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Repères

Un cube idéal-typique pour l’étude de la plateformisation de la politique

An ideal-typical cube for the study of the platformization of politics
Fabrizio Li Vigni

Résumés

Face à la crise de la démocratie représentative, les plateformes participatives en ligne sont de plus en plus mobilisées par des partis au pouvoir pour partager la prise de décision organisationnelle, administrative, législative et budgétaire avec plus de citoyens et de citoyennes. Les technologies de la participation permettent ainsi de renouveler le débat sur la démocratie Internet et d’interroger la manière dont ces outils reconfigurent les pratiques représentatives et participatives. Pour appréhender les relations complexes entre société, logiciels et matérialité, cet article programmatique propose une approche fondée sur la sociologie politique, la sociologie du numérique et les études des infrastructures. Un cube idéal-typique est proposé pour opérationnaliser cette approche à trois dimensions et pour comparer les différentes plateformes (existantes et à venir) avec cet outil.

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Texte intégral

L’auteur souhaite remercier les deux relecteurs anonymes de cet article, ainsi que la mathématicienne Enka Blanchard pour leurs remarques ; Francesca Musiani et Mélanie Dulong-de-Rosnay pour leur conseil ; enfin Anne-Fleur de Sagazan pour sa relecture de l’article et pour avoir réalisé le cube idéal-typique.

1Cet article se veut comme une proposition programmatique pour l’étude interdisciplinaire des plateformes participatives en ligne. Il prend appui sur un travail empirique mené depuis l’automne 2019 sur deux cas d’étude européens : la plateforme Rousseau du Mouvement 5 étoiles en Italie et la plateforme Decidim portée par l’administration d’Ada Colau à Barcelone en Espagne.

2La première section de l’article introduit le concept de « plateformisation de la politique » pour désigner la tendance actuelle à la digitalisation de l’organisation interne des partis et de leur prise de décision législative, administrative et budgétaire. Phénomène relativement récent, la plateformisation de la politique ne cesse de prendre de l’ampleur et de se renouveler, ce qui appelle à de nouvelles approches de recherche pour l’appréhender (Deseriis, 2021a).

3La deuxième section s’attèle à présenter une approche de recherche interdisciplinaire et multidimensionnelle inspirée du domaine des études des sciences et des techniques (STS) (Felt et al., 2017). Elle a pour but de prendre en compte de manière systémique les trois dimensions fondamentales des plateformes – sociopolitique, logicielle et infrastructurelle – et d’en étudier les articulations à travers la mobilisation de la sociologie politique (Lascoumes et Galès, 2005), de la sociologie du numérique (Marres, 2017) et des études des infrastructures (Star et Bowker, 2006).

4La troisième section de l’article propose enfin un cube idéal-typique pour opérationnaliser cette approche à partir des deux plateformes qui constituent notre terrain de recherche et dont des publications à venir offriront des analyses plus approfondies.

La plateformisation de la politique

5Dans les vingt dernières années, deux mouvements ont convergé dans le processus de digitalisation de la politique : le retour des revendications sociétales pour plus de démocratie, d’une part, et la montée en puissance de la culture participative d’Internet, d’autre part.

6En premier lieu, un mouvement multiforme et transnational aspirant à « démocratiser la démocratie » est réapparu – après la vague des années 1960/70 –, dès le début des années 1990 et s’est intensifié partout dans le monde après le tournant de la crise de 2008 (Ogien et Laugier, 2014; Santos, 2005). Sans nier les spécificités de ce « nouvel esprit de la démocratie » (Blondiaux, 2017), l’aspiration actuelle à plus de participation n’est pas bien sûr sans antécédents (Hansen, 1993; Joss et Durant, 1995). Mais la nouveauté de ces dernières années réside dans le fait que, depuis l’avènement de la « société de l’information » (Webster, 2014), l’aspiration participative a enrôlé l’outil numérique.

7En second lieu, comme l’ont montré plusieurs auteurs, la tendance des sites Web et plateformes qui ont peuplé Internet depuis son apparition a été de favoriser des relations immédiates et horizontales à l’intérieur de groupes de personnes généralement similaires en termes sociologiques, de goûts et d’opinions (Cardon, 2010; Pariser, 2011). La sociologie d’Internet a souligné notamment les différentes modalités avec lesquelles les sites et plateformes ne cessent d’inviter les usagers à partager tout type de « contribution » avec leur communauté (Miller, 2008; Pélissier, 2015). Certains auteurs ont, par conséquent, vu dans la participation l’un des traits constitutifs de la nouvelle « culture numérique » (Deuze, 2006) – une thèse critiquée depuis, à la lumière des inégalités d’accès aux outils digitaux (Mihelj et al., 2019) et de la montée en puissance des « géants du Web » (Durand, 2020).

8Dans un contexte de « crise » de nos démocraties (Rosanvallon, 2014), la convergence de ces deux mouvements a fait apparaître dans le débat politique et scientifique des termes tels que « cyberdémocratie » (Kaczmarczyk, 2010), « démocratie électronique » (Kersting, 2012), « État-plateforme » (O’Reilly, 2011), « cyberpartis » (Macq & Jacquet, 2018), « civic tech » (Mabi, 2017) et « partis digitaux » (Gerbaudo, 2019). D’après le rapport d’une fondation américaine spécialisée dans les médias (Knight Foundation, 2013), les civic tech – terme très en vogue en France et aux États-Unis (Priol, 2017; Schrock, 2019) –, recouvrent des outils permettant aux citoyens et aux citoyennes de se rassembler pour des causes communes. On peut indiquer plusieurs catégories de technologies civiques :

  • les réseaux sociaux (ex. Twitter ou Facebook) ;

  • les sites de données ouvertes pour contrôler les élus (ex. nosdeputes.fr en France) ;

  • les plateformes de campagne en ligne (ex. BlueStateDigital de Barack Obama) ;

  • les plateformes d’élaboration de programmes politiques (ex. Liquid Feedback des Partis Pirates) ;

  • les plateformes délibératives (déployées par certains États pour mettre en discussion les projets d’aménagement territorial) ;

  • les plateformes de financement participatif (ex. Tipeee) ;

  • les plateformes de signalement des dysfonctionnements urbains (ex. RosYama en Russie) ;

  • les plateformes de coconstruction de lois ou d’actions administratives (ex. Rousseau ou Decidim) ;

  • les plateformes de budget participatif (ex. le Budget participatif de Paris).

9Les premiers textes (plutôt enthousiastes) à propos de la démocratie en ligne sont apparus dès le milieu des années 1990 (van de Donk et al., 1995), mais ce phénomène a commencé à se généraliser dans la deuxième moitié des années 2000 en intéressant trois types d’acteurs politiques (même si ces catégories sont de moins en moins imperméables, comme le montre le cas hybride de LaPrimaire.org (Lefebvre, 2020)) :

  • les organisations et les hommes et femmes politiques (Koc-Michalska et Vallée, 2017) ;

  • les mouvements sociaux (Cardon et Granjon, 2014) ;

  • et les institutions publiques (Alauzen, 2019).

