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Repères

À la croisée de la science et de la fiction, l’appropriation des tatouages connectés : quelles représentations pour quels usages ?

At the crossroads of science and fiction, the appropriation of connected tattoos: which representations for which uses?
Annabelle Boutet-Diéye et Aurélie Seznec

Résumés

Dans une société hyperconnectée, qui questionne le statut du corps, notre article présente les résultats d’un travail de recherche exploratoire mené sur la convergence possible du monde du tatouage et des technologies numériques. À partir d’un état de l’art et d’une méthodologie qualitative basée sur des entretiens semi-directifs, nous avons posé des hypothèses sur de possibles transferts d’appétence entre les deux univers : celui du tatouage et celui des innovations numériques. Selon nous, la digitalisation du tatouage s’inscrit dans une longue tradition où le tatouage répond à des fonctions esthétiques, médicales et thérapeutiques. Ce qui pose la question de la médicalisation de la beauté et de l’esthétisation de la santé. Les pratiques du tatouage et les processus d’appropriation des innovations dans ce domaine seront interrogés. Nous reviendrons sur la place particulière de l’imaginaire et, plus spécifiquement, de la science-fiction pour expliquer les représentations autour du tatouage connecté.

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Texte intégral

Contexte de l’étude et questionnement

1Dans nombre de sociétés, contemporaines et anciennes, le tatouage est un rite de marquage profondément inscrit dans les cultures qui le respectent. Ce marquage corporel a une pluralité de fonctions : médicales, thérapeutiques, esthétiques, mystiques, religieuses ou sociales.

2Depuis les années 2000, les corps tatoués s’affirment, s’assument et s’affichent dans la rue, dans les publicités, dans les défilés de mode, et même dans la littérature. Les peaux tatouées sont devenues objets d’exposition lorsque le musée du Quai Branly a présenté Tatoueurs, tatoués en 2014. Aujourd’hui, ce phénomène est largement médiatisé grâce à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux numériques. À présent, les pratiques du tatouage font l’objet de travaux scientifiques en sociologie, anthropologie, histoire, art, ou encore en droit.

3Enfin, il est devenu un objet médical dans les publications scientifiques spécialisées et sur les sites qui traitent les questions de santé. Soit ces informations apportent des conseils à celles et ceux qui se font tatouer ou qui le sont déjà, soit elles pointent les risques liés aux tatouages, comme nous pouvons l’observer sur le site Internet Doctissimo.

4Avec la digitalisation de la société, la pratique du tatouage semble s’ouvrir sur de nouvelles perspectives. En effet, à l’occasion de cette étude, nous avons observé un investissement des laboratoires de Recherches et Développement dans les techniques permettant l’incorporation, au sens littéral du terme, des technologies numériques : miniaturisation de composants et de capteurs, recherche de l’esthétique et du design, par exemple. Cet investissement dans des projets de recherche sur des systèmes inspirés des tatouages et la démocratisation de la pratique tégumentaire nous ont amenées à questionner une possible convergence des deux domaines.

5Ainsi, nous nous sommes demandé si lappétence pour le tatouage pouvait favoriser l’acceptation de tatouages connectés ou d’objets plus intrusifs. Le tatouage est signe d’affirmation identitaire et donc de liberté : des objets communicants qui adopteraient cette approche seraient-ils plus acceptables ? Les technologies directement applicables sur la peau peuvent-elles offrir des perspectives d’application dans la santé, dans la beauté et les cosmétiques ?

6Notre problématique est donc de savoir si l’hybridation de l’innovation technologique et des artifices corporels peut participer de la diffusion de technologies corporelles qui seraient considérées comme intrusives.

7Pour cela, nous soutenons l’hypothèse que les pratiques du tatouage sont des systèmes symboliques où chaque élément est important pour ses qualités intrinsèques : la personne tatouée, la personne qui pratique le tatouage, l’objet qui est tatoué, le matériel utilisé, l’environnement, les circonstances. Et peu importe que le tatouage soit pratiqué de manière rituelle ou technologique. Dès lors, il y aurait une part importante de techno-imaginaire, pour reprendre le vocabulaire de Pierre Musso (2018, p. 15) dans le choix d’adopter ou de rejeter une technologie à même la peau.

Méthodologie

8Entre 2017 et 2019, nous avons mené une étude exploratoire interrogeant à la fois les pratiques du tatouage et les usages des objets communicants. Nous avons collecté un corpus de données s’appuyant sur trois thèmes : la relation au corps, les pratiques tégumentaires et les usages du numérique, tout en insistant sur leurs possibles imbrications. Cette première démarche nous permet de décrypter, en partie, ce qui se joue aujourd’hui, à l’heure du numérique dans la pratique du tatouage et de ses innovations. Pour cela, nous adhérons à la thèse selon laquelle « mettre en perspective le tatouage revient à parler en termes de frontière, de séparation, de franchissement, d’exclusion, d’interface, dimperméabilité » (Mesnier, 2015).

9Nous souhaitions particulièrement explorer la part de l’imaginaire dans les positions des personnes, tant à l’égard des pratiques tégumentaires que des usages des objets connectés. C’est pourquoi elles ont été interrogées sur leur manière de se projeter dans le futur et la place des œuvres littéraires ou cinématographiques de science-fiction dans leurs représentations. Ainsi, nous nous sommes intéressées à la dimension techno-imaginaire (Boutet-Diéye et Sarré-Charrier, 2019) de ces recherches car, le tatouage est « un objet technique, à la fois fonctionnel et fictionnel, instrument et imaginaire » (Musso, 2014, p. 3) et sa force est «"d’augmente[r] et [d’]amplifier l’action humaine » [], mais aussi de « crée[r] un monde artificiel [qui] métamorphose un monde naturel » (Musso, 2013, p. 2). Cette définition vaut aussi bien pour les tatouages conventionnels que pour les tatouages connectés, car chacun avec sa technique, raconte l’histoire d’une personne, d’une société ou d’un groupe social.

