- 1 Spectre (2021) “Communisme et stratégie : discussion avec Frédéric Lordon, deuxième partie.” Cont (...)
- 2 Lordon (2021). Figures du communisme.
- 3 La littérature autour de cette question est particulièrement riche, pour une introduction général (...)
1 Dans une récente discussion1 à l’occasion de la parution de son ouvrage Figures du communisme2, Frédéric Lordon a exprimé son point de rupture avec le marxisme, à savoir, sa conception de l’État et sa relation à la souveraineté. Il y distingue radicalement le principe de souveraineté et celui de la souveraineté « de l’État ». Cette dernière étant « une application particulièrement distordue, obtenue par capture » de la souveraineté, a-t-il asséné. Il y oppose le principe de souveraineté, entendu comme « la conscience réflexive qu’une communauté prend d’elle-même et son aptitude à décider pour son propre compte ». L’auteur met en garde de « ne pas rabattre l’un sur l’autre ». C’est autour de la tension épistémologique (mais aussi politique) entre le principe d’une souveraineté populaire et celui de la « souveraineté étatique » par captation de l’État que s’articule ce travail3.
- 4 Diverses révolutions ont eu lieu à Cuba. D’abord en 1898 quand Cuba a pris son indépendance de l’ (...)
2S’intéresser à la période postsoviétique cubaine invite à observer en détail l’épisode à partir des années 1990. Or, penser la souveraineté dans ce pays incite plutôt à élargir la focale pour revisiter la construction d’un État par ses politiques publiques « de souveraineté » puisqu’elles ont longtemps structuré l’histoire de Cuba. Grâce à elles, l’État s’est opposé aux pouvoirs économiques et coloniaux qui l’ont durablement mis sous tutelle4.
3La « souveraineté par capture », pour reprendre les termes de Lordon, s’est confondue avec une souveraineté populaire d’un État pauvre et peu influent qui tentait d’exister face à des puissances telles que les États-Unis ou l’Union soviétique. Or, que les États (cubain y compris) amalgament les deux formes de souveraineté ne nous oblige pas à en faire autant. Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai déjà eu l’occasion de m’intéresser à l’émergence des topoï révolutionnaires des « souverainetés » et ses articulations polymorphes à Cuba (Calderón Beltrán, 2020).
- 5 Une illustration est le choix de l’État français qui a décidé d’utiliser les services de Microsof (...)
4En appréciant la souveraineté nationale ou étatique, on observera le mouvement de pendule entre les échelles populaire et étatique sans nous restreindre à l’une ou à l’autre. La spécificité cubaine parmi les autres anciens pays du bloc communiste ne tient pas tant à l’éloignement géographique et culturel, mais au fait que certaines tensions apparaissent explicitement là où dans d’autres contextes elles ne s’expriment qu’implicitement5. Et, contrairement aux autres anciens pays membres du Comecon, la pression de la diaspora cubaine antirévolutionnaire dans la politique interne états-unienne s’est traduite en mesures politiques à l’encontre de ce pays, même après la fin de l’Union soviétique (c’est-à-dire dans les tentatives de déstabilisation directe ou indirecte du régime cubain, le financement de nombreuses initiatives militaires, politiques, culturelles et technologiques). Je m’intéresserai spécifiquement au terrain de l’informatique connectée qui se révèle particulièrement propice pour dessiner les contours mouvants de ces souverainetés – populaire et étatique –, grâce à l’étude des contestations techniques par la technique que j’ai désignée par le concept de technocontestations.
5La souveraineté en matière d’informatique pose de nombreuses questions. Elle peut être concurrencée par le haut par d’autres États ou par de puissantes multinationales, mais également par le bas, par des pratiques populaires qui vont déjouer les modes d’emploi et les comportements attendus par les concepteurs de certaines technologies. Le cas cubain présente un réagencement singulier de ces problématiques, comme avec la promotion de la figure des hackers, incarnation de la transgression. Cuba est l’unique pays de l’ex-bloc communiste qui n’a cessé de vivre sous « Blocus ».
6En ce qui concerne l’informatique, les conséquences matérielles du Blocus6 des États-Unis restent sous-estimées. Par exemple, Cuba a pu se doter d’une infrastructure de réseau propre seulement depuis les années 2010. Elle peine à se fournir en hardwares (en important des terminaux chinois, principalement des ordinateurs et des téléphones portables) et en softwares (avec les licences illégales des systèmes d’exploitation de Microsoft). La littérature sur les contestations politiques grâce à des outils numériques est très vaste ; or, le cas cubain dépasse là encore, les questions habituellement posées dans ce champ. Analyser le clivage entre un gouvernement et les contestations individuelles est insuffisant, comme nous le démontrerons. En effet, la situation cubaine remet au cœur de la discussion l’inscription des entreprises états-uniennes dans le cadre légal de leur pays d’appartenance, alors qu’on les pense, plus souvent, comme étant hors-sol et dépourvues d’agenda politique.
7Dans ce contexte, quelles sont alors les échelles et la portée des transgressions des règles imposées par le Blocus ? Comment ces transgressions sont-elles encouragées par l’État ?
- 7 Ces entretiens concernent des responsables associatifs, des fonctionnaires du corps enseignant u (...)
J’ai réalisé une vingtaine d’entretiens semi-directifs entre les mois de mai 2013 et le mois de novembre 2020 avec différents types d’acteurs et d’actrices pour comprendre l’épaisseur sociale des pratiques de hacking7. Ils m’ont permis de rendre compte du parcours et de l’influence des politiques publiques sur l’action de certains individus pour éclairer leurs pratiques de hacking dans leurs domaines respectifs. Le recueil de leur parole permet de déceler la logique de leur façon d’agir et de relever leurs non-dits à la lumière du concept des technocontestations, contestations techniques par la technique. Je me suis fondée sur les textes de loi et autres documents officiels de la période allant de 2009 à 2021 pour observer l’évolution du cadre juridique. Enfin, mon journal de terrain m’a permis d’inclure quelques images pour illustrer le contexte où ses pratiques ont lieu.
La première partie de ce travail étudie les difficultés de connexion à Internet et l’avènement des politiques de souveraineté. Ce contexte est le terreau propice à la contestation technique par la technique. Dans la seconde partie, sont analysés les usages et les pratiques des activistes à la lisière de la légalité. On comprend alors l’influence des politiques de souveraineté technologique explorées précédemment.
