Pixels

Source : Notice d’objet 71.1910.1.246.1-57, musée du quai Branly

2Lister, énumérer, disposer en colonnes et en lignes, mettre à plat… Au musée, la pratique d’inventaire des objets s’accompagne de celle de leur prise de vue. Ces pratiques de mise en ordre produisent d’innombrables gestes et données qui animent l’ordinaire du travail de classement. Prendre l’image d’un tas de fragments, composant un « objet » enregistré dans une fiche, constitue une façon de faire de la géométrie, de créer des périmètres visuels qui se prêtent au calcul. Des ensembles disposés selon le goût de l’ordonnancement, du plus grand au plus petit, ou vice-versa, à effet radiation, du centre à l’extérieur, ou par sympathie de couleur, de forme, ou encore par manque de temps, par ce qui est sous la main… Tout objet, ou presque, enregistré dans la fiche doit être visible, les modalités de la disposition dépendant également de la main qui le manipule et de l’œil qui le capture. La plupart des objets sont photographiés par des photographes professionnels attitrés, mais, souvent, les tas de bribes de terres cuites, ou de terres et poudres tout court, rentrent dans le circuit des prises de vue de la responsable de l’image numérique du musée. Ainsi, même les fragments sont affichés.

3Des fragments, il y en a des tas au musée, et de toute sorte. Et ils ne se laissent pas saisir si simplement, que ce soit d’un point de vue visuel (par l’image) ou dans leur manipulation physique et numérique. Ils peuvent s’échapper du lot, du regard, de l’énumération. Ils sont inventoriés, en attendant qu’un conservateur, archéologue ou préhistorien s’y penche pour en reconstruire l’histoire et les morceaux.

4Je pense ici à l’histoire du dit « Four ».

5Les professionnels du musée du quai Branly appellent « Four » l’ensemble de fragments, tessons, petits objets, échantillons de terre, poudres, perles, écailles de tortue, etc. provenant d’une salle enfouie, presque oubliée dans le temps au musée de l’Homme. Cette salle avait été rouverte lors du chantier de transfert des collections extraeuropéennes au début des années 2000, juste avant l’inauguration du nouveau musée.

6Aujourd’hui, lorsque quelque chose ne revient pas au cours des opérations de récolement décennal (vérification des objets et pointage dans la base – inventaires, effectués tous les dix ans) ou d’un quelque enregistrement ordinaire, s’il s’agit des milliers de fragments retrouvés dans le « Four », alors les collègues du bureau du pôle inventaire se regardent et acquiescent, car c’est normal, c’est une chose difficilement réglable, quoiqu’improbable.

7En effet, cette « (re)trouvaille » a suscité une prolifération de dossiers et documents pour réaménager et reclasser les fragments redécouverts. Impossible de calculer le nombre de tessons, qui change d’un chantier de réaménagement et d’identification des objets à l’autre. Parfois, ils restent donc insaisissables dans les tentatives de les classer et inventorier (physiquement et informatiquement).

8Ces dernières années, lors de mes enquêtes de recherche au musée du quai Branly, j’ai entendu parfois parler de l’énigmatique « Four », pensant qu’il prenait le nom de la nature des tessons en terre cuite et m’amusant à penser à cette sorte de chambre secrète. J’étais loin de deviner, chose apprise récemment lors d’un échange par courriel avec le responsable de ces collections au musée, que le « Four » du musée de l’Homme était l’ancien incinérateur (dès 1937) : « Ce local permettait de brûler les caisses, les panneaux de bois, les documents, etc., jusqu’à ce qu’il soit interdit de faire du feu dans Paris, sans parler des risques que cela pouvait faire courir au bâtiment. C’est devenu ensuite un espace de stockage d’une partie des objets archéologiques d’Afrique mais il y avait aussi des pièces d’ethnographie européenne (je me souviens d’objets bulgares et roumains). Cet espace n’a jamais été cartographié pour le chantier du transfert des collections du musée de l’Homme au musée du quai Branly – compte tenu de la tension qui existait entre les protagonistes sur ce projet à l’époque. L’absence de communication entre les équipes explique sans doute cela. C’est par hasard, alors que le transfert des objets touchait à sa fin, que j’ai appris l’existence de cette “réserve” d’environ 15 000 objets ».

