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Militants face à la “souverainisation” numérique

Conflit contre un projet de méga-décharge à Shies

Enjeux de souveraineté dans le nord-ouest russe à l’ère d’Internet
Perrine Poupin

Résumés

Cet article aborde la notion de souveraineté en contexte numérique à partir de l’analyse d’une mobilisation contre un projet d’aménagement dans le nord de la Russie, à la frontière de la région d’Arkhangelsk et de la République des Komis. L’analyse de ce cas montre que la souveraineté, qui n’est pas seulement institutionnelle, mais également citoyenne (ou populaire), est redéfinie au quotidien par différentes initiatives qui engagent des institutions, des entreprises et des citoyens dans la sphère numérique. D’abord, l’article restituera l’histoire de la mobilisation des habitants. Il décrit les actions étatiques par et sur le numérique, parfois par l’intermédiaire de plateformes privées, pour promouvoir le projet d’aménagement illégal, contrôler l’information et réduire au silence les critiques. Ensuite, il aborde le versant « citoyen » de la réalisation de la souveraineté et met en évidence que l’appropriation des technologies numériques donne ainsi lieu à de nouvelles configurations des rapports de force entre pouvoir et société en Russie.

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Texte intégral

1Selon une conception moderne, la souveraineté interne de l’État s’exerce de manière absolue sur un espace borné et fixe, à l’intérieur de frontières territoriales. Une des formes de ce pouvoir réside dans la capacité d’aménagement et de contrôle de l’aménagement (Giraut, 2008). Les programmes de travaux publics sont, en effet, des moments importants d’expression et de réaffirmation des souverainetés politiques et institutionnelles sur des territoires. Cependant, dans le contexte de la mondialisation et des flux transnationaux qui l’accompagnent, les modes d’organisation spatiale sont aujourd’hui moins appréhendés en termes de territoires, qu’en termes de réseaux complexes. L’espace numérique, un espace a-territorial et transnational, est un de ces réseaux. L’eau, l’assainissement, l’énergie, les déchets en sont d’autres. Comme ces grands réseaux techniques l’ont fait depuis la fin du XIXe siècle, le numérique interroge et redessine les contours de l’action publique et de la souveraineté depuis vingt ans. Face au développement du numérique, les États se sont adaptés, repositionnés, redéployés par touches successives et ont redéfini leurs principes d’intervention.

2Cet article examine comment les logiques du pouvoir en réseau numérique et du pouvoir territorial se rencontrent, se superposent et s’affrontent dans une région périphérique de la Russie. Il se fonde sur l’étude d’une mobilisation contre la construction d’une méga-décharge à Shies, dans la région d’Arkhangelsk, dans le Nord-Ouest de la Russie, qui a eu lieu entre l’été 2018 et janvier 2021. Cette mobilisation a été notamment incarnée par l’occupation continuelle du site. Le projet de décharge à Shies a consisté, à l’époque d’Internet, en la « rencontre » d’un réseau des déchets ménagers avec un territoire (et avec des territoires d’appartenances et de pratiques). Les conflits environnementaux constituent des cas pratiques privilégiés pour caractériser ces territoires et leurs ancrages, et aborder la question de la souveraineté. De nombreux conflits contre de grandes infrastructures ont lieu un peu partout en Russie. Les activités polluantes incriminées sont variées : mine de cuivre et de charbon, exploitation et transport du pétrole, traitement des déchets, etc. Or, ces scènes locales, qui engagent différents acteurs concernés à l’échelle des territoires et utilisent activement Internet, sont relativement peu étudiées du point de vue de leurs dynamiques et enjeux politiques. L’analyse des conflits d’aménagement peut être un moyen de révéler des enjeux de contrôle de l’espace et de souveraineté et des rapports complexes entre différentes instances politiques et jeux d’acteurs, qui se jouent en présence et sur Internet. Elle montre aussi comment le gouvernement central (traditionnellement étudié d’un point de vue macropolitique) veille au respect de sa souveraineté dans des périphéries régionales, des territoires concrets et des situations particulières. La réflexion développée ici sur les politiques « en train de se faire », toujours caractérisées par le foisonnement à la fois créatif et substantiellement instable, contribue aux recherches sur une vision non déterministe de la politique en Russie.

