1Le 16 avril 2004, la Jet Set, un groupe de noceurs ivoiriens qui avait construit sa notoriété internationale par son art de la fête dans les soirées africaines de Paris, organisait à Abidjan un concert exceptionnel : « La journée mondiale de l’enterrement du travaillement » (Boka 2013 : 79). Le travaillement, « concept » qui a fait leur célébrité, désigne une pratique de distribution ostentatoire de billets de banque lors de soirées musicales. Lors d’une grande campagne médiatique – à la télévision nationale, ils distribuèrent de l’argent au cameraman, qui en lâcha sa caméra, et au public, créant une émeute sur le plateau –, la Jet Set avait annoncé que deux millions de Francs CFA (3 000 €) seraient distribués au public à l’occasion du concert. Douk Saga, le leader du groupe, aurait dit avoir ramené de Paris cinq valises de chaussures de luxe et de vêtements des collections 2008-2012 (sic) des maisons Jean-Paul Gaultier, Versace et Hugo Boss, qu’il offrirait en avant-première au public ivoirien.
2Bien qu’il n’eût encore sorti qu’un seul titre, Sagacité, des milliers de personnes se pressèrent pour voir le groupe au Palais de la Culture. Dès que Douk Saga commença à lancer quelques paires de chaussures dans le public, un mouvement de foule se créa, aggravé par une coupure soudaine d’électricité. Lorsque le courant revint, on découvrit avec effroi que les bassines de billets disposées sur la scène avaient été volées. Dédié à sa mission de répandre la joie, Douk Saga décida de distribuer coûte que coûte la somme annoncée, en puisant cette fois dans les recettes des tickets d’entrée. Mais, alors qu’il venait de reprendre la distribution, une seconde coupure de courant interrompit définitivement l’événement. Dans la cohue, l’argent fut subtilisé une seconde fois. Le lendemain, Douk Saga affirma dans les médias avoir été dépouillé de près de six millions de Francs CFA (9 000 €). Sans savoir ce qui s’était réellement passé, certains dénoncèrent l’incurie de la compagnie ivoirienne d’électricité (Boka 2013 : 111), d’autres accusèrent la police chargée d’assurer la sécurité de l’événement d’avoir sciemment organisé la coupure afin de subtiliser l’argent (Kamaté 2006 : 60). Plus généralement, nombre de commentateurs considérèrent que la Jet Set avait semé le vice et la dépravation dans le pays en nourrissant les rêves d’argent facile, jusqu’à se prendre à son propre piège.
- 1 Le coupé-décalé est le nom du genre musical adossé au style de vie créé par la Jet Set au début des (...)
- 2 Les brouteurs désignent dans le jargon ivoirien les spécialistes des escroqueries sur Internet. Nou (...)
3Près de vingt ans plus tard, Fadiga de Milano, figure incontournable des premières années du mouvement coupé-décalé1, prit spontanément cet exemple pour me faire comprendre le mode opératoire de la Jet Set. « Rien n’a été volé. Ce sont des brouteurs2 ! Ils sont très intelligents. En fait c’était de l’arnaque. » Selon lui, ils avaient tout orchestré pour capter l’attention médiatique et attirer les foules désireuses de bénéficier de la distribution miraculeuse, tout en créant les conditions pour qu’elle n’ait pas lieu. Rétrospectivement, ce scénario me sembla du moins en adéquation avec l’esprit du mouvement qu’ils avaient cherché à promouvoir. Occuper l’espace, quitte à le faire par un mensonge, et capitaliser sur cette attention à ses propres fins : si l’on en croit Donald Trump, c’est la stratégie gagnante qui peut mener à la présidence des États-Unis.
« Maintenant il faut faire avec le concept des boucantiers, il faut faire le malin à outrance, il faut faire le malin sauvagement, il faut faire le malin comme ce qu’on a envie de faire. Le Molare montre-moi ton champagne, fais couler le champagne. Chacoolé montre-moi mon ton cigare, montre-moi ce que tu as porté. Le Bédel Patassé montre-moi ta griffe [marque], ta chaussure. Mon Kuyo Junior, il faut travailler, il faut saigner, car les boucantiers sont dans la place, et ils ont de nouveaux concepts. Et maintenant il faut vivre avec en Côte d’Ivoire. »
(Molare, Le Boucan, 2003, couplet de Douk Saga)
4Le boucan – également appelé à ses débuts la prodada (de se produire) ou le farot-farot (de faraud, qui désigne en français celui qui affiche des prétentions à l’élégance) – désigne le fait de se mettre en valeur par des pratiques de consommation ostentatoire. Dans le monde du coupé-décalé, c’est « une affaire sérieuse, très sérieuse, vraiment sérieuse ; une affaire de cigares, champagne, caviar » (Douk Saga, Héros national bouche bée, 2005). Au croisement de la flamboyance esthétique et sociale (Steil 2021 : 47), le boucan s’inscrit dans une « économie du prestige » essentiellement masculine visant à mettre en scène autant qu’à construire sa valeur par des pratiques de consommation et de redistribution ostentatoires en soirée. Les soirées à Abidjan se présentent ainsi comme des espaces de positionnement et d’évaluation sociale, marqués par une vigilance permanente dans les interactions et un affichage calculé de son statut social et financier par des pratiques codifiées de consommation. Dans cet univers, le travaillement constitue certainement la forme la plus spectaculaire du boucan. Parfois, des sommes équivalant à des milliers, voire des dizaines de milliers d’euros, sont « jetées » sur les artistes. À l’opposé de l’accumulation capitaliste de richesses, l’objectif ici est de dilapider avec fracas. Le boucan sature l’espace visuel autant que le bruit sature l’espace sonore, forçant l’attention de ceux qui vous la contestaient.