- 8 En effet, des mécanismes démocratiques permettent la remontée de besoins et de griefs populaires (...)
8 La littérature scientifique rend largement compte de l’action publique cubaine et de sa revendication d’une « souveraineté nationale ». Les succès, tout comme les échecs, ont été à géométrie variable dans les divers secteurs où elle s’est déployée : soins, culture, éducation, énergie, infrastructures sanitaires, développement agricole et bien d’autres (Chomsky, 2016; Whitehead in Hoffman, 2021). Autant de domaines où cette volonté de souveraineté, épaulée dès 1961 par les pays membres du Comecon, était une réponse concrète aux méfaits du Blocus étatsunien initié en 1959 et toujours en vigueur en 2022. Les échanges avantageux avec les pays du bloc soviétique ont constitué une aubaine pour cette île dont les ressources naturelles manquent et dont une partie des cadres avait fui. La relativement faible population (dix millions de personnes) a grandement contribué à la superposition entre la souveraineté populaire et la souveraineté de l’État8.
Or, la thématique de « souveraineté nationale », mobilisée infatigablement par le gouvernement pour nommer toute politique publique, s’est aussi donné comme mission de marquer l’existence de l’État libéré d’anciennes puissances coloniales, de leur « lutte contre l’impérialisme ». Ce discours de souveraineté est consubstantiel à la construction de l’État cubain et non pas un phénomène récent, il n’est donc pas une forme de préférence nationale.
- 9 « [ces tactiques] posent des questions analogues et contraires à celles que traitait le livre de (...)
9Grâce au concept de technocontestation que j’ai élaboré dans le cadre de ma thèse, j’ai pu désigner les pratiques de contestation technique par la technique en cours à Cuba. Celles-ci se situent en dehors du registre politique et contrairement aux pratiques de hacking, elles sont disqualifiées par les acteurs eux-mêmes. Les technocontestations sont tributaires de deux concepts, les tactiques de Michel de Certeau pour qui elles ont une potentialité subversive capable d’influencer les systèmes techniques9 et du technosystème d’Andrew Feenberg (2017). Ce dernier est constitué par l’imbrication des domaines technique, politique, juridique, etc., qui les a produites. Chez cet auteur, la sphère technique autonomisée permet la participation civile par l’expertise et renverse certains rapports de pouvoir. Les technocontestations sont une réponse conjoncturelle qui n’a pas vocation à être pérenne ni instituée. Pour structurer et comprendre des pratiques techniques à l’œuvre à Cuba – certaines seront détaillées plus bas –, il a été nécessaire de construire une typologie pour les saisir dans leur diversité.
10Voici les caractéristiques qui dessinent les contours des technocontestations :
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Elles sont subreptices et réalisées dans un cadre restreint. Elles n’ont pas de revendication politique explicite et peuvent être disqualifiées par ses producteurs.
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Elles sont en décalage par rapport au cadre institutionnel ou technique dont elles émanent. Elles sont un « hack », détournement imprévu du technosystème.
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Elles nourrissent un rapport individuel et critique au monde. On les retrouve dans autant de domaines de la vie quotidienne qu’elles jouxtent.
11La naissance de ces pratiques de contestation trouve leur origine dans les policies de souveraineté technologique dans le secteur de l’informatique. Elles ont connu deux phases, apparemment paradoxales : d’abord volontaristes et anti-impérialistes, puis elles ont favorisé des collaborations accrues avec les multinationales des données.
- 10 Les chiffres sont toujours sujets à débats, mais de toute évidence, il y a une croissance exponen (...)
12Cuba fait partie des pays où la faible pénétration actuelle d’Internet semble en contradiction avec l’ambition qui a, jadis, animé des politiques publiques du début des années 199010. Or, l’entrée de l’informatique à Cuba est aussi probablement un cas d’école du cumul de limitations techniques et juridiques à surmonter. Trois éléments apparaissent constitutifs de ces restrictions : l’infrastructure technique et l’accès aux appareils, la formation professionnelle et celle du grand public et, enfin, le développement à l’échelle étatique d’une posture propice au « piratage ».
- 11 La promulgation de la Cuban Democracy Act en 1992 (Hoffman, 2004 ; Oliveira, 2019) a encadré la v (...)
- 12 Pour donner un ordre d’idées, cette vitesse est l’équivalent d’une seule connexion ADSL et est à (...)
13Câbler une île sous Blocus représente un défi technique et légal. Les États-Unis empêchent d’exporter tout équipement électronique ayant au moins une composante produite sur leur sol. Cela touche presque tous les appareils disponibles sur le marché actuel. Mais ce serait une erreur de penser que nous sommes face à une loi d’airain : le Blocus n’est pas une politique globale et cohérente, mais plutôt un empilement de mesures adoptées au gré de la situation intérieure états-unienne. En effet, et en contradiction avec le Blocus, au lendemain de la dissolution du bloc soviétique, les États-Unis ont approuvé l’entrée au compte-gouttes de leurs technologies (Hoffman, 2004 ; Oliveira, 2019)11. Les États-Unis ont alors déployé la première connexion satellite à Internet, car la connexion par câble sous-marin reste interdite encore en 2022. Cet accès a eu des conditions d’utilisation draconiennes : le renouvellement d’abonnement devait être voté mensuellement par le Congrès états-unien, l’usage du réseau empêchait les transactions financières, la bande passante était limitée à 64 kb/s12 et le prix mensuel de l’abonnement atteignait les dix mille dollars états-uniens (Silva, 2013 : 7). En dépit de ces conditions défavorables et du contexte d’appauvrissement brutal du début des années 1990, Cuba a investi pour se doter de ce précieux accès au réseau mondial.
- 13 Il s’agit d’une version cubaine de Medline, réseau international de référence pour les profession (...)
- 14 L’histoire de la création d’Infomed et en général celle de l’informatique connectée à Cuba reste (...)