10Depuis 2011, le terme de « civic tech » s’est imposé dans l’espace public, mais il pose problème : d’abord parce qu’il désigne à la fois les plateformes et les acteurs qui les portent ; ensuite parce qu’il est souvent utilisé dans une visée promotionnelle. Si bien que l’appropriation du terme depuis quelques années de la part d’entreprises multinationales et start-up pousse les militants du libre et de l’open source à l’abandonner (De Feraudy, en préparation). Ainsi, pour mettre à distance ce mot indigène par un terme analytique et pour rester dans le domaine des substantifs, il serait préférable de parler de « démocratie digitale », là où l’adjectif d’origine latine (digitus : doigt) relève d’un mouvement de recherche attentif aux matérialités du numérique (Cormerais et Gilbert, 2016).

11Dans l’optique STS qui est la nôtre, il est néanmoins plus intéressant de saisir ce phénomène dans son dynamisme. À la lumière de la croissante expansion des outils de la démocratie digitale, nous constatons que, depuis une vingtaine d’années, nous sommes face à un processus de « plateformisation de la politique » ayant eu deux phases : une première (2000-2010) caractérisée par des outils consultatifs et une deuxième (à partir de 2015) caractérisée par des outils décisionnels (Deseriis, 2021b). Déjà employée, mais jamais thématisée avant (Ertzscheid, 2017; Sedda, 2020), cette expression désigne ici la tendance des partis, des mouvements sociaux et des institutions publiques à mettre en avant des dispositifs participatifs numériques, avec la promesse de « donner voix » aux citoyens « profanes » et relégitimer ainsi l’action politique. En dépassant déterminisme technique et déterminisme social (Monnoyer-Smith, 2011), le concept de plateformisation de la politique précise le fait que le lien entre société et technologie est inextricable. Faisant partie d’un processus plus vaste de « plateformisation de la société », les plateformes politiques « ne sont pas la cause d’une révolution ; elles sont par contre en train d’infiltrer et de converger avec les institutions et les pratiques (hors ligne, traditionnelles) par lesquelles s’organisent les sociétés démocratiques » (Dijck et al., 2018, p. 2). Le défi théorique est de rendre compte de cet entrelacs sans oublier aucune des dimensions fondamentales.

12La démocratie digitale donne, en outre, un nouveau sens au terme de plateforme, qui a une étymologie d’abord architecturale, puis politique et théologique, ensuite économique et, maintenant, de nouveau politique (Casilli, 2019; Gillespie, 2010). Une plateforme est une infrastructure numérique (système opérationnel, application), qui met en réseau des personnes autour d’objectifs communs de toute sorte (économiques, artistiques, politiques). Quand bien même il prétend désintermédier, ce nouvel intermédiaire cherche à innover constamment quant aux fonctionnalités offertes. En l’occurrence, les plateformes des partis ne vendent pas des produits ou des services : elles servent à créer du consensus et de la mobilisation, et peuvent être déployées pour préfigurer et opérationnaliser l’action publique. Les partis en question peuvent être catégorisés comme des partis classiques qui adoptent les plateformes pour se moderniser – on les appellera « partis digitalisés » – ou bien des partis-mouvements comme La France insoumise (Lefebvre, 2018), voire des « partis digitaux » comme Podemos et le Mouvement 5 étoiles, qui font de l’outil digital le fondement de leur identité et originalité, ainsi que le pivot même de leur organisation interne (Gerbaudo, 2019).

Une approche tridimensionnelle et interdisciplinaire

13Les plateformes pour la participation sont un objet complexe, à la croisée des acteurs politiques, du software et du hardware. C’est la raison pour laquelle enquêter sur ces objets peut bénéficier d’un cadre théorique multiple – un mouvement amorcé par Romain Badouard (Badouard, 2014), que nous prolongeons ici en dépassant la seule étude du « design de plateforme » pour inclure la prise en compte des infrastructures. Il s’agit donc de décrire les acteurs des plateformes avec leurs idéologies et pratiques politiques, de proposer une description épaisse de la normativité des algorithmes et d’inscrire l’analyse du numérique dans une perspective matérialiste.

Sociologie politique

14En prenant appui sur la sociologie politique, il s’agit en premier lieu d’interroger le type de gouvernance que les partis mettent en place à travers les technologies de la participation, pour observer comment celles-ci contribuent au renouveau des institutions représentatives. À cet égard, les STS se prévalent d’une importante tradition de recherche sur la démocratie technique (Chilvers et Kearnes, 2015), mais ont parfois été critiquées pour leur tendance à aplatir la sphère politique sur l’agencement latourien de l’Acteur-Réseaux (Pestre, 2012). D’où la nécessité d’enrichir cette littérature par les travaux de sociologie politique sur la participation. Celle-ci fournit des instruments pour renseigner les caractéristiques sociales des acteurs et actrices politiques (Tainturier, 2018; Theviot, 2019), leurs pratiques militantes et professionnelles (Bherer et al., 2017; Mazeaud et Nonjon, 2018; Nez, 2016; Talpin, 2012), le contexte et le parcours historique dans lesquels leurs pratiques évoluent (Gret et Sintomer, 2002; Manin, 2019), ainsi que la théorie politique dans laquelle ils et elles s’inscrivent (Gastil et Levine, 2005; Revel et al., 2007; Rousseau, 2017). La théorie et les pratiques politiques font que les plateformes ne sont pas codées, gérées et utilisées de la même manière, selon que l’on s’inscrit dans le « municipalisme libertaire » (Thompson, 2021) ou dans la « démocratie liquide » (Bertone et al., 2015), que l’on emploie l’élection ou le tirage au sort (Courant et Sintomer, 2019 ; Sintomer, 2011). Il s’agit donc d’étudier la gestion du travail des élus, des fonctionnaires administratifs, des développeurs, des activistes, des entreprises et des experts impliqués dans la fabrication et le déploiement de ces dispositifs (Zaza, 2016).

15Le regard de la sociologie politique permet de poser plusieurs questions fondamentales à propos des plateformes et de leurs usagers. D’une part, est-ce que les plateformes encouragent la délibération et la codécision aux différents étages de l’action politique (interne aux partis, gouvernementale, législative, budgétaire) ou favorisent-elles des dynamiques plébiscitaires (Gerbaudo, 2019) ? Offrent-elles la possibilité aux citoyens et aux citoyennes de décider le contenu et les modalités de la décision ou leurs modes de fonctionnement sont-ils imposés par le haut ? D’autre part, comment les citoyens actifs en ligne sont-ils affectés par les outils numériques et comment se les réapproprient-ils (Lefebvre, 2020) ? Question encore plus centrale, est-ce que les plateformes induisent ou favorisent des changements dans les rapports de force entre citoyens et institutions représentatives, ou bien renforcent-elles le statu quo ?