10Dans un premier temps, nous avons élaboré un état de l’art sur les pratiques du tatouage et les objets connectés. Cela nous a permis d’avoir des références pour établir une typologie des fonctions des tatouages traditionnels, de mieux appréhender les attentes des personnes qui les pratiquent afin d’étudier les perceptions vis-à-vis des tatouages digitalisés lors des entretiens. Ceux-ci étant considérés comme une autre technologie tégumentaire. Lors de cet état de l’art, nous avons également sélectionné des innovations dans le domaine du numérique qui se référaient expressément à la pratique tégumentaire. Nous avons ainsi écarté des technologies faisant appel à des implants ou à des patchs.

11Ensuite, nous avons mené un travail de terrain lors des conventions du tatouage (Saint-Brieuc 2017, Paris 2018 et Quimper 2019) et du Forum des usages coopératifs (Brest, 2018) : des observations, des entretiens semi-directifs auprès de personnes tatouées et non tatouées (10), de tatoueuses et tatoueurs (5), des questionnaires auprès de visiteurs (29) de la convention de Quimper et des entretiens informels.

12La collecte de données a donc été réalisée dans des contextes d’enquête différents choisis à dessein puisqu’ils s’inscrivent pleinement dans leur monde respectif. Le forum est dédié aux usages coopératifs en lien avec les technologies numériques ; les conventions sont dédiées au tatouage pratiqué en France.

13Notre guide d’entretien semi-directif était axé sur quatre thématiques : la place du corps et de l’apparence, la place du tatouage, la place des objets connectés et la projection dans le futur.

14Le corpus analysé dans cet article est composé de 10 entretiens semi-directifs réalisés auprès de personnes tatouées et non tatouées (7 femmes et 3 hommes) réalisés entre 2018 et 2019 (Annexe 1). Une deuxième partie du corpus a été réalisée en septembre 2019 lors de la convention Tattoo show de Quimper. Il est composé de 5 entretiens auprès de tatoueurs et de tatoueuses (Annexe 2). 

Le tatouage digitalisé : un postulat de l’esthétisme au service de l’appropriation des technologies numériques

15Pour comprendre les réponses face aux tatouages digitalisés, nous confrontons les caractéristiques et les fonctions des tatouages traditionnels et celles des innovations inspirées des tatouages. Notre démarche est inscrite dans la sociologie des usages pour deux raisons essentielles. D’une part, la sociologie des usages invite à prendre en compte, dans le même processus, les logiques de conception et celles des usages. D’autre part, l’appropriation engage les chercheurs à prendre en considération le sens, individuel et social, que donneront les individus à leurs usages des objets numériques (Proulx,1988, p. 159).

16Autrement dit, nous posons la question de savoir si les fonctions esthétiques, mémorielles ou encore thérapeutiques des tatouages dits traditionnels, se retrouvent dans les tatouages 2.0. Ces fonctions engagent-elles les individus à plus d’appétence, et donc dans un processus d’appropriation ? Pour cela, nous proposons de faire le point sur les innovations technologiques qui ont inspiré notre enquête pour les analyser sous le regard de la sociologie des usages.

Les dispositifs communicants inspirés des pratiques de tatouage

17Nous avons identifié des systèmes encore à l’état de prototype et d’autres en phase de diffusion et présentons ceux qui nous ont semblé les plus inspirants pour notre questionnement, même s’ils n’étaient pas aboutis, voire abandonnés. En effet, nous voulions appréhender dans les entretiens les signaux faibles, ces informations imparfaites, presque inaudibles, qui peuvent prendre du sens si elles sont mises bout à bout (Ansoff, 1975, p. 23), mais aussi les possibles leviers et freins à l’usage de tels dispositifs. Pour cela, lors des entretiens, nous avons utilisé des images de prototypes inspirés de tatouages, permanents ou éphémères, par les matériaux utilisés (i.e. feuilles d’or) et le design choisi. En outre, les publications autour de ces expériences nous ont permis de mieux comprendre les aspirations des chercheurs et leurs représentations en matière d’usages des objets connectés, ainsi que des tatouages et du corps.

18Pour recueillir le discours et les représentations sur les tatouages digitalisés, au cours des entretiens, nous avons eu recours à la technique du photolangage dont l’intérêt a été démontré en sociologie (Trépos, 2015 ; Maresca & Meyer 2013). En mobilisant des photographies des prototypes, nous avons surmonté l’écueil de la méconnaissance de ces innovations pour une majorité des personnes. Mais cela a surtout facilité la verbalisation des représentations des enquêtés par rapport à ces innovations, en mettant l’accent sur les termes utilisés pour les qualifier. Après une brève description par l’enquêtrice, les personnes interviewées étaient invitées à s’exprimer librement sur les illustrations. Pour les chercheures, l’analyse des commentaires spontanés a permis de confronter les points de vue. Ainsi, les personnes ont décrit ces innovations avec un jugement esthétique et/ou éthique, la majorité a également fait référence à la science-fiction.

