Blockchain : de l’utopie cyberpunk aux contraintes environnementales
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1Le concept de chaîne de blocs (blockchain) propose une gestion collaborative d’un registre distribué des transactions entre opérateurs incapables de se faire confiance mutuellement. Ainsi, il leur permet de se soustraire à la nécessité d’une autorité centrale communément admise comme susceptible de valider la réalité de leurs échanges (tiers de confiance).
- 1 « Computer systems established, maintained, and trusted by mutually suspicious groups” », Chaum, D. (...)
- 2 « Untraceable electronic mail, return addresses, and digital pseudonyms », D. L. Chaum, Communicati (...)
2Exception faite de l’algorithme hashcash d’Adam Back fournissant la « preuve de travail », les constituants d’une chaîne de blocs de caractères (blockchain) apparaissent en 1979 dans un système de coffre-fort électronique1 créé par David Chaum. Ce système est décrit en 1982 dans sa thèse de doctorat intitulée Systèmes informatiques établis, maintenus et approuvés par des groupes mutuellement méfiants. Axant ses recherches sur la protection de la vie privée, David Chaum a développé de nombreux protocoles cryptographiques de communication anonyme : son article de 1981 sur un protocole de courrier électronique intraçable2 constitue l’un des jalons du développement “applicatif” de la cryptographie à clé publique. Avec le soutien de la Deustche Bank, il fonde en 1990 DigiCash, entreprise connue pour avoir développé eCash, moyen de paiement électronique visant à préserver l’anonymat de ses utilisateurs. Lancé en 1993, eCash a souffert de nombreux problèmes de traçabilité conduisant, malgré la promesse de Bill Gates de l’inclure au système d’exploitation Windows 95, à la faillite de DigiCash en 1998.
Un instrument libertaire pour des ambitions libertariennes
3Selon Satoshi Nakamoto, le créateur anonyme du bitcoin en 2008, la blockchain serait par nature une construction libertaire. Étendard du mouvement cyberpunk, le Manifeste crypto-anarchiste publié par Timothy May en 1992 affirme que « … le crypto-anarchisme créera un marché liquide pour tous les matériaux qui peuvent être mis en mots et en images ». Le mouvement cyberpunk selon un manifeste ultérieur publié par Éric Hughes en 1993 se consacre à la construction de systèmes anonymes comme moyen de défense des libertés individuelles : « Nous défendons notre vie privée grâce à la cryptographie, aux systèmes d’acheminement anonyme du courrier, aux signatures numériques et à l’argent électronique ».
Parmi les « libertés individuelles menacées », celle de battre monnaie pour son propre compte retient l’attention des capitaines de l’industrie numérique dont un certain nombre sont des « libertariens » militants comme Peter Thiel, le créateur de PayPal. Si cette orientation politique assimilable à l’anarcho-capitalisme demeure minoritaire aux USA, elle est fortement représentée dans certains milieux d’affaire : d’après une enquête récente, 44 % des détenteurs de bitcoins se définiraient comme libertariens.
- 3 Théoricien d’un ordre social libéral, Friedrich Hayek est distingué en 1974 par le « prix Nobel » d (...)
- 4 Cet essai s’inscrit dans la période qui suivit l’abandon en 1971 par les USA de la convertibilité d (...)
4En outre, le positionnement de la blockchain et de ses avatars monétaires par le mouvement cyberpunk comme instruments d’une gouvernance libertaire a parfois été instrumenté par le capitalisme numérique en s’appuyant à l’occasion sur les thèses publiées en 1976 par Friedrich Hayek3. Dans un essai intitulé Pour une vraie concurrence des monnaies4, Hayek prône l’abolition du monopole monétaire des banques centrales pour autoriser l’émission par les banques privées de monnaies concurrentes comme moyen susceptible sur le long terme de limiter l’inflation. Selon Hayek, l’émission monétaire par les banques centrales renforcerait la mainmise de l’État sur l’économie en sapant le libre fonctionnement du marché.
- 5 Paul Krugman, professeur à la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs de l’Univer (...)
- 6 D’après Keynes, « L’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur (...)
- 7 Selon Reuters, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario a investi 95 (...)
À rebours, dans une chronique au vitriol, Paul Krugman5, éditorialiste au New York Times, pose la question de l’utilité réelle et du coût global de cette technologie. Outre « l’euthanasie » expéditive des rentiers6 voyant fondre leurs fonds de pensions ayant investi dans des crypto-actifs7, Krugman y déplore le coût énergétique énorme supporté par l’ensemble de la société pour des « crypto-babillages », applications de la technologie blockchain mobilisées pour produire des jetons sans contrepartie intrinsèque de valeur ou réelle portée opérationnelle.