Sociologie du numérique ou digitale

16Comme le souligne Romain Badouard, « [l]es Web designers qui créent des sites participatifs construisent […] des modèles de participation. En agençant différentes applications qui incitent à l’action au sein d’un même site, ils valorisent certaines activités et définissent une manière de les réaliser » (Badouard, 2014, p. 36). La sociologie du numérique (ou digitale) fournit, à cet égard, les instruments pour déceler la façon dont les conceptions normatives s’inscrivent dans (et sont renforcées par) les algorithmes (Beuscart et al., 2019; Lee et Björklund Larsen, 2019; Marres, 2017). On peut identifier trois sources de normativité algorithmique : schématique, mathématique et matérielle (Grosman et Reigeluth, 2019). La première fait référence aux schèmes conceptuels qui décrivent les parties d’un algorithme et les opérations qu’elles permettent d’accomplir. La deuxième se réfère aux avancées théoriques derrière le fonctionnement mathématique des algorithmes. La troisième prend en compte les développements techniques qui rendent possibles ou non certaines opérations. On peut ajouter une quatrième dimension, interfaciale, pour prendre en compte l’ergonomie de l’interface Web. À travers ces différentes échelles, les codes influencent la manière dont les internautes se comportent en ligne et hors ligne (O’Neil, 2016). On peut, par exemple, penser au pouvoir contraignant des applications pour smartphone des entreprises de la Silicon Valley (type Uber) et plus particulièrement aux sollicitations auxquelles sont soumis les coursiers et les chauffeurs pour qu’ils acceptent les commandes et surveillent leur réputation étoilée (Möhlmann et Zalmanson, 2017).

  • 1 On peut penser par exemple à l’initiative OpenRousseau, une plateforme open source qui a lancé un d (...)

17Pour éclairer les visions du monde que les algorithmes performent, la sociologie digitale se propose donc de comprendre de l’intérieur les effets produits par le code (Cardon, 2015). Dans le cas des plateformes participatives en ligne, il s’agit tout d’abord de répertorier les fonctions disponibles (débat, vote, tirage au sort, etc.), d’établir la politique du code (ouvert, propriétaire, etc.) et de comprendre qui détermine les choses à discuter et comment. Pour ne pas se cantonner aux seuls aspects techniques, il convient d’élargir le regard sociologique pour analyser les effets du design de plateforme sur le débat en ligne, ses impacts sur les politiques publiques, ainsi que les réappropriations et contestations citoyennes1. La sociologie d’Internet s’est également intéressée à l’étude des traces en ligne (Plantin et al., 2018; Welser et al., 2008). Elles peuvent être décrites à la fois comme des archives et comme des trouvailles archéologiques (Boullier, 2015), même si cette description paraît plus pertinente pour les signaux (like, post…) et traces (métadonnées) des Gafam que pour les plateformes politiques (Zuboff, 2019). Dans le cas des plateformes des partis digitaux, les contributions sont plus des arguments statiques destinés à être lus pour la prise de décision que des « vibrations » d’une « politique à haute fréquence » (Boullier, 2015). Les contributions peuvent ensuite être travaillées de manière « quali-quantitative », via ce que l’on appelle les « sciences sociales computationnelles » (Venturini et al., 2014).

18Parmi les fonctions des plateformes, l’une d’entre elles mérite une mention spéciale du fait de ses limites souvent méconnues des sociologues : c’est le vote électronique. Rappelons que les conditions de tout vote valide (quelle que soit la matérialité de son implémentation) sont l’intégrité (le vote compté est égal au vote exprimé), la confidentialité (visant à déjouer la coercition et la corruption), la transparence (capacité des électeurs à constater des atteintes aux principes d’intégrité et de confidentialité, à estimer le nombre de voix affectées et à en apporter des preuves) et la vérifiabilité (possibilité de garantir, par des audits effectués soit par les organisateurs du scrutin soit par les votants, que les votes ont été enregistrés conformément à l’intention des votants, que les votes ont été dépouillés conformément aux votes enregistrés et enfin que les votes ont été comptés conformément aux votes dépouillés) (Bernhard et al., 2017)2. Or, le vote électronique est l’objet d’importants débats universitaires. Il existe tout de même un quasi-consensus au sein de la communauté cryptographique quant à une posture de précaution opposée à l’utilisation du vote électronique pour les scrutins sensibles. Plusieurs raisons peuvent être mentionnées à cet égard. Par exemple, lorsque le vote est anonyme il est difficile d’en assurer l’intégrité. Souvent seuls les résultats incohérents peuvent être détectés (par exemple lorsqu’on constate plus de suffrages que le nombre d’inscrits)3. Certaines avancées des deux dernières décennies offrent, en revanche, des propriétés solides sur le plan théorique (Cortier et al., 2019), et montrent que le secret du vote n’est pas incompatible avec la possibilité d’un audit où chaque électeur vérifie l’intégrité de son scrutin, avec ou sans électronique (Blanchard et Selker, 2020; Rivest et Smith, 2007). Toutefois, la plupart des systèmes utilisés en pratique ne sont pas issus de travaux universitaires publics (et analysés par de nombreux experts), mais plutôt de boîtes noires développées par des entreprises commerciales dont la propriété intellectuelle entre en conflit avec la transparence du vote4. En outre, la vérifiabilité de bout en bout n’est pas non plus forcément suffisante si le système passe exclusivement par les terminaux des électeurs qui ne font pas l’objet d’expertises5. Même si on réussissait à garantir la sécurité de ces terminaux, aucune technique n’arrive à ce jour à résoudre le problème de la confidentialité du vote électronique : il n’existe en effet aucun moyen de garantir ce principe en dehors d’un bureau de vote (ou d’un environnement contrôlé par les pouvoirs publics) (Blanchard, 2019). En effet, si le vote a lieu sur un ordinateur à domicile, rien ne garantit que l’électeur soit seul dans la pièce et que ça soit précisément lui qui vote et pas un proche (ou une personne ayant du pouvoir sur l’électeur). C’est pour toutes ces raisons qu’au sein des partis digitaux et digitalisés, le vote électronique est employé dans des votations non-officielles, qu’il serait donc plus judicieux de qualifier de « consultations ».

