant de la politique intérieure. Il peut s’agir de poursuites pénales ou administratives contre les utilisateurs des réseaux sociaux russes comme VKontakte, dont les propos peuvent être interprétés par la police comme apologie du terrorisme, appel à l’extrémisme, outrage à la mémoire de la Grande Guerre patriotique ou, plus récemment, la diffusion des fake-news concernant la pandémie du Covid 1922 ou des « fausses informations » discréditant l’action de l’armée russe, des troupes de Rosgvadia23, du parquet, des ambassades et du ministère des Situations d’urgence dans ce qui est appelé officiellement « l’opération spéciale en Ukraine »24. De l’avis des avocats spécialisés en droit numérique, les motifs sont parfois interprétés très librement par les enquêteurs, car la définition des délits dans les lois manque de précision25. Les affaires sont montées à partir de la surveillance des réseaux sociaux russes et du monitoring régulier des réseaux sociaux étrangers. L’éventail des normes répressives s’élargit avec la mise en place du mécanisme de l’action administrative préjudicielle, qui sanctionne un utilisateur au pénal après le premier jugement administratif. Les sanctions sont souvent appliquées par la justice au mépris du caractère non rétroactif de la loi, ce qui permet de juger un individu pour des informations répréhensibles aujourd’hui, alors qu’elles ont été postées il y dix ans.

• 26 La loi prévoit entre autres un système complexe de comptes rendus des revenus et des dépenses que l (...)
• 27 Lors des conférences de presse en ligne le représentant du Kremlin Dmitri Peskov rappelle régulière (...)
• 28 Les listes de médias, ONG ou personnes physiques désignés comme agents étrangers peuvent être consu (...)
• 29 Il s’agit par exemple des associations féministes, des organisations de lutte contre la violence co (...)
• 30 Le défaut de signalement récurrent peut conduire au retrait de la licence et au blocage du média. C (...)
• 31 « Roskomnadzor vs Federal’naâ palata advokatov », Setevye svobody, Telegram, 16.11.2021,

19Le droit pénal et administratif est utilisé également de façon sélective contre les médias num:riques, les journalistes et les militants. Son usage relève de l’agenda politique et de l’importance que le pouvoir accorde à tel ou tel cas. Le recours aux poursuites se combine avec la technique du shaming qui s’appuie sur les lois (272-FZ, 2012, 327-FZ, 2017, 481-FZ, 2020) introduisant l’obligation de signaler comme « provenant d’un agent de laétranger » les publications des ONG, de certains médias, et plus récemment de certaines personnes physiques inscrites au registre du ministère de la Justice russe26. Les autorités réfutent régulièrement le caractère répressif de ces lois27. Cependant, outre les contraintes d’ordre financier qu’elles entraînent pour les acteurs concernés (médias, ONG, journalistes, militants), ces lois les désignent à la vindicte, dans l’espace public russe, sous une étiquette porteuse de connotations négatives (Baunov, 2021). Le registre des « agents de l’étranger » s’est rempli assez vite, surtout ces deux dernières années28. Les pratiques récentes révèlent une application plus étendue et moins politisée de cette loi. La notion d’engagement dans des activités politiques, principal motif permettant d’attribuer le statut d’agent de l’étranger, est définie de manière très vague (art. 2.1 de la Loi 272-FZ), ce qui laisse aux autorités toute latitude pour désigner un sujet comme « agent de l’étranger ». Par conséquent, le ministère de la Justice inclut dans le registre non seulement des médias non gouvernementaux ou des ONG impliquées en politique, mais également des organisations politiquement neutres qui ne bénéficient pas de financements d’État29. Par ailleurs, les sanctions administratives sous forme d’amendes se multiplient en 2021 pour défaut de signalement « agent de l’étranger » des sources ou références dans les publications en ligne30. Ces affaires se comptent par centaines, rien qu’à Moscou, et concernent tant les sites des médias, réseaux sociaux et ONG que ceux des associations professionnelles, comme la Chambre fédérale des avocats31.

• 32 Registre du Ministère de la Justice https://minjust.gov.ru/ru/documents/7756/ , consulté le 15.04.2 (...)