3Mon choix méthodologique s’est porté sur une conception pragmatiste des problèmes publics, qui propose une approche dynamique de la société et du politique. Selon celle-ci, la découverte du projet de décharge interrompit le continuum de l’expérience des villageois habitant à une trentaine de kilomètres de Shies, qui firent alors face à ce que le philosophe pragmatiste John Dewey appelle une « situation problématique » (Dewey, 1927). Face à cette expérience et pour résoudre les problèmes, les riverains se lancèrent dans une enquête (Dewey, 1938). Par l’enquête, ils s’associèrent et cernèrent les causes de leurs problèmes. Des publics se créèrent. Mon enquête a accompagné celle des habitants ; une enquête de terrain de deux mois en été 2019 à Syktyvkar (la capitale de la République des Komis, sujet de la Fédération de Russie), sur le site de Shies et à Ourdoma (le village le plus proche de Shies). Avec la fermeture des frontières en lien avec la pandémie Covid-19 et la guerre en Ukraine, je n’ai pas pu retourner ensuite sur place et j’ai continué mon enquête en ligne, principalement sur le réseau social numérique russe VKontakte, grâce aux liens que j’avais établi l’été 2019 avec plusieurs dizaines d’habitants mobilisés et leurs centaines de camarades de lutte. C’est pendant cette enquête ethnographique, in situ puis en ligne, que j’ai saisi dans les expériences en cours, aux côtés des acteurs, des liens entre mobilisation collective, territoires, souveraineté et numérique. L’étude sur les réseaux sociaux réalisée à partir des pratiques numériques des personnes rencontrées physiquement est primordiale. Ce type d’approche pragmatiste des problèmes publics permet de faire apparaître, dans le cas d’une lutte locale contre un projet d’aménagement au milieu de la taïga du Grand Nord, une grande complexité des relations et des phénomènes en jeu, imbriquant des espaces hétérogènes et dynamiques, en ligne et hors ligne. Ce travail est une contribution aux études sur l’utilisation des réseaux sociaux dans le cadre des controverses autour des projets d’aménagement du territoire (Douay et Reys, 2016 ; Mabi, 2016 ; Antonilos-Basso, Paddeu, Douay et Blanc, 2018).

4Mon intérêt va particulièrement aux différentes formes de contrôle et d’autonomie qui s’exercent sur les infrastructures numériques, les technologies et les données dans le cadre de la mobilisation de Shies. Cette dernière constitue un cas particulier du réseau VKontakte. En 2014, dans le contexte du conflit en Ukraine, les pressions contre les voix critiques du régime saccentuèrent. Pavel Durov, fondateur de VKontakte, fut forcé de quitter le pays. VKontakte fut racheté par l’oligarque proche du Kremlin Alisher Usmanov (puis par Gazprom en 2021). En juillet 2016, le gouvernement Poutine signa le paquet « Yarovaya » qui oblige les fournisseurs d’accès à Internet à stocker les données des utilisateurs pendant un an et à communiquer aux autorités les données et les clés de chiffrement, sans décision de justice. Les services de messagerie, les forums en ligne et les plateformes de médias sociaux doivent sauvegarder les données pendant trois ans. Des lois et des règlementations ultérieures ont permis aux autorités de surveiller et de bloquer automatiquement des contenus Internet, directement, sans la coopération des fournisseurs d’accès, via des équipements SORM (Ermorshina et Musiani, 2017).

5La notion de « souveraineté numérique » est souvent utilisée pour traiter cette question. Cette notion s’est fortement développée depuis 2011, après les révélations de Snowden et l’augmentation de l’importance du cloud, ce système destiné à stocker, traiter et diffuser des données, faire fonctionner des applications et des logiciels par le biais d’ordinateurs distants. La plupart du temps, la notion de « souveraineté numérique » sert à désigner des tentatives d’interventions de l’État dans le domaine numérique. La « souveraineté numérique » peut alors être entendue de deux manières. Elle peut décrire la souveraineté étatique nationale telle que l’État l’exerce sur le champ du numérique (technologies, infrastructures, données, etc.). Elle peut aussi renvoyer aux manifestations numériques de la souveraineté étatique (Quiviger, 2017), lorsque les États communiquent par exemple au moyen d’outils Internet. À côté de cette conception étatique de la souveraineté, la « souveraineté numérique » peut également renvoyer à la promotion d’une logique multipartenaire de la gouvernance d’Internet. Puisque l’étendue de l’autorité souveraine d’un État est de nos jours limitée par des traités régionaux et internationaux et qu’Internet est contrôlé par des entreprises multinationales privées, certains acteurs cherchent alors à bâtir une souveraineté numérique qui s’appuie sur des communautés d’usagers plus larges, par exemple européennes ou internationales. Enfin, une autre vision de la notion de « souveraineté numérique » peut être associée à l’idée que les citoyens puissent se protéger et s’autonomiser du pouvoir d’État et des grandes entreprises privées en développant des technologies ou des infrastructures indépendantes de celles-ci (Couture et Toupin, 2019). Dans ce cas, des collectifs mettent en question la souveraineté étatique et revendiquent un partage de souveraineté. Des collectifs d’autochtones, notamment en Amérique du Nord, se mobilisent et luttent pour une « souveraineté autochtone » (autochthonous sovereignty) sur les terres, les corps, la culture ainsi que les infrastructures et les données d’Internet (indigenous data sovereignty) (Kukutai et Taylor, 2016). Cette souveraineté populaire peut être traduite en discours explicites, ou bien elle est revendiquée en actes sans formulation explicite.

6Le présent article a pour objectif d’ouvrir une réflexion sur la notion de souveraineté numérique à partir de la mobilisation de Shies. Une première partie sera consacrée à la souveraineté étatique numérique, liée aux répressions dans le domaine numérique et aux manifestations numériques de la souveraineté étatique (notamment communicationnelles) en réponse à la mobilisation de Shies. Dans une seconde partie, la notion de souveraineté numérique sera abordée dans son versant « citoyen » : une souveraineté populaire en actes et en scènes médiatiques numériques. La souveraineté étatique fit, en effet, l’objet de nombreuses critiques tout le long de la mobilisation et de réflexions sur un éventuel partage de celle-ci.

Projets d’aménagement contestés et manifestations numériques de la souveraineté

7Nous traiterons d’abord des questions de souveraineté non directement numériques, puis de la question de la surveillance et des répressions ainsi que des formes de communication numérique étatiques.