14Cette connexion satellitaire a permis, la naissance d’Infomed, un réseau de partage muni d’une messagerie ad hoc13. En effet, la stratégie de survie nationale, à la chute de l’Union soviétique, consistait à miser sur l’export de leur expertise médicale et les services de leur personnel soignant comme source de revenus. Cette unique connexion lente et onéreuse a pu nourrir un intranet à l’échelle nationale afin de mutualiser des articles scientifiques et de favoriser les échanges équivalents à ceux qui avaient lieu sur le Web mondial (Silva, 2014 : 34 ; Díaz Antúnez, 2007 ; Urra, 2011 : 100-101)14. L’accès à Internet s’est élargi par paliers, des professions soignantes au reste de la population de manière mesurée et progressive. Ce contexte de contraintes de l’arrivée d’Internet permet d’expliquer pourquoi l’accès au réseau était considéré comme un bien rare et à rationner. Infomed est vite devenu insuffisant en raison de ses limitations intrinsèques : le nombre de ressources numériques grandissait, les échanges par e-mails s’accéléraient et dépassaient les capacités de l’abonnement souscrit. On pouvait à raison classer Cuba parmi les pays déconnectés d’Internet au moins jusqu’au début des années 2010.
- 15 À fin de respecter le Blocus, ils ont soumis l’idée du WiMax, un Wifi surpuissant émis depuis la (...)
15En novembre 2008, soit une vingtaine d’années après ces débuts bridés d’Internet, une nouvelle ère de rapprochement relatif est inaugurée : Raúl Castro (2008-2018) et Barack Obama (2009-2017) se sont rencontrés pour la première fois. Or, le politique a été devancé par l’économique. Six mois avant, les représentants de Google s’étaient déjà rendus sur place pour imaginer des possibilités d’offrir une connexion à Internet à Cuba, mais elles n’ont pas abouti15.
- 16 Le nom du câble est en honneur de l’Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América, orga (...)
16Face à cette impasse, le Venezuela a engagé un projet pharaonique de câblage sous-marin pour remplacer l’Internet satellitaire. Le câble Alba 1 allait alors relier les deux « Républiques socialistes sœurs »16. La construction a été terminée en 2011 et les premières transmissions de données ont eu lieu en janvier 2013. Ce tournant a été le premier pas d’indépendance en matière d’infrastructure et a favorisé la mise en place d’un « Internet souverain cubain » puisque désormais leur connexion à Internet pouvait être gérée nationalement.
17En parallèle du dépassement du défi technique et juridique imposé par le Blocus, il était indispensable de former des spécialistes en informatique ainsi que diffuser une littératie numérique de base auprès d’une population éloignée de ces connaissances. L’impulsion initiale, donnée dès les années 1980 par Fidel Castro, a été de promouvoir l’enseignement grâce au programme extra-scolaire des Joven club, réseau de centres de formation à l’usage de logiciels, à la programmation et à la réparation matérielle à destination des plus jeunes. J’ai pu m’entretenir avec certains des membres de ces structures pour comprendre leur fonction dans la montée en compétences informatiques de l’ensemble de la population et également dans le développement d’initiatives associatives en dehors de celles prévues par les programmes d’État.
- 17 Ces spécialités sont enseignées dans une université dont les locaux occupent le siège de l’ancien (...)
18Pour les adultes, des institutions dédiées à l’informatique ont été créées au début des années 2000 : l’Instituto Superior Politécnico José Antonio Echeverría (CUJAE) et l’Universidad de Ciencias Informáticas (UCI). Ces institutions ont formé des cohortes entières de professionnels : d’après le site de l’Université, 15 453 diplômes en informatique ont été remis en dix-neuf ans, chiffre élevé au regard des 10 millions d’habitants que compte le pays. Cette dernière est surnommée « la plus grande école de hackers de l’Amérique » probablement en raison des cursus en cybersécurité et en hacking éthique17.
- 18 La première entreprise qui s’est servie de ce nouveau cadre juridique est Dofleini Software, http (...)
- 19 Seul le Costa Rica explore depuis quelques années cette même piste et développe son industrie inf (...)
19Dans les années 2000, les alumni ont été appelés à prendre part à la création d’entreprises d’État spécialisée dans la vente et l’export de logiciels à l’échelle de l’Amérique latine. Ensuite, de nouvelles formes de travail, hors du giron de l’État, ont vu le jour. D’abord sous la forme des cuentapropistas, une figure naissante d’un entrepreneuriat individuel non étatique (Russo, 2017), puis avec des coopératives (Piñeiro Harnecker, 2013). Ces dernières sont encouragées par la législation récente dans le secteur informatique en dépit d’une économie toujours largement étatisée18. L’enjeu monétaire de cette transformation est saillant : il s’agit d’assurer la relève des professions médicales qui ont constitué le principal vivier de personnel hautement qualifié, dont la vente des compétences a contribué au financement de l’État19. La volonté est aussi celle de dépasser les conclusions de la Théorie de la dépendance. D’après cette dernière, les pays en cours de développement ne rejoindront pas la catégorie des pays dits « développés » tant que leurs modèles économiques se centrent sur l’exploitation de leurs ressources naturelles ou de services tertiaires tels que le tourisme de luxe (Ayala Castro, 2020 ; Destremau, 2014). Dans le domaine de l’informatique, la souveraineté étatique a été mise au profit de stratégies individuelles dans une configuration plutôt inédite pour une révolution socialiste, puisque axée davantage sur l’individu que sur le collectif.
20Aux mesures de développement d’infrastructure et pédagogiques se sont jointes des initiatives internes que l’on pourrait qualifier de « piratage » à l’échelle étatique. Certaines d’entre elles relèvent du hacking dans le sens large, c’est-à-dire pas uniquement comme des opérations d’infiltration de systèmes informatiques. Cet encouragement étatique au hacking, s’est traduit par la publication par l’armée de l’ouvrage Con nuestros propios esfuerzos en tiempos de paz (1992), où sont recueillies les initiatives populaires mise en place par des individus ou par des collectifs pour contrecarrer les pénuries liées à la chute de l’Union soviétique. Le livre avait vocation à participer à l’essaimage de ces bricolages à l’échelle nationale.
