• 1 Toujours consultable ici : https://lejourdapres.parlement-ouvert.fr/

1En pleine pandémie de Covid-19, le « Forum du Jour d’Après » est mis en ligne début avril 20201, pour un mois, par un collectif transpartisan de soixante député·es. Il a pour objectif, m’explique une assistante parlementaire, de réunir des propositions citoyennes et de défendre les plus populaires d’entre elles en séance à l’Assemblée (ce qui n’est pas mentionné sur la plateforme). Le site se présente comme une espèce de hall d’accueil sans réceptionniste, avec pour seule indication un succinct texte de présentation anonyme :

• 2 Anne Sourdril & Luc Barbaro, « Écouter le silence : ethnographie et pandémie, comment faire du terr (...)

3Ces échanges relèvent bel et bien de ce que les sociologues appellent une « interaction », malgré le confinement social et l’architecture peu conviviale du forum. Bien que les contributeurs n’aient pas de profil – on ne sait pas à qui on a affaire, avec qui on invente le monde – se bricolent de l’interconnaissance et du lien social, à l’écrit et dans la co-absence2. Le pseudo informe souvent sur le genre, parfois l’âge et quelquefois la personnalité, selon qu’il est humoristique ou non. De petits éléments leur échappent au fil des messages. Les personnes s’interpellent, des complicités naissent et des inimitiés apparaissent. Les personnes tiennent à ces relations pourtant ténues : elles reviennent sur ce qui a été dit, prennent le temps plusieurs jours après de réagir à l’argument d’untel ou de taquiner unetelle. On ne discute pas dans le vide, de la pertinence de telle façon de s’organiser collectivement, mais avec quelqu’un, à partir des situations de chacun.

• 3 Forum dont sont tirés également tous les sous-titres du présent article.

4Le dialogue qui va suivre est extrait d’une discussion sur le forum3, issue de l’espace de commentaires d’une proposition portant sur la création d’un revenu universel dans le « monde d’après ». Assez peu représentatif des discussions qui ont généralement cours dans les assemblées d’avatars, il a toutefois un grand intérêt pour l’ethnographe, puisqu’il propose un méta-discours sur ce que sont et ce que font les projections :

• 4 Voir Clémence Tassel, « Politiques de l’à-venir : s’immerger dans des anticipations pour en faire é (...)

9Décalons-nous de ce petit aperçu d’un lieu où des gens s’assemblaient spontanément pour penser d’autres modes d’organisation collective et attardons-nous sur les activités spéculatives analogues des professionnel·les de l’anticipation. Leurs pratiques sont d’autant plus intéressantes à examiner qu’à l’heure où « tout est lié », notre réalité les oblige à parcourir toutes les complications (effets de contamination, logiques de répercussion, mécaniques de cause à effet, ... J’ai mené une série d’entretiens à l’automne 20204 auprès de celles et ceux qui se définissent comme prospectivistes, futurologues, designers spéculatifs ou encore activistes. Ces personnes travaillent à l’élaboration de scénarios d’avenirs dans des laboratoires d’idées non lucratifs, des cabinets de conseil, des administrations publiques nationales et internationales et un collectif d’éducation populaire. J’ai pu en rencontrer certaines en chair et en os, mais le télé-travail alors largement obligatoire n’autorisait que de trop rares entorses au numérique. De certaines, je ne connaîtrais que la voix hachurée et le visage strié, aperçu entre deux migrations d’une plateforme capricieuse à une autre.

• 5 Je cite anonymement cinq des professionnel·les de l’anticipation que j’ai rencontré.es au cours de (...)