Grands projets et souveraineté étatique dévoilée

8Depuis 2017, le traitement des déchets ménagers est devenu un problème public médiatisé en Russie. La controverse est née après des scandales environnementaux et sanitaires liés à la saturation de décharges et d’usines d’incinération en banlieue de Moscou. Elle s’est ensuite cristallisée autour de la décision du pouvoir de Moscou d’exporter les déchets ménagers de la capitale vers d’autres régions économiquement inférieures. Le projet le plus médiatisé envisagea d’acheminer pendant vingt ans des millions de tonnes de déchets ménagers dans le Grand Nord, par voie ferrée, à Shies, une ancienne gare située au cœur d’une forêt marécageuse de la région d’Arkhangelsk, à 1200 kilomètres de la capitale. Le site aurait constitué la plus grande décharge d'Europe.

9Malgré des cadres réglementaires nationaux, la construction des centres de traitement des déchets, la maîtrise d’œuvre, la maîtrise d’ouvrage, l’organisation des appels d’offre et le financement des travaux ne se déroulent pas de manière transparente. La gestion de ces « communs négatifs » que représentent les infrastructures de traitement des déchets (Monnin, 2021) est autoritaire. Les différents niveaux de décision et d’action qui y interviennent sont difficiles à saisir. Le secteur des déchets est opaque et proche du monde criminel. Le projet de Shies a été conçu au sein de l’administration de Moscou et par des sociétés privées associées (Poupin, 2021a). L’administration de la région d’Arkhangelsk a apporté son soutien au projet. Ce soutien s’explique en partie par le fait que les gouverneurs régionaux ne sont plus élus, depuis 2004, par les habitants, mais désignés par le président de la Fédération de Russie. Les gouverneurs sont parfois parachutés par le pouvoir fédéral, comme ce fut le cas du gouverneur de la région d’Arkhangelsk, Igor Orlov. Les pouvoirs locaux et les habitants ne furent pas, quant à eux, sollicités en amont de la mise en œuvre du projet.

10Le chantier du projet et des portions de forêt abattues pour faire place à celui-ci furent découverts par hasard fin juillet 2018 par deux chasseurs d’Ourdoma, le village le plus proche du site, situé à une trentaine de kilomètres et accessible par des chemins forestiers. Cette découverte provoqua un trouble, un choc, une « situation problématique » qui lança une dynamique d’enquête, d’expérimentation et de discussion et organisa l’expérience d’un « problème public » autour d’un projet de décharge (Dewey, 1927, 1938). Les chasseurs alertèrent les villageois et les députés municipaux. Après enquête, la communauté villageoise apprit que le chantier avait été engagé illégalement, sans expertise environnementale, technique et sanitaire étatique, sans auditions publiques, ni décret législatif. Le grand projet d’aménagement menaçait de détruire un espace naturel sensible et une série de biens collectifs, la taïga marécageuse, un système fluvial occupant une grande superficie jusqu’à l’Arctique, l’eau potable de bonne qualité et plus généralement l’environnement.

11L’enquête des habitants se déroula sur place et sur les réseaux sociaux. La situation révélait le manque de force contraignante de la législation, à rebours du slogan présidentiel de «  dictature de la loi  ». L’examen de la généalogie des groupes sur les réseaux a révélé que l’alerte s’est répandue rapidement par Internet dans les deux régions, puis au niveau national. Des groupes locaux et régionaux dédiés à cet événement se constituèrent en présence et en ligne (Poupin, 2021b). Les problèmes environnementaux sont difficilement dissimulables par le pouvoir à l’heure d’Internet, y compris dans un pays autoritaire comme la Russie. Les images diffusées sur les réseaux sociaux numériques restituèrent ou rendirent compte des démarches quotidiennes des habitants auprès des autorités (lettres, conversations téléphoniques, rencontres) et de l’évolution des travaux et du chantier (vidéos, images de drones). J’ai collecté ces images sur plusieurs années pour en faire un corpus. Les habitants inscrivirent également le cas de Shies dans un contexte national : ils diffusèrent sur les réseaux numériques des vidéos au sujet d’autres projets de décharges en Russie et de la politique du traitement des déchets ménagers dans le pays. Le problème public devint alors une affaire politique, dont les étapes furent retracées avec une continuité et une densité de données qui sont le résultat d’une enquête ethnographique d’inspiration pragmatiste et en ligne.

  • i Vidalenc (2009) décrit ce type de dynamique dans les régions de l’extrême orient russe.