21L’exemple le plus répandu est celui des licences informatiques et des tensions qu’elles engendrent. En effet, la majorité du parc informatique cubain se trouve sous licences illégales de Microsoft. L’acquittement du paiement est empêché par le Blocus. Divers scénarii ont été envisagés pour faire face à cette situation. Cet usage illégal est donc une manière de dénoncer la levée du Blocus. « On paiera, quand ce sera possible de faire du commerce avec des entreprises états-uniennes », comme l’a affirmé le Pr Joaquín Danilo Pina Amargós, ingénieur et professeur titulaire en informatique à la CUJAE qui participe aux initiatives de la migration vers les logiciels libres des administrations. Or, cette éventualité de paiement, semble aussi éloignée qu’incertaine et elle a poussé nombre d’institutions à les utiliser de manière insouciante. Ce type de « hacking d’État », largement pratiqué, ne peut pas être assumé de façon officielle : les douanes ne s’en servent pas en raison des accords internationaux pour la lutte contre les contrefaçons et piratages. Par ailleurs, le réseau Infomed s’en passe également, mais pour des raisons techniques et historiques, car il fonctionne déjà sous Debian, logiciel libre. Cette situation de facto atteste bien un piratage à échelle étatique. Des entreprises cubaines ont même tenté d’exporter des logiciels d’imagerie médicale développés dans leurs centres, mais dès lors qu’ils quittent le territoire cubain, Microsoft réclame le remboursement des licences qui ont permis de les fabriquer et la vente devient irréalisable. Cette configuration souligne l’inconsistance de la politique états-unienne qui prône, d’un côté la non-intervention étatique tout en exigeant le paiement impossible des licences Microsoft, mais aussi, la naïveté en cours à Cuba à prétendre que le Blocus n’a pas d’effets extraterritoriaux.
- 20 Un guide pratique d’une centaine de pages sur la migration vers le logiciel libre édité par un gr (...)
22Pour nombre d’acteurs à Cuba, s’est alors posée la question de la migration vers des logiciels libres, une alternative pour commercialiser leurs productions logicielles sans pour autant réussir. En effet, l’alphabétisation numérique s’est faite sur des plateformes propriétaires états-uniennes et le changement des pratiques est difficile à mettre en route. La situation est paradoxale puisque le piratage des logiciels états-uniens pour dénoncer le Blocus accroît la dépendance informatique cubaine. Seule une poignée d’initiatives universitaires envisage les scénarii de transition de sortie des systèmes propriétaires promus par Microsoft, mais reste au stade de projets20.
23Par leur existence, ces pratiques de « hacking d’État » ouvrent la réflexion sur ce que hacker veut dire. Les choix politiques à Cuba mettent en lumière la prévalence de concepts juridiques (c’est-à-dire, droits des publics, droit à l’accès à la culture, l’entrée des créations dans le domaine public) sur ceux des droits des détenteurs, le copyright (Dulong de Rosnay, 2016). Une illustration peut être la diffusion illégale dans la télévision publique : Star Wars, par exemple, est retransmis régulièrement alors que l’acquittement des droits reste empêché par le Blocus. Ce « hacking d’État » est loin d’être exceptionnel : des rediffusions doublées et éditées d’émissions de chaînes états-uniennes (e.g., National Geographic) sont fréquentes. Les logos sont floutés sans zèle, et sont insérés, au besoin, des interventions de spécialistes cubains pour apporter un éclairage local.
- 21 Il s’agit du nombre de connexions actives par foyer.
24La construction de cette souveraineté informatique a été possible grâce au développement de l’infrastructure, de la formation et les pratiques et usages propres à ce contexte de limitations. Ce terreau laisse imaginer une île de hackers en puissance aux portes des États-Unis. Or, l’entrée d’un Internet massif, après la mise en place du câble Alba, au contraire, semble avoir désarmé le potentiel contestataire face aux États-Unis. En effet, les multinationales de données ont investi de manière active ce terrain et ont réussi à diffuser leur littératie numérique et la désirabilité de leurs produits. Cuba est passée du statut d’un des pays les moins connectés à Internet (Khrustaleva, 2021), à une présence importante et des usages multiples d’Internet qui, en 2022, ne font plus de doute. Pourtant, l’indicateur de la pénétration du réseau21, ne permet pas à lui seul de rendre compte de la mutualisation des ressources comme je l’expliquerai dans la deuxième partie.
25 Dans ce contexte, on peut interroger la disparition de la souveraineté de l’État au profit de multinationales grâce à la diffusion de leur littératie numérique adaptée à leur modèle de captation de données (Calderón Beltrán, 2016). Dans de nombreuses configurations, la puissance d’État est perçue comme une force hostile et l’influence des entreprises privées comme l’antidote. Mais quelle garantie peuvent offrir ces entreprises privées sur la protection des données (de santé, scolaires, familiales, bancaires, etc.) alors que leur modèle commercial consiste à façonner les préférences des individus ? D’où vient l’acceptation politique et sociale de cette intrusion dans la vie privée ? Autant de questionnements qui, tant à Cuba qu’ailleurs, ne trouvent pas de réponses satisfaisantes.
26J’ai identifié un second moment des policies de souveraineté informatique. Développées dans les années 2010, elles marquent un tournant par rapport à la ligne précédente d’opposition frontale et se caractérisent par une forme de permissivité, voire de collaboration avec les multinationales de données. Devenues agents incontournables, ces dernières briment les pratiques alternatives déjà en place.
27On peut esquisser quelques pistes au sujet de la délégation de souveraineté aux multinationales de données : d’abord celle de l’attrait de la nouveauté et du désir que génèrent les Gafam, ensuite l’idée que cette collaboration est mutuellement bénéfique pour les deux parties. En effet, des multinationales de données comme Google peuvent avoir des agendas communs quant à la promotion de la diversité sexuelle. Les Gafam n’hésitent pas à communiquer, dans une stratégie de fidélisation auprès du grand public et des autorités cubaines.
Gay Pride à La Havane en 2017
Crédit : Vanessa Oliveira (CC BY-SA 3.0 FR)
- 22 Depuis 1977, le Cenesex (Centre d’études, documentation sur la sexualité humaine) accompagne les (...)
- 23 L’expression « Blocus interne » est mobilisée pour regrouper les griefs adressés au pouvoir en a (...)