19Le regard de la sociologie digitale permet de poser plusieurs questions sur les algorithmes et les citoyens et les citoyennes. D’une part, quelles dimensions du débat politique les plateformes suppriment-elles, quels éléments changent-elles et quelles actions inédites permettent-elles ? Quelle place est laissée à la contestation du dispositif dans son ensemble : y a-t-il des canaux d’expression pour les critiques et suggestions des citoyens ? D’autre part, comment s’organise l’articulation des activités en ligne (votations, débats, co-construction des propositions) et de celles hors ligne (manifestations, meeting, assemblées) (Gibson et Cantijoch, 2013) ? À quelles sollicitations les citoyens sont-ils soumis et comment réagissent-ils au traitement de leurs contributions ? Y a-t-il, en outre, des contre-usages de la part des citoyens pour contourner les plateformes ainsi que des actions contre les exclusions produites par les algorithmes ?

Études des infrastructures

20Toute plateforme est une infrastructure numérique, composée à la fois de software et de hardware, de symboles et de matière. Reléguées à l’arrière-plan jusqu’à ce qu’une panne ne les rende visibles, les infrastructures recouvrent l’ensemble des supports matériels (objets techniques), organisationnels (procédures) et symboliques (standards), qui permettent les activités humaines les plus diverses. Les infrastructures ont été beaucoup investies par tout un champ d’études inscrit dans les STS, dont la spécificité a été de les repolitiser en montrant ce qu’elles permettent et ce qu’elles empêchent (Peters, 2016; Plantin et Punathambekar, 2019; Slota et Bowker, 2017). Loin d’être neutres, ces artefacts pervasifs sont produits par (et façonnent) des mondes différents : par exemple l’exercice de la démocratie n’est pas le même si celle-ci est opérationnalisée dans l’agora, via la presse écrite ou sur Internet. Dans le cas de la démocratie digitale, il est important d’établir si les serveurs sur lesquels elle s’appuie sont publics ou privés, loués ou in-house, proches ou éloignés, car tout cela a une influence sur les comportements sociaux, sur les coûts d’exploitation, sur la performance et l’accès aux plateformes. D’un point de vue technique par exemple, la modification d’un standard affecte l’interopérabilité des systèmes informatiques et leur accessibilité. D’un point de vue géopolitique en outre, s’appuyer sur des data centers d’Amazon ou développer son propre cluster a une valeur très différente en matière de souveraineté numérique – une question centrale dans le débat public aujourd’hui (Carnino et Marquet, 2018; Nocetti, 2021). D’autres aspects également importants sont le traitement des contributions des internautes, leur modération et la gestion des flux de participation : l’ancrage matériel, juridique et géographique de ces activités fabrique l’identité même des plateformes (Cattaruzza, 2019). Les études des infrastructures invitent à suivre l’indication de Francesca Musiani et ses collègues qui, s’écartant des études institutionnelles, proposent un déplacement conceptuel fécond : de l’étude de la gouvernance de l’infrastructure Internet à la gouvernance par l’infrastructure Internet (Musiani et al., 2016). Non seulement les différentes législations (inter)nationales s’incarnent dans la matière même de l’outillage, mais les différents acteurs peuvent aussi utiliser le design infrastructurel pour influencer ou contourner les législations en vigueur. L’infrastructure devient ainsi un acteur à part entière des expériences participatives (et du monde numérique en général), qu’il convient d’étudier au même titre que les institutions et les idéologies, les algorithmes et leurs interfaces.

21Plusieurs questions peuvent être posées à la lumière des études des infrastructures. Concernant les porteurs des plateformes, quelle est leur rapport avec les prestataires de service ? Cherchent-ils à s’autonomiser des acteurs privés en déployant des infrastructures publiques ou en mettant en place des communs numériques (Dulong de Rosnay et Stalder, 2020) ? Est-ce que les porteurs des plateformes ont été sanctionnés par des autorités publiques et, si oui, pour quelles raisons ? Est-ce que les plateformes reçoivent des attaques informatiques – par qui et dans quel but ? – et comment les dysfonctionnements sont-ils gérés par les acteurs politiques ? Du côté des participants, quelles prises ont les internautes sur les infrastructures numériques ? Que se passe-t-il par exemple lorsque, lors d’une votation concentrée sur une seule journée, se produisent des engorgements sur la bande passante – ce qui était par exemple souvent le cas pour la plateforme Rousseau du Mouvement 5 étoiles ?

Un cube idéal-typique pour étudier les plateformes participatives en ligne

22L’approche interdisciplinaire que nous venons d’esquisser peut s’opérationnaliser de multiples façons. L’une des plus évidentes d’un point de vue sociologique consiste dans la mise en place d’une typologie wébérienne des plateformes. L’idéal-type, selon Weber, est un concept à la fois concret et abstrait qui sert à clarifier une réalité foisonnante par un instrument de comparaison. Les idéaux-types – points extrêmes d’un continuum au sein d’un même espace analytique – permettent ainsi de mesurer la distance qui sépare des objets d’étude particuliers entre eux. L’idéal-type peut être schématisé sur un plan cartésien avec un à quatre quadrants, le plus souvent suivant deux variables. Des typologies de ce type pour ordonner les « civic tech » les unes par rapport aux autres ont déjà été avancées par la Fondation Knight (Knight Foundation, 2013), par le secrétariat d’État au Numérique6 et par le chercheur Clément Mabi, qui a proposé « de changer la perspective des typologies précédentes » marquées soit par les « préoccupations communautaires » (Knight) soit par une notion trop vaste de « société civile » (secrétariat). À l’inverse de ces typologies, Mabi a suggéré « de ne plus partir d’un classement d’outils pour préférer interroger le positionnement politique de ces technologies » (Mabi, 2017). Ce positionnement procède horizontalement d’un « approfondissement de la démocratie institutionnelle » (à gauche) vers une « transformation de la démocratie institutionnelle » (à droite), et verticalement d’une « collaboration avec les pouvoirs publics » (en bas) vers une « contre-démocratie » (en haut). Si cette perspective se révèle fructueuse et pertinente, l’approche STS invite à articuler la dimension politique avec les deux autres dimensions en jeu : logicielle et infrastructurelle.

23Pour ce faire, on peut construire un espace idéal-typique sous forme de cube (Fig. 1) – un outil déjà employé dans plusieurs disciplines (Frericks et al., 2018; Fung, 2006; Hitt, 1967; Hung, 2000; Kvist, 2007; Van der Sluijs et al., 2008). Dans cet article, nous avons choisi de prendre comme objet d’étude le degré de « participation » des différentes plateformes. Quel est leur degré d’ouverture ? Quelles sont les limites de la délibération et de la décision citoyennes en matière politique, logicielle et infrastructurelle ?