19Parmi les innovations présentées, un projet a particulièrement attiré notre attention : DuoSkin mené à l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT), par l’équipe de Cindy Hsin Liu-Kao en collaboration avec le département de recherche de Microsoft. C’est un objet connecté qui permet de créer des dispositifs fonctionnels directement appliqués sur la peau. Il est fabriqué à base de feuilles d’or, peu onéreuses, sensibles au toucher et à la chaleur de l’utilisateur. En outre, l’or est un matériau porteur de valeurs symboliques, comme le signale le site dédié du MIT, « DuoSkin draws from the aesthetics found in metallic jewelry-like temporary tattoos to create on-skin devices which resemble jewelry ». Les chercheurs proposent des modèles qui combinent la technologie de pointe, l’adaptabilité du design, l’esthétisme des tatouages éphémères à un coût en baisse (Hsin-Liu Kao, Holz, Roseway, Calvo et Schmandt, 2016). Fonctionnant telle une Interface Humain-Machine (IHM), DuoSkin permettrait aux utilisateurs de contrôler leurs appareils mobiles, d’afficher, de stocker et de transmettre des informations sur leur peau, tout en lui donnant un style personnel. Il pouvait également capter des données physiologiques, telles que la température du corps ou le rythme cardiaque.

20Depuis 2013, Lu Nanshu de l’Université d’Austin au Texas conduit des recherches sur un tatouage électronique qui se colle sur la peau (Kireev et al., 2021). C’est une membrane en silicone, qui peut se présenter sous la forme d’un papillon dessiné. Il est équipé pour mesurer les paramètres vitaux comme le pouls, la température, l’hydratation, mais aussi des émotions en captant l’électroencéphalogramme (ondes cérébrales), l’électrocardiogramme (activité cardiaque), l’électromyogramme (activité musculaire) ou encore les vibrations de la voix. Des données qu’il pourra également transmettre, sans fil, à un récepteur, le médecin par exemple. Il est aussi prévu qu’il serve d’Interface Humain Machine (IHM) pour contrôler des objets connectés à distance.

21Des chercheurs de l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) ont présenté Dermal Abyss en septembre 2017 (Vega et al., 2017). Grâce à l’introduction dans l’encre de biosenseurs permettant d’évaluer la qualité des substances présentes dans le sang, il change de couleur en fonction de données biophysiques dans le corps. Par exemple, le capteur de pH varie du violet au rose et le capteur de glucose du bleu au brun. Son utilisation est envisagée pour les personnes souffrant de maladies chroniques, telles que le diabète, en remplacement de protocoles souvent lourds et douloureux. Il ouvre des perspectives d’associer les nanotechnologies et l’esthétique du tatouage. Cela pose la question de la médicalisation de la beauté et de l’esthétisation de la santé, mais aussi celle de la gestion des données.

22Ces exemples montrent que le secteur de la santé est largement investi à travers notamment les dispositifs de la mesure de soi (quantified self) (Dagiral, Licoppe, Martin, et Pharabod, 2019). Le développement de ces dispositifs soulève des questions à propos de la transformation même du patient qui devient producteur de données, en capacité de gérer lui-même une partie de sa santé et de son bien-être, et de l’évolution du secteur vers une approche plus préventive que curative.

  • 1 Voir ainsi, leur projet Kinis qui tente de donner au corps une fonction d’Interface Humain Machine. (...)

23Les domaines de la beauté et de l’esthétique sont également très impliqués. En effet, des équipes de recherche comme celle de Katia Vega de l’Université de Californie, sont en première ligne de ce qui est nommé la beauty technology, désignant un domaine de recherche qui associe la beauté et la technologie1. En effet, l’idée est de faire converger les pratiques de la mode ou de la cosmétique avec les progrès technologiques, qu’ils soient dans les domaines de l’électronique, des nanotechnologies ou des biocapteurs par exemple.

24À travers ce travail d’enquête, nous nous sommes interrogées sur la manière dont les technologies numériques pourraient modifier le rapport au corps et à l’apparence, notamment sur les problématiques de la santé, de lesthétique ou du quantified self. Nos recherches rejoignent ce que David Le Breton écrit à propos des modifications corporelles, où il associe ces pratiques à une recherche d’identité dans un monde où l’individu est de plus en plus seul face à lui-même et où les technologies offrent des possibilités presque infinies de transformer les corps (Le Breton, 2006).

La fonction esthétique du tatouage comme argument d’appropriation des technologies connectées

25Une des premières fonctions qui caractérise la pratique du tatouage dans les sociétés occidentales est son esthétisme. Le choix du modèle peut avoir un sens personnel, mais il doit être beau. Il doit plaire au point de s’inquiéter de son vieillissement au fil du temps. Les entretiens que nous avons menés ont clairement mis en avant cette fonction esthétique qui, par ailleurs, fait écho aux revendications des professionnels du tatouage d’être reconnus comme des artistes et non comme des artisans. Dans son entretien, Madison déclare : « Je perçois le tatouage comme une pratique artistique. C’est une œuvre d’art ». Tout comme Marina pour qui « le tatouage est un art, aujourd’hui très pratiqué [...], c’est un art qui doit être bien réfléchi, c’est définitif, a priori, en tout cas je le souhaite pour moi ».

26Cette qualité du tatouage sert d’hypothèse de travail aux activités de R&D autour de ce phénomène et de sa possible exploration dans les recherches digitales. Le beau étant considéré comme une qualité du bien, ces recherches s’orientent vers trois domaines spécifiques : la beauté, la santé et le bien-être.

27Pour toucher davantage de personnes et notamment des populations non geek, les chercheurs qui travaillent sur les IHM et sur les vêtements connectés ont cherché des technologies low cost, faciles d’utilisation afin de créer des applications pour des usages quotidiens. Ils ont ainsi développé des dispositifs inspirés ou se servant des techniques du tatouage éphémère (Chuang-Wen, Ya-Fang, Luo, Hung-Yeh, et Hsin-Liu, 2019).