5Le terme « travaillement » semble renvoyer au « travail » occulte, terme habituel en Afrique de l’Ouest pour désigner la manipulation des puissances invisibles. Le régime de visibilité maximale du boucan contraste pourtant avec les régimes invisibles, voire occultes, qui le sous-tendent, créant une incertitude fondamentale quant à l’origine de l’argent, voire quant à la réalité de son existence. Loin de voir dans le boucan une pratique irrationnelle ou marginale, je considère qu’il pousse au contraire dans ses retranchements le statut même de la richesse et de « l’être riche ». Joseph Tonda (2021), s’inspirant librement de Marx, voit dans la fétichisation de la monnaie, matérialisation universelle de la valeur en Argent, être sans substance devenu pure fiction, une idéologie de la libération des entraves par la puissance de la volonté humaine qui devient négation du réel, en même temps que condition de son dépassement. Selon Sasha Newell (2021 : 679-680), l’Internet, qui structure aujourd’hui les modalités d’enrichissement dans le coupé-décalé, actualise avec force l’idée de la puissance occulte du deuxième monde, monde invisible qui agit puissamment sur le monde visible. Si la magie consiste en une manipulation performative des signes, Internet en constitue une forme particulièrement aboutie. Reprenant les travaux de Michael Taussig sur la mimesis (1993), il rappelle que celle-ci renvoie aussi bien à la copie qu’à la mystique créatrice de la re-présentation. Dans l’univers nocturne du paraître, propice à la réinvention de soi (Champy 2019), la mimesis devient ainsi le point de référence du réel.
6En Afrique de l’Ouest, la distribution des billets de banque aux artistes n’est pas spécifique au coupé-décalé. Le caractère ostentatoire et l’ampleur des sommes distribuées se retrouvent aussi bien dans la rumba congolaise (White 1999 ; Trapido 2011) que dans les musiques d’Afrique de l’Ouest liées aux traditions griotiques (Panzacchi 1994 ; Schulz 1997). Le coupé-décalé représente cependant un exemple paradigmatique : le boucan est à la fois son origine et sa raison d’être. Mes interlocuteurs se sont accordés à dire qu’au départ le coupé-décalé n’était pas un genre musical. Le fond sonore des soirées et les pas de danse des membres de la Jet Set ont simplement fini par être identifiés comme un répertoire à part entière. La musique à la mode à leurs débuts s’appelait encore « la musique des DJ » (Boka 2013), à la confluence entre rumba congolaise, musiques électroniques européennes et musiques urbaines ivoiriennes telles que le zouglou et le mapouka (Konate 2002). Pour comprendre à la fois les origines et les spécificités du coupé-décalé, il est donc nécessaire de s’intéresser brièvement à la rumba congolaise – elle-même née de la rencontre entre rythmes cubains et congolais. Les titres de rumba se découpent habituellement en deux parties : une partie mélodique aux tonalités mélancoliques chantée par l’artiste, suivie d’une partie aux rythmes endiablés (appelée seben) destinée à la danse (Mbembe 2005). Le seben désigne d’abord le solo des artistes en fin de morceau, mais sa durée s’allonge à mesure qu’il gagne en importance, notamment à la suite d’une innovation du groupe Zaiko Langa Langa qui lui associe un animateur, initialement anonyme, chargé de chauffer les musiciens, les danseuses et le public par des onomatopées, des mots saillants et des phrases choc en lingala (White 1999). Le terme atalaku qui sert à le désigner aurait été créé par les animateurs de ce groupe qui scandaient, durant leur performance, atalaku ! (regardez-moi). « Utilisant sa voix comme un projecteur » (ibid. : 162), cette figure du trickster (escroc, farceur) se sert du micro notamment pour chanter les noms de personnalités du public afin de les encourager à lui donner quelques billets. Après la chute de Mobutu en 1997, des Congolais tels que Tévécinq et Erickson le Zulu s’installent à Abidjan et y popularisent le style des atalaku dans les soirées. Inspirés par leur succès, les DJ ivoiriens commencent à imiter leurs animations en lingala, faites d’onomatopées, de mots inventés mais aussi de slogans en français. Dès 2003, ils commencent à entrer en studio, en même temps que se structure le mouvement coupé-décalé, achevant la prise de pouvoir des atalaku sur les artistes-chanteurs, des platines sur les orchestres. Alors que la Côte d’Ivoire entre dans une décennie de tensions politiques extrêmes, et suivant la voie tracée par la rumba congolaise, « la plus belle expression de sérénité face à la tragédie » (Mbembe 2005 : 72), les Ivoiriens se pressent malgré le couvre-feu dans les maquis de la rue Princesse (« la rue de la joie ») à Yopougon, le quartier de référence des soirées musicales. Le boucan leur permet de continuer à nourrir leurs rêves de prospérité tout en savourant cette musique ivoirienne qui a conquis Paris et le vaste monde, lavant ainsi l’orgueil national blessé par ce conflit fratricide.