12Il est possible de distinguer schématiquement deux grandes manières de « partir en reconnaissance » de l’à-venir : un mode que je qualifierais de divinatoire et un autre de science-fictionnel. Dans le premier cas, on fait connaissance avec un futur dont on ne sait rien, en lui posant des questions et en interprétant ses signes. Dans le but de réduire-contenir l’incertitude, le mode divinatoire nous embarque dans des jeux de « questions réponses » avec le futur, il s’agit de tirer des fils à partir d’indices, de stimuler son imaginaire à partir de bribes de réponses. M.S5 dit ainsi de son protocole que « ce n’est pas une boule de cristal, mais plutôt la structuration de signaux faibles » qui sert de base à l’élaboration de divers scénarios, eux-mêmes repris pour concevoir « une stratégie [...] qui résiste à tous les mondes possibles » (A.T). Ce type d’anticipation se déploie donc généralement dans un mouvement de l’altérité vers le même. La pratique la plus courante part de données chiffrées : pour M.S par exemple, anticiper à partir de « variables mesurables par des indicateurs » est la condition de « résultats objectifs ». C.T pratique elle aussi une « veille informationnelle » et le quantitative modelling, ce que A.T fait principalement faire à des logiciels. A.T utilise des scénarios élaborés à l’aide d’intelligences artificielles qui lui fournissent des « bribes d’à-venir » comme point de départ pour ses ateliers collectifs de projection. Une approche divinatoire, par indices, peut également s’aider d’objets. M.S a recours au design pour tenter de se figurer à quoi ressemblerait tel objet dans le futur, quand D.K demande aux participants d’apporter un « fragment de futur », c’est-à-dire un objet qui existe déjà mais qui dise quelque chose de l’à-venir selon eux.

• 6 En référence aux performances de dragqueen, dragking et dragqueer, dans lesquelles des personnes me (...)
• 7 Voir par exemple la série « La préhistoire du futur » sur France Culture. En ligne : https://www.ra (...)

13Le mode science-fictionnel, quant à lui, part du principe qu’on ne peut de toute façon rien savoir du futur. Au lieu de chercher à deviner tous les chocs éventuels pour les éviter s’ils adviennent, il s’agit de considérer que nous sommes immergés dans un lent et long choc, dans lequel l’incertitude est un outil pour tout imaginer, se figurer toutes les possibilités de transformation. On pourrait qualifier cette approche de drag6, au sens où elle invente des futurs à partir d’hyperboles quasi parodiques des tendances de fond du présent, en poussant les curseurs au maximum pour mieux les comprendre7. Les protocoles utilisés dans cette intention sont souvent plus ludiques, et sont choisis pour leur capacité à « provoquer de nouvelles options » (A.T). A.T propose parfois des « affirmations chocs » (l’énergie devient gratuite, Tokyo est en ruines) pour lancer un atelier d’anticipation, et s’appuie sur le jeu de rôle pour aider les participants à développer leur projection. Comme D.K, il leur propose d’imaginer des personnages puis des scénettes d’interactions entre eux (« tu es la Covid-19, là, tu fais quoi ? »), ce qui construit peu à peu une organisation collective plus large. Les horizons temporels, très courants dans les exercices spéculatifs, se combinent ici souvent avec un événement « futurique » : A.T invite ainsi à se projeter en 2028 au procès de la crise financière de 2008, et A.A, dix ans après une « révolution anticapitaliste » victorieuse. Afin de donner aux participants un point d’accroche pour se figurer cette vaste alter-réalité, elle les invite à voir le monde « présent » comme un catalogue, et décider « ce qu’on jette et ce qu’on garde ». Dans ce second cas, il leur est également demandé d’imaginer le monde qui va avec ou autour : comment y est fabriquée une machine à laver ? Fonctionne-t-elle à l’électricité ? Si oui, à partir de quelle source d’énergie ? Chaque réponse, en « et si... » ou « ou alors... », vient enrichir cette société d’une altérité temporelle.

• 8 Chloé Andrieu & Sophie Houdart, La composition du temps. Prédictions, événements, narrations histor (...)
• 9 Julien Wacquez, « “Welcome to the real world”. Champ libre à la science-fiction », Socio. La nouvel (...)