24À partir de ces questions, on peut dégager trois axes et huit idéaux-types. Selon l’axe politique, une plateforme peut être accompagnée d’un mode de gouvernement plus ou moins représentatif ou codécisionnel, suivant l’échelle d’Arnstein allant de la simple « information du public » jusqu’à la « codécision » (Arnstein, 1969). Selon l’axe logiciel, une plateforme peut permettre soit une communication plutôt unilatérale (où les citoyens font remonter leurs commentaires aux élus) soit plus délibérative (où les citoyens peuvent discuter entre eux et avec les élus à plusieurs niveaux). Selon l’axe infrastructurel, les plateformes peuvent être centralisées et privées ou bien organisées de manière décentralisée sous forme de communs, c’est-à-dire de biens publics non étatiques – parfois qualifiés de « troisième voie » au-delà du marché et de l’État (Broca, 2021; Clément-Fontaine et al., 2021; Shulz, 2021). Certaines plateformes se trouvent dans un entre-deux en étant à la fois publiques et centralisées, comme la plateforme du budget participatif de Paris (Douay, 2016).

25Les sections suivantes décrivent les plateformes Rousseau et Decidim selon ces trois axes, et offrent une comparaison des deux plateformes qui sont aux antipodes dans tous les domaines.

Fig. 1. Cube idéal-typique organisé autour de trois dimensions et d’un ensemble de variables décrivant le degré de « participation » des plateformes.

Fig. 1. Cube idéal-typique organisé autour de trois dimensions et d’un ensemble de variables décrivant le degré de « participation » des plateformes.

Sur l’axe politique, le curseur va de « représentatif » à « co-décisionnel ». Sur l’axe logiciel, le curseur va d’« unilatéral » à « délibératif ». Sur l’axe infrastructurel, il va de « privé » à « commun ». Huit idéaux-types peuvent être dégagés aux huit extrémités du cube selon les différentes combinaisons.

Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.

Rousseau

26Fondé par le comédien Beppe Grillo et l’entrepreneur informatique Gianroberto Casaleggio en 2009, le Mouvement 5 étoiles (M5e) a été au pouvoir en Italie dans un gouvernement d’union nationale soutenant le Premier ministre Mario Draghi7 jusqu’en juillet 2022. Depuis sa fondation, le M5e s’est posé comme objectif la désintermédiation politique par le biais de plateformes comme LiquidFeedback, Meetup et, depuis 2013, son Système Opérationnel devenu Rousseau en 2016. Suite à de profonds désaccords entre les élus du Mouvement et la Fondation Rousseau qui gérait la plateforme8, en avril 2021, le parti dirigé par l’avocat Giuseppe Conte a rompu ses liens avec les porteurs de Rousseau et a commencé la migration des données des usagers et des fonctionnalités techniques vers un nouveau site (https://www.movimento5stelle.eu/). Celui-ci fonctionne comme une méta-plateforme qui renvoie à différents prestataires fournissant des services différents (vote électronique, stockage de données, etc.)9. Nous nous concentrons ici sur Rousseau, la nouvelle méta-plateforme n’étant pas au point au moment où nous écrivons ces lignes.

Axe politique

  • 10 Point sur lequel le M5e est revenu après son gouvernement avec le Parti Démocrate et sa décision de (...)

27Le M5e est une force politique inédite qui se définit comme post-idéologique et qui s’inscrit à la fois dans des revendications écologistes, keynésiennes, « dégagistes », anti-immigration10, eurosceptiques et en faveur d’une démocratie directe (Bordignon et Ceccarini, 2015; Franzosi et al., 2015; Mosca et Tronconi, 2019). Cependant, plusieurs auteurs en ont souligné les tendances centralisatrices (De Rosa, 2013; Sæbø et al., 2015) et en ont caractérisé l’idéologie de manière originale en la qualifiant de « parlementarisme direct » (Deseriis, 2017). Selon le politologue Marco Deseriis qui a introduit cet oxymore, il s’agit d’un mode d’organisation « qui permet aux membres du parti d’entretenir une relation directe avec leurs représentants élus, au détriment toutefois des processus de délibération qui peuvent leur permettre d’influencer la ligne politique ». S’il est vrai que les décisions prises à majorité absolue par les internautes dans Rousseau sont censées être contraignantes pour les élus du parti, les votations sur les points du programme et sur d’autres aspects de la vie du M5e sont implémentées de manière descendante, à partir de « questions qui sont définies ex-ante par les organisateurs de la plateforme » (Mosca, 2015, p. 42).

Axe logiciel

  • 11 Voici quelques noms de projets de loi à titre d’exemple : « Améliorer les soins aux personnes attei (...)
  • 12 Entretien avec les responsables de Rousseau Davide Casaleggio et Enrica Sabatini, 03.09.20.

28Avant d’être remplacée par la nouvelle méta-plateforme, Rousseau comptait plus de 180 000 inscrits, 7 propositions de loi en discussion au niveau national et plus de 400 propositions clôturées. Rousseau avait fait peau neuve en 2019 en augmentant le nombre de fonctionnalités, parmi lesquelles figuraient : a) la possibilité de proposer un projet de loi au niveau local, national ou européen11 ; b) celle de discuter les projets de loi proposés par les élus ou par d’autres internautes ; c) celle de coordonner des actions sur le territoire ; ainsi que d) celle de voter sur des sujets divers. Intéressons-nous à la fonctionnalité appelée « Lex Eletti » : elle consistait à mettre en discussion avec les citoyens et les citoyennes des projets de loi pour y intégrer des idées, des modifications ou des corrections. Le « parlementarisme direct » décrit par Deseriis se traduisait ici dans le fait que les élus à l’Assemblée sont tenus de voter en conformité avec la volonté de leur « base ». Cependant, la discussion interne à la plateforme était limitée, puisque les internautes non seulement ne pouvaient pas dialoguer entre eux à propos des projets de loi, mais ils ne pouvaient pas non plus interagir avec les élus responsables de ces derniers ni décider de la priorité des sujets à soumettre au débat. Bien qu’une évolution plus interactive de Rousseau fût prévue par l’équipe de la Fondation, il ne s’agissait pas d’une refonte dans un sens plus délibératif sur le modèle de Decidim (voir plus bas)12. Quant au vote électronique, Rousseau était portée par la société Casaleggio Associati spécialisée dans le conseil en stratégie Web. Cette entreprise privée conservait « un accès exclusif à la base de données des électeurs inscrits ainsi qu’aux enregistrements des votes » (Deseriis, 2017, p. 54). Ne s’appuyant pas sur un système de vote auditable, Rousseau était incapable de donner la moindre garantie sur l’intégrité du vote contre les attaques des hackers (dont elle a été victime, minant ainsi la confiance dans le système de votation dans son ensemble). En outre, rien ne prémunissait la plateforme contre des cyber-attaques agissant sur les postes des électeurs et permettant la modification de leur suffrage ou sa divulgation à des tiers – ce genre d’attaques ont déjà eu lieu sur d’autres systèmes (Grégoire, 2012).