28Pour les chercheurs, il ne s’agit pas seulement d’intégrer des composants électroniques ou biotechnologiques au corps, mais de poser un postulat fort : le corps devient un objet de recherche et d’inspiration, car il est ce qu’il y a de plus proche et de mieux connu de chaque être humain. « The human body is becoming an important topic in the field of human-computer interaction due to the proximity of wearables to the body and the aim of processing user’s data in everyday objects. » (Vega, 2014, p. 23). Pour reprendre les mots de David Le Breton, « le corps devient [bien] aujourd’hui l’emblème du self » (Le Breton, 2006, p. 18).

29La beauty technology repose sur cinq postulats qui concernent à la fois le statut du corps et celui de la beauté. « This work adapted beauty products and embedded electronics to increase the possibilities for wearers to interact with the world. » (Vega, 2014, p. 35). Ces postulats sont : la popularité des pratiques de beauté, (Vega, 2014, p. 37), la plasticité des produits de beauté qui s’appliquent et se retirent aisément, leur accessibilité pour le plus grand nombre, la fonction d’embellissement ou de modification de l’apparence, la fonction psychologique et de bien-être. Et bien entendu, la fonction identitaire de l’apparence, puisque Vega déclare que « [Wearables] are not only part of what you wear but also part of who you are » (Vega, 2014, p. 32).

30Dans leur recherche pour comprendre l’acceptation sociale de dispositifs numériques à même la peau, Chuang-Wen, Ya-Fang, Luo, Hung-Yeh, et Hsin- Liu (2019) ont posé les hypothèses que cette acceptation dépendait à la fois de la position de l’objet sur le corps et de la manière dont on pouvait interagir avec. Au même titre que les vêtements, l’emplacement est soumis à sa visibilité et à ce que le groupe social considère comme acceptable. Pour leur expérimentation, les chercheures se sont inspirées de la littérature sur la manière de poser la technologie sur le corps et des travaux anthropologiques concernant le tatouage.

31Ce questionnement sur la visibilité ou l’invisibilité du tatouage est très présent dans les travaux de Lo Sardo et nous l’avons recueilli également dans les entretiens menés. En effet, le tatouage est avant tout une démarche personnelle ; en tant que telle, il suffit de savoir que l’on a fait la démarche sans avoir besoin de le montrer à tout le monde (Lo Sardo, 2009 ; Müller, 2012). Mais son emplacement joue aussi avec la dimension sociale de la pratique. Arborer un tatouage à la vue de tout le monde est une manière d’afficher sa différence ou son adhésion à un groupe de référence. Une pratique qui prend une dimension clairement esthétique au regard des réseaux sociaux, des tatouages de plus en plus « instagrammisés ». Pour d’autres, le tatouage reste une pratique encore marginale et le cacher répond, d’une certaine manière, à la pression sociale. Les entretiens que nous avons menés reflètent la diversité de ces différents points de vue.

32Dans les sociétés occidentales, la pratique du tatouage devient une norme de référence culturelle et sociale sur ce qui peut être acceptable ou pas en matière de dispositif connecté à même le corps. Aujourd’hui, le tatouage peut être perçu comme une forme d’expression individuelle de soi et non plus comme une forme de marginalisation ou de stigmatisation. Les recherches sur les beauty technologies revendiquent également sa diffusion et sa popularisation. Le lien est fait et assumé par les chercheurs entre l’acceptabilité de technologies à même la peau et la pratique du tatouage. En parallèle des fonctions esthétiques liées aux pratiques et objets corporels, les fonctions mémorielles et identitaires du tatouage sont mobilisées pour comprendre l’acception ou non des tatouages digitalisés.

Des fonctions mémorielles et identitaires qui font du bien

33En se focalisant sur les tatouages permanents traditionnels, nous avons fait l’hypothèse que les fonctions évoquées par les personnes interrogées nous renseigneraient également sur leurs perceptions des tatouages augmentés ou connectés. Dans ses travaux de thèse, Élise Müller a mis en évidence quatre types de raisons, en plus de la fonction ornementale, de se tatouer : marquer le passage à une nouvelle étape de la vie, exprimer ses valeurs, se rassembler, illustrer le mythe personnel (Müller, 2012 et 2013). Cette typologie, et notamment la référence au mythe personnel, illustre parfaitement la ritualisation de la pratique du tatouage, même dans les sociétés qui n’ont pas de tradition tégumentaire, telles que les sociétés européennes car « l’unicité recherchée du motif et de son emplacement évoque également ce besoin de vivre un instant particulier accompagné d’un tatoueur ‘passeur’ » (Müller, 2012, p. 188).

34Or, nous souhaitons montrer ici que les fonctions attendues du tatouage convergent souvent vers deux objectifs : aller bien ou se sentir mieux. Mais, se révèle également une inadéquation entre les attentes des personnes et les propositions technologiques.

Le tatouage : un mal pour un bien ?

35À travers les âges et l’espace, le tatouage est une forme d’expression iconographique qui raconte des histoires individuelles et collectives, amoureuses, aventureuses, guerrières, spirituelles, médicales, économiques. Les tatouages sont des systèmes symboliques avec des fonctions rituelles. Même les tatouages qui se pratiquent aujourd’hui dans nos régions occidentales, sont des systèmes symboliques, avec des fonctions différentes. S’ils ont d’abord eu une vocation identitaire et esthétique, ils évoluent vers des fonctions mémorielles (Davidson, 2017). Ils peuvent aussi avoir une fonction thérapeutique, médicale, voire cathartique.