12La découverte du chantier bouscula le quotidien des riverains et la compréhension de leur monde. De lenquête sur les commanditaires et les exécuteurs du projet naquit assez rapidement chez les habitants un trouble par rapport, d’une part, à l’autorité, au pouvoir, à la souveraineté du droit face au secteur privé et corrompu du traitement des déchets, et, d’autre part, à la légitimité de la souveraineté des pouvoirs régional et fédéral. Une question émergea : l’État servait-il « simplement » les intérêts des acteurs privés du secteur ou le grand projet d’aménagement de Shies était-il plus largement associé à une opération de prise de contrôle étatique des régions concernées ? La souverainisation en question correspondrait alors à une conquête du Grand Nord-Ouest, soutenue par Moscou, par des grosses corporations (du secteur des déchets, et ceux liés, du bâtiment, des transports, etc.) en provenance de la capitale et développant les grands projets d’aménagement (construction, maîtrise d’œuvre, maîtrise d’ouvrage, organisation des appels d’offre, financement des travaux, transport des déchets, exploitations et maintenance des équipements). Cette reprise en main donnait lieu à des transferts de propriété avec la venue de nouveaux acteursi. Cette politique de souverainisation revêtit un autre aspect en mai 2020 : le gouvernement fédéral annonça son intention de réunir la région d’Arkhangelsk, la République des Komis et le district autonome de Nénétsie en une seule et même entité, qui serait aussi grande que la Scandinavie. Cette tentative (d’autres avaient eu lieu entre 2003 et 2008) avorta face aux protestations vives et très médiatisées sur les réseaux sociaux numériques, dans les trois régions concernées. Une même logique de souverainisation est actuellement à l’œuvre dans la guerre et l’occupation de territoires ukrainiens par la Russie, qui comprend l’installation d’un système administratif d’occupation et une colonisation économique.

La souveraineté numérique comme capacité de communication, de surveillance et de répression de l’État

13Le projet de Shies et sa réalisation suscitèrent des réactions et une mobilisation collective des communautés locales. Face aux mécontentements des habitants, l’État ne remit pas en question le projet d’aménagement lancé en toute illégalité du point de vue du droit. Il décida de s’affirmer et d’user de son pouvoir pour neutraliser la contestation (Poupin, 2021a). L’action étatique comporta plusieurs volets numériques : de communication, de surveillance et de répression.

14Le numérique fournit à la souveraineté étatique de nouvelles formes et différents canaux de communication. À partir de l’automne 2018, quelques mois après le début de la mobilisation, au lieu de réponses claires de la part des autorités, les habitants de la région d’Arkhangelsk découvrirent sur leurs écrans de télévision et les réseaux sociaux numériques des vidéos présentant positivement le projet de décharge par le maître d’œuvre Technoparkii. La gion de Moscou avait en effet lancé une campagne publicitaire en faveur du projet sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux de la région d’Arkhangelsk, par l’intermédiaire de la société Technologies de l’information de Moscou dont une des missions est de rémunérer des journaux pour publier des articles ainsi que des usagers afin d’écrire des messages et des commentaires sur les réseaux sociaux vantant l’action de la mairie de la capitale. Un groupe Eco-Technoparc Shies apparut sur le réseau social VKontakte à la mi-octobre 2018 et des messages publicitaires le concernant défilèrent sur le fil d’actualité des comptes VKontakte des habitants de la région d’Arkhangelskiii. Les vidéos montraient des ballots de déchets entourés de film plastique, qui pouvait résister, selon le constructeur, pendant trente ansiv.

  • v Voir la contribution de Valéry Kossov au présent dossier.

15Les réseaux sociaux numériques firent également l’objet d’activités ciblées de surveillance et de répression. Le rôle des médias sociaux numériques dans les soulèvements à travers le monde a reçu une grande attention de la part des gouvernements, y compris russe (Nocetti, 2015). En Russie, les manifestations concernant les élections présidentielles et législatives de 2011-2012 (les plus importantes dans le pays depuis la chute de l’URSS) ont constitué une préoccupation supplémentaire pour les autorités : les médias d’opposition et les plateformes numériques, notamment VKontakte, ont joué un rôle central dans la documentation des fraudes électorales, la mobilisation et la coordination des rassemblements (Lonkila, 2012 ; Oates, 2013 ; Dokuka, 2014Enikolopov, et al., 2020). Après 2012, le régime mit en place une surveillance de ces médias et des réseaux numériques. Dans le même temps, il actualisa la tradition ancienne de la surveillance étatique à l’ère des réseaux sociaux et du big data, lesquels instaurent une traçabilité généralisée. Il instaura des lois liberticides sur le numériquev. Ce contrôle de la production et la diffusion des données dans le cadre d’une juridiction nationale équivaut à un mouvement de « souverainisation des données ».

16Dans le cadre de la mobilisation de Shies, différentes répressions ont concerné les activités en ligne des habitants mobilisés, notamment sur les réseaux sociaux numériques, et en premier lieu VKontakte (Poupin, 2021b). Les répressions eurent lieu en ligne et hors ligne : coupures intentionnelles de courant et d’Internet lors d’actions des habitants, saisies de matériels audio, vidéo et informatique des habitants, journalistes et avocats de la cause (dont un point d’accès à Internet Wifi installé par une activiste), blocages, suppressions ou piratages de pages de groupe et de comptes personnels, procès sur la base de matériaux en ligne. Les blocages furent opérés suite à des demandes du gouvernement (via le bureau local de Roskomnadzor, organisme fédéral de surveillance des communications), sous le prétexte « de collectes de fonds contraires aux règles » (qui exigent des copies d’écran des informations personnelles et des relevés bancaires des donateurs). Ils étaient liés la plupart du temps à des moments forts de la mobilisation comme des grands rassemblements ou journées d’action d’ampleur régionale. Toutes ces répressions furent autant d’actes de réaffirmation de la souveraineté étatique. La coupure de courant et d’Internet intentionnelle, même si elle n’est pas assumée publiquement, est une démonstration de force matérielle fondée sur la technologie (Vargas-Leon, 2016), un acte de souveraineté qui pose des limites à l’action des autres. Par les coupures, les saisies et les blocages, les autorités ont bloqué certains accès par le contrôle de la technologie. Le numérique permet, en effet, à celles-ci de réinventer leurs rôles en organisateur de services et d’accès (Boullier, 2015).