Axe infrastructurel

29Le code de Rousseau n’a jamais été ouvert, contrairement à celui de sa version « app » pour smartphone13. Les infrastructures logicielles et matérielles utilisées par cette plateforme comptaient un mélange de programmes et de langages open source (appartenant à des acteurs privés)14, comme Keycloak15 et GraphQL16, et de services payants auprès de sociétés/fondations comme Amazon Web Services17 ou Cloud Native Computing Foundation (qui fournit Kubernetes18). En avril 2021, la gestion opaque de Rousseau de la part de la fondation gérée par Davide Casaleggio a été l’une des causes de rupture entre le Mouvement et le fils du cofondateur du parti.

Decidim

30Decidim (qui veut dire nous décidons en catalan) est une plateforme en ligne mise en place par l’administration d’Ada Colau à Barcelone, soutenue par une coalition de cinq partis et mouvements de gauche. La communauté qui utilise la plateforme est en constante évolution : plus de 140 villes, 60 ONG et 40 organisations gouvernementales l’utilisent dans plus de 30 pays dans le monde19. Leur nombre ne cesse d’augmenter, au vu du caractère open source du logiciel, de ses nombreuses fonctionnalités, de sa stabilité et plasticité technique, ainsi que de sa célébrité dans le monde activiste et médiatique international.

Axe politique

31La coalition qui soutient Ada Colau – nommé Barcelona en comù – s’inspire, tout comme les chercheurs et activistes qui portent la plateforme Decidim, de l’écoféminisme et du municipalisme libertaire de Murray Bookchin ; ces acteurs sont aussi très orientés vers l’accroissement de la justice sociale, de la démocratie directe et participative, ainsi que de l’accueil des migrants (Aragón et al., 2017; Bookchin et al., 2019; Borge et al., 2018). La théorie politique du municipalisme propose un mode de gouvernement ayant pour but de restituer la souveraineté populaire aux citoyens et aux citoyennes des villes en encourageant l’autogouvernement des communautés locales. La participation est donc ici entendue au sens fort du terme : non pas comme une simple consultation de la population, mais comme une délibération constante menant à la codécision avec elle.

Axe logiciel

  • 20 Entretien avec l’ex-députée de la mairie de Barcelone, Gala Pin, 30.10.19.
  • 21 Voici quelques noms de procès participatifs à titre d’exemple : « Réaménagement de l’avenue Madrid (...)

32À ce jour, Decidim compte plus de 100.000 inscrits, 13 processus actifs et 72 passés. Plus de 70 % des projets et propositions des citoyens sont retenus par la mairie, mais la plateforme se heurte à la fracture numérique et à la difficulté de s’appuyer sur des serveurs publics20. Du point de vue du design, Decidim permet aux citoyens d’avancer de nouvelles propositions, de commenter les propositions de l’administration et des internautes, ainsi que de donner des arguments en faveur ou contre chacune des propositions. Par ces assemblées en ligne (qui se doublent d’un petit nombre de rencontres en présentiel), les barcelonais ont accès aux documents techniques concernant les projets, peuvent décider si les réaliser ou pas et ont le droit de suivre les chantiers des travaux publics. Les projets concernent la planification urbaine, les ordonnances de la ville et l’introduction de nouvelles pratiques au sein des services municipaux21. Quant au vote électronique, il est mis en place à travers le système nVotes proposé depuis 2014 par la société espagnole Agora Voting SL et appliqué dans plusieurs administrations et institutions espagnoles (Marcos del Blanco et al., 2020). La sécurité d’nVotes a été jugée insuffisante par les spécialistes puisque « l’administrateur d’une élection peut vérifier si une personne spécifique a voté ou non, ce qui compromet clairement la vie privée », mais aussi parce qu’« un électeur avec une fausse carte d’identité pourrait être en mesure de s’authentifier pour voter » (Marcos del Blanco et al., 2020, pp. 154, 163).

Axe infrastructurel

  • 22 DECODE est l’acronyme de DEcentralised Citizen-owned Data Ecosystems. Il s’agit d’un consortium fin (...)
  • 23 Entretien avec le chercheur et adjoint à la mairie de Barcelone Arnau Monterde, 31.10.19.

33Même si l’administration barcelonaise est dotée d’une équipe technique pour gérer sa plateforme, un certain nombre d’institutions publiques et de coopératives de développeurs collaborent sur GitHub à l’écriture du code dans la perspective d’en faire un bien commun numérique. Ces équipes se coordonnent à travers l’instance meta.decidim, autour de laquelle une association a été récemment créée. En outre, dans le cadre du consortium européen DECODE22, la mairie catalane a lancé un projet utilisant la cryptographie pour protéger les données personnelles des internautes (Bria, 2019 ; Calzada, 2019). En revanche, les services de cloud étant très onéreux à construire au niveau de la mairie, Decidim s’appuie pour le moment sur l’entreprise américaine Heroku qui fournit de multiples services essentiels (scalabilité, analyse de données, cartes géographiques, etc.)23.

Comparaison et positionnement des plateformes dans le cube idéal-typique

34Se revendiquant toutes les deux de la démocratie directe et participative, les plateformes Rousseau et Decidim ne l’entendent ni ne la mettent en place de la même manière. Lors de la première campagne électorale du M5e en 2013, Beppe Grillo avait appuyé l’idée qu’au sein du mouvement « un va[lait] un », en entendant par là le fait que chaque citoyen engagé pouvait avoir le même poids que les autres, et surtout pas moins qu’un éventuel élu du parti. En réalité, nous avons vu que le pouvoir de décider des questions soumises à votation revenait toujours à la douzaine de personnes à la tête de Rousseau : les codeurs, les fondateurs et un petit nombre de députés. En parallèle, il n’a jamais été question pour le M5e de modifier en profondeur les institutions italiennes ni de les remplacer par de nouvelles. L’une des batailles menées par ce parti afin d’augmenter la participation a été, depuis le début, la modification du référendum d’initiative populaire dans l’optique de baisser le quorum de validation et d’imposer aux parlementaires la discussion des projets de loi portés par les citoyens (Cannavò, 2019).

35À l’inverse, Barcelona en comù et la maire de la capitale catalane sont l’expression d’un mouvement social multiforme ayant surgi spontanément après la crise de 2008 (Deseriis, 2020). Ada Colau a été notamment la fondatrice et porte-parole d’une association militant pour le droit au logement, la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire. D’un point de vue idéologique, Barcelone en commun s’inscrit – on l’a dit – dans le courant municipaliste, qui vise à « déprofessionnaliser la sphère publique locale » et à « subvertir » et « transformer de l’intérieur » les institutions municipales existantes (Hamou, 2021).

  • 24 Les seuls moments de « feedback » de la part des élus au bénéfice des citoyens étaient faits de man (...)