28Du côté de ltÉtat cubain, le soutien à la présence de ces multinationales revient à mettre l’accent sur leur « modernisation » vis-à-vis de la société civile et la confirmation de leur rôle pionnier, notamment au travers de la question sexuelle22. Le changement de position envers ces multinationales marque un nouveau cap dans l’exercice du pouvoir en réponse à l’épuisement idéologique. Il permet de donner corps au « socialisme du XXIe siècle » et ainsi balayer les accusations croissantes d’un « Blocus interne »23.
Façade du musée en septembre 2016
Crédits Vanessa Oliveira (CC BY-SA 3.0 FR)
- 24 Un work in progress avec Vanessa Oliveira et Yarina Fernandez traite des nombreux entretiens avec (...)
29 Cette pénétration de multinationales de données se fait également dans le domaine de l’art. Le Studio Google K’cho Museo Orgánico Romerillo désigne un tiers-lieu dans une banlieue populaire de La Havane. Ce musée d’art contemporain accolé à la galerie de l’artiste cubain K’cho permet à des milliers de riverains de côtoyer les œuvres des plus grands artistes cubains lorsqu’ils se rendent au premier (et longtemps seul) point Wifi gratuit de l’île. K’cho par son statut d’artiste a été parmi les premiers à avoir une connexion à Internet et à obtenir un large atelier fourni par l’État. Il les a mis tous les deux à disposition de la population. Deux ans après son ouverture, en mars 2016, cet espace a été investi par Google. L’entreprise a placé sur la façade son logotype en échange de quelques étagères et d’une poignée d’appareils : des cardboards, lunettes en carton de réalité virtuelle et des Chromebooks, ordinateurs qui doivent être connectés à Internet, et plus spécifiquement aux services de Google, pour fonctionner et où aucun logiciel ne peut y être installé. En septembre 2017, le studio a été fermé, officiellement « pour travaux » sans qu’une date de réouverture soit indiquée24. Entre-temps, la bannière publicitaire Google et des murs reproduisant la page d’accueil de son moteur de recherche sont restés dans l’espace public sans aucune contrepartie et continuent à imprégner les représentations par leur présence physique. Cela participe indéniablement à forger des affects et une littératie numérique où les acteurs monopolistiques colonisent les imaginaires technologiques et imposent une façon unique de les utiliser.
Il est possible de voir l’immersion voulue par Google dans la bibliothèque. Les cardboards sont visibles sur l’étagère de droite.
Credit : Vanessa Oliveira (CC BY-SA 3.0 FR).
- 25 L’Application Programming Interface est un programme qui gère la validité des cartes prépayées d’ (...)
30Enfin, une dernière illustration des collaborations entre l’État cubain et ces multinationales de données est celle de la construction par Google de l’API de connexion à Etecsa, l’entreprise nationale de télécommunication25.
31 Cette association inédite entre Google et l’État cubain met à l’épreuve la grille de lecture convenue qui a souvent opposé de façon mécanique le public et le privé, le national et l’international. Il s’agit là d’une réaction d’un État « par le haut », qui tente de nouvelles modalités d’action, en préférant dialoguer avec des acteurs entrepreneuriaux plutôt qu’avec des individus de la société civile (Feenberg, 2017 ; Lordon, 2021). Ces alliances semblent se faire à contre-courant du projet révolutionnaire de la défense de souveraineté populaire face aux entreprises états-uniennes. La dislocation entre souverainetés nationale et populaire apparaît ici de manière limpide puisqu’il y a une délégation sans contrepartie de certains pans de la vie numérique des populations. Pourtant, il est difficile de caractériser de façon définitive l’intentionnalité de ce mode d’action politique, mais celle-ci s’inscrit dans un contexte bien plus vaste à explorer dans le cadre d’autres articles. Il aurait été également vraisemblable d’imaginer que le Blocus aurait pu préserver la population cubaine de la prédation des données personnelles effectuée par les Gafam, industriels de la Silicon Valley par leur absence (Morozov, 2015, Casilli, 2018).
32L’appétence populaire (surtout des franges les moins qualifiées) pour les produits des multinationales des données est grande et porte en elle les promesses d’émancipation par l’informatique. Cependant cette dernière ne profite pas aux moins lotis (Granjon, 2022). Si Cuba est à certains égards un hackerspace à ciel ouvert, en partie grâce à des policies volontaristes, ce sont les acteurs de la société civile qui sont les chevilles ouvrières des mutations en cours. Leurs pratiques, produit inattendu des politiques publiques, ne sont pas toujours alignées ni avec les multinationales de données ni avec les réglementations du pouvoir actuel.
33Comment comprendre l’enchaînement de ces deux phases des politiques publiques contradictoires : celle d’une autonomie face aux multinationales de données, puis celle d’une coopération avec ces dernières ? Le mouvement de la contre-culture et en particulier la figure des hackers nous donne des éléments heuristiques pour éclairer les mutations à l’œuvre (Himanen, 2001 ; Turner, 2006, 2015).
- 26 Il s’agit d’un fichier où certains membres du Mouvement hacker explicitent certains de leurs term (...)
34 L’essor de l’esprit du hacking à Cuba, par les dispositions développées de l’île, correspond à l’autodéfinition du Mouvement hacker du terme « hacker ». Dans l’ouvrage de Pekka Himanen, L’Éthique Hacker, le hacking s’étend à tous les domaines de la vie. Au-delà de l’informatique, dit l’auteur, il désigne un état d’esprit général, une disposition envers le monde et les objets qui le composent : « D’ailleurs [les hackers] ont toujours envisagé une dimension plus large à leurs façons de voir. Leur Jargon file26 souligne qu’un hacker est à la base un·e expert·e ou un·e enthousiaste de toute nature. On peut être hacker-astronome, par exemple ».
- 27 La littérature autour des hackerspaces souligne la centralité de la réappropriation des savoirs t (...)
- 28 Les « technocontestations » ne doivent pas être confondues avec les expériences des Mouvements ha (...)
35 L’esprit de contestation est souvent lu à l’aune du politique ; or, la contestation par la technique suit une autre trajectoire aussi bien à Cuba qu’ailleurs27. Cet esprit technocontestataire part de besoins réels et quotidiens, il incite à dépasser les contraintes techniques tous champs confondus : réparation de voitures, de réfrigérateurs ou encore dans la production de médicaments. Il est un moyen d’autonomisation, voire de sécession, grâce à la technique28. Dans cette deuxième partie, il s’agit d’explorer le versant populaire des pratiques de l’informatique avec trois exemples concrets de contestation technique par la technique, les technocontestations.