7Entre réussite flamboyante et escroqueries minables, le coupé-décalé se construit sur une ambigüité, comme en témoigne son nom. Alors qu’à l’origine DJ Jacob et DJ Rams scandaient les mots couper, décaler pour accompagner et décrire les pas de danse de la Jet Set, tout le monde savait, aussi, que couper signifie arnaquer, et décaler prendre le large (Kohlhagen 2005). Quand Douk Saga chantait « il faut travailler », encourageait-il le travail ou le travaillement ? Cette indétermination, issue des oppositions qu’il combine – réel/illusion, visible/invisible, vaurien/sommité, amusement/criminalité, gaspiller/investir –, fait de la soirée musicale un espace potentiel. La séduction qu’elle exerce sur les noceurs vient du fait qu’elle propose un espace de transformation, ouvert à ceux qui se sentent assez forts pour entrer dans la danse. Dans l’arène offerte par les soirées coupé-décalé, celui qui ose pénétrer peut, sans autre talent que son assurance, s’autoproduire en vainqueur de la société de consommation néolibérale. Le coupé-décalé se construit en effet autour de l’idée que si l’on est suffisamment convaincant dans son rôle, on peut contraindre tout le monde à entrer dans son jeu. Car, pour reprendre la distinction établie par Gregory Bateson (1972 : 318) et que Mike McGovern a appliquée à la situation de « ni guerre ni paix » en Côte d’Ivoire (2010 : 88), lorsqu’on transforme la prémisse « c’est du jeu » en « est-ce du jeu ? », tout le monde est obligé de jouer. Parce qu’on ne sait pas. L’efficacité du jeu de dupes du coupé-décalé réside ainsi dans le fait que nous sommes explicitement dans un univers où tout le monde a le droit de jouer, mais où l’on ne sait jamais avec certitude qui est en train de faire quoi.
- 3 Ils considéraient que le passage du temps les autorisait désormais à révéler ces vieilles histoires (...)
8Le mouvement coupé-décalé est né à Paris, parmi de jeunes Ivoiriens qui avaient tenté l’aventure à Bengue (le Nord, la terre des Blancs). Si les sources de revenus des créateurs du mouvement sont restées nimbées de mystère (Kohlhagen 2005 ; Newell 2021), mes interlocuteurs3, rencontrés à Abidjan en avril 2022, ont confirmé qu’ils vivaient alors à Paris de prêts contractés sous de fausses identités, de cartes de crédit subtilisées à la Poste, de faux chèques, de business tombés du camion et de collectes pour des ONG fictives. L’un d’entre eux, qui a particulièrement insisté sur cette dernière activité, raconta que tout cet argent récolté « de cette façon miséreuse toute la semaine », « à demander des dons à la sortie du métro » ou en province, dans des « habits de gueux, avec sa blouse, sa pancarte » était dépensé le dimanche au Nelson, une boîte de nuit de Montreuil, plus tard à l’Atlantis quai d’Austerlitz, où « on se donne l’impression d’être riches ». Molare, issu quant à lui d’une famille aisée, mentionna leur besoin viscéral de se distinguer en imposant les cultures africaines dans les soirées afro alors dominées par les Antilles (Steil 2021), tout en contrant la domination congolaise sur la production culturelle africaine par la démonstration de la supériorité de l’art de vivre ivoirien :
« Y avait zéro projet. On voulait juste pas être comme les autres. […] Nous distinguer par rapport aux autres Africains. […] Le style de nos aînés qui étaient en France et qui deviennent vieux, rabougris, qui vont plus quitter la France, qui ont leurs pintes de bière, qui sont tout le temps au café en train de discuter. […] Affirmer [à la France qui vient de propulser Jean-Marie Le Pen au second tour] “on ne vit pas dans les arbres, on est civilisés”, voilà comment on s’habille, voilà comment on se présente. »
(Molare, entretien réalisé à son bureau, avril 2022)
9Célébrité durable de la scène coupé-décalé mais surtout modèle de réussite par son statut d’entrepreneur culturel aujourd’hui incontournable en Côte d’Ivoire, Molare me raconta que leur mouvement s’était en fait constitué autour d’un travaillement. Un soir, alors qu’ils étaient assis dans un salon VIP entre camarades, Molare se leva pour donner un billet de 20 € au groupe de zouglou Antipalu qui était en train de se produire. Pour lui, surtout dans les cultures mandingues du nord de la Côte d’Ivoire dont il est issu, il était normal de donner un billet aux artistes qu’on apprécie, d’autant plus qu’il connaissait personnellement ce groupe. À son tour, son camarade Serge Defalet se leva et donna 50 €. Soudain, le cousin de l’un d’eux, que Molare voyait ce soir-là pour la première fois, se leva. Il donna 100 €. Humilié, Serge Defalet se releva et donna à son tour 100 €. Mais le nouveau venu renchérit, poussant la provocation jusqu’à prendre le micro pour proclamer que personne ne pouvait se mesurer à lui. Discrètement aidé par ses camarades, Serge Defalet rassembla tout son argent pour contrer cet inconnu – qui n’était autre que le futur Douk Saga – qui se permettait de les provoquer « alors qu’ils l’avaient précédé en France de trois ans ». La soirée se termina dans une grande tension. Comme il s’agissait du cousin de leur ami Chacoolé, ils se retrouvèrent malgré tout le lendemain pour s’expliquer. Et c’est dans un restaurant clandestin du xviiie arrondissement, tenu par une « vieille mère » ivoirienne, qu’ils décidèrent d’unir désormais leurs forces en soirée et de constituer un groupe qu’ils baptisèrent ensuite « La Jet Set ».