20Depuis 2012, la loi 272-FZ complétée en 2015 et 2021 introduit la notion d’organisations indésirables représentant une menace pour la sécurité de l’État (art. 3.1). Leurs activités sont simplement interdites sur le territoire de la Russie. Cela concerne tant la présence de succursales et les opérations financières, que la diffusion d’informations sur Internet, avec l’inscription des sites de ces organisations sur la « liste noire » du RKN. Comme dans le cas des « agents de l’étranger », le signalement est obligatoire lorsque le nom de l’organisation apparaît dans des publications en ligne, qu’il s’agisse d’articles de presse, de blogs ou de réseaux sociaux. Depuis 2021, des amendes et même des peines de prison sont prévues pour sanctionner la participation des citoyens russes aux activités des organisations indésirables. Au 12 avril 2022, le registre du ministère de la Justice comporte 53 organisations, parmi lesquelles se trouvent tant des ONG politiques, comme Open Russia ou des observateurs étrangers des élections russes, que des médias faisant du journalisme d’enquête, comme Proekt Media, des organisations religieuses, ou encore Bard college, l’université privée américaine de sciences humaines qui avait ouvert une faculté des arts auprès de l’Université de Saint-Pétersbourg32.

• 33 Fondée en 2005, l’association Agora a été déclarée « ONG agent de l’étranger » en 2014, puis liquid (...)

23Bien que l’État semble avoir une emprise totale sur l’espace juridique, avec la jonction de plus en plus visible des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il reste un certain nombre d’outils légaux permettant aux médias, militants et utilisateurs, de se défendre avec le concours de quelques ONG proposant les services d’avocat. Il existe actuellement deux organisations assurant principalement la défense des droits numériques : Setevye svobody prenant le relais de l’association Agora33, et le cabinet d’avocats Digital rights center créé par les juristes de l’ONG Roskomsvoboda. D’autres, comme le Centre de défense des droits des médias, ou OVD-info, se chargent d’une manière plus large de la protection des droits des journalistes ou des militants.

• 34 « Kollektivnaâ žaloba na nezakonnye dejstviâ Roskomnadzora podana v MVD », 28.04.2018, site de Rosk (...)
• 35 La plainte a été co-signée par plusieurs hommes politiques de l’opposition dont Ilia Iachine, Vadim (...)
• 36 Entretien du 19 juillet 2021.
• 37 Entretiens du 19 et 23 juillet 2021.

24Dans ce contexte politique sensible, l’action en justice contre l’État est plutôt rare aujourd’hui. Des plaintes contre RKN ont pourtant été déposées par Roskomsvoboda en 2018, au moment des tentatives de blocage de Telegram34. Plus récemment, en juin 2021, Roskomsvoboda a intenté une action en justice contre RKN au nom d’un groupe de militants, pour avoir limité l’accès à Twitter lors du ralentissement du trafic, en mars 202135. En septembre 2021, cette plainte n’était toujours pas enregistrée par le tribunal Taganski à Moscou. Les avocats n’ont pas beaucoup d’espoir qu’elle aboutisse à une décision satisfaisante pour les parties36. Toutefois, ce recours à l’action en justice intentée contre l’Etat ou à une plainte contre X reste un outil que les avocats engagés (Roskomsvoboda, Digital right center, Setevye svobody) considèrent comme assez efficace, car il peut provoquer un débat public autour des problèmes de limitation des droits numériques ou constituer un précédent de justice37. Ces organisations d’avocats pratiquent ce qu’ils appellent la strategic litigation, une stratégie consistant à déposer une plainte contre X pour dénoncer, par exemple, un usage abusif par les autorités de la reconnaissance faciale ou des données biométriques. La saisine de la justice attire l’attention des médias et sensibilise l’opinion publique aux conséquences de telle ou telle initiative de l’État pouvant porter atteinte aux droits numériques ou à la vie privée. Au-delà de la simple victoire dans l’affaire en cours, cette stratégie vise à laisser une trace durable dans la société et à produire un effet sur le public en général, et sur le gouvernement en particulier.