17Les répressions peuvent ne pas s’avancer à visage découvert. Depuis 2012, des attaques de déni de service distribué (DDoS), restreignant techniquement l’accès aux contenus en ligne, sont organisées contre les réseaux sociaux numériques et les sites diffusant des opinions d’opposition en Russie (par exemple, Novaïa Gazeta ou Echo de Moscou). De faux comptes d’utilisateurs sont également créés pour des campagnes de spams organisées, automatisées ou manuelles, sur des blogs ou des fils Tweeter contenant des sujets et des hashtags utilisés par les contestataires (Jaitner, 2013). Dans la mobilisation de Shies, des contenus de groupes ou de comptes personnels de militants connus impliqués ont été supprimés, bloqués ou piratés sans justification et en dehors des règles définies par le code pénal, de manière non transparente pour les utilisateurs. Par exemple, aux moments des grandes manifestations, des messages provocateurs ont été publiés tout en bloquant l’action des administrateurs, et en supprimant des contenus et des abonnés. Un site proposant d’organiser des élections primaires en ligne pour choisir un candidat issu de la mobilisation de Shies pour les élections régionales de septembre 2020 a aussi été l’objet de piratages.

18Des procès s’appuyant sur des contenus en ligne sont un autre type de répression. En Russie, les procès peuvent avoir lieu plusieurs années après la publication du contenu incriminé, alors même que le contenu a été entre-temps supprimé par son utilisateur ou qu’il était antérieur à la promulgation de la loi. Ces outils sont utilisés dans le cadre de répressions ciblées : toutes les personnes ayant créé ou partagé le contenu ne sont pas poursuivies (Gabdulhakov, 2020). Plusieurs habitants mobilisés dans la lutte de Shies ont fait l’objet de poursuites (peine administrative équivalent à plusieurs centaines d’euros) suite à des posts et des commentaires en vertu de différents articles de lois (offense à des sentiments religieux, manque de respect envers l’État, fake news, etc.). Les poursuites ont également ciblé une avocate, bien connue et ayant défendu des militants engagés contre le projet de Shies. La région d’Arkhangelsk a été désignée par l’association des droits de l’homme Agora comme leader en Russie quant à l’application de la loi sur le manque de respect envers l’Etat, ratifiée en mars 2019.

19Ces blocages et ces procès n’ont pas conduit à la prison dans le cas de Shies, mais ils ont entraîné d’importantes pertes d’argent, de temps et d’énergie pour les habitants mobilisés. Ces opérations ont complété d’autres activités répressives (procès, intimidations physiques de la part de la police et des agents de sécurité privés aux abords du chantier, etc.). Ces actions de l’État ont suscité de nombreuses réflexions et contestations chez les habitants quant à la question de la souveraineté étatique. En creux de ces contestations, on pouvait entendre la revendication d’un partage de souveraineté sur les territoires concernés.

La mobilisation des habitants : affirmer une souveraineté populaire en actes et en récits

20Dans cette partie, l’accent est mis sur une conception populaire de la souveraineté numérique. La mobilisation de Shies, très ancrée dans l’espace matériel et les territoires, a fait advenir une souveraineté populaire, en tension permanente avec la souveraineté étatique. La souveraineté populaire s’est déployée diversement : dans l’occupation du chantier, dans les rassemblements sur des lieux publics de villages et villes mobilisés et dans les réseaux sociaux numériques. Les habitants ont contesté les pouvoirs en place et proposé des dispositifs de partage de la souveraineté.

Contourner les répressions

21Après un premier moment de surprise et l’échec des tentatives de contestation des suppressions de groupes auprès de l’administration de VKontakte, les habitants ont réagi et changé leurs pratiques. À chaque blocage de groupes sur VKontakte, de nouveaux groupes furent créés, et leurs contenus systématiquement copiés sur Telegram et Instagram. Une minorité décida de masquer leur activité sur Internet par le biais d’un serveur VPN. D’autres rares habitants fermèrent leur compte personnel ou se déconnectèrent d’Internet. La déconnection était permanente ou bien temporaire, pour une certaine période de temps ou pour certaines activités ou situations spécifiques. À Shies, les discussions stratégiques et informelles restaient la plupart du temps en dehors du domaine numérique. Si Internet est devenu un phénomène de société, il est intéressant de saisir les manières dont les personnes engagées appréhendent ce « régime de visibilité » et de circulation des images.

  • vi Voir à ce sujet également la contribution d’Olga Bronnikova et d’Anna Zaytseva dans le présent doss (...)