10Ils sentaient alors confusément que les médias de masse, la téléréalité et, plus tard, les réseaux sociaux invitaient les anonymes à conquérir leur espace de gloire, et même à devenir de vraies stars. Pour cela, il fallait parvenir à saturer l’espace – réel et virtuel – de sa présence. Pour se faire connaître, ils érigèrent le travaillement en « concept », créant des pas de danse pour le mettre en valeur. Par leurs frasques, ils envahirent l’espace des bavardages au sein de la diaspora africaine, mais aussi de la presse people d’Abidjan, qui se développa avec eux. Leurs fastueuses soirées du dimanche étaient filmées et distribuées en DVD par des vendeurs à la sauvette, de Paris à Abidjan, de Milan à Yaoundé. Démontrant une indéniable sagacité à saisir les mœurs de leur temps, ils décidèrent d’enregistrer une chanson au nom de Douk Saga, le plus charismatique du groupe. Sagacité – « à la façon de Douk Saga » – est ainsi le premier titre officiel du répertoire coupé-décalé. La musique fut composée et enregistrée à Paris par des arrangeurs et des chanteurs de zouglou qui s’étaient prêtés au jeu. En effet, Douk Saga ne savait pas chanter : il se contentait de scander entre les lignes mélodiques des chanteurs de zouglou – anonymes dans le morceau – les phrases choc dont il avait le secret. C’était la consécration de l’ambianceur aux dépens de l’artiste, renvoyé ici au rôle de faire-valoir.
11Le bouche à oreille et la vente des DVD de leurs soirées les ayant déjà rendus célèbres à Abidjan, un retour semblait opportun. En quête de nouvelles sources de revenus pour entretenir le mode de vie qui avait fait leur succès, les membres de la Jet Set prirent l’habitude d’inclure la somme destinée à leur travaillement dans les cachets rémunérant leurs apparitions. Ils mirent également en place diverses stratégies qui visaient à entretenir l’illusion d’une richesse inépuisable, en s’arrangeant pour être interrompus dans leurs distributions ou en proposant en sous-main des business en nature ou en réseaux, afin de convaincre les tenanciers des boîtes de nuit de financer gratuitement leurs soirées. Cependant, comme on ne les voyait que dépenser et faire la fête, toutes sortes de rumeurs commencèrent à circuler sur les origines occultes et/ou criminelles de leur train de vie.
« Arrêtez d’être aigris, appelez les gens par leur nom, on les appelle Parrains ! Des gens qui ont la main sur le cœur, qui aiment ce que je fais et qui me font plaisir, et c’est en reconnaissance que moi je leur donne les vrais points. Vous cherchez vos brouteurs, allez à l’abattoir de Port-Bouët, c’est là-bas on vend les moutons et les bœufs ! »
(DJ Léo, Gbêkan, 2018)
- 4 Qui fait apparemment référence au fait qu’il permet de « bouffer » sans efforts (Adou 2022).
- 5 Nigeria : Apter 1999 ; Côte d’Ivoire : Koenig 2014 & 2021, Koné 2015, Hanafi 2020, Newell 2021, Ado (...)
12Il est de notoriété publique que l’essentiel des sommes distribuées lors des travaillements depuis une décennie provient du broutage4. Ce terme désigne en Côte d’Ivoire les escroqueries sur Internet : histoires romantiques nouées sur les réseaux sociaux ou sur les sites de rencontre dans le but de soutirer ultérieurement de l’argent à la personne éprise (pratique appelée love), propositions de business imaginaires, chantages à la révélation de données personnelles ou d’images à caractère sexuel (pratique appelée pervers), détournements de données bancaires, etc. Invention du « 419 » au Nigeria, brouteurs de Côte d’Ivoire, sakawa au Ghana : ce phénomène a déjà été largement décrit5. Après l’âge d’or de la décennie 2010, le broutage semble néanmoins en perte de vitesse, en raison des progrès de la répression de la cybercriminalité et de la méfiance que la diffusion de ces arnaques a fini par susciter. Il est néanmoins possible que la diffusion de nouvelles technologies liées à l’intelligence artificielle, les vidéos en deep fake ou les avatars numériques produisent un nouvel âge de prospérité.
