1Twitter vient d’être racheté par Elon Musk, pour 44 milliards de dollars. Cela illustre la valeur économique énorme de cette plateforme, et de façon plus général, notre dépendance à de grandes plateformes privées quand il s’agit de la diffusion d’informations, et notamment d’informations entre individus.

2C’est dire si l’ouvrage de Godefroy Dang Nguyen, paru cet été aux Presses universitaires de Rennes, est précieux : il se propose justement d’expliquer le fonctionnement de ces plateformes numériques qui permettent à des personnes, à titre individuel, d’échanger, de l’information, des biens et des services. C’est ainsi qu’il définit l’« économie collaborative » dès l’introduction du livre. Le terme de « plateforme » englobe différentes technologies, de multiples services et usages et renvoie à de profondes transformations économiques et organisationnelles. Les marchés, les relations sociales, le travail, l’accès à l’information et à la connaissance sont de plus en plus organisés par ces plateformes en ligne et par leurs algorithmes.

3Comme indiqué dans la préface, le livre est issu du cours en ligne ouvert (MOOC) « comprendre l’économie collaborative », dont le but était de fournir les clefs de compréhension du fonctionnement des sites en ligne et initiatives d’échange. Le MOOC, qu’il avait monté en 2015, est toujours en activité (je l’anime aujourd’hui). Cela prouve, je crois, la capacité de Godefroy Dang Nguyen à construire et à mettre en avant les éléments fondamentaux, et relativement stables de ces systèmes, ainsi qu’à fournir des outils d’analyse, des typologies pérennes.

4Sans doute ne suis-je pas complètement impartial dans mon analyse, en tant qu’ancien collègue de Godefroy, et son successeur, dans l’animation du MOOC, mais aussi du réseau de recherche Marsouin.org dont il a été le premier directeur scientifique et qu’il a animé pendant plus de quinze ans. J’invite donc les lecteurs de Terminal à vérifier par eux-mêmes ce qui fait, je crois, la force de l’ouvrage : la capacité de Godefroy Dang Nguyen à synthétiser une littérature vaste et multidisciplinaire, allant de l’informatique (systèmes d’informations) au droit et à la science politique, en passant par la psychologie et les sciences sociales, pour fournir au lecteur, de façon claire et pédagogique, la compréhension des mécanismes individuels, collectifs, économiques, sociotechniques de ces systèmes d’échanges en ligne, et des enjeux individuels, sociaux, sociétaux qu’ils génèrent.

5Pour cela, il a partagé son ouvrage en deux parties : la première énonce ce qu’est l’économie collaborative aujourd’hui, la définit et explique ses mécanismes, marchands et non marchands. La seconde partie s’appuie sur ce socle pour étudier l’avenir de l’économie, et notamment comment les initiatives non marchandes, moins liées aux grandes plateformes privées, peuvent se développer pour améliorer les capacités d’application des utilisateurs.

6La première partie, sur ce qu’il appelle « les rouages de l’économie collaborative », est divisée en six chapitres. Il semble, à la première lecture, et à l’issue du chapitre 1 qui construit cette typologie, que ces chapitres décrivent différentes pratiques de l’économie collaborative : échanges de biens entre particuliers, ou « braderie high tech » ; chapitre 2, de services entre particuliers ; chapitre 3, partage d’informations, de biens ; chapitre 4, production collective de biens « communs » ; chapitre 5, avant une synthèse (chapitre 6). Mais cette typologie, qui semble reposer sur les types d’activités des plateformes, résiste mal à la lecture : ainsi, Airbnb ou Facebook sont abordées dans le chapitre 3 et le chapitre 4.

7En fait, il s’agit plus, comme annoncé en titre, de discuter les ressorts marchands et non marchands des différents usages, en s’intéressant à deux éléments clefs : les ressorts de construction et de domination de la plateforme (marchande ou non) et les ressorts de la participation individuelle (ressorts marchands ou non), et ce que cette économie, numérique, révèle des évolutions du marché, de la consommation, des comportements humains. C’est l’analyse qui est développée dans le chapitre 6 : le numérique a permis à l’économie collaborative de se développer, car il augmente la capacité d’agir des individus (d’échanger), mais souvent par le recourt à des plateformes, privées et marchandes, qui captent ainsi une grande partie de la valeur créée par ces échanges, qu’elles contrôlent et dont elles dictent le fonctionnement. Cela impacte fortement notre économie et son organisation socioprofessionnelle, mais plus généralement la façon dont nous faisons société. Et, pour cette raison, elles doivent être contrôlées et régulées.

8Mais, et c’est la deuxième conclusion du chapitre 6, certes, si l’économie collaborative est dominée par les plateformes privées, ce n’est pas le seul modèle. Le numérique peut aussi permettre à des collectifs d’individus de collaborer, c’est-à-dire de se coordonner, d’organiser et de gouverner leur pouvoir d’agir pour construire collectivement des éléments utiles à tous, à l’image des communs, mais aussi des associations ou des mutuelles, thème traité dans la deuxième partie du livre.

9Le chapitre 7 étudie les possibilités d’hybridation du modèle marchand des plateformes, pour rendre celui-ci plus juste pour ses utilisateurs, notamment dans les plateformes de service. Même si l’auteur reste pessimiste sur la capacité à obliger les grandes plateformes à évoluer dans leur pratique, l’étude d’exemples, comme coopcycle.org (site de livraison dont la plateforme est gérée par les livreurs) ou Faimondo.de (site allemand d’échange de biens), lui permet d’examiner les conditions d’une hybridation entre plateformes marchande et coopérative : d’une part, un contrôle accru des règles de gestion de la plateforme par ses usagers, passant sans doute par un contrôle de la propriété de l’architecture technique, d’autre part, un investissement plus altruiste des membres, au moins de ceux qui consacrent du temps à gérer ces plateformes.

10On retrouve là les ressorts de l’économie sociale et solidaire, qui existe depuis très longtemps. Le chapitre 8 aborde donc les liens entre consommation collaborative et économie sociale et solidaire, leur similarité, leur différence, et en quoi ces deux mondes doivent coopérer pour développer des alternatives collaboratives. Les capacités financières des mutuelles, l’expérience des sociétés coopératives ouvrières de production, des coopératives d’emploi sont tour à tour évoqués comme des pratiques et des outils invitant l’économie coopérative à se développer, apportant capitaux (pour le passage à l’échelle) et expérience de l’action collective (pour la gouvernance).

11Godefroy Dang Nguyen conclut, dans le chapitre 9, qu’un avenir numérique contrôlé par de grandes plateformes numériques en position de monopole n’est pas écrit. S’il ne croît pas à un grand soir d’un monde numérique uniquement collectif, il pense à un développement d’un écosystème plus riche, de plateformes collaboratives, hybrides, marchandes. Tout cela, bien sûr, dépend d’abord de nous : quel comportement collectif, parfois altruiste, sommes-nous prêts à développer pour construire de telles alternatives ? Quels sont les fondements sociaux de notre modèle européen : vie privée, qualité, sens, valeur du travail, liberté d’expression et respect de l’autre que nous souhaitons défendre et même – parce que nous en avons les moyens –, imposer à ces nouveaux modèles d’organisation créés par les plateformes.

12Évidemment, ces questions sont aussi celles que porte Terminal. Et il semble que le livre de Godefroy Dang Nguyen est précieux justement parce qu’il aide à en structurer la réflexion.