9Pour certains, cet espace reste encore un mystère. Pendant des années, des tas d’objets y avaient été entreposés, créant une réserve errante, sortie de la surface de circulation et de stockage des autres collections, et devenue finalement stable. Un simple « hasard » a pu la remettre en lumière et replonger, au dernier moment, ce qu’elle recelait dans la chaîne du chantier du transfert des collections.

10« Rentrer dans la chaîne » : pour les objets du chantier des collections, cela signifiait être enregistrés dans la base de données des objets du quai Branly, qui constitue l’inventaire des collections, photographiés, nettoyés et stockés dans des locaux temporaires avant le déploiement dans les réserves.

11Ils sont arrivés par milliers, conservés en tas dans des sacs et des cartons, dotés parfois de mentions sur leur provenance. Les lots créés au moment du récolement du « Four » ont été initialement enregistrés sous « X » (sigle utilisé pour signaler les objets orphelins), même si une partie de ces objets (tessons, perles, etc.) était numérotée, faisant parfois référence à un inventaire de collection du musée de l’Homme. Dans l’urgence, l’équipe du récolement a enregistré ces objets par lots, sans prendre le temps de noter les numéros de substitution (de marquage) de chacun des objets.

12Rentrés dans la chaîne à la hâte et de manière lacunaire, ils ont été enregistrés pour la plupart par lots sous l’appellation « Four » pour les identifier, terme qui a successivement migré dans le champ « Notes » de la base de données au fur et à mesure des corrections des fiches effectuées par les employés du service documentaire.

13Déplacés en lots, les tessons ont été mis en boîtes de carton et entreposés à la BNF pendant quelques années. Lors du redéploiement en 2009 dans les réserves du musée du quai Branly, chaque fragment a été traité. Quand il était marqué et un numéro d’inventaire du musée de l’Homme lui correspondait, il était récolé à la fiche-objet déjà créée dans la base de données à partir des fiches de collection à disposition (en format papier) dans le musée de provenance.

Codes couleurs informatiques d’un tesson pixelisé sur des nuances de gris

Le niveau de gris de chaque pixel a une valeur comprise entre 0 (noir) et 255 (blanc). À l’image pixellisée répond celle des valeurs numériques correspondantes. Tout ce qui est affiché porte une information, autant le tesson que le fond noir, qui a la valeur 6.

14Parfois les tessons étaient marqués avec des numéros qui ne figuraient pas dans l’inventaire déjà numérisé. La responsable de la base de données décida alors de créer un nombre préalable de fiches sur la base du numéro de marquage le plus grand repéré sur un tesson par collection.

1515 000 fiches furent ainsi conçues préalablement pour les récolements successifs (si on trouvait un fragment qui portait un numéro, il était rattaché à la fiche déjà existante). Pour nombre d’éléments, le périmètre est désormais difficile à tracer, parce que, d’une part, une fiche-objet peut porter sur un lot de fragments et, d’autre part, même si certains objets étaient marqués, la plupart ne l’étaient pas. Certains fragments restent encore en lots, et parfois en X.

16Aujourd’hui, suite aux chantiers de déploiement des objets dans les réserves (en 2009) et de récolement décennal (en 2013), des milliers de fiches ont été supprimées, car les numéros d’inventaire de nombreux fragments ont été normalisés en « suite de collection » ou en « inventaire rétrospectif ».

17Soit le lot de tessons de la collection « Frantz de Zeltner » : 71.1910.1.246.1-57. Selon la notice, ces tessons sont des « objets provenant de la réserve dite du “Four”, Soudan, Soba ». Comme me le précise le responsable de la collection, « les pièces ne viennent pas du Soudan actuel mais de la zone soudanienne. Le terme de Soudan français, une partie de l’Afrique occidentale française (AOF), désignait à l’époque un immense territoire correspondant à peu près au Mali actuel. Donc le Soba du Soudan de 1910 correspond aujourd’hui au Soba du Mali (près de Koulikoro) ».