36Ce qui fait sens dans les rituels tégumentaires de soin, comme dans la recherche des nouvelles technologies, c’est le marquage de la peau, motivé par les fonctions de barrières-frontières qu’elle exerce entre le monde extérieur et le monde intérieur. En psychanalyse, René Kaës (2007) rappelle la théorie du Moi-peau, développée par Didier Anzieu (1985/1995), s’appuyant sur les fonctions de la peau : (1) un sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, les paroles y ont accumulés ; (2) l’interface qui marque la limite par rapport à l’extérieur et la barrière qui protège des agressions... ; (3) un lieu et un moyen de communication avec les autres…

37Il est attendu du tatouage traditionnel, comme des tatouages digitalisés, qu’ils procurent du bien-être, voire qu’ils améliorent la santé de la personne qui le porte. Cette attente est liée à la fois au graphisme, ou au symbolisme de ce qu’il représente, et aux matériaux dont il est constitué. Il est également en lien avec l’adhésion à la compétence curative ou thérapeutique de la personne qui tatoue – souvent guérisseur ou guérisseuse, sorcier ou sorcière, ou chaman –. L’adhésion progressive de la médecine aux technologies numériques, pouvant corriger les imperfections ou défaillances de la nature, fait écho à ces traditions. Dans les tatouages traditionnels, les tatoueurs ou les tatoueuses utilisent des matériaux naturels, d’origine végétale ou animale qui portent en eux des caractéristiques thérapeutiques ; le projet DuoSkin était réalisé à base de feuilles d’or dont les vertus, notamment anti-allergiques, sont mises en avant.

38Les technologies que nous avons présentées (comme le DuoSkin ou le Dermal Abyss) s’inscrivent dans la volonté de renforcer des fonctions thérapeutiques et médicales. Dès lors, nous assisterions à un renouvellement, voire un retournement du questionnement sur la relation entre médecine/thérapie, technologie et tatouage. Tant que les religions monothéistes, et principalement chrétiennes, gouvernaient sur les corps des sociétés européennes, le tatouage était conçu comme une atteinte à la sacralité du corps et comme un acte de barbare, utilisé seulement pour signifier des personnes en marge de la société (prostituées, délinquants, par exemple). Lorsque la médecine a pris le relais de la gouvernance des corps, le tatouage a été montré du doigt comme présentant des risques pour la santé. Aujourd’hui, il (re)devient un objet thérapeutique ; on parle de tatouages médicaux ou encore réparateurs2 (Pombo Nabais, 2021). C’est pourquoi la question est de savoir si les tatouages connectés ou augmentés de technologies numériques s’inscrivent dans ces fonctions comme le laissent entendre les chercheurs qui portent ces projets.

39La fonction thérapeutique du tatouage a une place à part dans le mythe personnel, place que nous qualifions de cathartique. Sébastien Lo Sardo revient sur le processus de guérison du tatouage, qui demande une attention particulière, le temps de son appropriation pour soi et par autrui (2009). Ce serait donc, aussi, un temps d’apprentissage de son corps : en prenant soin de cet espace de peau qui a été meurtri, on prend possession de tout le corps. Cicatrice lui-même, le tatouage peut être employé à masquer une autre cicatrice, un événement douloureux, lié à la maladie ou à un deuil, par exemple. On a bien en tête l’exemple des femmes qui y ont recours à la suite d’une mastectomie. Nicolas Kluger, dermatologue, parle de stratégie d’adaptation (2016). Il souligne que le tatouage permet de renforcer l’ego et de compenser les insuffisances perçues par les individus, insuffisances qui semblent assez évidentes dans le cas de patientes ayant subi une mastectomie. Dans cette manière de se réapproprier son corps, il pointe également que le tatouage permet de rapprocher les individus et permet de sensibiliser l’entourage des individus aux maladies. Comme nous l’avons déjà évoqué, le tatouage est un vecteur de socialisation et de dialogue.

40Dans les entretiens que nous avons réalisés, le tatouage est régulièrement assimilé à une fonction mémorielle ou identitaire. Même si la pratique ne reçoit pas toujours l’approbation, cette fonction identitaire est comprise comme un moyen de se sentir mieux dans son corps et/ou dans la société. Pour Audrey, « il y a toujours une signification particulière pour la personne tatouée même s’il y a 1000 tatouages [], ce n’est pas juste sur un coup de tête, il y a un lien, un truc entre la personne et son tatouage, ses raisons. » Position qui est corroborée par les travaux de David Le Breton pour qui l’individu investit son corps de manière à en faire le support d’expression de ses identités. Il devient d’autant plus un outil pour interroger le monde et s’y inscrire que le monde gagne en individualisme aux dépens des formes sociales (Le Breton, 2006).

  • 3 Les prénoms suivis d’un T désignent les tatoueurs et tatoueuses que nous avons interviewés. Comme p (...)

41Un article écrit par une apprentie tatoueuse intitulé Tant que mon corps n’aura pas disparu…. Pour un art du tatouage comme aide au travail de deuil revient sur l’idée d’un tatouage commémoratif, une autre façon de porter son deuil (Le Mazou-Hafner, 2019). Une manière de commémorer que l’on retrouve dans l’exemple pris par un tatoueur : « C’est vraiment un journal intime, ça raconte les moments de ma vie notamment les deuils un exemple : j’ai une jeune fille qui a perdu sa grande sœur, sa grande sœur avait un projet de tatouage qui allait bientôt se réaliser du coup pour la petite sœur comme une fonction un peu thérapeutique, elle a décidé de se faire le tatouage que sa sœur voulait » (Jean-T3). Gertrude, raconte l’histoire d’un père qui a perdu son enfant, son fils. « Il ne parlait plus depuis des mois même à sa psy, et le fait peut-être d’être dans un espace clos, les gens se sentent un peu comme dans un salon de coiffure, on est proche d’eux et encore plus par le contact qu’on a avec la peau, on doit les toucher, ça a peut-être aussi à voir avec le fait de passer du temps, un tatouage peut prendre plusieurs heures, on est comme dans une bulle. L’importance de la proximité, pour ce père, c’était de vivre un deuil et cette importance de la proximité a créé une envie de communiquer » (Gertrude-T). Pour Gertrude la tatoueuse, la fonction mémorielle est une fonction thérapeutique qui s’apparente à la capacité communicationnelle du tatouage. 