22Les pratiques de surveillance sont routinières et intrusives en Russie (Lokot, 2018). Lorsqu’ils naviguaient et interagissaient sur Internet, les habitants mobilisés connaissaient les risques pour la vie privée. Ils ne faisaient pas confiance à l’État pour les protéger des menaces institutionnelles, publiques ou cachées. Malgré les répressions, ils continuaient cependant à utiliser les médias sociaux numériques. La croyance selon laquelle « l’État sait de toute façon tout sur tout le monde » était largement répandue. La pression des pairs et les avantages perçus de la connectivité les incitaient à rester sur les plateformes comme VKontakte. La protection des données et de la vie privée n’était pas posée comme un problème social à résoudre. La sécurité devenait un problème concret à gérer de manière pragmatique lorsqu’un utilisateur rencontrait personnellement des problèmes de confidentialité. Les habitants n’utilisaient pas beaucoup de logiciels libres. Dans ce cadre, ils ne développaient pas de discours spécifiquement sur les droits de l’Internet ou la souveraineté numérique. D’autres groupes, plutôt situés dans les très grandes villes, des ingénieurs et des militants de l’Internet libre, sont quant à eux très attentifs à la surveillance et développent plusieurs tactiques de résistance et des revendications dans ce domaine en Russie (Ermoshina et Musiani, 2017)vi. Ces deux mondes ne se rencontrent guère.

Réseaux sociaux numériques et territorialisation des événements contestataires

23La mobilisation de Shies a été couverte par des médias nationaux et régionaux indépendants en ligne, qui attiraient de grandes audiences sur leurs sites Internet et les réseaux numériques, avant leur blocage dans le contexte de la guerre en Ukraine (VKontakte, Telegram, Twitter, Facebook, etc.). Le cas de la région d’Arkhangelsk et de la République des Komis est inhabituel : il n’existe pas de médias régionaux (et de correspondants locaux travaillant pour des éditions nationales) indépendants dans toutes les régions de Russie. Les médias locaux (municipaux et du district), privilégiant l’information institutionnalisée et dépendant des pouvoirs, sont quant à eux la plupart du temps progouvernementaux. C’est grâce à ce contexte régional particulier qu’une controverse sur le projet de Shies a pu se tenir entre médias indépendants et progouvernementaux.

  • vii Le thème est ressorti périodiquement sous la plume d’une journaliste locale travaillant pour ceux-c (...)

24Des médias indépendants (comme le 7x7 au niveau régional ou les Novaïa Gazeta, Meduza, The New Times et Svobodavii, nationaux) et des groupes sur les réseaux sociaux numériques (notamment VKontakte) montrèrent la mobilisation sous divers angles et rendirent visibles ses lieux, le chantier, le site de l’occupation, les villages et villes mobilisés. Ils « travaillèrent » le territoire (Noyer et Raoul, 2011) en rendant compte des événements, des pratiques revendicatives et des vécus des habitants. Ils fournirent des récits, des images et des cartes du territoire, autant d’indices qui participèrent à l’identification des localisations et à la territorialisation des événements. Une étude de la presse locale, régionale et nationale m’a permis de voir que ces médias classiques et sociaux ont mobilisé des imaginaires socio-spatiaux et ont mis en valeur le territoire concerné comme un espace singulier. Ils ont constitué leurs publics comme « sujets d’un territoire » (Dulong et Quéré, 1978).

  • viii Certains sujets (le traitement des déchets, la pollution atmosphérique, la destruction des forêts) (...)
  • ix Un sondage réalisé en janvier 2020 par le Centre de recherche Levada a révélé que 48 % des Russes c (...)

25Dans un contexte global de perturbations anthropiques croissantes des écosystèmes naturels et semi-naturels, nombre de médias en ligne russes traitent régulièrement de questions environnementales depuis le début des années 2010viii. Les sondages montrent également un relèvement de la place des problèmes environnementaux et de la santé dans la hiérarchie des priorités identifiées par la population ces dernières annéesix. Cette évolution n’est pas propre à la Russie. Lepesant (2018) décrit des dynamiques similaires à Taïwan : un engouement pour les questions environnementales dans le contexte démocratique de la fin des années 1980, une baisse d’intérêt dans les années 1990 et 2000, et un retour depuis les années 2010, en lien avec la montée des réseaux sociaux numériques.

26L’analyse qualitative des discours des partisans du projet de Shies montre que les médias progouvernementaux et les pouvoirs régionaux mirent en avant les qualités techniques du projet et son efficacité économique et écologique (création d’emploi, traitement d’une partie des déchets locaux en plus des moscovites). Ensuite, ils accordèrent une importance particulière à exposer les rétributions matérielles et symboliques (en réalité faibles et incertaines) procurées aux habitants par le projet. On promit aux habitants du district un raccord au gaz de ville et un accès gratuit aux hôpitaux de Moscou et aux habitants de la région une meilleure offre de transport intercommunal… En filigrane, médias et pouvoir décrivirent la région comme déclassée. Enfin, ils s’adressèrent d’une manière condescendante et réprobatrice aux habitants mobilisés, rappelant celle des autorités de l’URSS contre les mêmes types de mobilisations environnementales : non-réponse des autorités face aux manifestations, puis défense du projet, disqualification des arguments des adversaires, parole donnée aux seuls partisans du projet, accusation mensongère de « hooliganisme » (en URSS, il s’agissait de comportements jugés comme asociaux et hostiles au régime), de destruction matérielle et d’état d’ivresse des manifestants.