36Une telle différence idéologique entre le M5e et Barcelone en commun se reflète dans le design de leurs plateformes et dans la forme que prennent les débats en ligne (Bravo et al., 2019; Deseriis et Vittori, 2019). La figure 2 montre de manière stylisée l’organisation des débats en ligne sur Decidim et sur Rousseau. Elle schématise notamment l’environnement numérique des deux plateformes. Comme on peut le voir, tandis que Decidim permet aux citoyens d’interagir entre eux à plusieurs niveaux, Rousseau met en place un rapport vertical unilatéral entre citoyens et élus24. En effet, les internautes ne pouvaient pas se commenter les uns les autres et les députés du M5e n’étaient pas obligés d’expliquer aux internautes lesquels de leurs commentaires ils retenaient ou rejetaient, ni les raisons de leur décision. Autrement dit, dans Rousseau les citoyens n’avaient pas d’autre choix que de faire remonter aux élus leurs suggestions, leurs critiques ou leurs signalements de « vice de forme » législatif. Exception faite pour le forum générique qui se trouvait sur le site du Mouvement, l’interaction entre internautes était limitée à la possibilité de mettre un like aux commentaires des autres dans l’espace dédié à chaque projet de loi contenu dans Rousseau. Si cette fonctionnalité est disponible également dans Decidim (avec la différence qu’elle peut avoir aussi une valence neutre ou négative), elle s’insère là dans un contexte plus délibératif, les citoyens pouvant proposer un projet, une modification au projet, un commentaire à la modification et un commentaire au commentaire. De plus, la mairie argumente systématiquement par écrit l’intégration ou le rejet des projets et des propositions venant de Decidim. Enfin, les usagers de la plateforme rencontrent l’administration en présentiel à plusieurs reprises lors des processus participatifs, notamment afin de permettre aux publics peu digitalisés de prendre partie aux processus.

Figure 2

Figure 2

Fig. 2. Schéma comparatif du design de plateforme de Decidim à gauche, permettant une délibération multi-niveau, et de Rousseau à droite, se limitant à faire remonter les commentaires des internautes aux élus responsables du projet de loi sans feedback de la part de ces derniers.

Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.

37Du point de vue des infrastructures (Fig. 3), les deux plateformes ont en commun le fait de s’appuyer sur des entreprises privées en ce qui concerne les services de cloud, à savoir Heroku pour Decidim et Amazon Web Services pour Rousseau. D’un autre côté, Rousseau et Decidim divergent en ce qui concerne le projet politique des infrastructures. Tandis que la plateforme italienne a été sanctionnée en 2019 par le Garant de la vie privée italien avec une amende de 50 mille euros du fait d’« importantes vulnérabilités » vis-à-vis de la protection des données personnelles des usagers25, la plateforme catalane s’est inscrite dans le projet de recherche européen DECODE voué au développement de technologies pour la souveraineté citoyenne des données personnelles. En outre, bien que les deux plateformes fassent usage de logiciels et de plateformes open source, Rousseau, contrairement à Decidim, n’a jamais déclaré vouloir poursuivre un projet de bien commun numérique : le code source n’a jamais été ouvert (sauf pour l’app) et la transparence en matière d’infrastructures d’appui pour le fonctionnement de Rousseau a été faite tardivement (en 2019).

Figure 3

Figure 3

Fig. 3. Decidim et Rousseau s’appuient toutes les deux à la fois sur des supports open source (GitHub, GraphQL) et sur des entreprises payantes (Heroku, AWS), mais se distinguent quant au projet politique infrastructurel qu’elles portent. Tandis que la plateforme Rousseau s’est appuyée sur des services privés et a été elle-même un projet propriétaire, la plateforme catalane poursuit depuis le début l’objectif de s’affranchir du monde des grandes entreprises de la Silicon Valley pour mettre en place des « biens communs numériques ».

Remarques conclusives

38Les plateformes participatives sont un objet sociotechnique complexe, impliquant à la fois des humains et des non-humains dans chacune des trois dimensions que nous avons identifiées. Tout comme les projets politiques ont besoin d’artefacts et de pratiques pour se déployer, de même les logiciels et les infrastructures incarnent et véhiculent des projets politiques. Il est possible, à ce stade, de remplir notre cube idéal-typique pour y positionner les deux plateformes que nous venons de comparer. La figure 4 montre ainsi Rousseau positionnée du côté de l’idéaltype « représentatif, unilatéral et privé », tandis que Decidim se trouve plus près de l’idéaltype « co-décisionnel, délibératif et commun ».

Figure 4

Figure 4

Fig. 4. Les plateformes Rousseau et Decidim sont ici positionnées dans l’espace tridimensionnel du cube idéal-typique. Tandis que Rousseau se trouve près de l’idéaltype « représentatif, unilatéral et privé », Decidim se trouve plus près de l’idéaltype « co-décisionnel, délibératif et commun ».

Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.

39Nous ne voudrions pas conclure cet article sans toutefois avoir évoqué deux ouvertures possibles. En premier lieu, ce cube a vocation à être réemployé pour y situer d’autres plateformes et construire ainsi un espace comparatif collectif des différentes expériences participatives en ligne. Il faut en effet souligner la potentialité de six autres idéaux-types. Plusieurs questions se posent alors : Est-ce que ces idéaux-types sont remplis par l’une ou l’autre des expériences existantes dans le monde ? Si oui, qu’est-ce que cela nous apprend du champ des « civic tech » de façon globale ? Et si certains idéaux-types ne sont pas occupés, pourquoi en est-il ainsi ? Autrement dit, quelles sont les tendances actuelles ?

40En second lieu, le cube a également vocation à être utilisé avec d’autres variables. Si les trois axes – politique, logiciel et infrastructurel – nous semblent à la fois nécessaires et suffisants pour appréhender l’objet complexe des plateformes, les paramètres que le cube permet d’explorer ne se cantonnent pas à ceux choisis dans cet article. En effet, au lieu de comparer le degré de « participation » tel qu’il se déploie aux trois niveaux, nous pourrions par exemple choisir d’étudier le rôle de la « contestation » vis-à-vis de ces plateformes de la part des citoyens, des entreprises, des médias et des institutions étatiques. Dans ce cas, les questions qui se poseraient sont d’une autre nature. Au niveau politique : les théories et pratiques politiques prennent-elles formellement en compte la contestation, en créant des voies d’expression et des contre-pouvoirs, ou bien invisibilisent-elles la possibilité même du différend interne au parti ? Au niveau logiciel : les plateformes sont-elles conçues de telle sorte que la contestation peut s’exprimer librement, ou bien empêchent-elles la tenue et la remontée du débat ? Au niveau infrastructurel enfin : les technologies sont-elles expliquées de manière transparente et exposées à la critique, ou bien sont-elles invisibilisées dans les discours et mises à l’abri du secret industriel ? Autant d’interrogations qui indiquent la plasticité du cube idéal-typique et qui invitent à le réinventer selon les questions de recherche de chacun et de chacune.

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Notes

1 On peut penser par exemple à l’initiative OpenRousseau, une plateforme open source qui a lancé un défi technique et politique à la plateforme – propriétaire – du Mouvement 5 étoiles, Rousseau. Ce projet a été porté par l’un des acteurs du projet fondateur de Decidim à Barcelone : https://openrousseau.org/.