36 Évoquer des pratiques de hacking renvoie à la littérature sur les communautés les plus actives dans le domaine, celles de la production de logiciels libres. À Cuba, enquêter auprès de ces communautés présente quelques défis du fait de leur faible structuration, en particulier quand leur action se déploie en dehors du giron de l’État. Lors de mon travail sur les membres du Grupo de usuarios de tecnologías libres (GUTL) en 2016, j’ai pu observer nombre de leurs pratiques hors ligne. Pendant les réunions hebdomadaires, les mises à jour des systèmes d’exploitation étaient redistribuées physiquement grâce à des clefs USB préparées en amont par les membres ayant accès à Internet haut débit. Ces pratiques « hors ligne de l’informatique connectée » m’étaient étrangères, puisque récupérer en ligne et de façon individuelle les mises à jour des logiciels me semblait être la seule manière de faire. Ces entretiens m’ont permis d’identifier des pratiques similaires propres à un contexte d’accès restreint. Par exemple, la première édition de CubaConf de 2016, événement sur les logiciels et technologies libres, s’est tenue sans Wifi contrairement aux habitudes lors de ces événements. Bien sûr, cette contrainte n’était pas choisie, mais subie par les membres du GUTL. Les « démo » qui nécessitaient l’accès à Internet ont été préenregistrées, et le cœur de la conférence, à savoir les échanges entre les individus, a dès lors pris une place centrale.
- 29 (cf. note de bas de page n° 23).
37 L’observation de ce type de savoir-faire met en évidence la gêne, voire la honte, des personnes interrogées. En effet, les activistes avec qui je me suis entretenue ont davantage l’habitude de cacher ces pratiques-là qui leur semblent honteuses, car expliciter ces savoir-faire acte les limitations nombreuses avec lesquelles ils et elles composent. Loin d’être circonscrites aux domaines techniques, ces pratiques font corps avec d’autres contraintes caractéristiques de leur vie quotidienne et mobilisent des souvenirs souvent pénibles. De plus, elles renvoient une image que ces activistes s’attachent à déconstruire par leur militantisme : celle d’une île hors du temps et sans technologie. Dans une moindre mesure, ces contournements sont peu verbalisés pour éviter toute critique trop franche de l’État. L’absence d’accès à Internet est vécue, au choix, comme une irrégularité causée par des « conditions historiques hostiles », pour reprendre la terminologie de justification des responsables politiques ou comme certains enquêtés ont pu le dire, « le produit du Blocus interne »29.
38 Lors des entretiens précédemment cités, un des membres du GUTL a eu une pointe d’humeur en affirmant que « le seul à être libre ici, c’est le logiciel ! ». Il voulait souligner l’inadéquation du mode de production globalisée des logiciels libres et les pratiques observées in situ. Une dizaine d’entretiens avec d’autres membres appartenant aux GUTL ont montré de très grandes similitudes entre leurs trajectoires de vie et professionnelles : âgées de 30 à 40 ans, surtout des hommes, mais avec quelques femmes actives, ces personnes sont surtout diplômées de l’UCI, Universidad de Ciencias Informáticas. Elles partagent un statut de fonctionnaires responsables de l’administration système dans les Joven Club décrits dans la première partie. Ce travail leur assure l’accès au réseau, à des serveurs et à des ordinateurs fournis par l’État. Ces groupes, informels pour certains, rassemblent des utilisateurs de logiciels et autres technologies libres se sont constitués en associations autour des technologies libres.
39Au fil du temps, les différents GUTL ont souhaité s’autonomiser du cadre étatique, mais pour cela, il leur fallait remplacer les ressources dont ils bénéficiaient déjà. En effet, les administrateurs système qui étaient également membres des GUTL, faisaient usage d’espace de serveur officieusement. L’État leur a proposé de les accueillir officiellement en assimilant leur action à une mission de service public.
40Après concertation interne, les groupes ont refusé ce soutien au nom d’une autonomie en investissant des infrastructures propres avec des serveurs et des logiciels en dehors de ceux de l’État. Les GUTL ont créé leur propre événement, la CubaConf, à la suite de celui organisé par l’État, Festival Latinoamericano de Instalación de Software libre (Flisol). Ces deux conférences ponctuent annuellement l’activité autour de la production de logiciels libres, sans se concurrencer. En effet, une très large partie des acteurs et actrices qui assurent ces activités pour le compte de l’État se retrouvent souvent à animer les associations décrites plus haut, et de ce fait, à planifier les deux rencontres. Il y a donc une forme de complémentarité entre les initiatives. L’équilibre est délicat à tenir pour les membres du GUTL entre leur revendication d’indépendance et la difficulté à faire une coupure nette vis-à-vis de l’État, entre les heures de travail et celles dédiées aux activités associatives. Pourtant leur envie d’autonomie a été entendue et acceptée.
41 Certains acteurs et actrices de terrain recourent à des pratiques qui sont encore moins structurées que celles décrites plus haut. Ces technocontestations sont tolérées, mais surveillées par l’État qui échoue à les réguler. J’exposerai trois d’entre elles : El paquete semanal est un abonnement par colportage de disques durs comportant des contenus multimédias illégaux ; la SNET est un réseau local de jeu et de partager de ressources niché dans un vide juridique, et le Connectify, un logiciel pour multiplier les connexions et contourner les prix élevés de l’Internet vendu par l’État. Ces technocontestations sont la preuve de la vitalité des espaces en marge de la légalité et illustrent la force inédite acquise ces dernières années par la société civile pour esquiver et déjouer l’organisation et les usages de l’informatique connectée telle qu’elle a été pensée par l’État ou encore par les multinationales de données.
42Le logiciel états-unien Connectify permet de convertir un terminal (téléphone portable ou ordinateur) connecté à Internet en hotspot, à savoir, en dispositif de partage d’Internet avec d’autres appareils sans réduction de débit. Ce logiciel propriétaire est devenu très populaire puisque l’entreprise d’État, Etecsa, appliquait des tarifs particulièrement élevés pour les connexions individuelles, que ce soit par abonnement personnel ou grâce aux cartes prépayées Nauta. La création artificielle de la rareté a alors pu être contournée par cette tactique. Dans les parcs des principales villes, où l’accès aux hotspots nécessite une carte prépayée Nauta, des revendeurs proposent, pour un prix moindre que celui du coût de la carte prépayée, une connexion à l’aide du Connectify. Là où une seule personne se connecte grâce à une seule carte Nauta, le logiciel rend possible la connexion de plusieurs personnes en simultané.