42La fonction thérapeutique du tatouage n’est pas uniquement dans le tatouage, mais aussi dans le processus qui y mène. L’acte de tatouer par la douleur qu’il exulte ou qu’il exprime est une manière d’affirmer le moi-peau dans la réalité. Pour David Le Breton, la manipulation de la face visible du corps est une manière « « d’affirmer sa présence pour soi et pour les autres » (Le Breton, 2006, p. 18).

Les tatouages connectés : freins et leviers à leur appropriation

43En présentant les photographies des avancées technologiques, les individus enquêtés considèrent les innovations touchant au domaine de la santé comme positives car pouvant améliorer la vie ou la santé de personnes malades. Au contraire, les technologies qui répondent à des objectifs ludiques ou matériels – comme une interface humain-machine (IHM) –, sont considérées comme des gadgets, qui font sourire ou qui indisposent. En effet, les réticences ou les interrogations à l’égard des nouvelles technologies seront plus marquées pour ces objets que pour ceux à vocations médicales. Ainsi, Audrey répond que « le tatouage avec une application ça ne [lui] parle pas » ; Claire, quant à elle, précise que « ce n’est pas l’objectif premier du tatouage » et elle enchaîne sur les risques et les dérives que peuvent avoir ces évolutions en matière notamment de protection de la vie privée et des données personnelles.

44Dans les exemples technologiques que nous avons mobilisés, le sound wave tattoo aurait une fonction mémorielle puisque l’accroche marketing est d’incorporer un son familier, la voix d’un être cher ou le rire d’un enfant. Or, il est consid"ré comme un gadget par les personnes que nous avons interviewées. Carole déclare que c’est « superficiel, c’est pas vital, ça me permet pas de mieux vivre, ça me fait flipper ». Il y a donc une inadéquation entre l’appétence pour le tatouage traditionnel à fonction mémorielle et la proposition technologique actuelle.

45Le seul qui ferait consensus, c’est Dermal Abyss. Celui-ci, en effet, pourrait avoir une fonction identitaire explicite ou implicite, au choix de celle ou de celui qui l’utilisera. L’encre permettrait à des personnes souffrant de maladies chroniques de gérer leur pathologie tout en arborant un tatouage visible et iconique de leur communauté. Une référence, par exemple, au mouvement du point-virgule – semicolon project4 – qui consiste à se faire tatouer un point-virgule sur le poignet, en solidarité avec les personnes souffrant de dépression, de pensées suicidaires ou d’addictions. La référence identitaire peut être implicite puisque l’encre ne permet pas, a priori, de distinguer que le tatouage a une fonction spécifique et au contraire rattache la personne malade à la communauté des tatouées.

46Globalement, les premiers éléments de notre recherche soulignent une inadéquation entre l’attractivité croissante pour les tatouages et l’offre technologique. Selon nous, cette inadéquation est liée au fait que la plupart des tatouages proposés par les laboratoires de recherches investissent uniquement la dimension esthétique du tatouage. Or comme nous l’avons souligné, la pratique du tatouage, comme marquage irrémédiable et définitif du corps, va au-delà de l’esthétisme. Il s’inscrit dans une démarche personnelle, identitaire, mémorielle et/ou thérapeutique. Les paroles de Carole, à la suite de la citation précédente, illustrent parfaitement ce point : « Je ne vois pas du tout l’intérêt [...] sauf peut-être à des fins médicales, mais pour moi, c’est deux mondes, antinomiques incompatibles ! »

47Les travaux de recherches en sociologie des usages reviennent sur l’importance de l’utilité à prendre en compte dans un processus d’appropriation de l’usage d’un objet numérique. Les personnes que nous avons interrogées ont, chacune à leur manière, éprouvé l’utilité ou la frivolité des innovations présentées. Dès lors, la fonction médicale ou thérapeutique est presque automatiquement considérée comme utile et donc acceptable. À l’inverse, la frivolité mise en avant pour des solutions à but ludique par les individus enquêtés expliquerait qu’ils ne se projettent pas comme futurs utilisateurs. La dimension tégumentaire n’est pas mise en cause, mais elle ne valorise pas l’objet connecté.

48L’autre frein à l’appropriation des tatouages connectés est la question de la charge informationnelle. Les tatouages traditionnels sont porteurs d’informations et de sens, qui peuvent devenir lourds à porter avec le temps. Les tatouages connectés ont pour ambition de collecter, produire, transmettre de l’information sur le porteur du tatouage. Peut-on y trouver des questionnements convergents ?