13De la subtilisation des cartes bancaires envoyées par la Poste aux abîmes contemporains du dark net, les techniques mises en œuvre se transforment au gré des évolutions technologiques et de l’inventivité des brouteurs. Les brouteurs que j’ai rencontrés m’ont tous affirmé que c’est Douk Saga qui a importé cette pratique en Côte d’Ivoire (voir également Newell 2021 : 673). Si cette affirmation paraît discutable, il a certainement incarné un modèle de réussite financière initiée à Bengue par des escroqueries. Certains brouteurs légitiment leurs pratiques en évoquant « la dette coloniale ». Président Gaï est un ancien brouteur spécialisé dans le chantage à la diffusion de vidéos pornographiques de personnalités publiques captées à leur insu, une activité qui lui a rapporté des sommes colossales. Il relativise cette justification : « J’ai jamais eu de haine pour le Blanc. Mais je me suis fait une raison, ou du moins, on m’a donné une raison [la dette coloniale] pour laquelle je devais le faire » (juillet 2022). S’il met en avant l’interdiction d’escroquer « un Noir » – j’ai pu constater que les personnes d’origine maghrébine étaient exclues de ce principe –, son projet est surtout de forcer « ceux qui en ont » à partager le gâteau des richesses de la modernité capitaliste, et ce, ironie du sort, en retournant leurs technologies contre eux. En inversant les rapports de sujétion historiques mais aussi contemporains entre Nord et Sud, cette activité mine de fait le déterminisme de la domination.
« En Côte d’Ivoire ici tout le monde aime la France ! C’est eux qui nous ont appris le capitalisme et on est tombés dedans. Maintenant, c’est selon ça nous on vit aussi. […] Parce que comme on le dit ici : retour à l’envoyeur. Ce que l’Occident nous a amené là, nous ramenons ça vers l’Occident. »
(Président Gaï, entretien collectif à Abobo, avril 2022)
14Les brouteurs sont aujourd’hui si profondément liés au coupé-décalé (Koenig 2014, Koné 2015, Adou 2022) que les deux mouvements se présentent dans les imaginaires locaux comme les deux faces d’une même pièce : le coupé-décalé doit son existence à l’argent du broutage, le broutage vise à pouvoir se produire sur la scène du coupé-décalé. Des brouteurs tels que « Commissaire 5500, le roro [robot] du boucan » sont cités dans la plupart des chansons de coupé-décalé de ces dix dernières années – une pratique qui s’est depuis étendue à d’autres musiques urbaines ivoiriennes. Pour financer l’enregistrement d’un nouveau titre, le manager de l’artiste sollicite le soutien financier des personnalités proches du mouvement, où les brouteurs figurent en bonne place. En échange de leur contribution, ils seront spotés (leur nom sera chanté par l’artiste). Selon la célébrité de l’artiste, mais aussi selon que le nom est placé au sein d’une série de noms ou au contraire dans un blocage – un moment de changement de rythme qui le met en valeur –, la visibilité offerte au mécène ne sera pas la même. Dans certains cas, l’artiste au contraire prend l’initiative de spoter une personnalité publique afin d’encourager la personne ainsi mise en valeur à lui donner de l’argent ou à venir faire un travaillement lorsque l’artiste se produira sur scène. Car spoter une célébrité peut être une façon de capter son attention, en se plaçant dans cette position d’infériorité et de demande qui incite les puissants à donner. À minima, ce procédé permettra de laisser penser qu’on côtoie les grands de ce monde : en faisant croire qu’on entretient des relations personnelles avec des célébrités, on peut espérer en nouer.
15Le travaillement est un jeu pour le jeu : tout ce qu’on voit, c’est une pluie de billets ; tout ce qu’on entend, c’est le nom du boucantier, scandé par l’artiste pendant toute la durée de son travaillement. Les vidéos des travaillements les plus spectaculaires font d’ailleurs autant de vues sur YouTube que nombre de clips de coupé-décalé – les vidéos YouTube visionnées en Côte d’Ivoire n’étant pas monétisées, il s’agit bien de stratégies de mise en visibilité, non d’enrichissement financier. Pour sa performance, le boucantier pourra choisir d’arriver avec une sacoche remplie de liasses de billets (des « plaques » d’un million de francs CFA), qu’il empilera solennellement dans ses mains afin d’en montrer le volume avant de commencer son travaillement. Dans d’autres cas, il aura au contraire réparti méthodiquement les billets afin de donner l’illusion d’avoir les poches vides. En contraste avec l’ampleur de son travaillement, le show consistera alors à suggérer qu’il détient le secret pour produire magiquement de l’argent : de « chier les billets » en les sortant de son caleçon ou « de vomir l’argent » en les faisant sortir de sa bouche grâce à des tours de passe-passe. Il pourra ici s’appuyer sur l’écart entre le faible volume des billets bien classés en liasses et le fait que, une fois ramassés en vrac, ils peuvent remplir deux grands sacs à dos. Le boucantier pourra brandir les billets un par un ou opter pour la pluie de billets ; les jeter vers l’artiste ou directement à terre ; les coller sur le corps transpirant de l’artiste, les glisser modestement dans sa poche ou les rouler en boule pour les déposer respectueusement dans sa main. Parfois, des bassines sont spécialement disposées sur la piste pour que les boucantiers y déversent leurs billets. Le reste du temps, des préposés au ramassage se chargent de récupérer l’argent à terre : à moins que le boucantier ne lui ait explicitement jeté quelques billets, personne d’autre n’a le droit d’y toucher.
- 6 On trouve sur Facebook et Instagram des milliers de marabouts spécialisés dans ce type d’objets. Il (...)