43La police effectue des rondes sans zèle pour faire semblant de réguler ce commerce illicite. Selon mes observations dans divers parcs de La Havane, l’heure d’une même carte peut être revendue jusqu’à 8 ou 10 personnes, au-delà, la vitesse de connexion baisse.
44Aux heures de pointe, la connexion devient particulièrement mauvaise. Même les revendeurs suspendent leurs activités pour ne pas décevoir leur clientèle. Par ailleurs, certaines personnes spécialisées dans le partage de ce réseau s’équipent de routeurs, voire d’antennes pour amplifier le signal Wifi à proximité et en tirer un meilleur parti. Dans les lobbies d’hôtels, où la connexion est stable, j’ai pu observer des personnes proposant ce service sans être inquiétées par les employés. Ces usages créent de nouveaux espaces de sociabilité pour la population, grâce à la vente des cartes Nauta, la revente de l’accès, les services pour la recharge électrique des appareils interdits en 2017 à cause des risques d’incendie engendrés par les multiprises et la surtension électrique, et ce, malgré les interventions fréquentes de la police.
- 30 Au départ, un·e Cubain·e vivant à l’étranger et par extension, toute personne venant d’une autre (...)
45J’ai pu m’entretenir avec deux « techniciens de parcs ». L’un d’entre eux, un étudiant en informatique qui revend des cartes pour avoir un revenu complémentaire à sa bourse. Sa « clientèle » lui demande souvent de l’aide : renseigner un code pin, régler d’autres soucis de logiciel et de connectique, etc. Ainsi, dit-il, il « fidélise sa clientèle » puisque les personnes peu à l’aise avec l’informatique peuvent compter sur son assistance au moment d’utiliser ses services. La police « le laisse faire », car il « aide les gens du quartier à se servir d’Internet ». Le deuxième revendeur est plus critique et voit ces sollicitations des usagers comme une contrainte. Il affirme ne pas être là pour « faire à la place des gens ». Il doit toutefois bien s’assurer que ses clients peuvent se connecter, en veillant à ce que cela ne lui prenne « pas trop de temps » puisque avoir « le nez dans le téléphone des gens » l’empêche de guetter de nouveaux clients. De façon stratégique, il « préfère vendre des cartes à des personnes qui ont des ordinateurs ou aux yumas30, comme ça, on vend sa carte et c’est fini ». Ces revendeurs illégaux concurrencent donc de facto le monopole de l’entreprise de télécommunications de l’État en offrant des services de médiation numérique, avec des démarches commerciales distinctes, alors qu’ils se trouvent dans l’illégalité.
- 31 Pour donner un ordre d’idées, c’est le prix d’un court trajet en taxi.
- 32 Escaneando el Paquete, Cuba Debate, octobre 2016, consulté pour la dernière fois en novembre 2019 (...)
46 La seconde tactique est celle du Paquete semanal. Il s’agit d’un réseau de colportage de fichiers multimédias (surtout des films et séries) via des disques durs d’un téraoctet. C’est une pratique illicite, car les séries et télénovelas incluses demeurent soumises au copyright. Inventé en 2008, ce système couvre l’ensemble du territoire national et reste très populaire en dépit de son illégalité. Il est toléré par les autorités tant que du contenu pornographique ou des critiques virulentes envers l’État n’y circulent pas. Ce « peer-to-peer analogique » hebdomadaire est accessible moyennant un « abonnement » qui donne droit à la livraison à domicile ou à la mise à disposition dans un point de retrait pour transférer le contenu multimédia. Le coût varie en fonction de la quantité du contenu et de la date de remise. Par exemple, la formule la plus onéreuse inclut 1 To livré le lundi pour 20 CUP, soit 2 €31. Pour la même quantité de données livrées le mardi, ce sera 15 CUP, soit 1,5 €, et le reste des jours c’est 10 CUP, soit 0,70 €. Une longue enquête parue dans Cuba Debate, le journal du Parti, est particulièrement riche sur ce système de diffusion du Paquete. On y souligne, par exemple, que la section « humour » comprend de nombreuses caricatures politiques. Sont aussi exposées les modalités de vente ou de prêt « [si c’est] un livreur à domicile : les prix varient de 1 à 5 CUC, en fonction de la distance que le distributeur doit parcourir. Il existe aussi un système de vente par chapitre, principalement pour les séries, les feuilletons, les émissions de télé-réalité et de variétés. “Je ne le vends pas cher, un peso par chapitre », dit Eleonor, qui a son entreprise de revente à Playa. La location d’USB constitue la méthode la plus courante, pour les personnes qui n’ont pas de mémoires portables, usage similaire à celui qui est fait dans les anciennes banques de films VHS 32.
- 33 À titre de comparaison, la France a l’Hadopi, autorité pour punir, avec zèle, tous les télécharge (...)
47 Il s’agit là du média alternatif cubain le plus populaire. Il permet de contourner la rareté de contenus audiovisuels en streaming en raison d’un débit insuffisant ou simplement indisponible, car les serveurs situés aux États-Unis ne répondent pas aux requêtes venant de Cuba. Les vidéos de certains youtubeurs et youtubeuses (locaux ou étrangers) deviennent ainsi accessibles, tout comme un grand nombre de séries états-uniennes ou latino-américaines à la mode. Ce type de distribution du contenu globalisé suit également les logiques du secteur de la diffusion par Internet : de la publicité y est insérée alors même qu’elle est bannie partout ailleurs par les autorités cubaines33. En revanche, il s’agit de publicité « traditionnelle » qui s’oppose en tout à la publicité ciblée pratiquée par des opérateurs comme YouTube ou Netflix.