Déjà en 2018, un rapport de France Stratégie sur les enjeux de la blockchain notait la rareté des applications pleinement opératoires en raison d’un certain nombre de freins à l’adoption, non seulement techniques (coût énergétique et lenteur des procédures cryptographiques, normalisation insuffisante de l’identité électronique et des protocoles de consensus), mais également financiers (absence de réglementation sur la spéculation et insuffisances dans la répression des fraudes) et juridiques (incertitudes fiscales et droit de la preuve inadapté).
Impact environnemental des opérations cryptographiques
5Au milieu du vacarme et de la fureur suscités aux USA par l’implosion financière de certaines crypto-devises, Krugman relève des signaux jetant un doute sur les capacités de la blockchain comme moyen moins onéreux et plus sûr de garder une trace des choses de ce monde et de leur administration. Ainsi, la bourse australienne vient dans la plus grande discrétion d’annuler un projet de plateforme blockchain pour la compensation et le règlement de ses transactions, inscrivant de ce fait 188 millions de dollars au titre des pertes. Auparavant, premier armateur mondial sur le fret maritime, Maersk avait renoncé à utiliser la blockchain pour gérer ses chaînes d’approvisionnement.
- 8 Nature Communications, volume 12, n° 1938 (2021).
6Un certain nombre d’études scientifiques ont mis en évidence le caractère énergivore des cryptotechnologies numériques mises en œuvre par des applications du concept de chaîne de blocs avec un rapport très défavorable par rapport aux technologies concurrentes. Par exemple, chaque transaction bitcoin coûterait 980 kilowattheures (kWh) contre 0,6 Wh pour une transaction par carte bancaire. En 2022, les émissions de gaz à effet de serre (GES) provoquées par le seul bitcoin sont estimées à 60,7 millions de tonnes d’équivalent CO2 e (MtCO2e), soit 0,12 % de la consommation mondiale. Bien évidemment, cette estimation varie selon le mix énergétique utilisé : fondée sur la seule énergie hydro-électrique (Hydro-only), l’estimation descend à 2,5 MtCO2e ; s’appuyant seulement sur des centrales électriques à charbon (Coal-only), elle monte à 119,9 MtCO2e. Selon une étude publiée en 2021 dans Nature Communications8, la consommation annuelle générée par les opérations de blockchain du seul bitcoin en Chine est prévue pour 2024 à près de 297 térawattheures, générant ainsi 130,5 MtCO2e.
Historique, estimation et prévision des émissions annuelles de GES du bitcoin en MtCO2e
Source : Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI) (ccaf.io)
La consommation énergétique des technologies de cryptage dépend du type d’algorithme utilisé pour la validation des chaînes de blocs. Un certain nombre d’améliorations technologiques ont vu le jour récemment : ainsi, le protocole de consensus de la « preuve de travail » utilisé par Bitcoin peut être remplacé par un protocole alternatif moins exigeant comme celui de la « preuve d’enjeu » adopté récemment par la nouvelle version de son concurrent Ethereum pour diviser la consommation énergétique par un facteur allant de 3 à 4. Cependant, cette économie d’énergie s’effectue au prix des garanties de sécurité et des capacités de résilience de la chaîne de blocs.
A contrario, certains experts des Nations Unies estiment que la chaîne de blocs peut apporter des contributions spécifiques au développement durable dans des situations particulières. Ainsi, le projet Building Blocks du Programme alimentaire mondial a permis d’acheminer une aide en devises aux réfugiés au Pakistan et en Jordanie sans devoir passer par un intermédiaire financier local. L’Agence des Nations Unies pour l’environnement prévoit d’utiliser la blockchain pour améliorer les moyens de subsistance des collecteurs de déchets en économie informelle. D’autres projets sont envisagés en matière de financement de l’action climatique sur le marché des énergies vertes.
De l’illusion techniciste à l’impératif d’une régulation européenne
- 9 Alors que l’optimisation des procédés et de l’organisation devrait conduire à une réduction dans la (...)
7La trajectoire de l’anthropocène nous enseigne qu’il demeure illusoire de rechercher une solution exclusivement technique à des problèmes environnementaux où rentrent en jeu une multiplicité de facteurs économiques, voire sociétaux, susceptibles d’impacts antagonistes ou d’effets rebonds9 (par exemple, le progrès technologique des processeurs spécialisés peut conduire à un regain d’activité dans le « minage » des cryptodevises). Dans le cas des chaînes de blocs publiques où tout utilisateur peut accéder au registre pour valider une transaction, des facteurs externes amplifient ces impacts environnementaux indésirables, comme l’échelle envisageable des transactions par certaines applications financières, alimentaires ou de transport.