16Les brouteurs avec qui j’ai discuté faisaient sans cesse référence à l’existence de bedou (porte-feuilles) et de canaris (pots en terre) magiques, qui produiraient de l’argent à foison à partir de simples morceaux de papier, voire de rien. Si l’on pouvait aisément se procurer ces objets occultes chez des féticheurs6, ils ne venaient évidemment pas sans contrepartie : la ville bruissait d’histoires de brouteurs qui avaient vendu la vie d’un membre de leur famille, tué symboliquement une partie de leur corps ou vendu leur sommeil (ils avaient l’interdiction de dormir pendant la nuit). Tout en condamnant ces pratiques – le vrai brouteur travaille à la force de son intelligence –, mes interlocuteurs admettaient que tout brouteur cherche à accroître sa puissance et à attacher ses victimes par des moyens occultes spécifiques (voir Koenig 2014, 2021 ; Newell 2021), regroupés sous l’appellation zamou, une magie de l’Internet née au Nigeria, terre d’émergence du broutage.
- 7 Noms faisant explicitement référence à des brouteurs.
17Si le brouteur est en quête de gloire, il travaille aussi pour ne pas perdre la face devant les autres brouteurs. Car dans ce milieu d’interconnaissance, ne serait-ce que par le biais de la réputation, chaque travaillement est un défi lancé aux autres boucantiers. Le travaillement se déroule selon une logique agonistique, au point que la piste est fréquemment désignée comme « le tatami ».
« Arrivés à Yopougon, quand le boucan commence là-bas, on leur montre [aux autres groupes de brouteurs] que nous aussi on est forts [en faisant notre « petit boucan »]. C’est dans ça même que tu dilapides les sous. Ton ami [un brouteur de l’autre groupe, qu’il appelle ami parce qu’ils évoluent dans le même milieu] va venir parce qu’ils ont bloqué [la chanson] pour chanter ton nom, donc lui ça l’énerve ! Il va vouloir t’humilier, dire que tu n’as pas les sous [en donnant plus que toi]. Donc tu vois ça en frustration. “Ah bon ?” Donc tu vas rentrer au quartier, tu te remets au clavier [au broutage]. Une fois que ça [l’argent] vient, tu sais où le trouver. Là où il t’a frustré, vous partez là-bas encore et tu rembourses ta frustration. Je pense que la bonne soirée c’était ça. Quand on sort, on essaie de confirmer notre présence partout où on passe. On confirme, on confirme, on confirme. Quand on revient, on dit “voilà on a tué là-bas”. »
(La Chakala, avril 2022)
18Comme l’indique le témoignage de cet ancien brouteur, la mise en scène de leur puissance financière peut parfois se retourner contre eux. Un soir, alors que Président Gaï était dans une boîte de nuit d’Abobo, le gérant avait remis discrètement la recette à « un petit » (un anonyme sans envergure) pour qu’il fasse un travaillement de deux millions sur le DJ (3 000 €). Le DJ avait été prévenu que l’argent serait remis dans la caisse une fois ramassé. Il s’agissait seulement de provoquer Président Gaï et de mettre de l’ambiance. Contraint de jouer le jeu, Président Gaï fit à contrecœur un travaillement de cinq millions. Mais comme il n’était pas gawa (un gaou, un bleu), il exigea lui aussi qu’à l’issue du travaillement l’argent lui soit restitué en coulisses. Cependant, lorsque, la semaine suivante, le manager de Bébi Philip l’appela pour lui demander de parrainer son prochain concert, il se trouva bien obligé de surenchérir : tout le monde l’avait vu faire un travaillement de cinq millions sur un petit DJ de quartier ; pour une star comme Bébi Philip, il était contraint d’élever le niveau. Il avait alors dû déployer des miracles d’inventivité sur son clavier pour rester à la hauteur de sa réputation. Deux travaillements « factices » avaient ici engendré un « véritable » travaillement de dix millions. « Vendre le faux pour avoir le vrai », avait-il conclu, une pratique également appelée « l’art du bluff » (Newell 2012), consistant à créer de la valeur à partir de rien.
« L’esprit du coupé-décalé c’est le m’as-tu-vu. Tu viens pour montrer que, là où nous sommes assis, nous sommes mille non ? Parmi les mille là, c’est moi ! Toi tu es allé jeter un million [1 500 €], l’autre deux millions, l’autre trois millions… Moi je viens je jette cinquante millions et plus personne ne parle. Quand je sors de là, tout le monde va dire “Ouais. Président Gaï est passé. Il a gâté coin [mis le feu].” […] Souvent tu jettes trois millions sur l’homme et puis le lendemain tu n’as pas 100 F pour manger attieké [le prix de la petite boule de semoule de manioc, la nourriture la moins chère]. »
(Président Gaï, entretien collectif à Abobo, avril 2022)
19C’est un fait connu qu’après un gros travaillement, le boucantier rentre parfois discrètement à pied, après avoir tout jeté dans l’euphorie du boucan. Mais « je m’en fous de ça », précise-t-il, car « quand tu rentres, qui sait ce que toi tu vis ? Qui te voit ? » Dans son discours, paraître riche prime sur le fait de l’être. Un jeune militaire qui participait à la discussion ajouta alors :
« L’idéologie c’est une classe du m’as-tu-vu. Tellement tu veux montrer que tu es là ! En fait c’est notre concept. On vient en mode dissuasion. C’est quoi ? Même ce que tu n’es pas, tu peux le faire en mode force. »
(Don King, entretien collectif à Abobo, avril 2022)
« Ezezo Tuyo travaillant DJ Arafat », concert Renaissance du 29 décembre 2018
Capture d’écran travaillée par Muriel Champy, 2023.