48Bien que l’on ait pu parler d’une « Île déconnectée », le Paquete semanal montre que Cuba n’est pas à la marge d’une consommation mainstream de contenus occidentaux. Son mode de diffusion diffère cependant de celui des usages aux États-Unis qui tend vers l’individualisation des abonnements. La diffusion hors ligne évite la surcharge du réseau et, par conséquent, celle de serveurs nécessaires à héberger le contenu. Elle demande la mise en place de dispositifs de surveillance, collecte et traitement de données pour connaître et exploiter des habitudes de consommation. Générée par la pénurie, cette technique permet donc de contourner certains aspects nuisibles de la diffusion de contenus en ligne dans des contextes moins contraints (c’est-à-dire, limiter le coût écologique du streaming et du ciblage publicitaire).
- 34 À ma connaissance, il n’y a pas eu d’études sérielle sur les SNET, en effet, elles sont de taille (...)
49 Enfin, la dernière technocontestation est celle des « street net », réseaux locaux d’ordinateurs, des LAN à l’échelle de quartiers dont les plus connues sont la SNET et La RED. Nés de l’envie de jouer en ligne, ces LAN ont rapidement révélé leurs potentialités pour le partage des fichiers. Cette pratique, comme les précédentes, mutualise des ressources rares et contourne les limitations techniques d’un réseau Internet de faible puissance proposé par l’État. Son existence n’est ni autorisée ni prohibée. Interdire ces tactiques entraînerait des dommages, tant son usage est ancré dans le quotidien des populations. Ces réseaux hors ligne sont maintenus par des jeunes de premières années de l’UCI et de la CUJAE. Ils comprennent des applications de messagerie instantanée, un accès à une version récente de Wikipédia et, bien sûr, des jeux en réseau. Le groupe a réussi à connecter d’abord quelques ordinateurs, puis des immeubles entiers. En 2017, près d’une décennie après les premières connexions en Wifi, La Havane comptait déjà neuf points centraux interconnectés et administrés par ce groupe. Pour avoir accès à ce service, il existe un forfait hebdomadaire, du lundi au lundi. Le réseau est surveillé par l’État, car, comme l’ont affirmé les administrateurs lors des entretiens, ils possèdent un canal pour faire circuler l’information de manière massive. Pour éviter les ennuis avec les autorités et continuer à bénéficier de leur tolérance, toute forme de propagande politique et de pornographie est bannie. Si certains de ces réseaux ont pu être démantelés, aussitôt, d’autres ont été constitués, souvent par les mêmes individus, mais à d’autres places hiérarchiques, car ces dernières sont en permanente reconfiguration34.
50Selon Fidel Alejandro Rodríguez, chercheur à l’Université de La Havane, « l’essor de ce réseau de réseaux, avec des câbles suspendus et des antennes fabriquées à la main, a permis de réaliser la connectivité de multiples circuits de voisinage. C’est une entité diffuse, technologiquement et spatialement décentralisée, mais elle a une organisation de rôles et de fonctions complexes, avec des niveaux de responsabilité et de hiérarchie spontanément articulés, suffisants pour maintenir une ville entière connectée avec une infrastructure efficace. Les mécanismes de financement et de pérennisation de ces réseaux de quartiers reposent sur des collectes d’argent sur le mode coopératif ». Rodríguez souligne que « le portail le plus populaire de ce réseau compte actuellement plus de 7 000 utilisateurs enregistrés. Le site donne accès à des jeux vidéo multijoueurs et permet l’échange et le téléchargement de fichiers et émissions télévisées internationales. En outre, il est complété par des forums de discussion thématiques »35.
51 Les trois technocontestations décrites (El Paquete, el Connectify et les SNET), ainsi que les actions des GUTL illustrent la vitalité de la société civile cubaine et d’un gouvernement qui n’a pas les moyens ni la volonté d’imposer ses vues sur l’usage de l’informatique connectée. Les nouveaux espaces de sociabilité, qui en sont issus, dessinent des zones grises, entre un hors ligne et en ligne où il est envisageable d’avoir accès à un Internet mutualisé avec des pratiques plus sobres en termes énergétiques.
52La prétendue déconnexion d’Internet à Cuba, que ce soit par un Blocus ou par l’unique câble qui la relie au réseau mondial, l’Alba 1, a pu être détournée par la puissance des réseaux sociaux dans le sens premier du terme. Les empêchements de connexion du Blocus ont pu être contournés par des politiques volontaristes de la part de l’État, mais aussi par une population habituée et encouragée à esquiver ces contraintes. La circulation et l’accès à des contenus multimédias globalisés sont rendus possibles par des chemins de traverse et ne sont pas franchement entravés par les autorités, alors même que, sans le Blocus, l’État serait tenu de stopper ces pratiques pour faire respecter le copyright des productions. Cette connexion physique et via des réseaux d’individus est heuristique pour penser la puissance des pratiques alternatives de l’informatique. Elle donne à voir la souveraineté populaire en action, y compris face aux tentatives d’appropriation aussi bien par les puissances étatiques (la souveraineté étatique) ou encore économiques (la prédation et monopole des Gafam dans les pratiques numériques contemporaines).
53L’interstice géopolitique où se situe Cuba est à la fois une marge de l’informatique connectée mondialisée et une position unique pour « hacker » le Technosystème (Feenberg, 2017 ; Ellul, 2004). La nature polyphonique d’Internet à Cuba est composée de pratiques de hacking à différentes échelles : individuelles, collectives – en tant que société civile –, mais également étatiques autour d’une notion à géométrie variable de la « souveraineté ». À certains endroits, ces pratiques se superposent et ont des objectifs communs, mais à d’autres, elles créent des frictions, elles sont donc la preuve de la vitalité d’une société civile qui prend des distances par rapport aux vues que l’État souhaite imposer. En ce sens, une large partie de la société civile exerce sa souveraineté en construisant ses propres pratiques de l’informatique connectée, y compris quand elles vont à contre-courant de celles voulues par les autorités politiques. Contrairement à certaines idées reçues, cette divergence ne fait pas l’objet de répression de la part de l’État. On pourrait même voir dans le laxisme face à l’application des réglementations ou dans les incohérences, une volonté récente de s’accorder avec les pratiques populaires et, ainsi, tenter de résorber le fossé qui s’est créé entre la souveraineté populaire et la souveraineté étatique. Cuba est donc, à bien des égards, un hackerspace à ciel ouvert.