18Lors du transfert, ce lot de tessons fut enregistré d’abord comme un X. Toutefois, certains fragments étaient « marqués » avec le numéro 1910.1. C’est ainsi qu’en 2010 les personnes en charge, au musée, de l’analyse des X menèrent des requêtes dans la base de données par ce numéro, ce qui donna la collection 1910.1* François de Zeltner. Il existait une série de plusieurs tessons déjà inventoriés dans les fiches de collection du musée de l’Homme de la mission Zeltner entre 1908 et 1909 au Soudan français. C’est ainsi que le responsable de cette collection Afrique au musée du quai Branly valida l’attribution de ce lot comme « suite de collection » de la collection Zeltner déjà récolée. Certains tessons de ce lot sont marqués avec des numéros : 47, 50, 153, 65, 61, 160, 84. Ces numéros sont des données « sans renseignement », car leur place dans l’inventaire de la collection est déjà prise par d’autres objets et fragments ou ne correspond pas à la description.

19Pour ce lot, le nombre d’éléments a changé depuis son traitement initial. L’analyse faite entre 2009 (redéploiement) et 2013 (récolement) fait apparaître une divergence du nombre de tessons, passant de 71 fragments disposés en trois gros sachets zip Minigrip (note du 2009, au moment du chantier de redéploiement) à 57 pièces lors de la prise de vue faite en 2012 (selon la note du récolement 2013). L’ensemble de ces tessons pèse 3 428 grammes selon les dernières manipulations et prises de mesures. Leur fonction reste « à déterminer ».

20Au musée du quai Branly, le travail de classement physique et de normalisation informatique complexifie le système de gestion des collections en une myriade d’opérations lilliputiennes dont il faut à tout prix garder la trace. Le cas de la collection Zeltner le montre, des gestes, des nombres et des choix continuent à disparaître, malgré le geste technocratique. Et il faut faire avec ces disparitions et ces X pour permettre le fonctionnement de l’inventaire.

21L’histoire bureaucratique de ces tessons est celle de leur classement et de leur création d’une place donnée au sein d’une collection. Leur nombre et énumération, ainsi que les données produites, varient à chaque manipulation et sont parfois insaisissables.

22Il ne s’agit pas ici de comprendre à quoi ces tessons servent (« fonction à déterminer »), mais d’examiner leur rôle dans le processus, scientifique et technocratique, de mise en ordre d’une collection, comme dans la création d’autres gestes, tel celui d’une artiste aux prises avec le rêve de compter des grains de sable ou des étoiles. C’est ainsi qu’une nébuleuse de poussière de tessons pixélisés s’entasse dans ces pages, en contrepoint à la donnée « sans renseignement », rangée en lignes et en colonnes. En effet, s’inspirant du travail de l’artiste Christodoulos Panayiotou, le geste magique est ici celui de reprendre les tessons, tels des fragments d’histoire, et de les réagencer dans un quotidien institutionnel par le biais d’une base de données conçue comme une nébuleuse d’informations reliées et reliables, parmi lesquelles nous trouvons les « sans renseignements » qui ont bien leur place et leur raison d’y être.

23Les tessons pixélisés offrent des codes couleurs informatiques qui sont réécrits à la main sur une feuille en papier avec toute la texture des rayures et traits d’effacement. À l’ordinateur, ces traces d’incertitudes disparaissent d’un enregistrement à l’autre. Pourtant, on rentre et on sort de l’environnement informatique avec de gestes qui s’imbriquent.

24Ce geste de réécriture à la main des codes couleurs produits informatiquement nous suprend de par la magie des numéros, tel le 47 qui apparaît sur la feuille. C’est le numéro marqué sur un tesson qui n’est pas renseigné. Le tesson physique avec ses traces de marquage et le tesson numérique avec ses codes couleurs s’interpénètrent dans des numérotations lointaines (le marquage d’un tesson en terre cuite et une matrice de codes couleurs produits informatiquement). Et pourtant, elles partagent un souci d’ordonnancement.

Paysage « sans renseignement »

L’information « sans renseignement » se contracte progressivement. C’est un paysage de tessons décomposés en pixels et réagencés dans une nouvelle forme géométrique orthogonale pour faciliter leur rangement : pour coder la réalité, ses contours sont lissés et découpés. Ce geste de rangement des fragments s’apparente celui du photographe qui organise les tessons pour en capturer l’image. La visualisation des tessons sur la fiche établit leur existence physique et numérique.