2 La transparence est considérée comme nécessaire pour la vérifiabilité, qui est la seule garantie de l’intégrité.

3 Mais – comme le remarque un relecteur anonyme de cet article – les résultats électoraux « peuvent être faux sans être incohérents : par exemple l’inversion des réponses oui/non d’une consultation de type référendum ».

4 Voir https://lejournal.cnrs.fr/articles/entre-transparence-et-confidentialite-les-defis-du-vote-electronique

5 Selon un relecteur anonyme de cet article, la vérifiabilité de bout en bout serait un « élément de langage, certes courant jusque dans les recommandations de la Cnil, mais pourtant erroné. La plus grande partie d’un système de vote en ligne étant composée de terminaux sur lesquels votent les électeurs […] il est impossible d’expertiser un système de vote en ligne de bout en bout. Ce ‘bout en bout’ se réduit à la partie limitée chez le prestataire de vote. De plus, les expertises elles-mêmes sont limitées. Voir (Pellegrini, 2014) ».

6 http://urlr.me/DLJpW.

7 Il a précédemment gouverné avec la Ligue (d’extrême droite) et avec le Parti Démocrate (de centre-gauche).

8 https://www.ilfattoquotidiano.it/2021/04/23/rousseau-si-separa-dal-movimento-non-ha-saldato-i-debiti-nostri-dipendenti-in-cassa-integrazione-m5s-piattaforma-non-piu-neutrale-ne-useremo-unaltra/6175322/

9 Entretien avec le député du M5e Luigi Gallo, 28.09.21.

10 Point sur lequel le M5e est revenu après son gouvernement avec le Parti Démocrate et sa décision de s’inscrire officiellement et durablement dans le centre-gauche.

11 Voici quelques noms de projets de loi à titre d’exemple : « Améliorer les soins aux personnes atteintes de démence », « Réduction du temps de travail pour un salaire égal », « Normes pour le développement de la foresterie urbaine »…

12 Entretien avec les responsables de Rousseau Davide Casaleggio et Enrica Sabatini, 03.09.20.

13 https://www.ilblogdellestelle.it/2020/10/nasce-rousseau-x-la-nuova-app-open-source-della-democrazia-diretta-e-partecipata.html

14 https://www.punto-informatico.it/rousseau-server-e-soluzioni-della-piattaforma-del-m5s/

15 Un service appartenant à la multinationale Red Hat qui sert à sécuriser l’authentification des internautes.

16 Un langage créé par Facebook, puis transféré à la Linux Foundation, qui sert à gérer les requêtes des internautes dans un environnement d’exécution distribué.

17 L’un des services de cloud les plus utilisés au monde, qui permet le stockage et l’analyse des données.

18 Un service pour la scalabilité et la conteneurisation, des opérations vouées à augmenter la flexibilité et la portabilité d’exécution d’une application sur plusieurs machines.

19 http://urlr.me/S4jYF.

20 Entretien avec l’ex-députée de la mairie de Barcelone, Gala Pin, 30.10.19.

21 Voici quelques noms de procès participatifs à titre d’exemple : « Réaménagement de l’avenue Madrid et de la rue Berlin » ; « Plan d’utilisation de Ciutat Vella » ; « Règlement pour l’égalité des sexes au sein du conseil municipal de Barcelone »…

22 DECODE est l’acronyme de DEcentralised Citizen-owned Data Ecosystems. Il s’agit d’un consortium financé par la Commission européenne se composant de 15 organisations (parmi lesquelles des laboratoires de recherche, des administrations municipales, des projets open source et des entreprises), ayant pour but de développer un système de souveraineté technologique en matière de données personnelles au niveau du continent. Selon le site du consortium, les pilotes d’Amsterdam et de Barcelone (2017-2019) ont « exploré la manière de construire une économie numérique centrée sur les données, où les données générées et recueillies par les citoyens, l’Internet des Objets (IoT) et les réseaux de capteurs sont disponibles pour une utilisation communautaire plus large, avec des protections appropriées de la vie privée » (https://decodeproject.eu/pilots.html).

23 Entretien avec le chercheur et adjoint à la mairie de Barcelone Arnau Monterde, 31.10.19.

24 Les seuls moments de « feedback » de la part des élus au bénéfice des citoyens étaient faits de manière groupée lors de rencontres en ligne entre le M5e et ses inscrits ou lors de conférences de presse.

25 https://www.ilfattoquotidiano.it/2019/04/04/m5s-garante-privacy-sanziona-rousseau-casaleggio-su-soro-ex-deputato-pd-fa-uso-politico-di-autorita-indipendente/5087483/

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Cube idéal-typique organisé autour de trois dimensions et d’un ensemble de variables décrivant le degré de « participation » des plateformes.
Légende Sur l’axe politique, le curseur va de « représentatif » à « co-décisionnel ». Sur l’axe logiciel, le curseur va d’« unilatéral » à « délibératif ». Sur l’axe infrastructurel, il va de « privé » à « commun ». Huit idéaux-types peuvent être dégagés aux huit extrémités du cube selon les différentes combinaisons.
Crédits Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/8867/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 123k
Titre Figure 2
Légende Fig. 2. Schéma comparatif du design de plateforme de Decidim à gauche, permettant une délibération multi-niveau, et de Rousseau à droite, se limitant à faire remonter les commentaires des internautes aux élus responsables du projet de loi sans feedback de la part de ces derniers.
Crédits Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/8867/img-2.png
Fichier image/png, 36k
Titre Figure 3
Légende Fig. 3. Decidim et Rousseau s’appuient toutes les deux à la fois sur des supports open source (GitHub, GraphQL) et sur des entreprises payantes (Heroku, AWS), mais se distinguent quant au projet politique infrastructurel qu’elles portent. Tandis que la plateforme Rousseau s’est appuyée sur des services privés et a été elle-même un projet propriétaire, la plateforme catalane poursuit depuis le début l’objectif de s’affranchir du monde des grandes entreprises de la Silicon Valley pour mettre en place des « biens communs numériques ».
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/8867/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 102k
Titre Figure 4
Légende Fig. 4. Les plateformes Rousseau et Decidim sont ici positionnées dans l’espace tridimensionnel du cube idéal-typique. Tandis que Rousseau se trouve près de l’idéaltype « représentatif, unilatéral et privé », Decidim se trouve plus près de l’idéaltype « co-décisionnel, délibératif et commun ».
Crédits Crédit : Anne-Fleur de Sagazan.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/8867/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 208k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabrizio Li Vigni, « Un cube idéal-typique pour l’étude de la plateformisation de la politique »Terminal [En ligne], 134-135 | 2022, mis en ligne le 12 octobre 2022, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/terminal/8867 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.8867

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