La Commission européenne a récemment reconnu la nécessité pour l’espace économique européen d’un régime réglementaire spécifique aux applications fondées sur la chaîne de blocs. Jusqu’ici, seuls les crypto-actifs reconnus comme légitimes en tant qu’instruments financiers sont soumis à la réglementation européenne sur les valeurs mobilières. L’infrastructure européenne de services fondés sur la chaîne de blocs a lancé le 14 février 2023 un « bac à sable », espace sécurisé au sein duquel les opérateurs numériques peuvent tester leurs produits et services tout en dialoguant avec les autorités régulatrices. Pourvu qu’il ne se cantonne pas à la seule sphère financière, ce Partenariat européen sur la chaîne de blocs peut ouvrir le cadre juridique réglementant les applications de la blockchain à des domaines insuffisamment explorés avec pour objectif d’inscrire les préoccupations environnementales au cœur des lignes directrices de la décennie européenne pour le numérique.
8 Le sixième rapport du GIEC, publié le 20 mars 2023, est sans équivoque : les activités humaines sont responsables de l’élévation de 1,1 °Celsius par rapport à la période pré-industrielle. Citons simplement l’une de ses recommandations de court terme qui apparaît frappée au coin de la pertinence : « L’innovation technologique peut entraîner des compromis comme des impacts environnementaux nouveaux et plus importants, des inégalités sociales, une dépendance excessive à l’égard des connaissances et des fournisseurs étrangers, des impacts distributifs et des effets de rebond, ce qui nécessite une gouvernance et des politiques appropriées. »
Dans un monde multipolaire où tensions et conflits s’exacerbent, les pouvoirs illégitimes renforcent leur emprise grâce au levier de nouvelles technologies, en particulier numériques. Si la défense des libertés individuelles demeure un rempart contre l’autoritarisme, le droit en constitue le ciment. Sachons le mobiliser avec discernement.
Notes
1 « Computer systems established, maintained, and trusted by mutually suspicious groups” », Chaum, D. L., Electronics Research Laboratory, Université de Californie, Berkeley, UCB/ERL M79/10 (1979).
2 « Untraceable electronic mail, return addresses, and digital pseudonyms », D. L. Chaum, Communications of the ACM, vol. 24 (2), 1981 pp 84–90.
3 Théoricien d’un ordre social libéral, Friedrich Hayek est distingué en 1974 par le « prix Nobel » d’économie pour ses contributions en matière de théorie monétaire.
4 Cet essai s’inscrit dans la période qui suivit l’abandon en 1971 par les USA de la convertibilité du dollar en or et en 1973 du système monétaire international issu des accords de Bretton-Woods pour l’adoption d’un système de changes flottant en fonction du marché des devises.
5 Paul Krugman, professeur à la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs de l’Université Princeton, s’est vu décerner en 2008 le « Nobel » d'économie pour avoir montré « les effets des économies d'échelle sur les modèles du commerce international et la localisation de l'activité économique ».
6 D’après Keynes, « L’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur rareté du capital » serait inéluctable au moment où le capital devient pléthorique : rien ne justifierait plus alors sa rémunération. Ainsi, la fixation de taux d’intérêts quasi nuls, voire négatifs, a généré depuis 2009 une pression certaine sur la rente des fonds de pension comme le fait remarquer Krugman.
7 Selon Reuters, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario a investi 95 millions de dollars dans FTX, avant la faillite de cette crypto-devise. La Caisse de dépôt et placement du Québec, deuxième plus grand fonds de pension au Canada, avait investi dans Celsius, une plate-forme de cryptoprêts : depuis la faillite de Celsius, elle a abandonné tout investissement dans les crypto-actifs.
8 Nature Communications, volume 12, n° 1938 (2021).
9 Alors que l’optimisation des procédés et de l’organisation devrait conduire à une réduction dans la consommation des ressources, on observe parfois un rebond de cette consommation suite à l’introduction des nouveaux processus de production optimisés. Ce paradoxe a été mis en évidence pour la première fois dans le domaine de l’énergie en 1865 par William Jevons à propos de la consommation britannique de charbon qui a augmenté après l’introduction des améliorations techniques proposées par James Watt sur la machine à vapeur.
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| Titre | Historique, estimation et prévision des émissions annuelles de GES du bitcoin en MtCO2e |
| Crédits | Source : Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI) (ccaf.io) |
| URL | http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9150/img-1.png |
| Fichier | image/png, 71k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Dominique Desbois, « Blockchain : de l’utopie cyberpunk aux contraintes environnementales », Terminal [En ligne], 136 | 2023, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/terminal/9150 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.9150
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