Assumer une souveraineté populaire

27Face aux images négatives ou peu favorables proférées par les partisans du projet, les habitants présentèrent des images voulues et perçues de leur territoire. Ces productions visuelles participèrent à la production du local, que l’on peut penser comme une « expérience vécue dans un monde globalisé et déterritorialisé » (Appadurai, 2005 : 73). Les habitants rattachèrent ces images à l’actualité de la lutte, mais aussi à l’histoire des deux régions. Ils s’emparèrent aussi du riche héritage symbolique des « Gens du Nord », des enfants et petits-enfants qu’ils étaient des « placés spéciaux » ou « colons de travail » envoyés dans la région pendant la période stalinienne et des peuples autochtones Pomores (habitants des rives de la mer Blanche dans le nord de la région d’Arkhangelsk) et Komis (Poupin, 2021c). La lutte environnementale renforça, y compris via cette production d’images territoriales en ligne, la vision d’une communauté de destin perçue comme menacée dans son ensemble. Les images produites et circulant participèrent à un processus de reterritorialisation culturelle et politique. La dynamique en question ne désigna pas seulement un horizon de l’Histoire, mais aussi une projection sur le futur : les habitants projetèrent des visions de territoires en transition écologique en mettant en place des opérations de récolte des déchets recyclables, en promouvant des démarches locales « zéro déchet » et en soutenant des acteurs des filières de recyclage (malmenés par les acteurs monopolistiques du secteur des déchets). Ces initiatives eurent toujours une existence à la fois en présence et en ligne, notamment sur VKontakte.

28La majorité des manifestants photographiaient et filmaient en continu les lieux de la mobilisation, à Shies. Un point d’accès Wifi fut installé au cœur du campement, dès le début de l’occupation. Les protestataires documentaient en temps réel les avancées du chantier, les différents aspects de la lutte, les répressions. Ils rendaient compte de ces expériences sur les plateformes VKontakte, YouTube et Telegram. Certaines chaînes YouTube d’habitants devinrent populaires, comme celle d’Evguéni Tropine, un habitant de Velsk, une petite ville de l’oblast d’Arkhangelsk située à 600 km à l’ouest de Shies. Tropine a réalisé environ 270 vidéos (de 1 à 190 minutes) sur la mobilisation depuis mars 2019x. D’autres habitants, plutôt issus des capitales régionales, s’exprimèrent sur Facebook, Instagram et Twitter.

29Les vidéos nourrissaient et donnaient à voir au quotidien l’enquête des habitants sur le projet. Elles montraient aussi la pluralité des attachements, des liens qui unissaient les habitants avec leurs territoires. Dans les villages et les villes des deux régions, des habitants se réunissaient chaque jour sur des places publiques. Alors que je recueillais ces expériences sur place, sur les lieux de la mobilisation, des personnes me montraient sur leurs smartphones des vidéos de YouTube sur la lutte, mais aussi d’autres critiquant la politique sociale et économique du gouvernement fédéral. Une quantité massive et variée d’images de la lutte furent ainsi produites, diffusées et discutées quotidiennement sur les réseaux sociaux numériques et en présence. Ces vidéos participèrent à consolider la communauté en lutte en interne et à communiquer avec des réseaux militants et associatifs locaux, régionaux, nationaux et internationaux.

30Les journalistes indépendants, les habitants et les personnalités politiques des régions s’informaient sur les pages individuelles et collectives des habitants mobilisés. Cette situation faisait l’objet de plaisanteries de la part des journalistes et des hommes politiques, qui suivaient les événements sur les comptes des habitants. Cette production d’images a réagencé les rapports à soi et au monde des habitants. Elle a émancipé l’activité de raconter par rapport aux formes médiatiques et canaux de représentation classiques. Internet a permis de récolter des informations et de les faire circuler. Or, la production de discours et la mobilisation des médias numériques n’est pas un processus de création ex nihilo. Les habitants créèrent des réseaux de communication et utilisèrent aussi des réseaux sociaux, qui avaient développé des existences numériques avant la mobilisation (famille, voisinage, collègues de travail, cercles religieux, etc.). Différentes formes de discours furent utilisées : argumentation rigoureuse (échange avec un ministre, etc.), cartes, dénonciation ironique, poésie, chansons, etc. Toutes ces productions ont fabriqué une puissance communautaire. La mise en récit et en images de la mobilisation par les habitants eux-mêmes sur les réseaux sociaux les constituaient comme participants à part entière de la lutte et favorisaient une prise de parole autonome des habitants. Ceux-ci produisaient directement le discours sur la lutte au lieu d’en être l’objet. Cette production d’un discours médiatique propre se retrouve dans d’autres luttes sociales et environnementales, comme dans le conflit autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Mabi, 2016). Les revendications contre le projet de Shies s’affirmèrent ainsi par une souveraineté en actes et numérique. La mobilisation de Shies constitua une réappropriation de communs, remis en cause par le projet et ses commanditaires : la terre, la forêt, les moyens de subsistance locaux, la santé, la dignité, et également les infrastructures et les données numériques.

31Les habitants ne se contentèrent pas de contester le projet au moyen de l’occupation, de rassemblements quotidiens sur les places des villes et villages, de blocages de l’accès au chantier, de pétitions, etc. Ceux d’Ourdoma lancèrent des procès contre les commanditaires du projet et la maîtrise d’ouvrage. D’autres de la région d’Arkhangelsk et de la République des Komis créèrent en janvier 2019 une association de protection de la rivière Vychegda (menacée de pollution par le projet), sur le modèle de l’association de protection de la rivière Petchora qui existe depuis 1989 dans la République des Komis. Ils demandèrent à plusieurs reprises l’organisation d’un référendum sur l’interdiction de l’importation dans leur région de déchets provenant d’autres régions. Les députés régionaux rejetèrent leur demande. Enfin, ils apportèrent leur soutien à des candidats issus de la mobilisation ou très impliqués dans les campagnes électorales locales, régionales et fédérales en 2020 et 2021. Ces initiatives et expériences de souveraineté populaire en acte eurent tous des aspects numériques : sites, campagnes de « posts » et « commentaires » et likes de soutien.