15S’il me paraissait tout à fait évident, en avril 2020, de ne plus vivre dans le « monde d’avant », sans être pour autant dans le « monde d’après », comme il me paraît aujourd’hui évident d’habiter ce que nous appelions alors le « monde d’après » – alors même que l’expression a quasiment disparue –, la nature et le moment du passage de ce seuil présumé est indéfinissable. Si cet « après » n’a pas de bornes temporelles définies, c’est que nous ne le pens(i)ons pas chronologiquement, mais plutôt en termes de continuités et discontinuités, de signes et d’indices, d’intrigue et de suspens8. Un « monde d’après » se construit en effet par rapport à ce que contient le monde présentement (ou ce qu’il ne contient pas). Les projections de ces « mondes d’après » ne se déploient donc pas à partir de et dans trois petites boîtes hermétiques étiquetées passé-présent-futur, mais existent en relation avec, en ayant moins pour objet le futur que le dialogue entre l’expérience vécue comme présente et l’expérience projetée comme à-venir. Anticiper est une pratique de l’entre, un discours frontière, un interstice, qui s’appuie sur une séparation pour faire lien : tout se joue dans le tiret, pour paraphraser Wacquez à propos de la science-fiction9.

• 10 David Zeitlyn, 2015, « Looking Forward, Looking Back », History and Anthopology, vol. 25, n^o 4, p.  (...)

16Une approche pragmatique des expériences du temps indique qu’il serait plus juste de les penser en termes de flux, comme un processus créatif à partir de la compréhension que l’on a du monde au moment de sa narration. En lieu et place de la temporalité tripartite, linéaire et téléologique héritée des Lumières, nous pouvons nous figurer le temps comme une suite d’embranchements formant une continuité dans laquelle ce qui est arrivé, ce qui arrive et ce qui pourrait arriver interagissent. On ne peut qu’être d’accord avec David Zeitlyn10 lorsqu’il nous invite à voir le temps comme la stratification de petites décisions quotidiennes, pas nécessairement cohérentes entre elles ni signifiantes, prises dans un réseau que forment toutes les possibilités de trajectoires pluri-temporelles. les personnes qui se chargent d’anticiper ou de spéculer que j’ai rencontré.es semblent partager un modèle du temps commun. Zeytlin le nomme Thick Reddish Braid (TRB, « épaisse tresse rougeâtre »), détournant l’expression « fine ligne rouge ». Dans ce modèle, le temps est une frontière trouble et éphémère qui sépare, d’un côté l’actualité, et de l’autre la multitude des routes non prises, tous les autres mondes latents non-advenus selon les choix opérés et les options évitées. C’est précisément ce que les anticipations nous enseignent : non seulement rien n’est écrit de l’à-venir – il n’y a pas de linéarité a priori à ce qui arrive, simplement une mise en récit a posteriori qui tait ce qui aurait pu tout aussi bien arriver –, mais nous le (re)composons continuellement. Puisque ce qui advient finalement est le résultat de choix perpétuellement réactualisés à l’aune de leurs alternatives, nous pouvons enlever les guillemets à « et si… » et en mettre à « futurs » – qui ne devrait de fait s’écrire qu’au pluriel.

• 11 Sarah Carton de Grammont, « Polytopographier les temporalités, ethnographier les avenirs », Tempora (...)

17Qu’elles s’échangent sur le marché des scénarios, s’écrivent sur un forum tel que « Le Jour d’Après » ou se trouvent mobilisées dans une perspective émancipatrice, les techniques spéculatives constituent un outil pour continuellement réinterpréter ce qui a lieu et réévaluer ce qui pourrait avoir lieu. Les récits de futurs potentiels ne tombent pas du ciel. Ils sont au contraire le fruit du travail d’un ensemble de structures et d’acteurs, et de méthodes hétérogènes d’élaboration de projection dans l’à-venir. S’appliquer à rendre – hypothétiquement – possibles toutes les trajectoires, démêler et multiplier les fils de l’« épaisse tresse rougeâtre » dans tous les sens, voilà ce que font les anticipateurs que j’ai pu rencontrer. Les anticipations sont dans ce contexte une occasion provoquée de travestir-sublimer une incertitude brute en bouts d’histoires par l’exploration de détours, d’artifices, autant de moyens de s’interroger sur comment continuer à faire société. Si l’on considère que « les avenirs – socialement situés, pluriels, conflictuels – font pleinement partie de ce qui le compose [le monde] et de ce avec quoi nous le fabriquons11 », les pratiques spéculatives œuvrent à la lente constitution d’une collection d’embranchements potentiellement empruntables, une sorte de mémoire à l’envers (ou « en avant ? ») qui, si on la stimule, nous rendrait capables d’identifier ce qui manque à notre réalité et d’orienter notre action.