Source : YouTube
20Un mode d’action qu’il exemplifia immédiatement en évoquant Vladimir Poutine, qui aurait déclenché la guerre en Ukraine « en mode dissuasion », par pure « idéologie » – redéfinie ici comme l’art de transformer le réel en présentant un mensonge avec assez de conviction pour obliger à négocier avec, bref, comme l’art de « faire du vrai avec du faux ».
21Dans un pays où les familles qui peinent à se nourrir ne manquent pas, ces pratiques sont évidemment largement décriées, parce qu’indécentes, parce qu’absurdes, parce qu’illégales. Sous les vidéos YouTube de « travaillements des vrais brouteurs », certains commentaires ironisent sur le motif « svp moi j’ai juste besoin de 20 000 pour payer mes études de médecine / les couches de mes enfants ». D’autres blâment l’irrationalité des Africains qui gaspillent au lieu de développer leur pays, encourageant ces « maudits » à soutenir plutôt leurs parents ou à financer des orphelinats pour les pauvres. Mais dans ces espaces fréquentés essentiellement par des adeptes de la cause, la plupart des commentateurs saluent au contraire la puissance des brouteurs, leur persévérance, admirent la beauté du geste et manifestent l’inspiration que leur réussite représente pour eux. Sous la vidéo Le duel des billets de banque : Pirate Gang vs Batrafuck au Pink Club (consultée en mai 2022), prise lors d’une prestation de DJ Arafat en mai 2014, on peut lire ce commentaire et la réaction qu’il a suscitée :
— aucune brique n ira au village ahhhhh les enfants de pauvre ils ont rien compris de la vie
— toi tu a compris la vie c’est pour ça tu va mourrir de faim
22Comme l’indique cette réponse cinglante, le spectacle offert par les brouteurs est reçu comme le vivant témoignage qu’il n’est pas nécessaire « d’être né avec une cuiller en or dans la bouche » (Mélodas, DJ amateur, avril 2022) pour vivre dans l’opulence ; une perspective autrement plus réjouissante que de se tuer à la tâche et de mourir de faim quand même. Le plus souvent, les commentateurs tancent ces « aigris » et ces « jaloux » qui ne savent pas apprécier les bonnes choses, et, surtout, se mêlent de ce qui ne les regarde pas : « C a cause de boucan il a chercher l’argent va chercher pour toi et depense sur les pauvre » (commentaire sous la vidéo YouTube Commissaire 5500 tuage au concert de DJ Léo, mars 2016, consultée en mai 2022). Il me semble que ce serait une conclusion hâtive d’affirmer que c’est parce que cet argent aurait été mal gagné qu’il serait condamné à être mal dépensé (Parry & Bloch 1989). Comme le rappelle ce dernier commentaire, pour toute une jeunesse, le boucan représente une forme d’apothéose de la réussite capitaliste, sublime et illusoire.
- 8 Leur mort précoce, vers l’âge de 33 ans – de maladie pour Douk Saga, d’un accident de moto pour DJ (...)
23Défiant les assignations de classe et les appartenances familiales pour célébrer l’individu libéré de ses entraves, Douk Saga comme DJ Arafat, les deux « messies » du coupé-décalé, ont construit leur légende en affirmant que, partis de rien et négligés de tous, ils ont su conquérir les sommets par la seule force de leur volonté8. Fils de célébrités de la musique ivoirienne, DJ Arafat a abandonné le domicile familial pour se construire dans la rue, considérant que « c’est pas normal qu’à quatorze ans je suis encore chez mes parents. Moi je veux voler de mes propres ailes » (Facebook live, date inconnue). Quelques années plus tard, il disait à ses fans :
« Si tu es pauvre et que tu veux être n’importe quoi dans la vie, donne-toi à fond, n’écoute pas les gens, concentre-toi sur ce que tu veux faire et bats-toi pour être ce que tu veux. Parce que c’est comme ça que j’ai été et c’est ce que je veux voir mes fans appliquer. Je veux voir des fans qui ont bataillé eux-mêmes sans compter sur l’aide de leurs parents pour avoir leurs milliards, leur voiture, leur maison. Faut jamais se laisser abattre. »
(DJ Arafat sur RFI, émission « Légendes urbaines », 20 mars 2019)
24Comme le rappelle la philosophe Delphine Abadie (2020), le discours consumériste et ultralibéral qu’il portait clame la possibilité pour les misérables d’aujourd’hui de devenir les puissants de demain. Le coupé-décalé célèbre la rage de réussir, la persévérance face aux obstacles, la confiance en sa propre valeur. Ici, la frustration liée au sentiment de n’être pas reconnu constitue le moteur de son propre dépassement. Le succès revêt une valeur morale : il sanctifie les véritables « chercheurs ». Mais, loin de l’éthique protestante (Weber 1994), la réussite ultime est celle qui parvient à se libérer de la nécessité du labeur.
Moi, personnellement, j’ai vécu la vie que je voulais vivre. La vie de luxe ne m’effraie plus.