• 38 Entretien du 23 juillet 2021
• 39 Statistiques de la CEDH, https://euroclaim.ru/rossiya-i-espch-statistika/ , consulté le 15.04.2022
• 40 La loi 39 FZ du 29 mars 2019 prévoit des amendes pour des propos jugés injurieux ou manquant de res (...)
• 41 Entretien du 22 juillet 2021 avec un avocat de Setevye Svobody
• 42 « La Fédération de Russie est exclue du Conseil de l’Europe », salle de presse du Comité des Minist (...)
• 43 Selon l’article 58, paragraphe 1 de la Convention, les parties ne peuvent dénoncer la Convention qu (...)
• 44 Gorbounova Ekaterina, « Napomnit’ rossijskim vlastäm odnu važnuû veŝ », interview avec l’avocat Dmi (...)
• 45 Anichtchikov Oleg, « Rešeniâ ESPČ ne budut ispolnâtsâ v RF: zakonoproekt », le site de l’avocat Ole (...)
• 46 Certains plaignants peuvent obtenir des réparations jusqu’au 1 janvier 2023 sur la décision du parq (...)

25Pour cela, les avocats de Setevye Svobody cherchent eux-mêmes des jugements discutables ou des condamnations abusives d’utilisateurs d’Internet, pour pouvoir les contester après l’expiration des possibilités de recours devant la justice russe auprès de la CEDH. Certes, la procédure de recours auprès de cette institution a toujours été compliquée et les délais de l’examen des plaintes sont longs. Cette lenteur de la justice européenne est d’ailleurs déplorée par les avocats car elle les empêche de créer rapidement un précédent judiciaire38. En effet, la Russie est signataire de plusieurs conventions internationales qui l’engagent à respecter les droits de l’homme. La Convention européenne des droits de l’homme a été ratifiée par la Russie en 1998 et représente un outil efficace pour la défense des militants ou des simples citoyens russes, leur permettant notamment de saisir la CEDH pour contester les décisions de la justice russe et obtenir leur annulation, avec des dommages et intérêts. La Russie se trouve en tête de tous les États membres du conseil de l'Europe pour le nombre de plaintes déposées auprès de la CEDH39. Certes, certaines décisions de la Cour ne sont pas suivies d’effets. La loi fédérale constitutionnelle 7-FKZ adoptée en 2015 investit la Cour constitutionnelle russe du droit d’annuler la décision de la CEDH si elle est considérée comme contraire à la Constitution de la FR. Plus tard, après l’adoption des amendements constitutionnels en 2020, le principe de la primauté du droit international sur le droit interne a même été supprimé de la Constitution. Cependant, selon les avocats interrogés, l’État russe a appris à s’entendre avec la CEDH. Les juges russes étudient attentivement la jurisprudence de cette instance, et le gouvernement verse les montants de compensations aux plaignants ayant gagné leurs procès à Strasbourg. Dans certains cas, les décisions de la CEDH démontrent leur efficacité en modifiant les pratiques judiciaires nationales. Ainsi, les jugements sanctionnant l’irrespect du pouvoir dans les publications en ligne40 ont fait l’objet d’un recours collectif déposé par Setevye svobody et regroupant 19 plaintes. La décision finale a été rendue par la CEDH quelques mois après le dépôt du recours. Selon un avocat interviewé, elle pourrait désormais constituer un précédent judiciaire et mettre fin à l’usage très étendu de cette loi en Russie41. Toutefois, l’invasion de l’Ukraine a changé la donne et cela ne tardera pas à se répercuter sur les stratégies des avocats engagés. Le 16 mars 2022, le comité des ministres du conseil de l’Europe a décidé d’exclure la Russie de cette organisation, ce qui entraîne la dénonciation par la Russie de la Convention européenne des droits de l’homme et sa sortie du système de protection des droits et libertés et de la Cour européenne des droits de l’homme42. Cette exclusion aura un effet direct sur la pratique des plaintes auprès de la CEDH, car les citoyens russes ne pourront plus saisir cette juridiction afin de condamner l’État pour violation de leurs droits. Formellement, la Russie garde son statut de membre du CE jusqu’au 1^er janvier 2023, et les requêtes des plaignants russes déposées avant le 16 septembre 2022 devraient être examinées par la CEDH43. Cependant, à ce jour, rien ne peut garantir que la Russie, après avoir dénoncé la Convention européenne des droits de l’homme, sera prête à suivre les arrêts de la CEDH pendant cette période et que le parquet russe poursuive ses échanges avec la juridiction européenne. Certains avocats russes restent persuadés que, pendant cette période, le dépôt des plaintes devant la CEDH garde tout son sens et constitue toujours un ultime moyen de protéger les droits humains44. Mais, un nouveau projet de loi a été déposé à la Douma le 16 mai 2022 prévoyant la non-exécution par la Russie des décisions de la CEDH prises après le 16 mars 202245. Malgré le caractère contradictoire de cette loi, son adoption permettra à l’État de mettre fin brusquement aux versements des compensations aux plaignants russes dont le nombre pourrait augmenter sensiblement depuis le 24 février 2022, compte tenu des pratiques judiciaires controversées dans l’application des nouvelles lois dites « sur la censure militaire »46. Cela marquera également une rupture unilatérale et rapide des rapports entre la justice russe et la CEDH.