Conclusion

32Le tableau qui suit est double : d’un côté, la souveraineté étatique a trouvé de nos jours des moyens de sa continuation et de sa réaffirmation à travers diverses formes de communication, de surveillance et de contrôle par l’espace numérique ; de l’autre, les habitants mobilisés comme à Shies, investissent conjointement des espaces physiques de la communauté fondée sur la proximité physique et des communautés virtuelles des espaces numériques (a-spatiales et plus ou moins éphémères) et focalisent l’attention autour de problèmes, tels que la construction d’une décharge menaçant leur environnement. Dans la mobilisation de Shies, les habitants pratiquèrent une attention, une surveillance, un régime d’alerte constant notamment via les réseaux sociaux et posèrent en discours et en actes la question du gouvernement des territoires et de la souveraineté.

33La mobilisation de Shies a été victorieuse : le projet de décharge a été contesté et abandonné. Contre toute attente (notamment des experts de la politique en Russie, partis politiques, chercheurs, militants, etc.) et très rapidement dans le cours de la mobilisation, des habitants s’organisèrent en dehors des partis et des mouvements militants politiques ou environnementalistes et remirent en question l’action des autorités, régionales et gouvernementales. Ils assurèrent eux-mêmes la fonction de coordination de la lutte, faculté qui leur est continuellement déniée par les experts de la politique. Ils tinrent l’occupation pendant deux ans, malgré les conditions climatiques difficiles du Grand Nord et en dépit des répressions : cette occupation permit un ancrage spatial de la lutte. Ils contestèrent le pouvoir, en revendiquant contre lui des droits. Cette mobilisation spatialement et physiquement très incarnée s’est déroulée et a été augmentée à l’aide des réseaux sociaux numériques, notamment VKontakte, un réseau réputé plus contrôlé par le pouvoir et moins revendicatif que les réseaux américains Facebook et Twitter (préférés par les cercles militants de l’opposition politique). Ensuite, l’enquête, en analysant la politique au plus près des dynamiques et des expériences de la mobilisation, a permis de penser les notions de souveraineté étatique et populaire sur des territoires périphériques peu étudiés de la Russie et à l’ère d’Internet. L’analyse du cas nous permet de montrer que la souveraineté n’est jamais totalement acquise ou fixée. La quête de souveraineté populaire, fugace, contestée, est le principe même du phénomène démocratique. Cette énergie collective s’est totalement dégradée depuis le début de la guerre de la Russie en Ukraine : les militants, journalistes et avocats les plus actifs de la mobilisation de Shies, sous prétexte d’avoir critiqué sur les réseaux médiatiques les actions de la Russie en Ukraine, ont été menacés de peines de prison et ont fui le pays.

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Bibliographie

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Note de fin

i Vidalenc (2009) décrit ce type de dynamique dans les régions de l’extrême orient russe.

ii « Une approche écologique et moderne des déchets. Que trouvera-t-on dans l’Ecotechnoparc "Shies" », chaîne YouTube du constructeur Ecotechnoparc Shies : https://youtu.be/ZYN4hJqGqqg [visionnée le 01/12/2021].

iii https://vk.com/ecotechnopark_shies [visionnée le 01/12/2021].

iv « Projet d’éco-technoparc », chaîne YouTube de Roman Sokolov : https://youtu.be/E_h7i8QblTw [visionnée le 01/12/2021]. Ces films en plastique sont utilisés, dans les pays européens, uniquement pour le transport et le stockage des déchets à court terme.

v Voir la contribution de Valéry Kossov au présent dossier.

vi Voir à ce sujet également la contribution d’Olga Bronnikova et d’Anna Zaytseva dans le présent dossier.

vii Le thème est ressorti périodiquement sous la plume d’une journaliste locale travaillant pour ceux-ci, Elena Solovyova.

viii Certains sujets (le traitement des déchets, la pollution atmosphérique, la destruction des forêts) sont davantage abordés que d’autres (le nucléaire, le changement climatique).

ix Un sondage réalisé en janvier 2020 par le Centre de recherche Levada a révélé que 48 % des Russes considéraient la pollution de l’environnement comme l’une des menaces principales pour l’humanité, devant le terrorisme (42 %) ou les guerres (37 %) (https://www.levada.ru/2020/01/23/problemy-okruzhayushhej-sredy/).

x Chaîne YouTube d’Evguéni Tropine : https://www.youtube.com/channel/UCAmQCKhCsovPHA8_l_buz6w [visionnée le 24/07/2021].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Perrine Poupin, « Conflit contre un projet de méga-décharge à Shies »Terminal [En ligne], 134-135 | 2022, mis en ligne le 12 octobre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/terminal/8619 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.8619

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Auteur

Perrine Poupin

Chargée de recherche CNRS

 

,Université Grenoble Alpes, CNRS, ENSAG, AAU-CRESSON

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