49Quand la mémoire est e/ancrée dans la peau, cela soulève immanquablement la question du devenir du tatouage, lorsque le corps et la peau vieillissent ou lorsque l’événement qui a conduit à la réalisation du tatouage est passé et s’est transformé en [mauvais] souvenir. Madison parle alors de résilience. Selon elle, le tatouage sert à se rappeler d’un événement, mais aussi de l’état d’esprit dans lequel elle aurait pu être au moment de faire ce tatouage. Cela rejoint les fonctions définies par Élise Muller (2013) de rassemblement et d’expression de ses valeurs. Madison défend une fonction mémorielle absolue dans le sens où elle considère que si elle finit par ne plus aimer le tatouage, c’est qu’elle a perdu un peu d’elle-même. « Si je me fais faire un tatouage, j’espère que je n’aurai jamais envie de le retirer, car cela voudrait dire que je me suis éloignée de la personne que je suis aujourd’hui » (Madison). Pour elle, le tatouage doit évoluer avec la personne, avec son corps. Mais, cela semble représenter un frein pour Henrica et Philibert. Marina, quant à elle, pointe l’importance de se faire tatouer quand elle n’est pas en couple, car elle ne souhaite pas que l’acte rappelle un moment, une relation amoureuse. « Je ne veux pas me faire tatouer quand je suis en couple, je ne veux pas que ça me rattache à quelqu’un, je ne veux pas que ça me fasse me référer à un moment où je suis avec quelqu’un.w» (Marina).

50Dans nos entretiens, l’informatique portable n’est pas épargnée par les peurs et les visions pessimistes d’une société futuriste ultra-connectée. La question de la protection des données est présente dans le témoignage de Marina : « Être connecté à même la peau, j’espère qu’on n’y arrivera pas : tu payes avec ton bras, par exemple ; la piraterie informatique qu’il y a derrière, déjà avec le paiement sans contact. Plus ça va, moins on se rend compte de nos dépenses. Avant, tu payais en espèces, tu te rendais bien compte de ce que tu dépensais ».

51Mais reviennent également les préoccupations à propos de la perte du lien social et du pouvoir d’action et de décision. Ainsi, Marina poursuit avec « on peut imaginer avoir des vibrations à côté de quelqu’un avec qui on est plus ou moins compatible ; tu es géolocalisé à tout moment ; tu ne sais pas jusqu’où ça peut aller, ça peut être hyper intrusif » et Audrey « il faut évoluer avec son temps, mais est-ce que la technologie, les innovations ne coupent pas les relations physiques sociales qu’on peut avoir avec l’extérieur ? ». À nouveau, le fait que les concepteurs ont choisi de s’inspirer des tatouages traditionnels n’est pas vraiment remis en cause, mais c’est le questionnement général sur les objets connectés qui l’est.

52Il y a des optimistes, rares cependant, dans notre groupe d’interviewés. Selon Grégoire, « [...] on aura tous ce genre de choses à long terme, je ne vois pas comment on ne pourra pas être équipé dès l’enfance, soit avec un implant, soit un tatouage. Le côté transhumanisme, améliorer l’humain pour qu’il dure plus longtemps, je ne considère pas que ça soit une mauvaise chose, après je ne sais pas non plus les applications dans le futur, ce n’est pas bien ou mal, mais c’est ce qu’il va arriver [...] ».

53La déclaration de Grégoire met en lumière les représentations et les références à la science-fiction. Ces représentations sont évidemment plurielles et s’intéressent aux projections dans le futur. La question qui se pose est de mesurer le caractère explicatif de ces représentations et de ce techno-imaginaire.

Des fonctions aux représentations : regards sur la sensibilité à la science-fiction

54Les entretiens réalisés mettent en évidence que la sensibilité à la science-fiction est un point important pour penser les évolutions et les innovations autour du tatouage. Les personnes ne connaissaient pas les recherches en cours et leurs réactions immédiates étaient imprégnées de leur perception d’un futur ultra-connecté. Les romans et les films de science-fiction alimentent cet imaginaire d’un monde transformé par les nouvelles technologies. Dans ses travaux, Thomas Michaud (2012) revient sur la place importante de la sociologie de l’imaginaire pour mieux saisir comment se structure et se diffuse l’imaginaire dans la société.

55Ce monde est idéalisé dans une fatalité pleine de mystères et de promesses, comme dans les propos tenus par Grégoire. « J’attends que ça moi, d’avoir un bras bionique, des jambes qui marchent toutes seules, un corps qui dure plus longtemps et qui est plus performant ». Pour d’autres, c’est la littérature d’Orwell, ou des films comme Minority Report ou Matrix, qui font référence aux risques que présente l’introduction des nouvelles technologies et la défiance envers le progrès technique et scientifique, à l’origine de nombreuses peurs. Thibault déclare : « Je ne suis pas très optimiste, l’humain va devenir un outil au service de la société, on est bien dans le « 1984 » d’Orwell, j’aime pas ça, nos données ne nous appartiendront plus » ; et Marina, « je me rendais pas compte de toutes ces innovations, […], c’est révolutionnaire, mais on peut peut-être s’en passer, le QR-code, on est vraiment dans Minority Report et c’est moins esthétique ».

56Pierre Musso définit la science-fiction comme « un genre littéraire contemporain de la révolution industrielle, qui cherche à concevoir un monde différent, voire à prédire l’avenir technique et social. […], la science-fiction est désormais marquée par des interrogations sur les conséquences néfastes de certaines innovations » (2007, p. 23). Les concepteurs de nouvelles technologies ont fait de la science-fiction un champ d’analyse et de projection de leur propre vision de la société contemporaine et à venir. Dans cette perspective, les travaux de Pierre Musso (2007) suivent une posture intéressante, car il prône la nécessité de garder à l’esprit que l’imaginaire est l’ingrédient d’une innovation réussie dans le sens où celui des concepteurs doit coïncider avec celui des usagers. Il parle alors de « co-élaboration des représentations » car selon lui « s’il y a convergence et partage de références, le service peut trouver son marché. » (Musso, 2005). Ces univers sont parfois identiques à ceux des usagers, comme nous pouvons le voir à travers les propos tenus par Grégoire, ou s’opposent, se complètent. « Je suis évidemment amateur de science-fiction, dans les livres que je lis en ce moment, on est en l’an 40 000 ; on est dans la techno imaginaire, mais qui trouve écho aussi dans ce qu’il y a dans le passé, c’est délirant. » Tout objet technique porte en lui sa fonctionnalité et sa « fictionnalité » (Musso, 2005) et vouloir séparer ces deux axes pourrait amener à ne pas saisir les représentations des individus et des fonctions des innovations. Thomas Michaud, dans son dernier ouvrage, revient sur l’influence de la fiction et, plus spécifiquement, de la science-fiction sur les innovations : « La fiction est un élément de plus en plus intégré dans les processus d’innovation à travers le storytelling, le design fiction et le science-fiction prototyping » (Michaud, 2022, p. 244).