• 47 Interview de Dmitri Medvedev à l’agence RIA et la chaîne de télévision RT du 26.03.2022, https://ri (...)

26Enfin, d’un point de vue juridique, la Russie peut réintégrer le conseil de l’Europe et le système de la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui restituera son statut auprès de la CEDH, même si le caractère autarcique des aspirations à la souverainisation de la justice et du système normatif russes ces dernières années, tout comme le discours actuel des dirigeants politiques rompant avec le droit international, semblent déplacer cette possibilité dans une perspective éloignée47.

• 48 Entretien du 23 juillet 2021 avec un avocat de Setevye Svobody.

27Pour défendre leurs clients, les avocats mobilisent d’autres astuces légales exploitant notamment les failles du droit interne. Par exemple, ils parviennent à trouver des vices de forme et à invalider les preuves numériques réunies par l’instruction. Ainsi, si le procès-verbal d’instruction invoque une capture d’écran d’un document répréhensible faite depuis un ordinateur fixe, alors que le visuel du document provient du smartphone de l’enquêteur, le tribunal sera amené à ne pas reconnaître la validité de la preuve48. Les failles de ce type et bien d’autres autorisent parfois à gagner les affaires en justice. Les avocats interrogés reconnaissent toutefois que ces stratégies ne sont plus efficaces dans les affaires sensibles et politisées lorsque l’instruction, l’accusation et la justice font front commun contre la défense et les prévenus. Les marges de la résistance par la voie légale sont, dans ce cas, très limitées.

• 49 L’association d’avocats Komanda 29 a décidé de s’auto-dissoudre en été 2021 à la suite du blocage d (...)

28Les moyens personnels relèvent davantage du ressort du contournement et de l’adaptation que de la résistance. Il s’agit principalement de prendre des mesures de prévention pour anticiper les poursuites. Notamment, certaines organisations militantes, comme Setevye svobody, évitent de se localiser dans un lieu précis. Elles n’ont pas de bureaux et s’expatrient entièrement dans l’espace virtuel. D’autres préfèrent quitter la Russie, pour ignorer la loi ou les décisions de justice, mais aussi pour garder la possibilité de continuer leurs activités en exil49.

• 50 Les services VPN pour contourner les blocages ont été encadrés par la loi 276-FZ entrée en vigueur (...)
• 51 Entretiens du 19 et 23 juillet 2021.