(Président Gaï, avril 2022)
25En montrant qu’on sait être riche, on prouve qu’on pourrait l’être, c’est « une démonstration de potentiel » (Newell 2012 : 1). Certains brouteurs reproduisent ainsi jusqu’à la caricature les pratiques des élites locales en reprenant les codes de la mise en scène de soi par la consommation et le luxe. Dans le boucan, ils affirment leur puissance face aux nantis, réputés dominants, en les propulsant dans une arène où ils peuvent difficilement suivre la cadence. Dans l’anonymat de la fête, ils se mêlent aux grands de ce monde et s’en font même parfois des amis. J’ai ainsi pu constater qu’en soirée les brouteurs se confondent avec les fils des classes aisées et les grands entrepreneurs du pays, boivent le même champagne Veuve Clicquot et fument les mêmes cigares cubains. Dans les chansons où ils sont spotés, les boucantiers côtoient les amis intimes des artistes, les acteurs culturels du pays, les entrepreneurs, les ministres. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Qui pourra le dire ? Ce qui est sûr, c’est que vous êtes quelqu’un qui compte.
26Comme l’avait déjà constaté Anicet Boka (2013), il y a une dimension profondément « existentialiste » dans le coupé-décalé. Le plus souvent, les noceurs dansent d’ailleurs face à de grands miroirs systématiquement disposés devant la piste de danse. La Chakala, qui ne comprenait pas ma réticence à venir danser devant le miroir, m’expliqua qu’il s’agissait de « faire plaisir à mon miroir », révélant sans pouvoir s’en expliquer sa croyance diffuse non seulement en une réalité parallèle mais aussi en la potentialité de la réalité et de son double à agir l’une sur l’autre (de Boeck & Plissard 2005). Lorsque je l’interrogeai plus tard à ce sujet, son discours opéra un passage de la mimesis comme copie à la mimesis comme transformation (Taussig 1993) :
« Le miroir c’est ton semblable. C’est ta photocopie. Quand tu le vois tu es fier. C’est comme si tu te voyais toi-même. En fait tu te vois toi-même ! C’est pas le regard des gens. Toi-même quand tu te vois déjà tu es content. […] Tu fais ton malin. Parce que si tu te vois pas, tu n’auras pas cette folle envie de mieux t’amuser, de mieux faire ton boucan. Mais quand tu es devant la piste de danse et tu vois le miroir… Déjà ton style d’abord, ton accoutrement ça te fait du bien. Et ton petit déhanchement, ton malin, tout ça, ça te séduit toi-même ! Et puis ça te permet de t’évader librement, sans arrière-pensée. Tu n’es plus… tu t’envoles quoi ! Tu t’envoles ! Tu t’envoles. La piste de danse c’est magique. C’est magique. »
(La Chakala, août 2022)
« Faire plaisir à son miroir », soirée au bar VIP d’Abidjan le 03 mars 2017
Capture d’écran travaillée par Muriel Champy, 2023.
Source : YouTube
27Comparant l’efficacité du bluff à celle des danses de masques, où tout le monde fait semblant de croire qu’il s’agit d’esprits tout en sachant qu’ils sont portés par les hommes du village, Sasha Newell (2013) émet l’hypothèse que la croyance en un monde invisible agissant sur le visible annule de fait l’opposition entre chimère et authenticité, en révélant le réel comme une forme de tromperie (deception). La tromperie apparente qui sous-tend la performance fait ainsi allusion à la puissance des forces de l’invisible, et au caractère illusoire de la réalité. Il suffit peut-être de croire en son miroir pour devenir celui qu’on y a contemplé…
28À Abidjan, le coupé-décalé se présente moins comme un style musical que comme une arène où l’on est autorisé à faire fi des entraves, à jeter l’argent sans compter pour forcer l’attention de ceux qui vous négligent, à s’abandonner à l’euphorie de se voir exister dans les regards envieux des spectateurs. Si l’on reconnaît là le motif classique de la quête de prestige par des pratiques agressives de redistribution, la fascination qu’il exerce tient plutôt à une promesse de subjectivation.
29À travers le miroir du coupé-décalé, où le réel et son reflet se confondent, la logique néolibérale est intensifiée à son maximum et le capitalisme se retrouve mis à nu. Ici, l’argent est vraiment magique : on mise tout sur le bluff et le revenu s’autonomise du travail productif. La consommation est un moyen d’accumulation du prestige. Loin d’être irrationnels, les créateurs du coupé-décalé se présentent en fait comme les précurseurs des actuels influenceurs, qui s’enrichissent en consommant et dont nous achetons le rêve qu’ils nous vendent pourtant ostensiblement comme tel.
30Caricaturé jusqu’à l’absurde par les boucantiers, le régime économique contemporain apparaît aussi irrationnel que sublime, à la fois fascinant et mortifère. Le boucan, par ses excès, pousse dans leurs retranchements les mécanismes de l’économie néolibérale actuelle, devenue entreprise illimitée de consommation et de consumation. Ici, cigares, champagne et billets sont tout autant le moyen que l’aboutissement de la quête, tout le reste étant rendu accessoire, réservé, peut-être, aux masses laborieuses, celles qui n’ont pas su s’élever à la puissance de l’éthos capitaliste. Nul ne se fait d’illusion : le monde du travaillement n’est certainement pas plus égalitaire que celui du travail. Dans cette lutte des classes façon coupé-décalé, les boucantiers peuvent au moins clamer :
« Va sur Google, faut taper “jaloux”, tu verras les photos ! »
(Obams, On force pas, 2022)