Conclusion et perspectives

57Notre recherche contribue à mieux comprendre l’apport possible des fonctions des tatouages dans les processus d’appropriation d’objets connectés à même la peau. Les entretiens ont mis en avant une posture récurrente plutôt favorable aux innovations en lien avec la santé et le bien-être même si les personnes étaient défavorables à la pratique du tatouage. Ils ont également mis en lumière, que quel que soit le design, les innovations présentées qui soulèvent, au mieux, des interrogations et, au pire, des angoisses.

58Cela entraîne l’hypothèse selon laquelle l’inspiration tégumentaire n’est pas remise en question du moment que l’objet montre une utilité sociale. Au contraire, la futilité ou la frivolité condamnent des objets qui portent en eux des représentations empreintes d’un imaginaire inspirés des œuvres de science-fiction.

59La rencontre d’une tendance sociétale et d’une tendance technologique étudiée à partir des tatouages connectés dans cet article n’est pas sans limites. Nous avons fondé notre analyse sur les propos d’un échantillon loin d’être représentatif. À ce stade, il nous semble nécessaire d’enrichir notre méthodologie en mobilisant un échantillon plus important, en intégrant d’autres facteurs pour tester les relations entre les fonctions des innovations et les représentations des individus.

60Comment expliquer que certaines innovations ne font pas sens pour une partie des individus enquêtés ? À côté des fonctions des innovations, l’appétence pour la science-fiction pourrait-elle modifier les représentations des individus vis-à-vis des tatouages connectés ? La dimension imaginaire, le recours à la notion de science-fiction peuvent nous aider à saisir et à caractériser ce qui se joue pour les individus lorsqu’ils doivent décrypter leurs usages, leurs points de vue vis-à-vis des tatouages connectés.

61Pour saisir davantage ce qui se joue dans l’appropriation et les représentations vis-à-vis des tatouages connectés, il nous semble important de poursuivre ce travail exploratoire en soulignant que « la science-fiction porte avec elle bien plus qu’une fascination pour la technologie, car elle questionne les scénarios possibles et oblige à anticiper les conséquences de nos choix. » (Boullier, 2016, p. 303).

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Annexe

Tableau 1. Liste des personnes interviewées (afin de conserver l’anonymat, les prénoms ont été changés)

Prénom

Genre

Âge

Résidence

Activité

Situation familiale

tatoué.e/

non tatoué.e

Audrey

F

34

Quimper

Secrétaire médicale en reprise d’étude

Célibataire

non

Claire

F

39

Rennes

Photographe

Célibataire

non

Grégoire

H

30

Quimper

Chauffagiste

En couple

non

Henrica

F

37

Brest

Médiatrice numérique

En couple

non

Madison

F

19

Rennes

Étudiante

n.c

oui

Marina

F

31

Nantes

Comptable

Célibataire

oui

Marine

F

62

Brest

Sans emploi (longue maladie)/bénévolat

Mariée

non

Philibert

H

67

Brest

Géologue retraité

n.c.

non

Reine

F

55

Brest

Médiatrice et formatrice au numérique

Mariée

non

Thibault

H

38

Quimper

Médecin

Marié

non

Tableau 2. Liste des tatoueuses et des tatoueurs interviewés (afin de conserver l’anonymat, les prénoms ont été changés)5

Prénom

genre

âge

résidence

temps d’activité

Richard-T

H

35

Le Perrier

5 ans

Henry-T

H

36

Le Mans

6 ans

Jean-T

H

43

Paris

7 ans

Gertrude-T

F

48

Montréal puis Lannion

10 ans

Paola-T

F

52

Massy

20 ans

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Notes

1 Voir ainsi, leur projet Kinis qui tente de donner au corps une fonction d’Interface Humain Machine. https://www.youtube.com/watch ?v =7JrRo1U7c5o [consulté le 29/11/21].

2 https://www.soeursdencre.fr/

3 Les prénoms suivis d’un T désignent les tatoueurs et tatoueuses que nous avons interviewés. Comme pour les autres personnes interviewées, les noms ont été changés afin de préserver leur anonymat.

4 https://www.linkedin.com/company/project-semicolon-inc./about/

5 Dans l’article les verbatims des tatoueurs et des tatoueuses seront introduits par un prénom suivi de la lettre T.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Annabelle Boutet-Diéye et Aurélie Seznec, « À la croisée de la science et de la fiction, l’appropriation des tatouages connectés : quelles représentations pour quels usages ? »Terminal [En ligne], 134-135 | 2022, mis en ligne le 12 octobre 2022, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/8789 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.8789

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Auteurs

Annabelle Boutet-Diéye

Enseignante-chercheure, Institut Mines Télécom Atlantique (campus de Brest). Membre du CS du GIS Marsouin. annabelle.boutet@telecom-bretagne.eu

Aurélie Seznec

Docteure en sociologie, membre associée au Laboratoire d'études et de recherche en sociologie - LABERS (EA 3149). aurelie.seznec@univ-brest.fr

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