29Les stratégies d’adaptation individuelles ou collectives se traduisent par l’utilisation de moyens et de solutions assurant la sécurité informatique et permettant la protection de données et le contournement des blocages. Le répertoire d’outils comprend les services vpn50, dont l’usage s’est banalisé au cours de ces dernières années, le chiffrement de données sensibles, l’utilisation d’applications jugées fiables par des collectifs de militants, comme Signal, Telegram ou Wire51. Ces stratégies sont diffusées à travers des groupes d’échange, des formations collectives sous forme de webinar ou hackatons. Les juristes de Roskomsvoboda ont organisé à Moscou une école qui forme aux spécificités du droit dans le domaine numérique. Ces savoirs et compétences circulent à l’international, à travers les collaborations avec des associations de défense de droits numériques dans les pays de l’espace postsoviétique comme le Kazakhstan, le Kirghizstan ou le Bélarus, et avec des associations internationales de défense des droits humains, comme International Network of Civil Liberty Organization (INCLO), et des droits numériques Acces Now, Keep it On. Ces collaborations, même si elles ne prévoient pas nécessairement un financement étranger, demeurent toujours une prise de risque pour les associations russes, car le statut d’agent de l’étranger pourrait leur être attribué pour leur participation à des formations dispensées par une ONG étrangère, assimilée par les autorités à une assistance étrangère non matérielle (Konovalov, 2021).

• 52 Idem.

31Le modèle d’Internet souverain façonné par une régulation juridique aussi opaque qu’omniprésente et de plus en plus répressive depuis le début de la guerre en Ukraine traduit, d’une part, une forte volonté de l’État d’enrayer les activités en ligne des militants indépendants. D’autre part, il révèle son peu d’intérêt pour une auto-organisation de la population et pour le feedback provenant des ONG et des militants. Malgré le constat positif d’un interviewé sur le potentiel des initiatives indépendantes et de la mobilisation sociale pour la gestion de divers problèmes locaux, « les militants et le pouvoir vivent dans deux univers parallèles qui ne se croisent pas »52. Pour les ONG indépendantes, les perspectives sont donc peu réjouissantes, car l’État ne leur accorde pas de financements et ne favorise pas les dons privés des entreprises russes. Cela amène donc les organisations militantes à chercher des financements à l’étranger, malgré le risque de se faire étiqueter comme agents de l’étranger. La loi sur les « agents de l’étranger » restera donc à l’avenir un facteur de risque permanent pour les militants indépendants. Son application dépendra du caractère plus ou moins politisé des domaines d’activité des ONG. Certains, comme l’observation des élections, sont déjà bannis de l’espace numérique par le blocage des sites Internet des ONG étrangères ou russes impliquées dans la défense des droits d’électeurs. D’autres, comme la protection de l’environnement ou les droits des femmes, peuvent rapidement gagner une résonance politique qui les mettra, eux aussi, au rang des sujets tabous.

• 53 Depuis le début de la guerre en Ukraine, Yandex s’apprête à suspendre son service de livraisons à P (...)

33Ces craintes des mobilisations hors contrôle et la forte volonté de l’État d’assurer sa présence dans l’espace numérique écartent définitivement les perspectives d’un « modèle californien » avec son penchant pour la régulation par des acteurs privés du marché et toutes les réserves exprimées à son égard (Morozov, 2011). Est-on pour autant en train de s’approcher du « modèle chinois », où la moindre initiative venant d’en bas serait contrôlée et exclue de l’espace numérique ? Certes, ces dernières années, l’État a beaucoup progressé sur le plan technique en matière de contrôle de l’infrastructure et des flux d’informations, en réduisant les moyens de contournement, qui ne semblent pas encore totalement épuisés. Sur le plan technique, le jeu du chat et de la souris se poursuit, et aux mesures restrictives gouvernementales répondent des solutions pour s’y adapter. Dans le même temps, l’État se place également dans une situation délicate, dans la mesure où l’avancement de la souverainisation dans le sens de l’isolement aura un impact économique sensible, tant pour les entreprises publiques, que pour les sociétés privées russes, en leur fermant la porte des marchés internationaux (Nocetti, 2019). Certains géants du numérique russe comme Yandex ne peuvent plus se contenter uniquement du marché russe et cherchent à s’implanter également en Europe et dans d’autres pays en proposant depuis peu le service de livraisons alimentaires Yango Deli à Tel Aviv, Paris et Londres ou encore le service de taxi dans les États baltes, en Finlande, Géorgie et Serbie53.